Voyage en Albanie, au Monténégro, en 1858/01
VOYAGE EN ALBANIE ET AU MONTÉNÉGRO,
Le voyageur qui s’embarque à Trieste à bord du paquebot l’Albania pour visiter les provinces occidentales de la Turquie doit s’attendre à se voir épargner la surprise ou l’ennui (comme on voudra l’entendre) des contrastes brusques et inopinés. Nos anciens coches d’eau, dont on a tant ri, n’étaient pas plus lents que cette espèce de cabotage à vapeur qu’on appelle le service du Lloyd autrichien de Trieste à Corfou. Le touriste impatient maugrée de s’arrêter douze heures en face d’un gros village fort irrégulièrement bâti entre la mer et un monceau de roches grisâtres, le tout pour la plus grande commodité de quelques marchands indolents qui reçoivent alors leur correspondance, soupent sans se presser et font leur courrier avant le départ du paquebot. Mais en voyage, et surtout dans un voyage en Orient, le plus sage est d’accepter la perte du temps comme un accident nécessaire qu’il faut faire tourner à son profit ; ces haltes un peu trop prolongées peuvent être employées à récolter une ample moisson d’impressions et de souvenirs. Si la longue chaîne des montagnes de Dalmatie, qu’un écrivain indigène compare assez plaisamment à des monceaux de cendres solidifiés par la pluie et le soleil, finit par fatiguer et impatienter le regard, les arêtes vigoureuses des longues îles Illyriennes avec leur végétation sombre et rase et leurs petites capitales aux vieux remparts vénitiens, Lossini avec sa jolie rade en miniature, Zara avec ses souvenirs historiques, Spalatro avec sa superbe cathédrale, et surtout le fameux palais de Dioclétien qu’on va visiter à Salone, à une heure de là : Sebenico avec son aspect tout oriental, dédommagent amplement de l’ennui de quatre longs jours d’une navigation fort douce d’ailleurs.
J’avoue cependant que j’éprouvai un vif soulagement quand, le soir du quatrième jour, j’entendis crier : Gravosa ! Je montai sur le pont pour saisir d’un coup d’œil l’aspect de cette mignonne petite rade, autant que pouvait me le permettre la nuit qui tombait rapidement. Je vis une sorte de lac qui semblait fermé du côté de la pleine mer par la pointe aiguë de l’île Daxa et qui se partageait en deux bras, l’un se dirigeant vers l’Ombla, l’autre vers Raguse. L’Albania entra dans ce dernier, que cerne sur tout son développement la longue ligne de magasins et de villas qui porte le nom de Gravosa, et que domine à droite une colline couverte de bois et de jardins, pendant que se développe sur la gauche une chaîne rugueuse et pelée, semée de maigres oliviers. Au fond, on voit monter au flanc d’un coteau bien ombragé la belle route qui mène à Raguse, à trois kilomètres à peine. L’ensemble était d’un charme indicible, et très-inattendu pour le voyageur qui, du large, n’a vu, qu’une masse grise plutôt attristée que vivifiée par quelques taches d’un vert sombre et poudreux.
Nous dépassâmes le mouillage de l’escadre française qui, sous le commandement du contre-amiral Jurien de La Gravière, était en observation à Gravosa par suite des derniers événements du Monténégro, et nous débarquâmes presque au fond de la rade. Une heure après, j’étais à Raguse, et je m’installais a l’hôtel de la place Pille, que les guides du voyageur appellent le plus confortable de la ville. Il y a pour cela une assez bonne raison, c’est qu’il est le seul. Ce petit détail peut donner une idée de ce qu’est devenue, depuis la perte de son indépendance si iniquement sacrifiée par les traités de 1815, la fière république qui, au seizième siècle, perdait en une seule journée 80 navires de guerre sans ployer sous ce désastre inouï.
Raguse est une de ces villes dont il est difficile de parler à demi. Si l’on y séjourne plus de douze heures, il faut y passer six grands mois, qu’on trouvera largement à utiliser, soit qu’on cherche les souvenirs historiques ou simplement les beaux paysages. On la nommait jadis la Venise slave, et les paysans illyriens jouent encore sur son nom slave Dubrovnik, en l’appelant Dobra Venedig, la bonne Venise. Elle avait primitivement des canaux pour rues, comme sa poétique et superbe rivale : mais le tremblement de terre de 1667 combla les canaux avec les ruines des palais, et à leur place s’étendent aujourd’hui des rues à angles droits, pavées de dalles massives. La rue principale est une belle voie qui coupe la ville en deux parties assez égales, et mène de la porte Pille au palais des anciens doges ragusains, aujourd’hui occupé par le capitano-circolare ou sous-préfet du cercle de Raguse. C’est un fort beau monument du quinzième siècle, dont il me prit fantaisie de faire un dessin, au grand scandale de la sentinelle, qui me constitua prisonnier. Il fallut prévenir le capitano-circolare, qui descendit et s’informa de l’incident. Le soldat, très-ému, lui expliqua qu’un Anglais était venu précédemment copiare la casa, et qu’une consigne avait été donnée pour éviter des tentatives suspectes. Le capitaine lui expliqua que la consigne ne regardait que les fortifications, et, venant à moi, me pria fort gracieusement de n’attacher aucune importance à ces excès de zèle d’agents interprétant les consignes avec plus d’ardeur que de lumières.
Je dois rendre d’ailleurs à l’administration autrichienne cette justice, qu’elle est aussi bienveillante et aussi courtoise en haut que tracassière en bas, ce qui n’est pas peu dire. Si j’ai toujours eu à me louer des officiers autrichiens, j’ai conservé des gendarmes impériaux des souvenirs d’un autre genre et qui ont des côtés comiques. Le capitaine du cercle m’avait engagé à monter sur le mont Malastitza, à une heure et demie de Raguse, sur le territoire ottoman, m’assurant que de ce sommet je jouirais d’une vue admirable sur une portion de l’Herzégovine. J’y étais donc allé un beau matin et je touchais au pied de la montagne, quand un petit gendarme imberbe et joufflu m’atteignit après une course effrénée et me demanda où j’allais. — Sur la montagne que voilà. — Pourquoi faire ? — Per vedere lo paese (pour voir le pays turc). — C’est inutile : non e paese quà (il n’y a pas de pays par là). Pour ce soldat modèle, il n’existait rien du tout au delà de la frontière des États de l’empereur et roi.
Mes affaires terminées à Raguse, je pris passage à bord du vapeur du Lloyd qui fait le service d’Albanie, dans l’intention de débarquer à Antivari et de me diriger à l’est vers les montagnes des tribus autonomes. Nous rangeâmes pendant deux jours les côtes ragusaines et cattarines, admirable décor dont la splendeur ne s’affaiblit pas un instant. Après Lastua et derrière le mont Ostrovitza commence le territoire ottoman. Quatre ou cinq petits hameaux nommés Zagrad, Gelibul, German, Bertza, forment le petit port de Spitza, dont il a été souvent question dans les débats de l’an dernier, à propos du Monténégro. Celui-ci alléguait avec assez de raison, d’abord, que Spitza avait appartenu aux princes de Zetta, dont le Monténégro est le dernier héritier ; ensuite, que la principauté, cernée par deux États plus ou moins hostiles, avait besoin d’un port qui lui servît de débouché, sous peine d’être rejeté par la misère dans cet état de guerre perpétuelle qu’on lui reprochait. Spitza, donné aux Monténégrins, serait devenu en petit pour eux ce qu’est Fiume pour la Hongrie, c’est-à-dire un des ports commerçants de l’Adriatique. À cela la Turquie n’a guère à répondre qu’une chose, c’est que Spitza est à elle depuis deux ou trois cents ans, et qu’elle n’a aucun intérêt, tant s’en faut, à empêcher le Monténégro de mourir de faim. En vertu du principe de l’intégrité de l’empire ottoman, il a fallu laisser Spitza aux Turcs, avec la conviction bien arrêtée qu’ils n’en feraient jamais rien. C’est l’éternelle histoire du chien de Robinson, qui ne mange pas, faute d’appétit, mais qui ne veut pas que les autres mangent.
« Les Turcs sont campés en Europe », a écrit Chateaubriand. Je n’ai jamais trouvé d’expression plus juste pour peindre l’insouciance avec laquelle ce peuple étrange laisse s’accumuler les ruines et les incommodités de toute espèce dans l’immense empire dont il est le locataire. Au premier abord, cela paraît pittoresque, et on s’amuse : puis on y trouve quelque chose d’ingénu, de résigné, et on en est touché : on finit par l’impatience et l’irritation. Un voyageur allemand, en arrivant à Sophia, voit de grands jeunes gens de trente ans, accroupis au milieu de la rue et s’occupant gravement à établir de petits moulins sur le ruisseau. Le peuple turc est ce grand enfant, et de la civilisation occidentale il n’a guère pris que ce que les enfants aiment par-dessus tout : faire l’exercice et battre du tambour.
Je réfléchissais un peu à tout cela, en débarquant de l’Albania à l’échelle turque d’Antivari. C’était le soir. Antivari est une station fort importante : c’est le port de Scutari et de toute la haute Albanie, la tête de la ligne télégraphique qui va relier dans quelques mois tout l’occident de l’empire avec Constantinople. Ce qui m’intriguait le plus, c’est que j’avais beau fouiller du regard la charmante baie qui s’ouvre au pied du mont Roumia, je ne voyais pas trace de village ou de ville. Le paquebot avait stoppé à quatre cents mètres de la côte, vu le peu de profondeur des eaux, calmes et unies comme un étang. Un caïque vint prendre le long du bord les quatre ou cinq passagers à destination de Scutari : nous débarquâmes sur une mauvaise jetée en pilotis au bout de laquelle se présentait un vaste bâtiment qu’on pouvait prendre à volonté pour une douane ou un han (caravansérail) et qui cumulait ces deux destinations. Une maison d’apparence plus confortable, située sur la droite et à cinq minutes de la douane, complétait le port d’Antivari : c’était le consulat d’Autriche.
Nous nous hâtâmes de monter au premier étage du han, que nous trouvâmes aussi délabré qu’un palais de pacha, et tous ceux qui auront passé huit jours en Orient saisiront la portée de la comparaison. Il y avait, en outre d’une vaste antichambre, deux chambres de voyageurs, un Selamlik, sorte de salon d’honneur où le handji (maître de l’hôtel) passait ses journées majestueusement accroupi comme une divinité hindoue, offrant la pipe et le café aux voyageurs croyants qui venaient achalander sa maison. L’une des deux chambres était occupée par un Albanais musulman, qui y avait installé ce qu’il appelait son harem, c’est-à-dire sa femme. Je m’établis dans l’autre avec deux Albanais catholiques de Scutari, négociants notables qui revenaient de faire leurs achats à Trieste, et qui, parlant italien, m’avaient courtoisement offert leurs bons offices comme ciceroni jusqu’à Scutari, notre destination commune. Leur compagnie m’était d’autant plus précieuse que le peu de turc dont je pouvais disposer m’était parfaitement inutile dans un pays où tous, chrétiens et musulmans, semblent se faire un point d’honneur d’ignorer la langue du peuple qui les a conquis et les gouverne.
Un peu avant le souper, deux hommes se présentèrent. Le premier portait le beau costume des Palikares, auquel nous sommes accoutumés depuis les voyages de Pouqueville : à la cocarde tricolore qui décorait son fez, je reconnus un kavas albanais du consulat de France, qui venait se mettre à ma disposition pour le voyage du lendemain. Le second n’était ni moins armé, ni moins brillant, ni moins serré à la ceinture que son compatriote : je le pris pour un bey ou au moins pour un aga. Un de mes compagnons entra en conférence avec lui, et m’expliqua ensuite qu’il venait de traiter con questo vetturino pour les chevaux que nous devions prendre jusqu’à Scutari. Mon officier Skipetar était un simple kiradji, un entrepreneur de transports.
Le lendemain matin, en montant à cheval, j’eus le loisir de donner un coup d’œil à la station que j’allais quitter. C’était une gracieuse petite rade, fermée de tous côtés par des montagnes un peu moins grises que la plupart des massifs monténégrins. Le détail d’une douceur intime et pénétrante échappait encore à mes regards, sollicités par les arêtes vigoureuses des monts Rumia et Sutturman, et les lignes fières et dures des masses crayeuses qui forment le cap Volvitza. Un rocher voisin de cette pointe frappe les yeux par ses escarpements : c’est le gour Vaïza « la roche de la Vierge » tant célébrée par les poésies albanaises. Il y a trois siècles, quand le sultan Selim vint attaquer Antivari, que possédaient les Vénitiens, une jeune Serbe de noble maison, Franka Mediminovich, aperçut la première l’armée turque et voulut s’enfuir vers la ville pour avertir ses compatriotes. Mais les musulmans lui coupèrent la retraite, et quand elle se vit au moment de tomber entre leurs mains, elle n’hésita pas entre la mort ou la honte : elle courut au sommet de la falaise, se précipita dans la mer, et son héroïsme a donné son nom à ce rocher.
À six heures, nous étions tous à cheval, et nous défilions à la turque, c’est-à-dire en file indienne, à travers une plaine inculte, que des pluies récentes avaient semée de larges flaques d’eau. Une petite rivière nommée, je crois, Rikavetz (la Mugissante), montrait à travers les éclaircies des buissons ses eaux grises et paresseuses. Une échappée entre deux montagnes nous permit de voir une jolie ville aux toits rougeâtres, petite et ramassée sur elle-même comme toutes les vieilles places de guerre : c’était Antivari.
La vieille ville vénitienne est depuis près de trois cents ans une ville turque, c’est-à-dire une ruine. De son pont de marbre il n’est resté debout que quelques piles. La ville close n’a pas plus de 50 maisons ; les quelques centaines d’habitations qui forment les faubourgs sont, dit M. Hecquard, « presque toutes basses et d’un aspect misérable : sur quelques-unes d’entre elles, on voit encore gravées les armes des patriciens de Venise … De l’antique château, il ne reste plus que quelques tours crénelées tombant en ruines, et quelques bastions dans lesquels sont une vingtaine de magnifiques canons de bronze ayant appartenu à la république de Saint-Marc, qui, privés d’affûts, sont jetés à terre comme objets inutiles. Au milieu de la place s’élève l’ancienne cathédrale, transformée en mosquée : elle était placée autrefois sous l’invocation de saint Georges ; il existe encore sur le portail un bas-relief en marbre, mutilé par les Turcs, représentant l’image de ce saint. » Sur l’antique prospérité d’Antivari, un seul fait dira tout : au temps des empereurs byzantins, elle avait trente monastères.
À mesure que nous avancions, des vergers et des champs de maïs remplaçaient peu à peu la lande infertile : quelques Tchifliks (fermes turques) d’aussi belle apparence que nos fermes de Normandie, s’élevaient parmi les arbres, des deux côtés d’une chaussée horriblement délabrée, que nous évitions quand nous le pouvions, en prenant à travers champs, au risque de glisser dans les fondrières. Arrivés au bout de la plaine, nous commençâmes à gravir un formidable sentier aux mille pointes calcaires où les malheureux chevaux butaient à chaque minute : il fallut mettre pied à terre et gravir en sautillant ce sentier auquel succéda un escalier moins fatigant pour les piétons, mais beaucoup plus inquiétant pour une cavalcade. Cosi sono le strade di Parigi ? me demandait un de mes compagnons en riant. Un brave capitaine du nizam soupirait à côté de moi, et me disait : Tchoq tach (beaucoup de pierres) ! — Evet, lui répondis-je, iol fenan (oui, c’est une triste route). Le digne homme semblait aussi dépaysé que moi parmi ces Albanais, et je regrettais cordialement de ne pas être plus fort en langage osmanli pour lui venir un peu en aide.
Le débouché au sommet du plateau nous reposa amplement et nous dédommagea de nos fatigues. Du préau d’une petite mosquée appelée, je crois, Bartola, où nous nous arrêtâmes pour faire souffler nos chevaux, nous avions une vue éclatante sur l’Adriatique, dont le bleu intense comme celui des lacs de Suisse justifie bien le nom de « mer bleue », sine more, que lui donnent les Slaves. Ce n’est que le long du rivage, sur une largeur d’un demi-kilomètre au plus, que les eaux prennent le vert glauque de l’Océan. Une légère brise neutralisait les effets d’une chaleur déjà assez vive et de l’absence complète de tout ombrage. Nous étions au point culminant d’un col qui rattache le massif des monts Lesignia, voisins de la mer, à la chaîne qui part du Monténégro pour venir mourir en face de Scutari : ligne de montagnes d’un gris rougeâtre, nues, aux arêtes brisées, au pied desquelles une plaine fertile développe ses massifs d’oliviers et ses villages florissants. La route que nous allions suivre longe ces deux zones parallèles, et touche à la seconde par instants : on croit, au début, n’avoir qu’à descendre sur la vallée de la Boïana en tournant autour de quelques basses collines, et on en a encore pour cinq heures à piétiner dans la craie. À voir ces steppes pierreux, on croit longer les abords d’une gigantesque carrière. Au tiers du chemin, l’œil ennuyé s’arrête avec quelque plaisir sur un torrent qui roule bruyamment ses eaux laiteuses le long d’une berge escarpée, couronnée de chênes nains et se détachant vigoureusement sur l’azur implacable d’un ciel brûlant. Les roches délitées affectent les formes les plus bizarres : un archéologue aventureux, comme il y en a encore au fond de nos provinces, tomberait ici en extase devant des menhirs et même des dolmens qui ne sont malheureusement pas plus druidiques que ce pavé, rencontré de loin en loin, n’est romain, malgré l’apparence.
Notre supplice finit au han de Coderkol, où nous nous arrêtons pour dîner. Cette fois, nous sommes bien en plaine, dans une plaine argileuse et détrempée où la vue se repose avec bonheur sur une franche verdure et des chênes énormes, à la place du gazon brûlé et des éternels oliviers poudreux de la matinée. Des deux côtés de la route, de gros buissons de grenadiers sauvages, parmi lesquels apparaît de loin la mine espiègle et effarouchée d’un petit berger au crâne rasé. Par-dessus quelques bouquets d’arbres, un massif escarpé s’estompe dans le lointain : ce sont les montagnes où les Mirdites abritent leur liberté orageuse et leur homérique sauvagerie.
À un détour de la chaussée antique, nous débouchons sur le bord d’un beau lac aux eaux limoneuses, que nous longeons avec précaution, car des portions de la route se sont effondrées dans l’eau. Tout en admirant les ombrages touffus de la rive opposée à celle que nous suivons, je remarque un léger courant, et quelques mots de mes guides mettent fin à mon erreur : ce que j’ai pris pour un lac allongé est un repli de la Boïana, qui sert de dégorgement au lac et aux eaux du Monténégro. Ce fleuve, car c’en est un, est en effet navigable jusqu’à deux lieues en aval de Scutari : malheureusement, en face du village d’Hoboti, une barre où il n’y a jamais plus de trois mètres d’eau obstrue à peu près toute navigation, et il ne faut pas compter de longtemps sur l’activité des Turcs ou des indigènes pour faire cesser cet obstacle et donner un débouché maritime à une ville de 40 000 âmes. Jusqu’ici, la Boïana n’a guère porté, outre les londras albanaises, que des canonnières destinées à agir contre le Monténégro.
En dépit du flegme oriental, l’impatience commence à nous gagner tous, quand tout à coup nous voyons se dresser devant nous un mamelon isolé, couronné d’une vaste forteresse vénitienne, et que je reconnais aisément sans l’avoir jamais vue. C’est la poétique Rosapha, la forteresse historique de Scutari. Encore une bonne demi-heure passée à trébucher dans un sentier qui tourne autour du mont Tiroboch, et nous entrons dans un faubourg d’une saleté fort pittoresque, appelé (par dérision probablement) Galata : nous enfilons le long pont de bois d’Ouzoun keupru et nous entrons dans la ville marchande appelée plus spécialement le bazar et massée au pied du château. Je quitte là mes compagnons et je me rends, en traversant un grand terrain vague, au consulat de France, situé dans la ville neuve et où m’attend la gracieuse hospitalité du drogman, M. Robert, qui remplit les fonctions consulaires en l’absence de M. Hecquard.
Le lendemain matin, je me rends avec M. Robert à la colline de Kodra, fort bel observatoire qui me permet de saisir d’un coup d’œil l’ensemble de la contrée. Autour de nous s’étend une plaine de 27 lieues de longueur et d’une largeur fort inégale, qui suit en général le cours de la rivière Moratcha, le lac et la Boïana jusqu’à la mer. Les buttes de Kodra et celle de Rosapha forment dans cette plaine un petit chapelet de hauteurs schisteuses parfaitement isolées. En regardant le nord-est, on a devant soi l’admirable panorama du lac qui va finir en fuseau vers le Monténégro, dont les montagnes lointaines flottent dans les brouillards du matin. Sur la droite, une chaîne plus rapprochée, et partant plus visible, montre ses escarpements couverts de forêts, où habitent les tribus pastorales et à demi indépendantes que l’on appelle les sept bannières. Le mont Tzoukali, le plus méridional de ces sommets, laisse apercevoir la fente profonde où coule le Drin, qui se sépare du massif déchiré et noirâtre des Mirdites. « La liberté, a dit Chateaubriand, a toujours habité les montagnes. » Je me demande ce que pense le pacha de Scutari, s’il lui arrive de jeter les yeux du haut de sa citadelle, sur ces citadelles bien autrement formidables que la nature a données aux Albanais, libres en vertu de conventions et de priviléges, et aux Monténégrins, libres par leur fusil. « Concevez-vous ces bandits de Monténégro ? me disait de très-bonne foi un consul ottoman. Ils meurent de faim dans leurs abominables cavernes : pourtant ils ne demandent qu’à travailler : comme laboureurs, comme jardiniers, comme marins même, ils sont incomparables : hé bien, nous leur proposons de descendre dans la plaine : nous leur offrons la Zetta, oui, monsieur, la plus belle plaine qu’il y ait à cinquante lieues à la ronde, à la seule condition de se reconnaître sujets turcs : savez-vous, monsieur, ce qu’ils répondent, ces meurt-de-faim ? Ils prétendent que cela les déshonorerait ! »
Le lac que les Slaves appellent le Blato et les Albanais le Likieni, est une belle nappe limpide encadrée au couchant par une arête grise dont les derniers contre-forts viennent y mirer leurs roches rugueuses où s’étagent quelques villages de pêcheurs. Au levant, la plaine qu’habitent les Busahuit et les Hotti vient s’y terminer en pente si insensible qu’entre la terre et l’eau règne une lisière indécise, prairie en été, marais en hiver. Nous rencontrons ici l’éternelle tradition des bords des lacs dans l’ancienne Grèce et dans les modernes pays celtiques. Les indigènes affirment que le lac n’a pas toujours été aussi vaste qu’aujourd’hui, et que sur la rive orientale existait une plaine couverte de villages et appelée la plaine des torrents, fuscha proneve. À la suite d’un tremblement de terre qui bouleversa la contrée, la plaine disparut sous les eaux, et les vieillards indigènes ne manquent pas d’ajouter que quand elles sont bien calmes, on peut voir les mines des maisons et l’extrémité des arbres ensevelis dans leurs profondeurs.
Pendant que j’esquissais à la hâte un plan sommaire du pays compris dans mon horizon, une circonstance fortuite, ou du moins temporaire attira mon attention en ce qu’elle me donna la clef d’un passage de Tite Live qui a bien embarrassé les commentateurs. Je me trompe : les commentateurs ne restent jamais dans l’embarras, et ceux de Tite Live, plutôt que d’avancer qu’ils ne le comprenaient pas, ont décidé qu’il avait commis une lourde erreur géographique. Le grand historien, en traçant les traits généraux de l’aspect de l’Illyrie, a dit que le Drin déchargeait dans la mer les eaux du lac de Scodra. Le Drin, comme on sait, se dirige en effet droit vers le lac, mais arrivé à deux lieues environ de Scutari, il tourne brusquement au sud et va finir près d’Alessio. En étudiant la belle plaine dite des spahis, qui s’étend du fleuve jusqu’au pied de la hauteur qui me servait d’observatoire, je vis une rivière aux eaux limoneuses qui partait du coude du Drin et venait se dégorger dans le Kiri, qui se rend lui-même dans le lac tout près des pêcheries. Cette rivière n’est marquée sur aucune carte, et j’appris qu’elle est à sec en été, mais que tous les hivers elle sert de décharge au fleuve, la partie basse de la plaine formant delta et étant parfois inondée. Dans ce cas, un voyageur qui longe la rive droite en venant de la Macédoine est porté à prendre pour le bras principal celui qui continue sans déviation vers le lac plutôt que celui qui fléchit vers le sud, et Tite Live n’a pas commis d’erreur. Se fût-il réellement trompé, il ne faut pas oublier que l’Illyrie barbare n’était pas plus connue de son temps que le Maroc ne l’est aujourd’hui : car, quand saura-t-on au juste si le Draa, qui est le plus grand fleuve du Maroc, se perd dans la mer ou bien dans un marais à 200 lieues de la mer ?
Je ne restai à Scutari que le temps nécessaire pour faire mes préparatifs d’excursion à l’intérieur. Un contre-temps m’empêcha de profiter des lettres que le pacha m’avait données pour Prisrend ; mais comme j’avais requis des chevaux de poste et un sowar d’escorte, je voulus pour me consoler de cette déception faire une excursion parmi les tribus libres des Sept Montagnes. Mes amis scutarins m’accompagnèrent jusqu’à l’arbre énorme qui marque au nord la limite de la ville, et quand j’eus pris congé d’eux, nos trois chevaux, sur un cri bizarre, poussé par le suroudji, se lancèrent au galop à travers une bruyère assez semblable aux vastes landes de l’ouest de la France, et où se montraient quelques groupes de maisons offrant cette apparence de bien-être qui m’a paru général en Albanie. De loin en loin, nous rencontrions de longs troupeaux escortés par des bergers à tournure superbe, aux moustaches pointues, balançant en guise de houlette l’inévitable fusil albanais, que vous voyez sur les épaules du moindre pâtre de treize ans. Des chiens à poil rude vous regardent de l’air le moins amical : les moutons eux-mêmes semblent presque menaçants sous leur masque stupide. On voit, dès les premiers pas, qu’on est entré chez les vrais Albanais, la race aux muscles et au cœur de fer.
Le sol lui-même s’harmonise bientôt avec la race. Nous avons passé le ruisseau de Vraca, un clair et beau ruisseau où nos chevaux se sont plongés avec délices. Les malheureux semblent se douter que pendant deux grands jours l’eau n’existera pour eux qu’à l’état de souvenir. Cette plaine, si verte et si unie de loin, est une crau albanaise où nos chevaux luttent à chaque pas : les lits de torrent que nous rencontrons ne nous offrent que leurs vagues de sable d’un blanc aveuglant, dont les riverains se servent pour brunir les armes. Au bout de trois heures, on entre dans un sentier ombreux et on fait halte au village de Kopilik, chef-lieu d’une tribu de 4500 âmes jadis entièrement catholique, mais dont la moitié environ a embrassé l’islamisme. Ce sont, il est vrai, des musulmans peu orthodoxes, car ils ont conservé une grande dévotion pour saint Nicolas et saint Georges et brûlent force cierges en leur honneur.
Kopilik a encore une petite particularité : c’est le rendez-vous des brigands du pays, que la gendarmerie scutarine se ferait scrupule de troubler dans leur industrie malhonnête. Beaucoup de pachas me semblent convaincus qu’un mois de brigandage bien employé forme mieux un fantassin que trois ans d’exercice à l’européenne, et je dois rendre cette justice aux brigands serbes ou albanais qu’ils se rendent fidèlement, en temps de guerre, sous le drapeau de leur tribu, ce qu’ils ne feraient certes pas, si la justice s’avisait de choisir ce moment pour leur demander des comptes. Un mille avant Kopilik, la route est coupée à angle droit par un sentier qui mène du lac à Rioli. Comme nous approchions du carrefour, cinq hommes qui venaient de l’est y prirent position. Leur costume, leurs armes, leur attitude surtout formaient un ensemble sculptural que je ne me lassais pas d’admirer. Mon sowar regardait aussi, mais il admirait moins : tout d’un coup il nous fit un signe, à moi et au suroudji, et se lança au galop dans la direction du village : je crus qu’il avait hâte d’arriver au gîte, c’est-à-dire au dîner : mais au bout de deux ou trois minutes il retombe, par un crochet à droite, sur la route : il avait simplement voulu rester hors de la portée des cinq fusils. Je fus assez mortifié d’avoir joué le rôle du poltron sans le savoir, d’autant plus que, selon toutes les apparences, les cinq hommes étaient tout au plus des chercheurs de vendetta qui n’auraient pas molesté un voyageur. Ils n’eurent pas l’air de s’offenser des soupçons que manifestait l’escapade du gendarme, et continueront leur chemin comme de braves gens qu’ils étaient peut-être.
Mon sowar, rendu à des idées moins sinistres, se mit à tromper son ennui en lançant aux échos sonores des collines de Kastrati, de sa voix la plus éclatante, une jolie chanson albanaise de la tribu de Dibre, ou sans doute il était né. Une traduction de quelques couplets peut donner une idée de la poésie amoureuse des Guègues : si elle ne peut rendre l’allure joyeuse, alerte et passionnée de ces petites strophes, le lecteur conviendra que je n’y puis pas grand-chose :
Giroflée dans le pré
Tu m’as donné ta foi,
Ô petite pomme mignonne !
Giroflée dans les cheveux
Sors et viens me parler,
Ô petite pomme mignonne !
Giroflée sur la pierre,
Mon cœur, tu l’as brisé,
Ô petite pomme mignonne.
Giroflée éclatante
Sein plus blanc que la neige.
Ô petite pomme mignonne !
Giroflée sur le mûrier
C’est moi qui suis ton amant,
Ô petite pomme mignonne !
Je vais faire la moisson,
Et l’oncle que je ne puis éviter,
Ô petite pomme mignonne !
Après Kopilik, la Crau continue pendant une grande heure. Comme nous nous dirigions vers des masses de rochers du plus bel effet, nous arrivâmes sans transition au bord d’un magnifique précipice de quatre pas de large et de six à huit lieues de longueur : une de ces belles horreurs qui font vite oublier au touriste toutes les fatigues qu’elles lui coûtent. Qu’on se figure dans un plateau de craie recouvert de quatre pouces de terre végétale et d’une véritable pluie de pierres, une rainure que l’on n’aperçoit qu’au moment d’y arriver, et qui va se prolongeant dans les montagnes à l’est, jusqu’à la racine du mont Maudit (Bieskat e namune). Le lit desséché du torrent qui a creusé cette ravine montre, tout au fond, à une profondeur de trente pieds (qui, dans le cœur de la montagne, ne semble pas moindre de cent cinquante), un ruban de sable blanc serpentant à travers le feuillage touffu des arbres qui tapissent les parois du ravin et élèvent leurs cimes d’un vert éclatant au niveau de la plaine desséchée. La déception qu’éprouve le voyageur à qui les traits généraux du paysage ont fait espérer de trouver une jolie rivière limpide sous ces beaux arbres, et qui, en se penchant, sur le précipice, ne voit au fond que les petites vagues de sable et les blocs de rochers entraînés par les eaux, lui fait sentir encore plus vivement l’aridité de ce paysage pétrifié. C’est le fameux torrent sec, Proneu-Saad, avec lequel j’avais tout le temps de faire intime connaissance, car je devaistle remonter jusqu’à Boga.
Nous le quittâmes un instant pour entrer dans la vallée de Dedaï, où j’espérais, sur une indication de M. Viquesnel, trouver une vraie carrière de fossiles ; mais mon ignorance de la langue albanaise me fit manquer cette aubaine que peut-être les villageois eussent pu m’indiquer. Je m’en dédommageai en levant un plan détaillé de la vallée et de l’impasse nord de la plaine, entouré des gens de Dedaï qu’émerveillaient mes instruments. Je fus moi-même fort surpris de voir que ma longue-vue était pour ces paysans une chose connue, et qu’ils la maniaient et la mettaient au point aussi aisément que moi. J’eus plus tard l’explication de ce détail. Quand un Albanais se trouve obligé, par suite d’un coup de fusil malheureux, de se sauver dans la montagne, il emporte ses armes, un pain, et une longue-vue qui aide ses yeux de faucon à distinguer de loin, soit les gendarmes, qui, du reste, se dérangent rarement pour si peu, soit les parents de la victime acharnés à sa poursuite. Mme F. de Scutari avait pris pour aller chez les Mirdites un guide qui était dans ce cas, sans qu’elle s’en fût doutée : aussi éprouva-t-elle force tribulations du fait de son guide, qui la promena par d’affreux sentiers, peu fréquentés par la gendarmerie. À chaque point noir qui remuait à l’horizon, il se jetait à plat ventre, braquait sa longue-vue, et armait son fusil jusqu’à reconnaissance de l’objet suspect. L’expérience avait appris à ce gentleman en fustanelle la tactique de nos francs-tireurs en Crimée.
On me demandera si les vendette sont fréquentes en Albanie : je répondrai par un seul fait. J’ai sous les yeux un état, village par village, des meurtres commis dans le Poulati de 1854 à 1856. La proportion générale est d’un mort par dix maisons ; dans la commune de Niksai, elle représente un homme par famille, au bout de treize ans. Ajoutez-y la liste assez longue des tentatives non suivies de mort, et vous comprendrez qu’un Albanais guègue qui, a trente ans, n’a pas tué son homme, est à peu près dans la situation d’un habitué de certains salons de Paris, qui est arrivé au même âge sans avoir écrit son article dans une Revue bien posée.
J’eus à Dedaï le loisir d’étudier le type des Guègues montagnards, que des conditions d’existence et de climat ont rendu un peu différent de celui des villes. C’est une population plus pastorale qu’agricole, grande, élancée, avec ce maigre et fier profil bien connu de ceux qui ont voyagé dans la Grèce, où le sang albanais s’est tant mêlé à celui des Hellènes. Le costume traditionnel, veste rouge et fustanelle, est une tenue d’apparat remplacée habituellement par le long surtout en laine, avec le fusil annelé passé en bandoulière. Le fusil fait en quelque sorte, comme je l’ai dit, partie intégrante de l’Albanais indépendant. Le port de cette arme a été, par des conciles dont on peut lire le texte dans le livre de M. de Hahn, formellement interdit aux prêtres catholiques indigènes, qui n’ont pas tenu compte de la prohibition. On voit d’ici un bon pasteur allant porter les consolations suprêmes à un mourant, et, au retour, envoyant une balle infaillible à un Turc à mine suspecte qui n’a pas répondu à son qui-vive ! Quant aux femmes, si le travail et une maternité hâtive les brisent de bonne heure, la vie tout intérieure et un bien-être relatif conservent aux jeunes filles une beauté qui s’épanouit avec tout l’éclat d’un sang jeune, pur et vigoureux.
Je venais d’entrer dans la tribu de Skræll, l’une des plus importantes de la montagne, car elle compte 2500 âmes et fournit aisément 600 fusils. Nous passâmes une bruyère en pente et nous descendîmes au Proneu-Saad, franchissable sur ce point seulement. Un homme d’une quarantaine d’années, de près de six pieds de haut et d’une très-belle mine, qui gardait son troupeau sur la bruyère, m’adressa la parole en fort bon italien, et je profitai de cette heureuse circonstance pour prendre quelques informations utiles. Mon interlocuteur était un paysan aisé du village de Zagora et de la tribu de Skræll : il se nommait Tchouka, et chaque année, au printemps, il allait sur les bords de la mer à Medua, où sa tribu avait à ferme des pâturages concédés par Osman, pacha de Scutari. Il avait appris l’italien pour pouvoir servir de drogman aux capitaines marchands italiens ou autrichiens qui abordaient à Medua, et qui faisaient des affaires en laine brute et en articles divers avec les montagnards. Il invita courtoisement Ma Seigneurie a passer au retour par Zagora pour lui rendre visite, m’assurant qu’il m’aurait accompagné jusqu’à Boga s’il avait eu quelqu’un pour prévenir sa famille de ne pas l’attendre. Je lui fis quelques questions sur le Proneu-Saad : il me dit que ce torrent coulait à peu près une fois tous les dix ans, pendant un jour ou deux, quand il y avait eu dans le mont Maudit des pluies exceptionnelles. On ne peut guère attribuer qu’au déboisement partiel des montagnes la siccité actuelle du Proneu, car il est impossible d’admettre qu’une pareille ravine ait été creusée par un torrent temporaire coulant à peine tous les dix ans.
Pendant près de deux heures, nous suivîmes à la file un effroyable sentier situé presque sur l’escarpement qui longe le Proneu au nord. Les gorges les plus âpres des Pyrénées ne peuvent donner une idée d’un sol pareil où le calcaire, délité par l’action atmosphérique, se dresse sous les pieds en forme de pointes ou d’arêtes tranchantes où les chevaux les plus solides bronchent de dix en dix pas. L’exaspération qui me gagnait s’accroissait de la vue du ruban argenté du Proneu, que j’avais sans cesse sous les yeux, et je me demandais pourquoi nous ne descendions pas rejoindre ce chemin uni, sablé et moelleux autant que les allées les mieux ratissées d’un parc royal. Je fis sagement de ne pas communiquer cette belle réflexion à mes hommes, qui m’auraient pris simplement pour un idiot. Tout au plus se seraient-ils donné la peine de m’expliquer cette règle élémentaire de la stratégie, à savoir, que, quand on tient une hauteur, c’est le comble de la folie de descendre dans un coupe-gorge, surtout dans celui-ci où le rouge éclatant de nos fez, tranchant sur le blanc vif du sable, aurait été un très-beau point de mire pour la première carabine venue. Or, sans calomnier les Albanais, je dirai une fois pour toutes qu’il est imprudent d’exposer leur vertu à la tentation d’un coup de main trop facile.
La nuit approchait, quand nous vîmes devant nous s’ouvrir un cirque d’une demi-lieue carrée de surface, formé par deux ou trois ravins qui viennent y déboucher dans le Proneu et y versent, tous les hivers, les furieux torrents produits par les orages et la fonte des neiges. Ces eaux, aisément absorbées par le sol calcaire et poreux, ont accumulé dans ce bas-fond l’humus enlevé au flanc des montagnes, et, développé une fertilité qui se manifeste par une abondance inusitée de cultures, d’arbres fruitiers, de grenadiers et de vignes sauvages. Au fond du cirque sont éparpillées les maisons blanches du village de Berzela, chef-lieu de la tribu, et appelé pour cette raison Skræll dans toutes les cartes. Rien de plus doux à voir que ce vallon de Berzela, surtout au mois de mai, quand les neiges couvrent encore les hauteurs voisines et que le sombre feuillage des forêts qui tapissent toutes les pentes tranche à la fois sur les blancs sommets et sur la verdure plus tendre de la végétation qui s’éveille dans la vallée.
Pendant que j’admirais ce beau paysage, mes hommes étaient devenus un peu soucieux. Ils échangèrent quelques mots, descendirent de cheval, et je les imitai. Nous rasions tout à fait les bords perpendiculaires du précipice, à une hauteur formidable. Cinq minutes après se présenta, sur le Proneu, le pont de Berzela, grossier pont de pierres, sans parapet, large de moins de deux mètres sur quatre de long. Le ravin n’était plus ici qu’une rainure dont la profondeur vertigineuse était masquée par une végétation assez touffue et plus encore par les ombres du soir qui descendaient rapidement. Les belles horreurs de ce genre sont si communes en Albanie, qu’on ne les cite même pas.
De là à Boga, la route qui suit la rive gauche du ravin passe à travers un pays plus cultivé, malgré un climat plus froid qui se manifeste par l’absence de quelques plantes, comme la vigne sauvage, commune dans le territoire de Berzela. Au bout de deux grandes heures, et non de cinq comme le dit M. Boué (dont le livre est pour cette route comme pour tout le reste d’une admirable exactitude, sauf deux ou trois détails peu importants), nous atteignîmes le village de Boga, appartenant aux Klementi, selon M. Boué, aux Schialla, selon M. Jubany. Ce dernier a écrit sur renseignements officiels, et si le doute était possible, mon amour-propre de voyageur aurait été plus satisfait de l’assertion de M. Boué, et de l’idée que j’avais visité un coin du pays de ces fameux Klementi, qui ont été pendant deux siècles l’orgueil de l’Albanie catholique et la terreur de tout l’ouest de l’empire ottoman, depuis la Dalmatie jusqu’au pachalik d’Andrinople. Ces montagnards qui avaient résisté à des armées de cent mille hommes, sont devenus victimes de leurs dissensions intestines : déportés en masse en Serbie, le mal du pays les prit un jour et ils revinrent à leurs anciennes demeures, écrasant tout ce qui voulut les arrêter. La lassitude des Turcs leur a permis d’y rester, mais l’état de souvenir plutôt qu’à celui de tribu, car ils ne comptent que quatre villages et 4000 âmes.
Je trouvai à Boga, grâce à la recommandation consulaire et à l’esprit hospitalier des Guègues, un accueil empressé, dont je n’abusai pas, car je n’y passai que le temps nécessaire à mes travaux topographiques. Boga occupe, comme Berzela, la place d’un ancien lac écoulé par la faille du Proneu : la vallée présente même une disposition très-curieuse, une succession de couches horizontales étagées indiquant autant de desséchements successifs. Le village est éparpillé sur la rive droite du torrent : une église isolée s’élève sur l’autre bord. Cette disposition par étages du sol diluvial est bien plus frappante encore dans la vallée de Piàtra en Moldavie, l’un des sujets d’étude les plus intéressants qui puissent s’offrir à un géologue. J’étais arrivé à une heure et demie environ de la tête du Proneu (je ne puis appeler source le point de départ d’une rivière sans eau). J’eusse bien voulu pénétrer dans les gorges du mont Maudit et voir, ne fût-ce que de loin, le ravissant bassin où se cachent Gouzinié et ce petit saphir qu’on appelle le lac de Plava : mais le temps me pressait, et je repris, à contre-cœur, la route déjà faite la veille.
Un peu après Dedaï nous passâmes le Proneu sur un pont de bois vermoulu d’une solidité si inquiétante que nous le franchîmes à pied, l’un après l’autre, laissant généreusement nos montures s’en tirer à la grâce de Dieu. Le pont ne s’écroula pas, et, remontant à cheval, nous gagnâmes, à travers des cultures qui témoignent de l’activité laborieuse des Albanais, le village de Zagora, où m’attendait l’hospitalité empressée de mon géant guègue, le brave Tchouka. Je ne veux pas ennuyer mes lecteurs des détails connus d’une hospitalité villageoise en Orient : je dirai seulement pour l’édification des voyageurs sybarites, que mon lit fut dressé dans le verger et que je couchai à la belle étoile, expression qui se trouva être, cette nuit-là, littéralement exacte.
Zagora est un village albanais, mais le nom, qui est slave et veut dire « au pied de la montagne », semble indiquer un de ces lieux d’où les Guègues ont chassé les Serbes, à une époque indéterminée qu’on peut rapporter vaguement au temps qui a immédiatement suivi la conquête turque. Ce pays appartenait dans l’origine à trois tribus serbes, les Petrovich, les Tutovich et les Pelaï, qui formaient un groupe de cent maisons autour du mont Veletsik. Un jour arriva dans leur voisinage un jeune Albanais nommé Dedali, qui, servant comme berger chez un homme riche de la tribu des Koutchi, s’était fait aimer de Kata, sa fille, contre le gré du père. Celui-ci la lui avait accordée, mais en chassant le jeune couple de sa maison, sans autres ressources que quelques provisions et une mule pour les porter. Ils arrivèrent de nuit dans le Veletsik, marchant à pied, Dedali soutenant sa jeune femme enceinte et épuisée de fatigue. La mule s’échappa, et Dedali faillit s’égarer complétement en se mettant à sa recherche : il la retrouva à l’entrée d’une caverne spacieuse dont la découverte le transporte de joie, car elle le mettait à l’abri des intempéries de l’hiver. Il s’y installa avec sa femme, et cette caverne, aujourd’hui célèbre parmi les Guègues sous le nom de Caverne des Troupeaux (Spella e Baktive), devint le berceau de l’une des grandes tribus d’Albanie.
Un jour arriva où les Petrovich et leurs voisins s’alarmèrent de la présence au milieu d’eux d’une famille déjà grande et redoutable. Ils allèrent consulter un vieillard centenaire qui avait cessé depuis longtemps d’assister aux conseils de la tribu où il avait laissé un grand renom de sagesse. « Mes enfants, leur dit le vieillard, voici l’épreuve à laquelle il faut soumettre les fils de Dedali pour savoir à quel point ils sont a craindre. Invitez-les à un repas d’honneur, et quand ils seront assis, placez la table devant eux, mais hors de la portée de leurs mains. S’ils s’en approchent, tuez-les à l’instant, car ce seront des gens pacifiques et timides. Si, au contraire, ils se lèvent et prennent la table pour la mettre au milieu d’eux sans se préoccuper de vous, ce sera signe que ce sont des hommes violents, et vous ferez prudemment de quitter la contrée la nuit suivante avec vos troupeaux et vos effets précieux, sans quoi ils finiront par vous tuer ou vous réduire en servitude. » L’expérience fut faite, et les Slaves virent avec consternation les fils de Dedali se lever impétueusement, saisir la table et la placer devant leur père. La nuit même ils émigrèrent tous, à l’exception d’une partie des Petrovich qui forme aujourd’hui un groupe de trente-huit familles. La race de Dedali est devenue la tribu de Kastrati, comptant environ 2600 âmes. Attaqués par les Turcs que commandait Tahir-Bey, les Kastrati taillèrent en pièces les envahisseurs, qui ne purent se reformer que derrière le Proneu-Saad, limite actuelle de la tribu.
Quatre heures après avoir repassé le Proneu sur un pont de pierre en bon état, je rentrais à Scutari, où je m’occupais sérieusement de mon excursion au Monténégro. J’obtins sans peine les lettres nécessaires, et le pacha mit à ma disposition une londra albanaise à six rameurs, qui devait me débarquer au bout de dix heures à Rjeka, au cœur même de la Tsernagore. On agita au consulat la question de sécurité, car un statu quo hostile régnait encore entre le Monténégro et la Turquie, et sur la frontière les passions étaient très-surexcitées. M. Jubany m’engagea à prendre à mon bord, comme sauvegarde, quelque Monténégrine, s’il s’en trouvait alors à Scutari, qui attendît une occasion pour s’en retourner aux montagnes. La précaution fut trouvée bonne, mais nullement indispensable, et fut finalement écartée. Ce n’est pas qu’il en coûtât le moins du monde à ma dignité de me faire protéger en cette circonstance par ce qu’on veut bien appeler le sexe faible, mais je n’avais pas de temps à perdre. Cette protection féminine est plus efficace que tous les firmans du monde, car pour les Monténégrins comme pour tous les peuples chevaleresques, le respect de la femme est le devoir le plus absolu de l’homme d’honneur, et le guerrier qui aura fait feu sur un groupe où il y a une femme, cesse d’être candidat au titre de ïounak (héros). Il doit plutôt recevoir toutes les balles sans les rendre, et c’est une loi si sacrée dans la montagne, que les Koutchi, quand ils sont en guerre avec les Monténégrins, s’embusquent derrière leurs femmes (disent les mauvaises langues), pour fusiller l’ennemi sans danger.
Il y a en Albanie un proverbe dialogue qui peint assez fidèlement la condition des femmes dans l’Orient européen. La scène se passe dans un café polyglotte.
« Qu’est-ce qu’une femme ?
Un Turc. — Une captive.
Un Albanais. — Une esclave.
Un Serbe. — Une servante.
Un Bulgare. — Une compagne.
Un Juif. — Une associée.
Un Grec. — Une souveraine. »
Le mot grec est encore plus expressif : vasiliki. Je désire que ce joli madrigal réconcilie mes amis les Hellènes avec les belles lectrices françaises qui auront accepté comme articles de foi les méchancetés spirituelles de M. Edmond About. Mais il ne faut pas prendre un proverbe au pied de la lettre, celui-ci n’exprime guère que la surface des choses. Le Turc, qui méprise prodigieusement la femme, est encore le mari le plus doux à mener, et le Serbe monténégrin, qui appelle sa femme une servante et même pis, a la plus profonde affection pour la compagne dévouée qui vient, au milieu des balles, lui apporter une poignée de cartouches ou lui charger son fusil.
Je montai à bord de ma londra par une belle matinée d’août. Pendant les premières heures, j’avais sous les yeux le paysage d’une douceur un peu monotone que j’ai indiqué plus haut : à ma droite, la Crau de Scutari dominée par les Sept-Montagnes qui s’estompaient dans la brume ; à gauche, les escarpements de la chaîne de Roumia, dont les pointes les plus aiguës venaient plonger dans le lac et y former des caps et des îles d’un fort bel effet. Des villages albanais se cachent dans les plis de cette chaîne, et forment le district appelé Kraïna, qui semble signifier en slave frontière, et surtout frontière montagneuse. Après cinq lieues de canotage, nous vîmes successivement Vranina et Lessendra, deux îles jumelles qui sont en quelque sorte les portières du lac, dans la partie supérieure. La première se présente fort heureusement avec son double sommet et ses misérables fortifications : quant à la seconde, ce n’est qu’un rocher aride dominé de toutes parts et je n’ai jamais pu comprendre que les Turcs en aient fait leur place d’armes de ce côté.
L’histoire de ces deux îles est assez curieuse. En 1832, Rechid-Pacha, qui commandait à Scutari, eut la fantaisie de faire saisir huit insulaires de Vranina venus pour affaire dans cette ville, et sans forme de procès, ou peu s’en faut, il les fit décapiter comme espions. Les insulaires, exaspérés de cette barbarie gratuite, se donnèrent au Vladika ou prince-évêque du Monténégro, Pierre III, qui fortifia à la hâte, mais incomplétement, les deux îles, et devint maître absolu de la navigation du lac. Ce fut une fort triste époque pour les Scutarins, qui voyaient sans pouvoir s’y opposer les londras effilées des Tsernagortses venir braver les canons de la citadelle, surtout pendant les nuits obscures et les jours brumeux, et rentrer insolemment à Rjeka avec une ample provision de têtes coupées. Osman, pacha de Scutari, fit donc une chose très-populaire quand, en 1843, il attaqua les îles, en chassa les habitants, et s’y fortifia, en faisant appuyer ses travaux improvisés d’une flottille composée d’un brick et de deux canonnières. Bien lui en prit, car le Vladika lança 3000 hommes résolus sur Vranina ; mais repoussés par le feu croisé des deux garnisons, les Monténégríns se retirèrent, et n’ont plus inquiété les îles.
J’avais dépassé Lessendra, montré de loin mon firman à un officier d’irréguliers qui m’avait hélé en italien, et joui pendant quelques minutes de la vue d’un groupe de bachi-bozouks de la plus fière mine que l’imagination de Decamps ou de Bida ait pu rêver. Je laissais vers ma gauche une petite rade où semblaient dormir paresseusement sur leurs ancres deux canonnières turques, qui avaient plus l’air de jonques chinoises que de navires européens ; Mon regard pouvait embrasser sans obstacle le sévère panorama des côtes de la Tzernitza, avant-garde du Monténégro.