Cinquième livraison
Le Tour du mondeVolume 15 (p. 353-368).
Cinquième livraison

« La bénédiction, s’il vous plaît ! » (voy. p. 362.) — Dessin de Émile Bayard d’après M. G. Lejean.


VOYAGE EN ABYSSINIE,


PAR M. GUILLAUME LEJEAN[1].


1862-1863. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


XXI


Plaisanteries trop prophétiques. — Je suis abandonné de tous mes domestiques. — Opinion flatteuse de Mlle Ettihoune sur mon compte.

Le lecteur m’a laissé, au chapitre précédent, attablé chez mon collègue anglais M. le capitaine Cameron, à Gondar.

Pendant le déjeuner, M. Cameron me dit, entre autres menus propos :

< « Eh bien ! collègue, les fers du négus sont-ils lourds ?

— Est-ce que vous voulez en essayer ? lui répliquai-je sur le même ton.

— Eh ! qui sait !… »

Hélas ! ni lui ni moi ne pouvions prévoir, ce jour-là, l’orage qui devait fondre un mois plus tard sur un homme que sa valeur personnelle, non moins que son titre officiel, semblaient soustraire à des éventualités pareilles.

La nuit qui suivit fut remplie par les songes les plus agréables, grâce à la perspective riante de quitter une prison qui ne m’avait pas été dure, mais qui n’en était pas moins une prison. Mais le matin mon kavas Ahmed vint, la figure allongée, m’annoncer que le départ devenait impossible, tous mes serviteurs s’étant enfuis la nuit pour ne pas avoir à me suivre à Massaoua, pays d’infidèles. Bien qu’un peu contrarié, je reçus la nouvelle avec assez de philosophie, et je dis à Ahmed :

« C’est bien ! Dis à Ettihoune de m’apporter le déjeuner.

— Monsieur, elle est partie.

— J’entends : elle est allée à la fontaine.

— Non ; elle s’en est allée et les autres servantes aussi.

— Toutes ?

— Toutes. »

Ma philosophie reçut ici un certain choc.

« Les drôlesses ! Comment cela s’est-il passé ?

— Monsieur, c’est Ettihoune qui a monté la chose. Les autres ne songeaient pas à partir, c’est elle qui leur a fait croire qu’une fois arrivé à Massaoua vous pouviez avoir la fantaisie de les vendre aux musulmans. »

Miss Ettihoune se flattait. J’aurais plaint le musulman qui eût introduit dans son harem cette fine mouche aux airs languissants. Je ne sus du reste son histoire rétrospective que quand elle fut partie. Femme d’un brave paysan de Gafat, elle l’avait quitté sans rime ni raison pour entrer à mon service. On avait (à tort) fait là-dessus des histoires désagréables au mari ; ce brave, supérieur à l’infortune, avait répondu en vrai philosophe :

« Le consul est un homme très-comme il faut, et du reste un chrétien… il n’y a pas d’affront. »

Un dernier mot sur Ettihoune, puisque je la tiens. Un matin je vois arriver chez moi une jolie fille maigre et mal mise : c’était une sœur d’Ettihoune qui venait la voir. Celle-ci, du plus loin qu’elle la voit, rentre précipitamment, s’enveloppe de sa belle chama toute neuve et vient avec toutes sortes de chatteries hypocrites embrasser la bonne fille au jupon usé. On dira des femmes tout le bien qu’on voudra, mais j’affirme que le gandin le plus convaincu serait incapable d’une gredinerie pareille.

La revue de ma maison faite, il me restait une façon de petit page, nommé Ouelda Iesous, et le bon Enghedda, celui qui avait failli se noyer dans la Goanta deux mois auparavant.

Ô Richard ! ô mon roi !
L’univers t’abandonne.

Je puis bien m’appeler Richard une fois pour toutes, puisque c’est le nom que m’a donné plusieurs fois, en plein parlement anglais[2], l’honorable M. Layard. Je n’ai jamais su pourquoi.


XXII


Silhouettes diverses. — L’armée.

Avant de quitter l’Abyssinie, qu’on me permette quelques esquisses rapides de nature à montrer au lecteur l’Abyssin dans divers actes ou diverses situations de sa vie intime.

Je commence par la classe aujourd’hui dominante, celle sur laquelle s’appuie Théodore, l’armée régulière. Cette armée a succédé à l’ancienne armée féodale, peu sûre, et dont les hommes n’étaient solidement dévoués qu’à leurs suzerains immédiats : excellent élément de guerre civile.

L’armée actuelle se compose d’un noyau de combattants qu’on peut évaluer à quarante mille hommes, et qui accompagne partout le négus ; plus, des camps temporaires placés sur divers points de l’empire, surtout dans les provinces suspectes. Tous ces camps réunis peuvent compter cinquante mille hommes disponibles.

Quant à la valeur réelle de cette armée, voici le jugement qu’en porte un officier compétent, M. le comte de Bisson, qui a visité cet été la frontière d’Abyssinie :

« L’instruction militaire laisse certes beaucoup à désirer. Toujours on combat sur deux lignes, la cavalerie aux ailes, le front de bataille couvert par les tirailleurs. Cet ordre parallèle est constant.

« L’infanterie est armée d’un sabre très-long et très-recourbé, de la lance et du bouclier. Elle attaque, à l’arme blanche, avec la plus grande impétuosité. La cavalerie légère est la première du monde pour le fond des chevaux, l’adresse et l’agilité des cavaliers ; dans la charge, ils laissent flotter la bride, combattent des deux mains, et font exécuter à leurs chevaux des voltes et des tours de force prodigieux, avec le secours seul des jambes et des genoux.

« Ils ont chacun un sabre et deux lances. À quinze mètres, elles atteignent toujours le but. À cette distance, le coup est mortel. Ils s’en servent comme d’un javelot, quoique elles aient environ deux mètres de longueur. Chaque cavalier est accompagné d’un serviteur dont la mission est de s’élancer le sabre à la main, sans calculer le danger, au milieu des ennemis, pour y prendre l’arme de son maître et la lui rapporter.

« C’est avec furie que cette cavalerie attaque un carré. Reculer est un déshonneur, elle ne le subit jamais ; faire bondir les chevaux par-dessus les fantassins, pour elle est un jeu ; les faire marcher à reculons pour enfoncer les lignes ennemies, est une manœuvre désespérée qu’elle emploie à l’occasion. L’artillerie seule peut l’arrêter.

« Les tirailleurs, au nombre de vingt mille, sont tous des montagnes du Tigre. Ils combattent en partisans ; la justesse de leur tir est remarquable et leur bravoure froide, impassible, railleuse même ; l’armement est bon, fusils à percussion ; la poudre est défectueuse, chaque tirailleur devant la fabriquer lui-même.

« L’artillerie est nulle, faute d’artilleurs ; puis cette arme ne convient guère un génie guerrier de Théodoros.



C’est l’homme aux coups de foudre, aux marches électriques ;

tout ce qui entrave ou retarde la rapidité de ses opérations, à ses yeux est inutile, nuisible même. »

C’est, à tout prendre, une armée sérieuse, bien que je ne partage pas toutes les opinions de l’honorable général que je viens de citer. Ainsi je ne crois pas que l’infanterie, malgré la bravoure presque folle des individus qui la composent, soit bien formidable à l’attaque, ni que les fusiliers (neftenya) soient des tireurs distingués. Il est regrettable que le soldat abyssin comprenne si peu la tactique européenne, qu’il est disposé à la regarder comme une flétrissure pour les troupes qui s’y soumettent.

Avant 1860, Théodore, converti a l’excellence de la discipline franque, avait confié deux bataillons à son ami Bell, à titre d’expérience, pour en faire un noyau d’infanterie alla franca. L’essai avorta le second jour, au milieu d’une sédition violente : il était tout simplement question d’écharper l’instructeur. Théodore voulut se fâcher ; les soldats, pour la première et dernière fois, méconnurent la voix du « roi des rois, » et parlèrent vaguement de pendre Bell et lui à la même corde. Il n’a pas insisté.


Ouelda Ghiorghis, frère d’Oubié. — Dessin de Émile Bayard d’après M. G. Lejean.

Le soldat abyssin, je l’ai dit, est brave ; mais il abuse du privilége d’être sans peur, pour ne pas être sans reproche. C’est un véritable bandoulier du moyen âge, et bien que paysan lui-même, il est impitoyable pour le paysan désarmé chez lequel il passe. Par compensation, quand il a mené quinze ou vingt ans cette existence, il fait une fin, non comme le troupier français, en entrant dans la gendarmerie ou dans la régie des tabacs, — mais en se faisant moine. Je ne parle pas du moine jovial et pansu d’Italie, mais de l’ascète africain, héritier des confesseurs de la Thébaïde.

Le peuple abyssin, en effet, prend fort sérieusement toute chose, et à plus forte raison ce qui touche aux choses de l’âme et à la vie d’outre-tombe. J’ai vu l’an dernier, à Massaoua, un des convertis dont je parle : c’était un ex-soldat de Ras-Ali. Il avait péniblement appris à lire et à écrire, et gagnait sa vie à faire des copies de Psautiers assez mal payées ; il économisa ainsi trois ou quatre talaris destinés à faire les frais de son pèlerinage à Jérusalem, et prit passage à bord d’une barque qui partait pour Djedda. La barque fut chassée par un orage épouvantable vers Lohéia et périt dans les eaux d’Arabie ; six passagers, pèlerins abyssins, se noyèrent ; trois seuls survécurent, dont notre ex-homme d’armes. Ils furent recueillis par une barque turque, menés à Lohéia, où le gouverneur les recueillit avec un généreux empressement, les vêtit et les dirigea sur Djedda, d’où mon pèlerin revint à Massaoua. Il ne paraissait pas trop découragé. Sa très-belle figure bronzée et amaigrie m’apparut comme un portrait vivant de moine du temps de saint Cyrille. La noblesse naturelle de l’Abyssin s’augmentait encore chez lui de cette dignité qu’atteignent sans la chercher tous ceux qui, à un titre quelconque, se détachent de la terre pour viser au ciel.


XXIII


Balgada Arœa.

Le vrai type du guerrier abyssin, brave, généreux, un peu écervelé, c’est Balgada Arœa, le protecteur de Lefèvre, de Schimper, de Ferret et Galinier, qui tous lui ont fait une réputation méritée. Sans répéter ce qu’ils ont dit de lui, je veux esquisser ici quelques souvenirs.

Les Abyssins consomment d’énormes quantités de sel gemme (tchoou) qu’ils vont recueillir dans la plaine de sel de Rorom, chez les Danakil, par conséquent en pays ennemi. Ils y vont annuellement en grande caravane armée, et l’officier qui escorte la caravane et qui est toujours choisi parmi les plus braves de l’empire, a le titre de Balgada. Arœa avait donc commencé de la sorte et avait gardé depuis, même lorsqu’il fut momentanément sur un trône, le titre qui avait fait sa popularité.

Le Balgada était, par-dessus tout, un chevalier ; il aimait la guerre, un peu pour elle-même, un peu pour le plaisir de défendre de belles causes. Quand Oubié, par la trahison la plus indigne, s’empara du jeune Sobogadis-Kassa et le mit aux fers après l’avoir mutilé, Balgada se mit en campagne en faveur du vaincu, et fit à Oubié une guerre de détail qui a été racontée avec verve dans Lefèvre et Parkyns. Sa tactique était celle de Schamyl ou d’Abd-el-Kader, la guerre des coups de main rapides, la stratégie d’ubiquité. Aussi était-il passé, chez amis ou ennemis, à l’état de légende, et bien des chefs qui étaient aussi braves que lui cédaient vite le terrain à un homme que l’on croyait protégé par quelque puissance mystérieuse.

Les coups de main avaient souvent un côté facétieux, et le vaincu était à la fois battu et ridicule : deux choses lourdes à porter, surtout la seconde. Un des meilleurs généraux d’Oubié, en entendant raconter une de ces aventures plaisantes dont un de ses collègues avait été victime, s’écria devant plusieurs témoins :

« Ce n’est pas à moi que ce vagabond en ferait autant ! »

Quelques jours plus tard, ce guerrier si sûr de lui-même s’était endormi, le soir, dans sa tente, avec un gombo d’hydromel et ses armes chargées près de son oreiller. Le matin au réveil, il trouve le gombo vide et les armes disparues. Pendant qu’il rassemble à grand’peine ses souvenirs et ses conjectures, un messager lui est amené porteur de ce compliment :

« Votre hydromel est excellent, mais vous le gardez mal. J’ai pris vos deux fusils, et je vous en renvoie un. Je vous renverrais bien aussi l’autre, mais il me plaît fort, et je pense que vous ne trouverez pas mauvais que je le garde en souvenir de son propriétaire dont j’aurais pu, cette nuit, emporter la tête.

« Balgada Aroea. »

En 1841, Balgada fut, pendant quelques mois, roi du Tigre, et j’ai l’original de la lettre par laquelle il notifia son avénement au vice-consul de France à Massaoua, en manifestant le désir d’entrer en relations régulières avec la France. Mais avant que ces ouvertures (dues probablement aux bons conseils de Lefèvre et de Schimper) eussent été acceptées, Balgada détrôné était redevenu un officier de fortune. Ses anciens amis, jaloux de son avénement, s’étaient empressés de le trahir et de faciliter le retour d’Oubié.


Cavalier abyssin (voy. p. 354). — Dessin de Émile Bayard.

Quand Oubié, à son tour, succomba dans sa lutte contre Théodore, en 1855, le vainqueur trouva de bonne politique de mettre à la tête du Tigré le soldat populaire, et donna ce riche gouvernement à Balgada. Sans doute celui-ci, dont la prudence n’était pas la vertu dominante, eut des velléités de pouvoir indépendant, se compromit en paroles ou en actes, car un jour vint où Theodore lui manda de le venir trouver.

Balgada se dit :

Sans doute le négus va me demander compte de mes actes, de mes alliances, de mes sympathies, et peut-être me jeter dans une forteresse, comme il a fait d’Oubié et de tant d’autres ; je vais prendre mes précautions. Je vais lui rendre visite à la tête de vingt mille hommes de mes vieilles troupes tigréennes, et nous verrons s’il osera ! »

Et il fit comme il l’avait projeté. Malheureusement pour lui, Théodore prit mal une visite aussi fastueuse. C’est un homme avec qui il ne faut jamais dire : il n’osera. Il reçut parfaitement Balgada, l’invita à dîner, le mit à la place d’honneur, lui prit le bras après dîner pour le mener passer une revue, et, à l’issue de la revue, il appela quatre estafiers qui passèrent les menottes au héros. Balgada rugissait, écumait, provoquait l’empereur impassible et narquois :

« Tu ne m’aurais pas traité ainsi si j’avais été à la tête de mes Tigréens !

— Probablement, dit le négus avec douceur.

— Tu te vantes d’être le premier soldat de l’Abyssinie ; en bien ! fais-moi donner un cheval et une lance, et prenons champ !

— Me prends-tu pour un azmari (un acteur) ? Je suis l’empereur et je représente l’ordre public contre tous les héros sans cervelle comme toi, les artisans d’anarchie qui sont la ruine de ce pays.

— Mais, qu’ai-je fait pour être ici ?

— Rien ; seulement tu es un danger pour un gouvernement sage et régulier. Prie Dieu d’amener un temps où la sédition sera devenue impossible en Abyssinie ; ce jour-là, tu sortiras. Va, et que Dieu t’assiste ! »

C’était là, sans doute, une violence coupable ; mais Balgada l’avait provoquée par une de ces bravades que le chef d’un grand État ne peut tolérer. L’armée tigréenne ne bougea point ; elle sentait d’instinct que son vrai souverain, en châtiant un de ces brillants paladins qui sont la gloire et le fléau de leur pays, faisait œuvre d’ordre, quelle que fût l’irrégularité des moyens employés.


XXIV


La cour. — Fragment de Sanuto. — Un empire sans capitale.

J’ai déjà dit que Théodore habitait rarement Gondar et le majestueux palais que j’ai décrit. Sa vraie capitale, c’est son camp qu’il transporte sans cesse d’un bout à l’autre de l’empire. Le dernier voyageur qui l’ait visité, M. du Bisson, croit que cette humeur itinérante est personnelle au négus actuel et l’effet d’un calcul profond ; selon ce voyageur, Théodore aura vu que, dans les révolutions et les guerres modernes, le sort d’un État suit toujours celui de la capitale, et il aura voulu, en mobilisant la sienne, mettre l’Abyssinie à l’abri d’une surprise de ce genre.

Je pense que le négus raisonne ainsi ; mais un très-curieux passage du vieux géographe Livio Sanuto, dont j’extrais ci-près quelques fragments, me prouve suffisamment qu’en cela, comme en une foule d’autres choses, Théodore n’est que le continuateur de la vieille tradition, un antiquaire logique et intelligent. Les vieux négus, chefs du peuple le moins nomade du monde, mais ayant à défendre une frontière immense, ouverte de tous côtés, ont voulu être toujours prêts à la protéger. Sous ce rapport, la fondation de Gondar a été la ruine de cette dynastie : les négus se sont peu à peu accoutumés à être adorés comme des idoles asiatiques, et la noblesse, qui avait foi en eux du temps qu’ils portaient l’épée, les a vite traités en rois soliveaux.

Voici la traduction du passage de Sanuto :

« Ce seigneur n’a pas de résidence fixe où il se tienne régulièrement ; mais, toujours errant, il va de ci de là avec ses tentes armées dans la campagne dont bon an, mal an, elles peuvent former un camp de cinq à six mille, parce que généralement, là où il fait dresser ses tentes, ses gens, sur une étendue de dix à douze milles, sont tellement massés qu’ils semblent se toucher. La dixième partie est bien vêtue et se compose d’hommes riches qui ont des tentes de grand prix. Les grands seigneurs ont avec eux (on peut le dire) chacun une ville qui les suit ; mais les autres sont vêtus de peaux et sont pauvres. Les mules de selle qui accompagnent la cour sont au nombre de plus de cinquante mille. Les chevaux sont peu nombreux, et comme on ne les ferre pas ils se blessent les pieds. Quand il arrive que le Prêtre Jean (l’empereur) fait un long voyage, les villages par où il passe se remplissent de chevaux blessés qu’on lui envoie plus tard pian-piano. Souvent il marche en ligne droite ; personne ne sait où il va, et ceux qui alors l’escortent sont peu nombreux, bien montés et ont le visage couvert de façon à ne pas se connaître l’un l’autre. Derrière eux viennent beaucoup de gens montés à mules. Mais les pierres sacrées de l’autel, ses églises, il y en a treize, se portent par le chemin droit, et le peuple suit jusqu’à ce qu’il trouve dressée une tente blanche autour de laquelle chacun se loge selon le poste qui lui est assigné ; souvent il arrive que le Prêtre Jean ne dort pas dans cette tente, mais va se loger dans un monastère ou une église. Dans les tentes, pourtant, on chante, et on fait de la musique comme si le Prêtre Jean y était, mais pas aussi bien, et quand il n’y est pas on s’en aperçoit à d’autres signes plus apparents. »

Ces dernières lignes me semblent dire clairement que, lorsque le négus n’est pas au camp, Bacchus et Vénus ont libre carrière, même au quartier ecclésiastique. L’observation est toujours vraie. Le négus actuel maintient une discipline fort sévère dans sa maison et son état-major, et j’ai été moi-même témoin, au camp du Godjam, d’une correction épouvantable donnée à des serviteurs de sa tente qui, après boire, s’étaient querellés assez haut pour troubler sa méditation. Ce jour-là, par parenthèse, il pleuvait des bastonnades. Je me souviens qu’en me mettant à table j’entendis, derrière la tente impériale ou je mangeais, un bruit régulier rappelant assez celui des tapis qu’on bat pour les épousseter. Je ne sus que plus tard ce que c’était. Les jolies filles attachées à la paneterie n’avaient pas fourni leur pain à l’heure fixée ; c’est pourquoi on les avait couchées à plat ventre, côte à côte, et de rudes gaillards armés de longues baguettes pliantes s’étaient escrimés sur leurs épaules nues, en cadence, comme des batteurs de blé. Pas une n’avait jeté un cri, à peine quelques soupirs !

Les mœurs étaient plus délicates à surveiller. Théodore II ne m’a paru tenir au décorum que dans sa maison même ; encore dirait-il volontiers, comme la jolie veuve du conte :

Sachez que je hais qu’on cause,
Et que je n’aime jamais
Le bruit — si je ne le fais…

Il n’aime guère le scandale chez les autres. Un diplomate européen, qu’il aimait beaucoup, était l’époux morganatique d’une dame de bonne maison de Grondar. Cet agent, obligé de suivre le négus au camp de l’Amjabadra, en 1860, s’était fait accompagner de sa sultane, déguisée en homme. Le negus, informé du fait, l’obligea à la renvoyer ; mais au bout de quelques jours, le diplomate, ne pouvant vivre éloigné de son Haïdée, demanda un congé à Théodore qui le lui accorda de très-mauvaise grâce, comme s’il avait eu un vague pressentiment de ce qui allait arriver. À quelques lieues du camp, il tomba aux mains d’une troupe de bandits qui l’assassinèrent.

Quant au commun des soldats, le négus pense judicieusement qu’un peu de distraction n’est pas inutile pour leur faire oublier les mauvais jours qu’ils traversent ; aussi le camp est-il une véritable abbaye de Thélème. Cela vient principalement du mode vicieux de l’approvisionnement ; chaque soldat, recevant sa ration de farine brute, se voit obligé d’avoir une femme (servante ou femme légitime) pour lui faire sa cuisine. Lefèvre vante avec raison la compagne du soldat abyssin, comme fidélité, résignation, sobriété ; elle suit son guerrier dans les marches les plus pénibles, portant sur le dos sa batterie de cuisine et souvent même un lourd gombo d’hydromel. Parfois, telles de ces femmes accouchent au bord de la route ; dans ces cas-là, c’est le négus qui adopte l’enfant, et je dois ajouter que cette faveur est très-prisée, car plus tard ce terrible parrain ne perd pas de vue ses pupilles.


XXV

Un mot sur le Prêtre Jean d’Abyssinie. — Origine de la musique sacrée.80

Tous ceux qui ont lu Marco-Polo savent assez que le vrai Prêtre Jean du moyen âge est un prince de l’Asie centrale ; mais les Portugais, lors de leurs premiers rapports avec l’Abyssinie, frappés de voir en Afrique un empereur chrétien dont le pouvoir était autant théocratique que civil, donnèrent au négus un nom dont ils avaient perdu la vraie signification. Bruce propose, de son côté, une étymologie qui a une certaine probabilité ; il pense que le mot est dérivé du cri d’appel des plaideurs abyssins : Rete ô djan-hoï (écoutez, ô Majesté), d’où prête-jehan. Ce mot, djan, en effet, peut avoir aidé au quiproquo.

Dans les belles cartes enluminées du moyen âge, on est toujours sûr de voir, à côté du nom d’Abyssinie, un empereur sur son trône, entouré d’une pompe semi-pontificale : c’est le Prêtre Jean. Ces dessins ne sont pas absolument fantaisistes, car on peut les comparer à deux portraits qui ornent l’église de Tawari. L’un, celui qui monte un cheval richement harnaché et caparaçonné, est Fasilidès ; l’autre, Guebra-Maskal, est plus ancien et a une légende originale.

Sous Guebra-Maskal vivait un saint ermite nommé Abba Iared qui, étant un jour dans sa forêt, vit trois oiseaux perchés sur un arbre et chantant mélodieusement. Ces trois oiseaux lui rappelèrent le mystère de la Trinité, et leur nombre lui suggéra l’idée d’inventer une mélodie quelconque en l’honneur du Dieu triple et un. Il inventa la crécelle qui remplace chez les Abyssins notre clochette et qui joue un grand rôle dans leurs offices, et, tout fier de cette trouvaille, il vint exécuter sa musique devant l’empereur Gruebra-Maskal. Celui-ci en fut si extasié, que, dans sa distraction, il planta le bout de sa lance dans le pied nu du saint, et le saint était tellement à son œuvre qu’il ne s’aperçut pas qu’il avait le pied traversé et sanglant. C’est cette origine de la musique en Abyssinie, qui est figurée dans le dessin ingénu dont j’ai parlé plus haut.

Je reviens à ma citation de Sanuto, pour la terminer :

« Quatre lions suivent la cour ; chacun d’eux est maintenu par deux chaînes, en avant et en arrière.

« Le prêtre Jean monte vraiment à cheval avec la couronne en tête, mais entouré de courtines rouges et de longues bannières portées adroitement par les soldats qui l’entourent.

« Au milieu sont six pages : deux tiennent le frein ou caveçon de la mule que monte le seigneur, et la mènent ainsi par la bride ; deux ont la main posée sur son cou, et les deux derniers sur la croupe. En dehors des courtines, en avant du prêtre Jean, sont vingt pages bien vêtus, en bon ordre, et précédés de six chevaux menés chacun par quatre hommes richement parés, dont deux sont à la bride et deux à la croupe. En avant des chevaux, il y à six mules conduites de la même manière ; en avant encore, vingt gentilshommes illustres à cheval ; puis, tout à fait devant, les ambassadeurs s’il y en a. »


XXVI


Le clergé. — Abouna Salama.

L’Église d’Abyssinie a pour chef hiérarchique Yabozma (archevêque suffragant du patriarche d’Alexandrie), chef d’un pouvoir théocratique énorme, garanti par une constitution qui date du treizième siècle. C’est le patriarche alexandrin qui, non content de sacrer l’abouna, le désigne, ou, plus exactement, le fournit au gouvernement abyssin contre un droit de pallium de sept mille talaris. Le côté financier de la transaction ne contribue pas à ajouter au respect officiel dû au prélat. On dit même que la superbe Menène, dont j’ai déjà parlé, dans une boutade d’humeur contre l’abouna actuel, alla jusqu’à dire :

« Il est bien orgueilleux, l’esclave que nous avons payé de notre bourse ! »

Le propos fut rapporté au fier pontife, qui ne resta pas court :

« Oui, c’est vrai, je suis un esclave, mais un esclave de race, puisqu’on me paye quarante mille francs. Ce n’est pas comme la princesse Menène : on peut bien la mener au marché de Voehnè[3], je défie bien d’en faire douze talaris ! »

L’abouna dont je parle, Salama, (Frumence), ne paraît pas avoir plus de quarante-cinq ans. Comme j’apprends par un journal anglais, qui paraît bien informé, que les conseils de Salama ont surtout contribué à me laisser sortir d’Abyssinie, la reconnaissance la plus élémentaire m’oblige à taire, sur le compte dudit Salama, tout le mal que j’en pense.


Prêtre et moine abyssins (voy. p. 356). — Dessin de Émile Bayard d’après M. G. Lejean.

Sa position en face de Théodore est très-singulière : ces deux pouvoirs rivaux, dont l’un règne sur les corps et l’autre sur les âmes, se gênent, se contre-carrent, s’observent. L’autocrate et le pontife se haïssent, se craignent, et se font mille démonstrations amicales dont ni l’un ni l’autre ne sont dupes. L’avantage est encore à celui des deux qui a le plus de courage matériel. Théodore, de temps à autre, met son père spirituel aux arrêts dans une forteresse, on dit même aux fers. Là, l’abouna est servi à genoux par des gens qui lui baisent les pieds, mais qui ne l’en gardent pas moins serré pour cela. L’un de ces deux hommes dévorera l’autre ; j’offre de parier pour le négus.

Salama passe pour dévoué aux intérêts anglais ; du


Ce qu’il en coûte de mal cuire le pain du négus (voy. p. 358). — Dessin de Émile Bayard d’après M. G. Lejean.

temps qu’il habitait le Caire, il suivait les cours de la petite

école protestante de M. Lieder, et le révérend Krapf le désignait comme un jeune prêtre destiné à rendre de grands services à la propagande évangélique ; l’influence du consulat britannique n’a pas été, dit-on, étrangère à sa promotion. Il s’est autrement dessiné depuis. C’est toujours l’histoire de la béquille de Sixte-Quint.

Depuis la malheureuse arrestation de M. Cameron, le Foreign-Office, assez mal conseillé, a invoqué l’intervention de Salama pour faire relâcher son consul. Le lecteur a pu voir, par les lignes qui précèdent, si l’on peut compter sur quelque influence de l’abouna sur le négus. Celui-ci a, depuis longtemps, mis son homme au pas. Ainsi un jour Salama, à bout de patience, avait parlé d’excommunier Théodore ; l’autocrate fit tranquillement enfermer Salama dans une hutte de branches sèches et ordonna d’y mettre le feu, — il était trop pieux pour mettre une main sanglante sur l’oint du Seigneur. L’abouna se hâta de lever l’interdit avant que la torche n’arrivât, et n’a pas recommencé ce jeu périlleux.

En 1856, le patriarche d’Alexandrie, David, chargé d’une mission délicate de Saïd-Pacha pour Théodore, arriva en Abyssinie, hautain et superbe. Reçu intimement par le négus en tête-à-tête, il parla en maître. Théodore répondit par un sarcasme qui mit le prélat hors de lui, si bien qu’il lança l’excommunication majeure contre ce fidèle récalcitrant. Grande fut sa surprise de voir le négus tirer de sa ceinture un pistolet, l’armer, le pointer sur lui et lui dire avec douceur :

« Mon père, donnez-moi votre bénédiction ! »

David tomba à genoux et, de ses deux mains tremblantes, donna la bénédiction si instamment réclamée.


XXVII


Domesticité.

Une conséquence assez naturelle de la vie aristocratique, c’est la domesticité ; aussi, en Abyssinie, on peut affirmer hardiment que les deux cinquièmes de la nation sont aux gages de la classe aisée. Je ne crois pas qu’il y ait un autre pays au monde où la domesticité soit aussi répandue. Un propriétaire abyssin, ayant un revenu équivalent à quatre mille francs de rente dans le midi de la France, n’aura pas moins de huit serviteurs ; j’en avais dix-sept, et mon collègue britannique en avait soixante-dix. Son prédécesseur en avait, m’a-t-on assuré, une centaine.

Le lecteur me demandera ce que je faisais de dix-sept domestiques ? Il va voir que je n’en avais pas un de trop.

D’abord mon intendant, kavas et cuisinier Ahmed, que j’avais amené de Khartoum, comme je l’ai dit ; puis mon asach ou intendant chrétien Samper-Haïlo, qui n’avait absolument rien à faire, mais que j’avais dû prendre parce que mes serviteurs chrétiens ne se souciaient pas d’avoir le musulman Ahmed pour balderabba, ou intermédiaire entre eux et moi.

J’avais huit bêtes de selle et de charge, donc il me falait six muletiers chargés de soigner les bêtes, d’aller couper l’herbe et autres menues besognes. Je sortais tous les jours, il me fallait avoir sous la main un ou deux jeunes gens pour m’accompagner, sans compter un guide, le fameux pseudo-martyr Abba-Mikael dont j’ai parlé. Ajoutez-y un courrier qu’il fallait envoyer sans cesse à Gondar, au camp, à Massaoua même, et vous aurez déjà douze servants, rien que pour le sexe fort.

Je m’étais quelque temps contenté de quatre servantes, dont deux s’occupaient de ma cuisine, les deux autres de celle de mes hommes. Mais, un beau jour, mes quatre jupons se coalisèrent pour me prouver clairement qu’un homme comme il faut devait avoir une fabricante spéciale pour son tedj et sa bière, et pour avoir la paix je leur concédai cette addition. Je devais bien quelque chose à ces oiseaux rares : quatre femmes qui, sept mois durant, ne se sont pas une seule fois querellées, — au moins en ma présence.

Voici comment se fait l’embauchage :

Un serviteur vient s’offrir ; s’il est agréé, les conditions sont vite débattues, car elles varient peu. Le prix courant était, lors de mon séjour, de quatre talaris (21 fr.) par an, logement et nourriture. Sur cette somme, le serviteur doit se vêtir ; aussi je m’étais acquis un renom de haute libéralité, parce que j’habillais mes gens en sus. Quelques menus frais sont à la charge du maître, savoir : le savon pour blanchissage et le kousso pour la purgation mensuelle. Quand au tailleur, il est rarement demandé, chacun, en Abyssinie, étant son propre couturier.

Il va sans dire que le domestique a droit à divers jours de congé, comme les fêtes gardées. Les fêtes obligées sont si nombreuses en Abyssinie, que j’ai entendu quelqu’un dire : « L’année abyssine a quatre cents jours de fêtes. » Durant les jours fériés (bal), les Abyssins jouissent à leur aise du suprême bonheur de s’asseoir hors de leurs maisons par groupes de cinq à dix, et de regarder voler les mouches sans desserrer les dents pendant des heures entières.

Du reste, cela ne leur est pas particulier ; j’ai remarqué cette propension en France et ailleurs parmi les classes les plus acharnées au travail ; vingt fois chacun de nous a entendu des paysans lui dire :

« Si j’avais du bien comme vous, du diable si je travaillerais une heure par semaine ! »

Mais le jour le plus férié, c’est celui du kousso.


XXVIII


Le kousso.

On sait que le kousso est une fleur qui jouit de propriétés fort énergiques à l’endroit du ténia. L’arbre qui porte cette fleur a le port et presque les dimensions d’un de nos hêtres, et rien de plus gracieux que les grappes violet foncé de ces fleurs dans les massifs de feuillage d’un vert doux. Le kousso, qui est extrêmement cher en France (quinze à vingt francs l’once, m’a-t-on dit), ne revient pas, en Abyssinie, à un franc le kilogramme. J’en avais, en novembre 1863, expédié en France une caisse pleine pour les hôpitaux de Paris ; malheureusement elle n’est pas arrivée à destination et paraît s’être égarée dans le trajet de Suez à Alexandrie.

Les Abyssins prennent une décoction de kousso une fois par mois, comme médecine curative pour ceux qui ont le ténia, prophylactique pour ceux qui ne l’ont pas encore eu. Le jour consacré au kousso, le patient s’enferme, car il y a une vague idée d’impureté attachée à tout ce qui se rattache au ténia. Aussi le kousso sert de prétexte à beaucoup de petites impolitesses. Quand un Abyssin voit de loin arriver une visite qui ne lui est pas agréable, il donne le mot d’ordre à ses serviteurs : il prend le kousso. Traduction française : « Monsieur n’y est pas. » C’est la seule consigne, qu’entre égaux, il soit impossible de forcer.

Je possède une chanson de soldats dans laquelle on raille un officier qui, le matin d’une bataille, « dit à sa femme : — Apporte-moi le kousso… »


XXIX


Départ de Gondar. — Arrivée à Dobarek ; descente du Lamamon  ; splendeur du paysage. — Terso l’insurgé ; il me sauve d’une gracieuseté de Théodore.

Je reprends mon récit au point où je l’ai quitté, à la désertion de mes serviteurs.

J’engageai de nouveaux domestiques : quant aux animaux de charge et aux provisions, il n’y fallait pas songer dans une ville sur laquelle pesait depuis plus d’un mois le poids de l’occupation militaire. L’excellent Salmuller me donna une mule : le vieux et aimable Kantiba me fit cadeau de quelques provisions, et s’excusa avec une bonne grâce touchante de n’avoir aucun pouvoir pour m’éviter les désagréments qui m’arrivaient.

Je quittai avec regret les gens de Gafat, avec qui j’avais eu, en somme, des relations amicales : le seul qui me témoigna une véritable émotion fut le brave Bourgaud, qui pleura comme un enfant en nous quittant. Une demi-heure après, nous étions sortis de Gondar et nous avions passé l’Angherab, nous dirigeant sur le Moghetch que nous franchîmes vers les quatre heures du soir sur un pont curieux de facture portugaise. Je ne décrirai pas en détail cette route de Gondar à Adoua, donnée par beaucoup de voyageurs, notamment par Bruce, Lefèvre, Ferret et Galinier, Krapf : elle est, du reste, assez peu variée tant qu’on reste dans les hautes terres, c’est-à-dire jusqu’à Dobarek, que nous atteignîmes en quatre étapes.

Nous bivouaquâmes le premier soir près de Kossoghié, dans une petite plaine baignée par la rivière Arghef qui, à vingt pas de la route, disparaît dans une faille énorme d’un fort bel effet, qui rappelle beaucoup celle de Zaora, près Gafat. La soirée était un peu fraîche, et nous fûmes heureux de trouver là des huttes de branchages élevées par une caravane qui nous avait précédés. Kossoghié est le nom du canton, et tire son nom des kosso ou arbres de kousso qui y abondent.

En quittant ce lieu, je continuai ma route à travers une plaine accidentée et bien cultivée, au fond de laquelle se dessinait un bois de genévriers indiquant une église. C’était Isak-Dever (la colline d’Isaac), Sak-Dever des cartes, fondée vers 1420 par l’empereur Isaac, en mémoire d’une victoire remportée en ce lieu sur les Falachas (juifs insurgés). La notice de Bruce, où je trouve ce fait, est une preuve de la nécessité qu’il y aurait de refaire toute l’histoire ancienne de l’Abyssinie. En effet, pendant que le savant écossais nous affirme qu’il n’y a point d’annales du règne d’Isaac, je trouve, au contraire, Makrizi[4] explicite sur ce règne curieux.

Avant Isaac, l’Abyssinie était fort étrangère au luxe, et les soldats, braves et aguerris, étaient fort mal armés ; ils n’avaient que de courtes javelines. Isaac encouragea les étrangers à venir apporter quelques améliorations à son peuple. Un mamelouk circadien, fabricant de cuirasses, lui construisit des arsenaux pleins de sabres, de cuirasses, de lances. Puis vint un certain Tanbaga, préfet destitué du Saïd, qui apprit aux soldats l’escrime et l’usage des balles de naphte pour l’attaque des places fortes. Enfin un Copte, dont le nom n’a pas été conservé, « habile dans l’art de gouverner, » et surtout, en vrai Copte, dans l’art de thésauriser, devint premier ministre, alter ego d’Isaac, et lui amassa de grandes richesses, « ce qu’on n’avait pas encore vu dans ce royaume mal administré. » Cela veut dire que les anciens négus n’avaient pas de budget, de cour, de représentation, et qu’ils vivaient à cheval comme leur imitateur actuel. Grâce au conseil du Copte, Isaac, le premier, adopta une tiare rouge, un costume splendide, et quand il se montrait à cheval dans les occasions solennelles, il portait à la main une croix abyssine d’hyacinthe rouge d’un éclat extraordinaire.

Vainqueur des rebelles de l’intérieur, il porta la guerre chez les musulmans de la mer Rouge, anéantit leur puissance après des massacres inouïs, et écrivit aux rois des Francs pour les engager à concourir avec lui à la destruction de l’islamisme. C’est pour leur donner un premier gage, qu’il avait écrasé les musulmans ses voisins. Sa mort seule, arrivée en 1429, empêcha cette coalition, qui m’a paru curieuse à noter, puisqu’elle a précédé d’un siècle les relations établies entre le Portugal et l’Abyssinie.

Je reviens à ma narration.

Je rencontrai, près d’Isak-Dever, une caravane de zellan (pasteurs nomades) qui revenaient assez tristes de Gondar où ils avaient été, sur une réquisition du négus, amener un convoi de bétail. Les réquisitions désordonnées et maladroites de Théodore avaient eu le plus fâcheux résultat : tout le bétail qui avait échappé avait été emmené et caché bien loin des routes battues ; aussi cet admirable pays semblait-il un désert. Plus nous avancions, plus nous voyions se confirmer nos craintes à l’endroit de notre approvisionnement, et ces perspectives menaçantes nous rendaient presque insensibles aux beautés variées du paysage. De Baltèt-Ohha (l’eau de la veuve), vaste prairie qui fut notre second bivouac, nos regards plongeaient à travers les profondeurs de la kolla de Tcharvèta, dominée par trois ou quatre églises, jusques aux plateaux dentelés de la petite province de Djani-Voggara, inexactement appelée Djanifankara sur les cartes.

Le lendemain nous passâmes au pied de la colline où s’élève la ville de Tchambelga, domaine particulier de la couronne, et nous traversâmes la place du Marché (gavea), qui était ce qu’est toujours une place de marché abyssin, un terrain nu, semé de grosses pierres qui servent de siéges aux marchands. Presque jamais d’arbres ; le soleil éthiopien est fort tolérable, et l’Abyssin, loin de le craindre, recherche plutôt sa chaleur.

Après avoir passé la magnifique prairie de Chimbera-Zega (la plaine aux lentilles) et admiré les fiers escarpements de la dega de Marava qui restaient sur la droite, j’arrivai de bonne heure à Dokoa, charmante bourgade renomméee par son église, que je me hâtai de visiter.

C’était une église royale, bâtie, dit-on, par hatzé Iasous, dans le bon style de la renaissance portugaise ; le plan général est un rectangle entouré de deux enceintes, l’une intérieure, l’autre extérieure ; à l’église proprement dite adhère le palais, aujourd’hui en ruines. Les Abyssins entretiennent tant bien que mal l’église, placée sous le vocable de Kidana-Meherat ; quant à l’enceinte extérieure, qui est quadritturita, comme on dit on latin, toute sa partie inférieure disparaît dans un fouillis de hautes graminées qui concourent, avec quelques beaux arbres, à donner à l’ensemble cet aspect semi-abandonné si avantageux aux monuments de ce genre.


Tailleur abyssin (voy. p. 362). — Dessin de Émile Bayard d’après M. G. Lejean.

Le lendemain, au moment où je repartais pour Dobarek, on me montra, sur le plateau uni qui s’élevait à ma droite, le village de Dereskié (Dever-Ezghi, le mont du Seigneur ?) où s’est décidé, le 5 février 1855, le sort de l’Abyssinie.

Oubié, roi du Tigré, y était campé avec une forte armée ; son rival, Kassa, que l’armée et le clergé réunis à Gondar venaient d’élever à l’empire, arriva vers le soir, avec une armée fatiguée par une longue marche, en face des lignes tigréennes. L’impétueux Kassa donna l’ordre de charger ; l’armée murmura et hésita ; Kassa parcourut les rangs en les enflamment de ses paroles enthousiastes.

« Que craignez-vous, leur disait-il. Ce vieillard timide et perclus, Oubié, ou ces fusils chargés à poudre et bourrés de haillons ? Marchez au feu avec confiance, et demain, si Dieu le veut, je ne m’appellerai pas Dedjaz Kassa, mais Djan-hoï, Majesté ! »

Les soldats enivrés se jetèrent en avant, emportèrent tous les obstacles. Oubié, qui se battit fort bien, contre son habitude, reçut un coup de lance dans la jambe et fut fait prisonnier ; son vaillant fils, Chetou, resta pour mort sur la place ; l’armée tigréenne fut taillée en pièces. Chetou se traîna comme il put dans une caverne voisine et y mourut sans soins, abandonné.

Le vainqueur, deux jours après, se faisait couronner sous le nom de Théodore II, dans l’église même de Dereskié qu’Oubié s’était fait bâtir sur les plans du docteur Schimper, en vue de son propre couronnement qu’il préparait depuis quinze ans. Dure ironie du sort et qui dut lui être presque aussi amère que la défaite !

Comme je montais le plan incliné au sommet duquel s’élève Dobarek, mon attention fut attirée par un détail sinistre : le sol était semé de crânes blanchis qui roulaient sous les pas de ma mule. Ce n’était pas un champ de bataille, il n’y avait pas d’autres ossements que ces crânes ; c’était évidemment le théâtre de quelque effroyable exécution.

Mes domestiques, qui poussaient ces funèbres débris du bout de leurs pieds nus, prononçaient, parmi des exclamations et des éclats de rire, les noms de Theodoros et de Garet, et cela suffit pour me donner la clef de l’énigme. Trois ans auparavant, Théodore, vainqueur à Tchober de son cousin, le rebelle Garet, avait emmené à Dobarek dix-sept cents des vaincus qui avaient posé les armes sans combat et les avait fait décapiter, en défendant sans doute de donner une sépulture quelconque à ces têtes destinées à blanchir dans la plaine en exemple solennel aux rebelles à venir. Cet acte, qui a été dénoncé et flétri (je crois) en plein Parlement anglais, marque une date sinistre dans l’histoire de Théodore, qui, jusque-là, avait été assez humain. Il semblait dire aux partis rebelles : « Je vous ai


Cascade de Zaora (voy. p. 363). — Dessin de E. Cicéri d’après M. G. Lejean.

gouvernés par la douceur, et je n’ai pu rien obtenir de

vous ; vous avez besoin d’un régime d’extermination, vous l’aurez ! »

À côté de Dobarek est l’église Saint-Georges, dite Faras-Saber (le cheval brisé), nom qui résume une légende que voici : « Un chef superbe et impie avait voulu entrer à cheval dans le sanctuaire de cette église ou des malheureux s’étaient réfugiés, mais le cheval s’était abattu des quatre pieds sur le seuil et s’était tué. Le cavalier s’était sauvé plein de terreur et de respect pour le pouvoir miraculeux de saint Georges. »

Il est aisé de voir dans cette légende une invention monacale destinée à confirmer le peuple dans l’idée de l’inviolabilité des lieux d’asile. Cette idée est un legs du moyen âge, comme presque toutes les institutions de l’Abyssinie actuelle, et il faut bien convenir que, dans l’état présent de cet empire, le droit d’asile y est ce qu’il fut chez nous au temps des croisades, un bienfait signalé. Ce qui amena nos pères à le restreindre et finalement à le supprimer, c’est qu’il avait perdu son caractère politique et qu’il était devenu une sauvegarde d’impunité pour les malandrins de toute espèce. En Abyssinie, il ne protége en général que les victimes des révolutions, et Théodore II, en le supprimant, a peut-être moins songé à faire de bonne administration qu’à rompre un obstacle à ses vengeances impitoyables.

Je passai la nuit à Dobarek, et je commençai, le lendemain, à descendre le Lamalmon.

Le Lamalmon (ce mot signifie verdoyant) n’est pas à proprement parler une montagne. Son versant sud est une belle prairie à peine ondulée : son versant nord est une épouvantable rampe dévalant à pic de plusieurs centaines de mètres, sur les basses terres qu’arrose la Zarima. Un sentier en lacis court le long de cette rampe, où nous nous engageâmes vers les dix heures, et qui serpente à travers bois et rochers ; nous avions à notre droite le flanc perpendiculaire de la montagne, à notre gauche l’abîme. En moins d’une demi-heure, nous atteignîmes une terrasse moyenne, une petite plaine qui me parut avoir six ou sept hectares de surface, vrai paradis dans ce désert, pelouse rayée de frais ruisseaux qui allaient se perdre dans le bois.

Toutes les caravanes font halte dans cette plaine, avant de reprendre la descente vertigineuse. Du rebord de cette terrasse, je regardai au-dessous de moi et vis sur une fine arête de montagne un village imperceptible qu’on me nomma Debbe-Baher (Dippebaha de Bruce) : on ajoutait que nous y passerions la nuit. Je me récriai, en faisant observer que nous y serions dans une demi heure. Je me trompais sincèrement et grossièrement, car je ne tenais pas compte du lacis que j’avais à parcourir et de l’effrayante hauteur à laquelle j’étais encore au-dessus de Debbe-Baher : aussi quand cette distance fut franchie, nous trouvâmes-nous très-heureux de dresser la tente et de camper là jusqu’au lendemain.

Bruce est, de tous les voyageurs, celui qui a le mieux décrit cette rampe du Lamalmon, où les accidents ne sont pas rares. Dans les endroits les plus vertigineux, une sorte de garde-fou composé de quelques bâtons est destiné à garantir les animaux et les piétons (car je défie le meilleur cavalier de descendre le Lamalmon à cheval ou à mule) : mais il suffit d’un faux pas pour lancer dans l’abîme un homme ou une bête de charge. Lors du passage de MM. Combes et Tamisier, une malheureuse servante, chargée d’un lourd bagage, fut victime d’un accident de ce genre. Elle perdit pied dans la descente et disparut à travers les rochers qui l’eurent broyée avant qu’elle n’eut atteint le fond du gouffre.

Les Abyssins prétendent que le nom de Debbe-Baher (baher, mer) est une allusion poétique aux innombrables montagnes qui entourent ce lieu et qui semblent des vagues terrestres solidifiées. Il est certain que ce pays m’était apparu tel la veille au soir, lorsque fantaisie m’avait pris de gravir l’Amba-Ras, un des sommets du Lamalmon, pour avoir une idée de l’ensemble des kollas que j’avais à parcourir les jours suivants. J’avais passé le ruisseau de Dobarek, remonté par une pente tolérable, la hauteur en face, suivi des sentiers à vaches et atteint enfin le sommet désiré. Arrivé là, cette sorte de frisson désagréable qui précède et amène le vertige et semble figer le sang dans les veines, me saisit brusquement, et je fis deux pas en arrière. J’avais en face de moi l’effroyable coupure dont j’ai parlé : à ma gauche, elle était si verticale qu’une chèvre à qui le pied eût manqué sur le bord serait allée tomber, sans toucher terre, dans la province voisine (Kolla Voggara), avec un léger écart de quelques centaines de mètres de chute. Le point que j’avais choisi pour observatoire était moins périlleux : cependant, quand je ferme les yeux et que je me rappelle la scène, le frisson que je viens de noter me passe dans la moëlle des os.

J’avais sous les yeux, comme une belle carte en relief de Bauerkeller, toute la Kolla jusqu’au Takazzé, sur une étendue de trente lieues. Je voyais serpenter les vallées couvertes de forêts et rayonner dans tous les sens les montagnes ou plutôt les sierras, qui vues de cette hauteur, m’apparaissaient comme des chapelets de taupinières. Elles allaient en s’affaiblissant vers le Takazzé, dont je suivais la profonde et large coupure à travers la plaine, et la masse puissante du mont Alogui, dans le Chiré, vaporisée par la distance, semblait dominer l’horizon comme une forteresse des contes de fées, à reflets de saphir et d’opale.

Je plains le voyageur qui traverse un pays de plaines ; rien ne peut compenser les vues enivrantes que procurent ces ascensions de montagnes qu’on peut répéter aussi souvent qu’on le veut.

Je descendis vers la Zarima, talonné par mes hommes, qui se redisaient avec inquiétude : « Terso Gobhesié occupe les basses terres jusqu’à la Zarima : pourvu qu’il ne nous inquiète pas ! »

Terso, surnommé Gobhesié (mon brave), était un de ces chefs insurgés que les dernières folies de Théodore II avaient fait pulluler en Abyssinie. C’était un homme brave comme tous les Abyssins, mais supérieur à ses pareils, d’après diverses choses qu’on me conta de lui. Ainsi il n’admettait parmi ses hommes que les gens qui pouvaient lui montrer leurs mains et leurs pieds déchirés par les épines, c’est-à-dire les désespérés et les proscrits qui avaient vécu des semaines et des mois dans les bois et qui étaient préparés d’avance à la rude existence de partisans insurgés.

Contrairement à l’habitude du négus, il laissait passer sans les molester les caravanes et les voyageurs inoffensifs. « Il est possible, disait-il, que Dieu nous ôte la victoire pour la donner au Kuaranya (sobriquet de Théodore II dans la bouche des mécontents) : si cela arrive et que nous périssions, laissons au moins derrière nous un nom sans tache. »

Comme je ne savais pas alors cette particularité, je me hâtai de mettre la Zarima entre Terso et moi et de filer à grandes journées sur Maëni, ou je devais passer le Takazzé. Or, pendant que je fuyais Terso, ce galant homme me sauvait sans le savoir d’un danger dont mes lecteurs vont être à même d’apprécier la gravité.

J’ai dit que le négus m’avait expulsé dans un moment d’humeur, et j’ai ajouté qu’il n’avait contre moi aucune antipathie personnelle. De ces deux impressions diverses il résulta ceci : c’est que deux ou trois jours après mon départ il donna ordre de courir après moi et de me ramener à Gondar. L’officier qui fut chargé de cette commission arriva à Dobarek après mon départ, et mit en réquisition le chef de cette station, qui monta à cheval avec ses hommes et descendit sur la Zarima, la passa et alla jusqu’à l’Enso. Là il eut avis d’un mouvement en avant de Gobhesié, craignit de se voir couper la retraite et retourna en toute hâte à Dobarek. L’officier repartit pour Gondar, n’osa pas avouer que Gobhesié avait effrayé la force armée et se borna à dire que j’avais trop d’avance et qu’il n’avait pu me rejoindre. Théodore montra un violent dépit et proféra ces paroles qui m’ont été textuellement rapportées :

« Quel malheur ! Voilà un homme qui est parti sans avoir su si je lui étais ami ou ennemi !

Sire ! vous vous trompez : je suis parfaitement édifié. Je ne doute pas que je ne sois « votre fils » comme il y a deux ans : mais puis-je ajouter, sans vous offenser, que j’aime mieux jouir de votre faveur à Paris qu’à Gondar ?


XXX


Tchober. — Drame sanglant.

Ma première station après la Zarima fut Tchober, combe située dans un cirque de montagnes. C’est un lieu néfaste dans l’histoire contemporaine d’Abyssinie : c’est là qu’à la fin de 1860 Théodore vainquit et tua deux de ses proches parents dans un combat qui ne fut guère qu’un duel. Voici l’histoire.

Deux frères, cousins germains de Théodore et nommés Garet, s’étaient révoltés dans l’espoir égoïste, et assez naturel sans doute, d’arriver à ce rang suprême auquel ils se croyaient autant de droits que lui. Un soldat de Garet aîné tua au commencement de 1860 le consul britannique, M. Plowden. Le négus réclame le meurtrier : Garet, tout en témoignant son regret de ce qui était arrivé, refuse par point d’honneur de livrer un de ses hommes. Théodore marcha contre le rebelle, qui recula jusqu’à Tchober : puis arrivé là Garet s’arrêta et demanda du secours à Tésama, frère du prétendant. Negousié, qui, on ne sait pourquoi, peut-être par jalousie contre Garet, qui passait pour un des brillants paladins d’Abyssinie, eut la fatale idée de refuser. Garet résolut de risquer une sorte de duel où sa bravoure personnelle lui assurait certaines chances meilleures : et ayant reconnu (à l’aide d’une excellente lunette qui avait appartenu à Plowden) le négus, qui s’approchait suivi d’un groupe d’officiers, il jeta violemment à terre la lunette qui se brisa, fit le geste d’un homme qui va jouer son va-tout, et suivi lui-même de son frère et de quelques amis, il se lança au galop contre Théodore : arrivé à demi-portée, il épaula rapidement son fusil, visa le négus et tira. Théodore s’effaça et en fut quitte pour une légère blessure à l’épaule.

En ce moment le likamankuas Bell, voyant son maître en danger, fit quelques pas pour le couvrir, ajusta Garet et le renversa roide mort d’une balle au front : mais à l’instant même, il tombait le flanc traversé d’un coup de lance. Un autre coup, porté par le frère de Garet, lui perça l’œil et l’acheva. Théodore tira à son tour, et tua le jeune Garet. Ce duel rapide et sanglant fut toute la bataille. Les gens de Garet consternés posèrent les armes, et le négus les emmena prisonniers à Dobarek. J’ai dit plus haut ce qu’il en fit.


XXXI


Oaldubba. — Nouvelle population. — Le Takazzé. — Entrée dans le Tigré. — Arrivée à Axum.

En passant la Zarima, j’entrais en terre d’église, c’est-à-dire, dans les domaines de la puissante abbaye de Oaldubba, la plus riche de l’Abyssinie, et renommée par deux choses qui sembleraient devoir s’exclure : les fortes études qu’on y fait et la corruption de ses moines. Leur réputation est telle dans toute l’Abyssinie, qu’elle a donné lieu à un proverbe : Oaldubba it : traduction libre : Que le diable vous emporte !

En revanche, les gens qui tiennent à faire de leurs fils des lettrés de premier ordre les mènent à Oaldubba : on y enterre aussi, je ne sais pourquoi, les gens à qui l’on veut assurer une sépulture agréable au Ciel. Cela tient sans doute à la sainteté du premier fondateur du monastère. C’est ainsi qu’on y porta le corps du fils préféré d’Oubié, Dedjaz Lemma, sur lequel sa sœur composa un chant funèbre très-admiré en Abyssinie, et dont j’ai pu recueillir quelques strophes.

« Son pain était large et son plat était profond : — ce n’est pas moi seule qui suis dans le deuil, mais tous ceux qui mangeaient à sa table.

« Ne le portez pas à Oaldubba, pour l’amour de la Trinité : — cela ne s’est jamais vu qu’un gamé (paladin) devienne moine.

« Dedjaz Lemma était savant : — aujourd’hui par l’intercession du Christ, il va voir le Père.

« Je suis une femme sans protecteur : où devrai-je habiter, maintenant que mon frère Lemma est monté aux cieux ? »

Près de Oaldubba, j’entendis des jeunes filles chanter dans une langue qui m’était inconnue, et que je trouvai plus rude et plus gutturale que l’amhara. On me dit que j’entrais en pays de race et de langue tigréennes, et ces chants seuls eussent dû suffire à me le montrer. Autant les Amhara sont graves, taciturnes, voire un peu gourmés, autant les Tigréens sont gais, démonstratifs, et « bons enfants. » De grands enfants en effet : très-braves, mais de peu cervelle, ils n’ont presque jamais su se gouverner eux-mêmes et ont été, dans ces derniers temps, deux fois conquis par les Amhara, sous Oubié et sous Théodore II.

Dans la guerre civile de 1856 à 1860, la France inclinait du côté des Tigréens, l’Angleterre favorisait les Amhara. On pourrait dire, sans paradoxe, que ces sympathies répondaient à des similitudes de caractère national.


Fleur composée. — Dessin de Faguet d’après l’herbier de M. Lejean.

Trois jours après je descendais au bord du Takazzé, que je trouvai en pleine décroissance (quatre pieds de profondeur moyenne) roulant une eau sombre entre deux rives couvertes de forêts épaisses en partie inondées lors des crues et qui ont tous les miasmes redoutables de la forêt vierge d’Amérique. Aide par les villageois d’Addi Dembessa, nous passâmes la rivière à gué, et mes hommes y entrèrent sans nulle inquiétude, ce qui me fait un peu douter des belles histoires de crocodiles qui courent sur ce beau fleuve. M. Schimper m’a même parlé d’un homme poursuivi par un crocodile jusqu’au plateau qui surplombe le fleuve d’une lieue de distance et de deux mille pieds de hauteur. Je le croirais plus volontiers s’il m’avait juré l’avoir vu.

Au sommet du plateau dont nous mîmes plus de cinq heures à escalader la rampe, j’arrivai à Dega ou plutôt Idaga chaha, où coule la rivière Maï Islamaï, témoin d’une lutte sanglante où périt il y a trente-cinq ans la liberté du Tigré. Sobogadis, roi des Tigréens, y fut battu par une coalition de chefs de l’Amhara et de mercenaires galla, et massacré de sang-froid après la bataille. Il se passa là un fait étrange : Hagous, fils de Sobogadis, tua d’un coup de fusil le porte-parasol du ras Maro, chef de l’armée coalisée, et d’un second coup, le ras lui-même. Cet accident pouvait compromettre gravement le sort de la bataille : tout fut sauvé par la présence d’esprit d’un officier qui, voyant le ras chanceler, sauta en croupe de son cheval, prit le cadavre à bras-le-corps et le maintint dans cette position aux yeux de l’armée abusée, en le masquant à l’aide du large parasol.

On chante encore dans le Tigre un chant funèbre très-émouvant sur cette fatale journée :

« Hélas ! Sobogadis, la colonne des pauvres, — Est mort à Idaga, — noyé dans son sang. — Les gens d’Idaga s’en trouveront-ils mieux — De manger d’un blé engraissé de ce sang ! — Pour la moitié d’un pain, pour une coupe de tedj — Il est tombé à Idaga, le champion de la foi. »

Le pays où j’entrais était la vaste et riche province du Chiré, qui me parut populeuse, fertile, mais un peu déboisée. Du temps de Bruce, elle avait pour capitale une grande ville que le célèbre voyageur appelle Siré, et dont il ne reste plus de trace. J’ai même cru quelque temps qu’elle n’avait jamais existé, mais ce qu’en dit Bruce, a un tel caractère de précision qu’il me répugne de croire qu’il l’ait absolument inventée.

La contrée entière était une vaste plaine qui se développait entre le Mareb et le Takazzé, et qui s’effondrait de temps en temps en cavités énormes qui recueillaient les eaux de la plaine et les versaient à ces deux fleuves. Je longeai quelques unes de ces cavités, celles d’Irmi, de Goumalo et autres, pittoresques et terribles. Je traversai successivement les villages d’Anana-Amba, Maï, Cheverni, Addi Ghedad, Beles, Seleklaga, Ouokro, et je descendis dans une belle prairie marécageuse, sur la gauche de laquelle s’élevaient de grands pics aux formes bizarres. Au bout de la prairie, je trouvai Axum, l’ancienne capitale des négus et la ville sacrée de l’Abyssinie.

G. Lejean.

(La suite à la prochaine livraison.)



  1. Suite. — Voy. t. XII, p. 221, 225, 241 et 257.
  2. Séance du 30 juin 1865.
  3. Marché où l’on vend des mules de bas prix.
  4. Histoire des rois musulmans de l’Abyssinie, édit. Rinck, Leyde, 1790, 36 pag.