Sixième livraison
Le Tour du mondeVolume 15 (p. 369-385).
Sixième livraison

Charafi (voy. p. 375). — Dessin de E. Cicéri d’après un croquis de M. Lejean.


VOYAGE EN ABYSSINIE,


PAR M. GUILLAUME LEJEAN[1].


1862-1863. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


XXXII


Axum. — Traditions. — Les obélisques. — Excentricités de Bruce.

Axum (en abyssin, Akĕsĕmĕ) a été trop souvent décrit par les voyageurs pour qu’il convienne d’ennuyer mes lecteurs de savantes dissertations sur son église et surtout ses obélisques. Je ne donnerai ici, strictement, que mes impressions personnelles.

Mon premier soin fut de monter sur la colline qui, du sud-est, domine la ville, afin d’en saisir le panorama, ce qui me fut très-facile. Je vis une agglomération d’enclos remplis d’habitations et de jardins, comme les faubourgs d’une cité valaque ; chacun de ces enclos formait une sorte de bourgade ou de section de la ville ; au milieu, avec son église portugaise, s’épanouissait le Ghedem ou lieu d’asile, le plus respecté de l’Abyssinie. Au nord du Ghedem, un vaste terrain vague semé des fameux obélisques ; plus loin, la ville finissait et le pli de terrain devenait une passe étroite entre les montagnes. En face de moi, sur la montagne qui domine la cité à l’ouest, l’emplacement de l’ancienne église de la Vierge, basilique vénérée des négus abyssins, incendiée il y a plus de trois siècles par le féroce Mohammed-Gragne. Enfin, au midi, s’étendait la vaste et verdoyante plaine d’Hatzabo, unie comme une plage et bornée à l’horizon par de belles collines où des bouquets de futaies indiquaient la place de nombreuses églises.

Une tradition qui ne manque pas de poésie et qui semble un souvenir affaibli d’une révolution géologique, explique ainsi l’origine d’Axum :

« Tout le pays était jadis recouvert par les eaux. Un jour, le Christ parcourant la terre, s’y arrêta, et, chagrin de voir un lieu où aucun temple n’apparaissait pour glorifier son nom, il fit sortir des eaux une montagne au lieu même où il s’était arrêté, et laissa en partant l’empreinte de son pied sur le rocher. On y bâtit en souvenir du miracle, l’église de Iesghin, aujourd’hui détruite (c’était justement le point que j’avais choisi pour observatoire). Puis, peu à peu, les eaux se retirèrent, et on fonda Axum au fond de la plaine. »

Entre la montagne et le Ghedem court une sorte de mur naturel formé par une longue, mince et dure arête de roc que maint observateur superficiel a prise pour un mur bâti de main d’homme. Bruce, lui, ne se contente pas d’être superficiel ; il est allé ici jusqu’au mensonge le plus net et le plus osé. Le passage est trop curieux pour ne pas être cité en entier :

« De distance en distance on voit, dans cette muraille, des piédestaux solides sur lesquels beaucoup de marques indiquent qu’ils servirent à porter les statues colossales de Sirius, l’aboyant Anubis ou la canicule. Il y a encore en place cent trente-trois de ces piédestaux… mais il n’y reste que deux figures de chiens qui, quoique très-mutilées, montrent aisément qu’elles sont sculptées dans le goût égyptien. Elles sont de granit, mais il paraît cependant qu’il y en a eu quelques autres de métal. Axum était la capitale de la province de Siris ou de Siré. Ainsi on voit les rapports que cette ville pouvait avoir avec la constellation du chien…

« Il y a aussi des piédestaux sur lesquels ont été placées des figures de sphinx… Dans l’intérieur (du ghedem) sont des piliers, lesquels paraissent d’ouvrage égyptien. Sur ces piliers étaient autrefois de petits emblèmes de la canicule, probablement de métal. »

Voilà, certes, une description bien circonstanciée ; faut-il ajouter que ces détails, surtout ceux qui sont soulignés, sont nés d’un rêve hardi du grand Écossais ? Ils n’existent pas aujourd’hui, et il est bien reconnu qu’ils n’ont pu exister il y a un siècle ; dès lors, comment qualifier une imposture pareille, aussi bien que l’invention d’une inscription de Ptolémée Évergète ?

Cette sotte histoire du culte du chien chez les Abyssins, affirmée avec aplomb par Bruce, avalée par des centaines de pédants, a fait le tour du monde. De braves gens qui ont nié la moitié de ses voyages, n’ont pas songé à douter de l’histoire de Sirius ; et comment en douter ? Au rapport de Pline, les Éthiopiens appelaient le Nil Siris (Siris… nominatus per aliquot millia) et Siris est évidemment le Takazzé ; une province voisine se nomme Siré (lisez Chiré) ; concluez, et on a conclu !

Mon plan levé, je m’empressai d’aller visiter les obélisques, qui m’étonnèrent par leur masse et leur excellent état de conservation. On trouve dans Lefèvre un beau dessin de la grande aiguille, celle qui porte les singulières et inexplicables figures que tout le monde connaît.

Le brave Poncet, qui n’y a vu que des serrures, s’étonne à bon droit de trouver de pareils dessins dans un pays où l’on ne sait plus ce que c’est qu’une serrure. Je ne propose rien, et me borne à constater une impression générale dont il est difficile de se défendre en voyant toutes ces masses, les unes debout, les autres couchées par terre et achevées, les autres ébauchées, et à deux cents pas au flanc de la montagne, les carrières d’où elles sont sorties et qui semblent ouvertes d’il y a vingt ans, tant ce ferme et beau granit résiste à toute action de l’air.

Tout cela ressemble bien à une ville bâtie sur un signe de quelque autocrate et interrompue par une grande catastrophe, une invasion peut-être.

Pendent opera interrupta, minæque
Ingentes.

C’est, du reste, l’observation que m’avait faite avant ma visite à Axum, le docteur Schimper, bon juge en fait de choses d’Abyssinie.


XXXIII


L’église d’Axum. — Un filleul de Théodore.

Après avoir dûment étudié les obélisques, je me dirigeai vers l’église, qui se détache fort gracieusement des massifs d’arbres qui l’entourent. Je n’y vis de bien intéressant que le sanctum sanctorum où l’on conserve le tabot, l’arche sainte que les Abyssins croient fermement être la même que Salomon donna à son fils Menilek quand celui-ci vint faire souche en Éthiopie. On arrive au parvis en descendant quelques degrés d’un aspect assez monumental, mais tout modernes, bien que Bruce ait commis l’inconcevable erreur d’y voir les degrés d’un temple antique contemporain des obélisques et du culte du chien.

Je voulus copier une inscription ghez fort connue, encastrée dans le mur de l’église, à l’extérieur : elle n’a qu’une seule ligne et se rapporte au roi axoumite Basèn, contemporain de Jésus-Christ. Mais je n’eus pas plutôt pris mon crayon, que des clameurs alarmées des prêtres et des sacristains qui suivaient ma piste me firent comprendre que le zèle épigraphique n’est pas compris de ce monde-là. Je serrai mon calepin en maugréant, et, pour me consoler de ma déconvenue, je m’en allai trouver le vieux bibliothécaire de l’église, abba Kalemsis (le père Apocalypse), celui-la même dont Lefèvre parle assez peu avantageusement dans son voyage.

Selon Lefèvre, Kalemsis aurait essayé de le rançonner pour lui montrer deux inscriptions inédites trouvées à Axoum, l’une en ghez, l’autre en caractères inconnus, hiéroglyphiques. Je ne sais ce qu’il peut y avoir de vrai dans l’accusation ; je sais seulement que le vieux prêtre fut charmant d’obligeance pour moi, et me permit, sans me demander un centime, de copier ce qu’il me plairait de ces belles inscriptions. Celle qui est en ghez est connue, et naturellement je choisis l’autre, la mystérieuse. Lefèvre, qui convient ne pas l’avoir vue, a eu le tort de dire qu’elle est hiéroglyphique ; elle est en belle et très-belle écriture hymyarite, et fort lisible. Malheureusement les ouvriers qui l’ont mise au jour ont rogné un ou deux pouces du bord de gauche de la pierre, ce qui ne contribue pas à la rendre aisée à interpréter.

N’ayant pas de papier à estampages, je dus me borner à une copie fidèle que j’ai comparée avec les inscriptions déjà existantes et qui m’a fourni quelques variantes, probablement des enjolivements lapidaires, car je ne me flatte pas d’avoir trouvé un seul caractère nouveau.

Kalemsis, qui du reste me reçut fort courtoisement et m’invita à partager son frugal ordinaire, me dit que le consul anglais lui avait offert cinq talaris pour cette belle pierre. Il y a si peu d’inscriptions en Abyssinie, que ce serait presque un acte de vandalisme de les disperser dans les musées d’Europe ; je conçois qu’on le fasse pour des antiquités de la Turquie ou de la Tunisie, ne serait-ce que pour les garder des dégradations que tolèrent des gouvernements ignorants ou barbares ; mais les inscriptions d’Axoum sont gardées avec un soin pieux par les indigènes, qui en apprécient très-bien l’intérêt historique, et on peut, sous ce rapport, s’en reposer sur eux.

En sortant de là je retournai sous l’énorme daro au pied duquel j’avais établi mon bivouac. Je trouvai mon compagnon en conversation avec un homme d’environ quarante-cinq ans, de fort bonne mine, un peu gros, comme le sont généralement les notabilités de l’Église et de la finance abyssines. Mon homme n’était pas vêtu en homme d’Église ; c’était donc un grand neggadé, et la conjecture tombait juste : c’était bacha Egziabher, chef des douanes du Tigré. Il m’invita courtoisement à passer chez lui le temps que je comptais consacrer à Axoum, et j’allai m’installer dans sa maison près de la place des Obélisques.

Egziabher était un musulman que l’ambition avait mené à une abjuration très-profitable, car il avait eu pour parrain, au baptême, le négus lui-même qui l’honorait d’une faveur particulière. Il était, du reste, le seul de sa famille à avoir abjuré ; les autres membres, principalement les femmes, vivaient dans une pratique sévère de l’islamisme, mais il ne me parut pas que la bonne intelligence en souffrît. Egziabher semblait si peu embarrassé de sa nouvelle situation, qu’il essaya de plaisanter mon kavas Ahmed sur sa ponctualité à observer les rites de sa foi musulmane. Ahmed répliquait avec une convenance que mon hôte, lui, oubliait un peu, car ses sarcasmes de nouveau converti faisaient coup double, et devaient blesser ceux des siens qui étaient là et qui avaient eu moins de malléabilité que lui.


Phlomis leonurus (voy. p. 375). — Dessin de Faguet d’après l’herbier de M. Lejean.

Nous causâmes discrètement de l’Europe, et de l’ambassade que le négus se préparait à envoyer en France et en Angleterre. Egziabher était l’un des deux ambassadeurs désignés d’avance par le bruit public et les confidences de Théodore. Je cherchai inutilement à savoir qui serait l’autre ; sans doute quelque grand personnage d’épée, destiné à doubler Egziabher, lequel devait être évidemment le diplomate de la mission. Théodore ne pouvait mieux tomber. À part sa capacité personnelle, et sa finesse et son expérience, le bacha représentait fort bien, et eût eu dans le meilleur monde, à Paris, un succès de bon aloi qui a manqué aux magots que nous ont envoyés depuis quelques années le Japon et l’Indo-Chine. Il n’eût tenu qu’au jeune envoyé de Négousié à Rome, en 1858, d’avoir un autre genre de succès dans les salons, si j’en juge par le portrait que m’a fait de lui une dame romaine et romanesque (deux choses qui ne s’excluent pas).


XXXIV


Adoua. — Une Aspasie tigréenne. — L’arbre aux pendus. — Fremona. — Départ. — Plaine de Hamedo. — Mort de M. Dillon. — Dévouements héroïques. — Le Mareb. — L’arbre de Koudo-Felassi.

Quatre heures et demie de marche nous menèrent d’Axum à Adoua, capitale politique du Tigré. C’est une ville bâtie à l’arabe, sur le flanc d’un petit coteau qui va finir au ruisseau Assam, au delà duquel s’élève la masse abrupte, colossale et isolée du Chelloda. La rareté des bois et la friabilité du sol blanchâtre et poudreux, donnent aux environs d’Adoua un air nu et aride qui, heureusement, n’empêche pas ce sol d’être fort productif.

J’avais forcé la marche pour arriver en plein marché et acheter les provisions nécessaires, car mes sobres et courageux serviteurs mouraient de faim. Les tentes furent dressées à quatre cents pas de la ville, et les hommes envoyés au marché ; mais, que ce fût maladresse ou malchance, à six heures du soir ils n’avaient pas une poignée de grain. Je pris un parti désespéré, et j’envoyai présenter mes civilités à oizoro (madame) Warkète.

Qu’était-ce que Mme Warkéte à Adoua ? — Mon Dieu, ne fronçons pas les sourcils. Warkète était une femme du meilleur monde, fille d’un ex-gouverneur de province, veuve à seize ans d’un colonel (je ne sais s’il est bien mort) ; elle se serait appelée Aspasie sous Périclès, ou Mlle de Lenclos sous Louis XIV. Du reste elle avait conservé d’excellentes relations, ne manquait pas un enterrement, et quand elle donnait à dîner, comme elle avait une cuisine excellente, pas un prêtre d’Adoua ne manquait à sa table, car elle était fort pieuse et se levait souvent à une heure du matin pour réciter avec son confesseur les litanies de la Vierge. Je prie le lecteur de croire que je n’invente pas : je parle de ceci comme témoin.

Pour en revenir à mon message, il fit merveille. En moins d’une heure, je voyais arriver à mon campement deux soubrettes fort piquantes, ployant sous le poids d’une corbeille à pain et d’un gombo de tedj ; plus, une invitation de regarder la maison Warkète comme nôtre. L’invitation n’avait rien d’indiscret. La belle dame ayant eu des malheurs à la suite de l’insurrection du Tigré (elle avait vu depuis 1861 ses nobles protecteurs exécutés, emprisonnés, ou en fuite), avait dû, pour nouer les deux bouts de l’an, faire ce qu’ont fait en pareil cas des comtesses parisiennes : tenir une table d’hôte et un hôtel plus ou moins garni. Je profitai de l’hôtel, mais je fis table à part.


Village d’Aéroe, près Gafat. — Dessin de Cicéri d’après un croquis de M. Lejean.

Nous étions tous tellement épuisés que pour nous refaire et trouver des provisions et des porteurs, quinze jours furent nécessaires. Ce temps passa avec une rapidité affligeante. De nombreuses excursions aux environs d’Adoua m’aidèrent à ne pas le trouver trop triste. Des domestiques embauchés à Gondar ne voulurent pas aller plus loin : il fallut les remplacer ; nous en serions malaisément sortis sans l’obligeance et le savoir-faire de Warkète, qui, ayant des amis et des parents un peu partout, nous aplanit une foule de difficultés. C’était ce qu’on appelle « une maîtresse femme, » et, ce qui n’est pas rare chez ces dames, une personne obligeante et prompte à rendre service.

Une dernière anecdote sur mon hôtesse.

Quand Théodore entra à Adoua en 1860, elle se trouva malgré son éclectisme de jolie femme, trop compromise pour ne pas être un peu inquiète. En pareille circonstance, l’histoire nous apprend que plus d’une dame s’est parée et parfumée pour aller saluer le vainqueur. VVarkète, qui a de l’expérience, prit le négus par tout autre chose : elle confectionna de ses belles mains une douzaine de petits gâteaux qu’elle alla toute tremblante déposer aux pieds de Théodore II. Celui-ci en mangea, sourit et pardonna.

Avant de quitter Adoua, j’avais fait plusieurs excursions au Chelloda, et sans pouvoir atteindre ce sommet sourcilleux, j’avais rempli mon but secondaire, celui de faire de très-agréables excursions. Pour cela, je traversai l’Assam et je gagnai le faubourg Saint-Michel, en passant sous un superbe daro (ficus daro), voisin de l’église, aux branches basses duquel pendaient une demi-douzaine d’engins singuliers. Un homme familiarisé avec nos pèlerinages eût pu y voir un assortiment de béquilles votives, attestant la guérison de leurs porteurs ; mais j’appris que c’était tout à fait le contraire.

Cet arbre était le Montfaucon ou le Tyburn d’Adoua, et ces engins étaient les fourches patibulaires qui avaient servi aux patients. C’étaient les voleurs de grands chemins qui achalandaient ce géant végétal.

Je ne sais trop ce qui m’empêcha d’aller visiter à Mai Goaga les ruines de Fremona, l’ancien séminaire des Jésuites expulsés d’Abyssinie il y a deux siècles. Bruce, qui l’a vu et décrit, prétend que de son temps les murs avaient encore 27 pieds de haut ; que c’était un quadrilatère flanqué de tours, divisé en trois parties, dont une était une forteresse avec meurtrières, couronnant une hauteur escarpée et formidable. Bruce, qui avait une haine violente, exagérée contre les Jésuites portugais (qui, nul ne peut le nier, ont été le fléau de l’Abyssinie), insinue que ce prétendu séminaire était destiné à devenir une citadelle et un centre d’intrigues religieuses et de guerres civiles. Cela est parfaitement possible, et l’appel que firent les Jésuites expulsés au vice-roi des Indes rend la conjecture vraisemblable ; mais la véracité de Bruce est sujette à caution. Il se moque du P. Lobo qui traduit Mai Goaga par l’eau qui bruit, et veut que cela se traduise : l’eau des chouettes ; malheureusement pour lui, c’est le P. Lobo qui a raison.


Chute d’eau du Reb, près Charafit. — Dessin de E. Cicéri d’après un croquis de M. Lejean.

On m’a dit qu’aujourd’hui les ruines informes de Fremona sont un objet de terreur pour les paysans du canton, qui prétendent que c’est la demeure des esprits, des démons et des revenants. Il n’est pas malaisé de voir là une ruse du clergé (très-puissant et très-nombreux dans ce canton qui est le domaine privé de l’Abouna) pour rendre la mémoire des Jésuites proscrits odieuse et répugnante à l’esprit des fidèles.

Quant au palais du fameux Michel Zaoul ou Ras Mikhaël, ce prince du Tigré qui fut il y a un siècle le créateur de l’importance politique d’Adoua, c’est aujourd’hui une affreuse ruine qui domine la ville. Les décombres du palais du tyran semblent regarder obliquement, par-dessus la plaine où babillent gaiement trois frais et limpides ruisseaux, le spectre écroulé de Fremona, officine d’une autre tyrannie :

Et ces deux grands débris se consolent entre eux.

Quand je passai à Adoua, je trouvai la ville en grande fermentation par suite d’une complication qui mérite d’être exposée ici tout au long, comme exemple du régime politique auquel Théodore II a été appelé à mettre fin.

Trois ans auparavant, la révolte de Négousié, soutenu par la majorité des grands vassaux du Tigré, mettait le pays en feu, et les campagnes étaient pleines de chefta ou partisans acharnés à vivre aux dépens du paysan et du marchand paisible. L’un des plus réussis était un certain Goldja, qui avait fait la guerre du Choa sous les ordres de Théodore II, mais qui, mécontent de l’exiguïté du fief qu’il avait eu du négus, avait passé à Négousié et en avait reçu la vice-royauté de tout le Bas-Tigré. Or il advint qu’un chef rebelle du Haramat se réfugia dans l’enceinte de Saint-Michel d’Adoua, lieu d’asile fort vénéré. Goldja voulait l’y faire arrêter, mais il en fut détourné par les supplications des debteras du lieu et se borna à les rendre responsables de la personne du fugitif. Les debteras, au mépris de leur parole, ayant fait évader le proscrit, Goldja les fit arrêter, mettre aux fers et exposer quelques heures au soleil, supplice ridicule et douloureux qui exaspéra ces lettrés et leur fit résoudre la perte du gouverneur. Celui-ci fut averti qu’il se tramait quelque chose entre les debteras et certains chefs ennemis, comme Ghebra Ezgh de Haramat, Enghedda d’Axum et autres : mais il répétait invariablement le mot qui perd les plus forts : Qui oserait ? Une nuit il fut attaqué par les conjurés à la tête des paysans Théodoristes, au pied du mont Chelloda, se battit fort bravement, fut accablé par le nombre et égorgé. Au moment même où il succombait, arrivait son fils Kassa Goldja, très-brave guerrier qui était parti pour une expédition dans l’Adderbati et dont l’absence avait offert aux conjurés l’occasion cherchée ; il dut céder le terrain, mais non sans avoir vengé son père par la mort d’un des meurtriers.

Tant que le négus resta au Tigré, Kassa Goldja fit prudemment le mort : mais en 1862 il reparut plus fier que jamais, suivi d’une bande de coupeurs de route, et déclara vendetta aux gens d’Adoua qui avaient occis son père. Dans les idées de la noblesse abyssinienne, il faisait là une chose non-seulement légitime, mais encore parfaitement louable. Les bourgeois d’Adoua ne purent plus sortir de leur banlieue sans être exposés à être détroussés et massacrés. Il y a dans Froissart une histoire absolument semblable à propos de gentilshommes flamands qui avaient vendetta contre la ville de Gand. Goldja eut l’audace de venir un beau jour attaquer Adoua même, ce qui obligea les bons bourgeois à marcher pro aris et focis, car il n’y avait pas de troupes régulières dans la province pour les défendre. Du reste, pour des bizets ils s’en tirèrent fort bien. Kassa Goldja fut battu et laissa quarante-quatre morts sur le terrain : mais les Adouans en perdirent seize, parmis lesquels l’orfévre Kokeb et Beurrou Coffin, l’un des vingt-deux enfants du fameux aventurier anglais Coffin, nom familier à tous ceux qui ont lu des voyages en Abyssinie.

Kokeb était le plus riche bourgeois d’Adoua : sa maison dominait d’une façon pittoresque la berge escarpée de l’Assam, en face du sentier en corniche par où j’entrais en ville. Nous avons à Paris un spécimen fort honorable du talent de Kokeb comme orfévre de la couronne d’Abyssinie ; c’est une selle offerte par Négousié en 1859 à l’empereur Napoléon. Cette selle est toute une histoire.

Théodore, à peine sur le trône, avait songé à entrer en relations amicales avec la France, et à nous envoyer une ambassade. Comme dans les usages d’Orient les politesses diplomatiques doivent être accompagnées de présents dignes de celui qui reçoit l’ambassade, le négus commanda à Kokeb qui était à la fois son orfévre et son banquier (double attribution que comprenait souvent chez nous au moyen âge le titre d’argentier de la couronne) de lui faire une selle rehaussée de ces ornements merveilleux où se complaît le goût patient de l’art oriental. Le travail prit du temps : d’ailleurs l’Abyssin n’est jamais bien pressé. En 1859, comme la selle allait être livrée, il prit fantaisie au prétendant Négousié d’envoyer une ambassade en France ; et comme il n’avait rien de prêt à offrir, il jeta son dévolu sur la selle impériale, la fit enlever de force et l’expédia en France. C’était à la rigueur le droit de la guerre, il était en guerre déclarée avec Théodore ; mais il eût au moins dû payer la selle, et quand Kokeb et son associé vinrent lui présenter leur note, il leur dit avec la froide et dure ironie des Abyssins : « C’est l’usurpateur qui vous a fait travailler : adressez-vous à lui. »

Théodore n’a jamais digéré l’histoire de la selle. À partir de ce jour, il fit changer par décret le nom du prétendant, dedjaz Négousié (le duc Négousié) en lebha Négousié (Négousié le voleur), et tout Abyssin qui aujourd’hui prononcerait le nom du malheureux vaincu de 1861 sans y accoler ce titre de lebha aurait des démêlés avec la police correctionnelle.

Ce Négousié qui n’était ni un aigle ni un méchant homme, a été populaire chez nous il y a cinq ans, et quand il est mort, une douzaine de grands journaux ont imprimé qu’il avait été écorché vif, qu’il était mort victime de son dévouement à la France, etc. Cela tenait à un système de correspondances parfaitement organisé, et la popularité qui s’attacha à Négousié pendant sa courte existence politique eut pour résultat de le rendre le point de mire de tous les aventuriers français en quête de fortune rapide dans un pays nouveau : sans préjudice de ceux qui voulurent tirer à vue sur sa vanité, tout en ne bougeant de Paris. De ce nombre fut le directeur d’un de ces Instituts nationaux composés de trois personnes et qui font appel aux génies méconnus de province. Celui-ci envoya à Négousié un splendide diplôme de grand maître où il était appelé « Nikas Tégousir, régénérateur de l’Abyssinie, l’un des bienfaiteurs de l’humanité. » La lettre d’envoi, surtout, était un chef-d’œuvre de flagornerie plus ou moins convaincue. Négousié exécuté, les deux pièces tombèrent aux mains de Théodore, et deux ans plus tard elles m’ont été données. Je me suis empressé, en voyant le mauvais effet produit par ce diplôme sur le négus, d’expliquer que cet institut n’était pas celui qui siége au bout du pont des Arts.

Quand Négousié, en fuite devant Théodore, descendit au désert de la Mazaga, il emmena de force un groupe de Français qui étaient venus lui faire des offres de services, et qui voyant les choses mal tourner, songeaient à passer chez le Négus. Prisonniers, et un peu battus, ils oublièrent leurs malheurs et leurs fatigues en chantant une chanson bête et féroce dont Nadaud ou Dupont ne seraient pas jaloux. En voici quelques rimes :

Bienheureux Agau Négousié,
Si tu es pris au trébuchet
On te coupera le sifflet…

Ce joli couplet fut, comme on sait, une prophétie.

Le 29 octobre, je sortais joyeusement d’Adoua, avec une troupe grossie de cinq porteurs que j’avais loués au prix incroyable d’un talari et demi par tête (8 francs), jusqu’à Massaoua. Avant midi, j’avais franchi la ligne de faîte entre le bassin du Mareb et celui du Takazzé, et le soir je campais à Daro-Teklit, d’où le lendemain je descendais par de pittoresques et abominables sentiers dans la plaine de Hamedo.

Cette plaine, à sous-sol de granit, riche, à végétation vigoureuse, paradis du botaniste, formait un cirque rectangulaire fermé à la gorge par les collines d’Aderbuti, au pied desquelles nous carnpâmes sur une jolie rivière appelée Mehvan. C’est près de là que le pauvre docteur Dillon, l’ami de Lefèvre, était venu braver le terrible climat des kollas après les pluies, malgré les observations de ses domestiques épouvantés. « Vous êtes des poltrons, leur avait dit le vaillant et imprudent Français ; en avant ! » Les Abyssins s’étaient consultés, et s’étaient dit : « Cet étranger va à une mort certaine, et nous aussi si nous le suivons. Mais il y aurait opprobre à abandonner celui dont nous avons mangé le pain dans les jours de loisir ; donc, à la grâce de Dieu ! »


Paysan d’Entitcho (Tigré). — Dessin de Émile Bayard d’après M. Lejean.

Cinq jours après, Dillon était mort, et cinq de ses domestiques avec lui. Je pourrais citer bien des faits de ce genre. Ai-je donc tort d’appeler ce peuple abyssin une noble race ?

Ce qu’on peut encore moins nier, c’est qu’ils ne soient une fort belle race d’hommes.

Je donne ici au hasard à l’appui de mon opinion un portrait de paysan tigréen d’Entitcho, près Adoua. Et il y a pourtant de bonnes gens qui appellent les Abyssins « moricauds. »

Après Hamedo, je traversai pendant deux heures une plaine pierreuse au bout de laquelle je rencontrai le Mareb. À mon grand étonnement je trouvai un large ruisseau très-limpide, qui n’avait pas un pied de profondeur, et qui courait entre deux berges ombragées, comme entre deux haies vives. Un peu plus loin, un bras desséché de la rivière, que je traversai, porte le nom de Ouelda Mareb (le fils du Mareb).

À la plaine succédèrent les montagnes disloquées ou s’élève Goundet, puis une nouvelle plaine, que l’on traverse de biais ayant devant soi une énorme muraille, qui semble à pic, et qu’on finit cependant par escalader grâce à un sentier à chèvres. Au sommet, on se repose un instant ; c’est la dega qui recommence, on en a fini avec les kollas et les dangers de fièvre. On est dans la province de Seraoué.

Au lecteur qui n’est pas suffisamment familiarisé avec ces noms de Kolla et de Dega, je dois quelques explications générales. En Abyssinie, la différence des hautes terres (dega) et des basses terres (kolla) est fort tranchée, bien qu’il y ait parfois des étages intermédiaires, que leur nom même (voïna dega) rattache plutôt à la première classe. La dega est un plateau accidenté : J’en donne (voy. p. 369 et 373) deux spécimens bien tranchés, la dega de Charafit, dans le Beghemder, qui représente la classe des paysages sévères, et celle d’où tombe la cascade (fafatié) du Reb, à une heure et demie environ de Charafit ; elle appartient à la classe des paysages à idylles. J’ai déjà figuré, dans le Tour du Monde de janvier 1864 la même fafatié à l’époque des basses eaux : le lecteur curieux peut comparer les deux vues, toutes deux fort véridiques.

La kolla est le plus souvent, du moins dans l’intérieur de l’Abyssinie, une plaine, un bassin entouré de degas ; elle peut avoir plus de deux mille mètres d’altitude, comme la cuvette dont le lac Tana occupe le centre : on voit que le mot de basses terres a une signification très-relative. Parfois ce n’est qu’une étroite vallée, comme la kolla de Makar, près Gafat, entourée de si belles masses de basalte : parfois même une gorge très-resserrée, impraticable, comme celle où tombe le Davezout, que j’ai cité dans la première partie de cette causerie. Les deux caractères les plus marqués de la kolla sont : chaleur étouffante en été, et végétation plantureuse et désordonnée. C’est dans la kolla que j’ai recueilli mes plus jolies fleurs, la methonica que j’ai donnée plus haut, le phlomis leonurus que je donne aujourd’hui (voy. p. 371). La palme en ce genre m’a paru appartenir comme richesse à la kolla Voehnè dont j’ai déjà parlé longuement. Ce qui du reste n’empêche pas la dega d’avoir aussi ses prodigalités de végétation, témoin le croquis des environs de l’église d’Héroé, près Debra Tabor, où j’ai plus d’une fois promené mes rêveries et mon farniente (voy. p. 372).

Au-dessus de la dega, dans les montagnes qui dépassent trois mille deux cents mètres, la végétation plus rare a un caractère plus tranché. C’est ainsi que sur le mont Gouna j’ai pu admirer l’étrange djibera (dracæna) au tronc recouvert d’un filet à mailles en losange qui s’enlève assez facilement. À chaque losange répond une sorte de nœud fort saillant qui en occupe le centre.

Je ferme cette digression et je reviens à Goundet.

Trois étapes mènent de là à Dobaroa, par Addi Ohala, Toravni, Koudo-Felassi. On laisse pendant ces trois jours, sur la gauche, une série de montagnes peu élevées volcaniques, qui ont servi de position défensive à Négousié lors de sa malheureuse campagne de 1860. Koudo-Felassi est un gros village et un marché important ; j’y ai vu un daro aussi gros qu’un baobab, et qui pouvait abriter sous son immense ramure la plus nombreuse caravane.

Makrizi a eu peut-être en vue ce beau daro quand il a écrit que l’Abyssinie produit « des arbres qui abritent aisément deux cents cavaliers de leur ombre. » Un traducteur allemand, Warnerius, a interprété ce passage : « Des arbres qui projettent leur ombre sur deux cents lieues de pays. » Les hâbleries de certains écrivains arabes sont si connues, que les savants n’ont pas été trop surpris de cette ânerie, qui leur a servi de cheval de bataille pour déclarer Makrizi un ignorant et un faiseur de contes bleus. Puisqu’il n’y a pas une pénalité légale contre les traducteurs infidèles, j’adjure (si jamais je dois être traduit en une langue de l’avenir), j’adjure, dis-je, le membre de l’Institut qui me traduira en l’an 3000 de ne pas me faire dire — à propos de mon paletot fendu par un lion — que c’est moi qui ai été fendu en deux. Je sais bien qu’il y aurait là la matière d’un mémoire sur l’étonnante vitalité des voyageurs français en 1863. Mais les honnêtes gens qui ne seraient pas de l’Institut se diraient plus vraisemblablement que je suis un affreux hâbleur, — et je tiens a l’estime de tout le monde.


Sommet du Gouna. — Dessin de E. Cicéri d’après M. Lejean.


XXXIV


Dobaroa. — Un eldorado de chasseurs.

Dobaroa, ou je logeai le cinquième jour après mon départ d’Adoua, était un gros village ou je remarquai, au lieu des habitations rondes qui sont générales en Abyssinie, des habitations troglodytiques, c’est-à-dire des carrés longs avec toits en terrasse, adossés à des monticules qui sont souvent factices, ou du moins en ont l’air. Dans le Hamazene, le Zenadeglé, etc., on ne connaît pas d’autre manière de construire. Du reste, la bourgade était bien déchue depuis le seizième siècle, où elle était la capitale des Baharnagasch (rois de la mer, gouverneurs des provinces maritimes).

Je conseille au voyageur qui voudra comparer le passé et le présent, de lire, en passant à Dobaroa, la description suivante qu’en fait Alvarez :

« L’assiette de Barua (Dobaroa) est sur un rocher fort haut, à côté duquel passe un fleuve, et sur icelui sont fabriquées toutes les maisons du Roi, fort bien édifiées : retenant la montre d’une forteresse. Le fleuve est abondant en poisson, et se trouvent là des oies sauvages, et canards marins en grande quantité : avec force sauvagine de toutes sortes : comme sont vaches sauvages et lièvres sans nombre : tellement qu’il ne se passait pas matin que nous n’en tuassions vingt ou trente sans aide de chiens, ains au filet seulement. Finalement il s’y trouve de toutes espèces d’oiseaux, qui se peuvent penser, ou désirer : et beaucoup de ceux qui nous sont connus : mêmement des papegeais, et grande quantité d’autres desquels nous n’avons nulle connaissance. On y trouve semblablement des oiseaux de proie, comme aigles, faucons, autours, éperviers, émerillons, cresserelles, et de toute autre espèce, qu’il est possible de nommer. Les montagnes sont pleines de cerfs, chevreuils, sangliers, tessons, loups-cerviers, tigres, chamois, lions, renards, loups, et de plusieurs autres sortes de bêtes sauvages. Et s’émerveillant aucun, comme il pourrait être possible, qu’en tel pays se pût trouver si grande abondance de fères, tant de gibier, et un fleuve si fort abondant en poisson (étant le pays tant peuplé), pour éclaircir le doute qui le tiendrait suspens, je dis, qu’il ne se trouve personne, qui chasse, ou pêche, ni qui tienne aucun engin propice à cet effet : à cause que les habitans ne font compte de telles viandes. Par quoi


Chute du Davezout (voy. p 375). — Dessin de E. Cicéri d’après un croquis de M. Lejean.

ce serait chose très-facile, à qui se délecterait de prendre

tels animaux, de les mettre aux abois, et en tuer tant qu’on voudrait, à cause que le pays n’est pas battu, et ne se trouve personne qui leur donne la chasse : et ne sont les fères (à ce que j’ai entendu dire) aucunement molestés, ni nuisibles : combien que les habitans ne s’en tiennent pas fort assurés. Et advint une fois en un lieu, qui s’appelle Camarva, distant de Barua par l’espace d’un mille, qu’un lion se transporta par cas d’aventure à la porte d’une étable de vaches, où il trouva un homme dormant, avec un sien petit-fils, lequel (sans être aperçu de personne et sans offenser l’enfant aucunement) il étrangla, puis lui mangea le nez et ouvrit l’estomac, qui donna grand épouvantement aux gens du pays, craignant que ce lion étant ainsi encharné sur les hommes ne fît grand mal. Toutefois, ainsi qu’il a plu au Seigneur, on n’a depuis ouï dire qu’il en soit advenu aucun inconvénient. Cependant, nous prenions le plaisir de la chasse, fort près de ce lieu, sans jamais rencontrer aucun lion : mais bien des panthères, et tigres, qui ne nous faisaient aucun déplaisir, ni nous à eux.


Fusilier abyssin (voy. p. 354). — Dessin de Émile Bayard d’après M. Lejean.

« Les habitans de Barua, et leurs circonvoisins ont coutume de se ranger. dix, douze et quinze ensemble dans une cour muraillée et bien fermée, laquelle n’a qu’une entrée, et là enferment les vaches, desquelles ils tirent le beurre, et le lait, avec l’autre menu bestial, comme brebis, ânes et mulets. Et avec ce qu’ils tiennent toujours la porte serrée toute la nuit, ils font encore des feux à la porte, tenant des gens pour faire la garde, de peur que leur bestial ne soit surpris et dévoré par les bêtes sauvages qui côtoient de loin leurs habitations ; tellement que si on ne tenait cet ordre, ils ne sauraient garder une bête que tout ne fût dévoré : et sont ceux-ci de Barua avec leurs voisins, qui vont labourer les terres et semer le millet sur la montagne du monastère de la Vision, trois mois avant l’hiver général : ce qu’ils font pour deux raisons, dont la première est pour ce qu’ils se trouvent prochains de la mer, par où passent tous les vivres, qu’on transporte à la Mecque, au Tor, à Ziden, et par toute l’Arabie et les Indes. Dont ceux-ci, ayant beaucoup de sortes de semences et grains, tâchent à trouver lieu pour en avoir délivrance. La seconde cause est que l’année apporte deux hivers en ce pays, qui sont divisés par temps, avec ce que les blés ne peuvent croître, sinon à force d’eau. Par quoi les habitants de Barua laissent leur terroir, pour aller semer les millets à la montagne de la Vision, là où est l’hiver pour lors, qui dure tout le mois de février, mars et avril : régnant ce même temps en une terre au domaine de Barnagas, qui se nomme Lama, loin de la montagne de la Vision, environ huit journées.

« Il y a deux églises en ce lieu de Barua, fort grandes, et riches, près l’une de l’autre, dans lesquelles sont entretenus plusieurs prêtres, et en l’une desquelles (qui s’appelle Saint-Michel) demeurent les hommes ; et l’autre, qui prend son nom des deux apôtres, est habitée par les femmes. Et, dit-on, que celle où demeurent les prêtres, fut érigée par un grand seigneur, qui était pour lors Barnagas, lequel ordonna que nulle femme n’y entrerait, sinon celle des Barnagas avec une chambrière : et ce lors seulement quand elles se voudraient communier. Ce que toutefois sa femme refusa, ne voulant être plus autorisée en ces matières-là que les autres de son sexe, qui demeurent à la porte dans le circuit, qui est devant l’église, là ou elles reçoivent leur sacrement avec les gens laïcs, devant la porte de l’église des Apôtres. »

Poncet, qui vient un siècle et demi après Alvarez, décrit ainsi la même ville :

« Dnvarna (sic) est divisé en deux villes, la haute et la basse : les mahométans occupent la basse. Tout ce qui vient en Éthiopie par la mer Rouge passe par Duvarna. Cette ville, qui a environ deux lieues de circuit, est comme le bureau et le magasin général des marchandises des Indes. Toutes les maisons sont bâties de pierres carrées, elles ont des terrasses au lieu de toits.

« La rivière de Meraba (Mareb), qui passe au pied de cette ville, se jette dans le Tekessel (Takazzé) ; elle est peu large mais fort rapide, et on ne la peut passer sans danger. »

On a vu plusieurs fois en quelle estime je tiens le savant et modeste Poncet, mais ici ma confiance en sa véracité est mise à une rude épreuve. Je ne sais comment expliquer ce périmètre de deux lieues qu’il donne à Dobaroa : Gondar même n’en eut jamais la moitié.

Quant aux renseignements d’Alvarez, ils sont d’une vérité à laquelle je ne puis assez rendre témoignage. Cependant, je dirai que son rocher fort haut n’est qu’un faible monticule : sur ce qu’il dit de l’abondance du gros et du menu gibier, je ferai chorus, en faisant toutefois observer que le pays dont la nudité est aujourd’hui frappante n’était pas sans doute aussi déboisé au temps d’Alvarez, et nourrissait un bien plus grand nombre de bêtes fauves.


Gamé (brave à trois poils) (voy. p. 356). — Dessin de Émile Bayard d’après M. Lejean.

Je partis le lendemain matin, et à dix minutes de la bourgade je passai un torrent qui porte le même nom qu’elle et qui s’est creusé un lit assez profond dans les terres rouges et friables. On la confond souvent (comme l’a fait Poncet) avec le Mareb, qu’elle va rejoindre un peu plus bas, et que je ne passai que vers les dix heures, non loin de sa source, dans un pli de terrain sauvage et pittoresque. Ce n’était qu’un mince filet d’eau claire, mais il suffit de voir les ondulations du terrain pour comprendre qu’à la saison des pluies il doit rassembler une certaine masse d’eau et devenir le fleuve dangereux dont parle le voyageur que j’ai cité.

De là jusqu’à Asmara je fis une étape et demie à travers un pays fertile, assez populeux, mais nu et laid : richesse et vulgarité, en matière de sol, vont souvent ensemble : témoin notre Beauce, ou la moitié de la Belgique. Ce n’est pas dire, d’ailleurs, qu’en fait de paysage, la vulgarité et la pauvreté ne puissent marcher d’accord : j’en ai tout récemment vu l’association la plus fraternelle dans le pays le plus surfait du monde, le très-haut, très-faux, très-gueux et très-orgueilleux pays de Perse.


XXXVI


Asmara. — Le bahar-nagach Engoraddi. — Un mot sur Trazega. — Je quitte le Tigré et je descends vers le Vamhar. — Beauté du désert. — Le Bizan.

Asmara est situé sur le rebord même du plateau tigréen, et par conséquent sur l’extrême limite de l’empire. C’est la résidence actuelle du Bahar-nagach (roi de la mer), titre fort pompeux accolé aux modestes fonctions d’une sorte de choum ou petit chef, qui relève lui-même de Haïlou, prince de Hamazène. Le bahar-nagach actuel est un certain Engoraddi, qui, dès que je fus installé, vint me voir et me fit apporter fort gracieusement un mouton gras, présent d’autant plus appréciable que nos gens mouraient de faim. Il eut le tact de ne me rien demander en échange, mais me fit comprendre que je le rendrais fort heureux si je pouvais lui laisser quelques capsules. Je n’en avais pas, mais je lui promis de lui en envoyer de Massaoua, et cette promesse que j’ai remplie huit jours plus tard, a dû le rendre bien heureux. J’ai gardé un bon souvenir de ce gentleman aux manières dignes, ouvertes et cordiales.

Engoraddi, à part ses bonnes dispositions naturelles, avait un motif particulier pour se montrer agréable envers moi. Il avait eu, plusieurs années auparavant, un démêlé assez grave avec un Italien nommé R…, dans des circonstances curieuses et qui peignent assez le pays.


Dracæna (voy. p. 376). — Dessin de Faguet.

R… était un commerçant qui avait obtenu de l’amitié d’Oubié la concession d’une grande partie d’Asmara en fief, et il s’y était fait bâtir une maison dont les ruines existent encore. Non content de cette seigneurie, il avait envahi des terres appartenant à Engoraddi, et avait brutalement refusé toute satisfaction aux réclamations très-modérées de ce gentilhomme influent. Fort de la faveur d’Oubié, il pensait pouvoir braver éternellement l’hostilité des indigènes, et il le put en effet jusqu’au jour où l’étoile de son protecteur pâlit devant celle de Théodore. Il dut alors se rendre un compte plus vrai de la situation, réunit à la hâte ses ressources et prit la route de Massaoua, cédant le terrain à Engoraddi, qui avait pris parti pour le négus.

À quelques heures d’Asmara, il fut assailli par deux cents Chohos qui pillèrent ses effets et l’assassinèrent à moitié, malgré la résistance héroïque de la belle madame R…, qui, armée d’un pistolet, blessa un ou deux assaillants. R…, emmené prisonnier à Asmara, ne fut relâché qu’en promettant de n’exercer aucun recours contre ses spoliateurs. En me faisant des avances, Engoraddi tenait à me prouver que sa conduite envers R… était une vendetta privée et nullement une hostilité de parti pris contre les Européens. Les détails postérieurs que j’ai eus sur cette affaire m’ont d’ailleurs convaincu que toute la provocation avait été du côté de l’Italien.

Asmara n’est pas et n’a jamais été le chef-lieu de la province, qui s’appelle Hamazène ou Hamacen ; dans M. Livio Sanuto et la plupart des anciens auteurs, elle est appelée Einacen. La capitale ancienne était Dobaroa ; aujourd’hui c’est Tsazega (Sahazagao de Ferret et Galinier), jolie bourgade admirablement située et que son prince actuel, Dedjaz-Haïlou, l’un des favoris de Théodore II, a agrandie et dotée d’un marché important.

Le commerce des chevaux et des mules enrichit Tsazega et toute la province ; les maquignons du Taka et du Barka y affluent, les uns par la plaine de Ghegher, près de Zad-Amba ; les autres par la route plus longue, mais un peu plus facile, de Keren (voy. mon Voyage en Nubie, liv. 268-271).

Le lendemain matin nous partîmes de bonne heure, et dix minutes après avoir quitté Asmara nous arrivions au bord de la rampe dont j’ai parlé et où nous quittions le pays haut, plat, dénudé, pour le fouillis de montagnes et de vallées boisées qui devaient nous mener à Massaoua. Rien n’égale le soulagement que nous éprouvâmes en nous engageant sur ces pentes rapides et en voyant disparaître l’épée de Damoclès qui pendait sur nos têtes depuis un mois sous la forme d’un contre-ordre possible du maître capricieux de Gondar.

Nous avions encore à voyager deux jours dans


Mort de M. Bell (voy. p. 367). — Dessin de Émile Bayard d’après les documents fournis par M. Lejean.

les États du négus, ou plutôt dans les forêts parcourues

par les Chohos, tributaires de l’empire abyssin ; mais nous savions que les cavaliers abyssins ne s’aventurent presque jamais en armes dans ces forêts, où il est si facile à des fugitifs de se cacher ou même de se défendre contre des escadrons entiers.

Cette Kabylie était pour nous la terre du salut, et cette pensée ajoutait encore, à nos yeux, au charme très-réel que lui donnaient les arêtes brusquement coupées de ses sierras, ses forêts épaisses, ses jolis ruisseaux fuyant parmi les roches et les magnifiques éclaircies qui perçaient à travers ses anfractuosités. Une heure après Asmara, nous passâmes un petit col et nous descendîmes dans un vallon dont le fond était occupé par un torrent desséché, c’est-à-dire par un ruban de sable blanc que nous suivîmes toute la journée.

Je marchais à pied, autant pour soulager ma mule que pour mon propre agrément. J’étais à quatre cents mètres en avant de la petite caravane, quand je rencontrai un jeune berger choho qui parlait arabe, et avec qui je liai conversation. C’était un très-beau garçon qui avait les traits réguliers et caucasiques d’un Abyssin, mais il s’en distinguait par le vêtement ; il portait, au lieu de la chama, la tunique blanche à bordure bleue et rouge de Massaoua, un produit anglais. Il me demanda des nouvelles du père ; je crus comprendre que, bien que musulman, il désignait ainsi Mgr Masaya, qui était arrivé quelques jours auparavant à Massaoua, mais par une autre route. Interrogé sur le nom du lieu où je me trouvais, il me nomma ce vallon Guenda, et le massif de montagnes que je laissais à ma droite, Bidjen. Il ajouta qu’il y avait, à quelques heures plus loin, une eau courante appelée Sabargouma.

Je n’eus pas de peine à reconnaître dans Bidjen la fameuse montagne de Bizan, que surmonte un des monastères les plus célèbres de l’Abyssinie. Fondé au quatorzième siècle, dans un pays qui était alors entièrement abyssin, il était dans toute sa splendeur au temps des Portugais, et toutes leurs relations le signalent sous le nom de monastère de la Vision. Ne l’ayant pas vu, je ne puis certifier si la description qu’en fait Alvarez est exacte ; mais ce que je puis garantir, c’est que Bruce lui-même a peint bien moins fidèlement que l’illustre Portugais le magnifique et âpre territoire qui s’étend de l’Hamazène à la mer Rouge, et que je traversais le 2 novembre 1863, par une route plus septentrionale de quelques lieues que celle d’Alvarez.

« Tout le contour de ces Rochers est emplanté de bois, dont les plus grans et toufus sont Oliviers sauuages entre plusieurs herbes : la plus fréquente desquelles en ces parties là est Basilic. Tous lés autres arbres nous étoyent inconneus, et sans fruit. En aucunes valees et combes de ce monastère prouiennent Oranges, Limons, Citrons ; Péches avec belles treilles de raisins, et figues de toutes sortes, tant de l’espèce de Portugal, que dés Indes. Il y a semblablement des Chous, Choriandes, Echalottes et Myrtes : avec plusieurs autres sortes d’herbes odoriferantes, et medicinales : mais le tout mal en ordre, pour-autant, que lés habitans ne sont pas gens industrieus : et sont produis cés fruis sans main mettre, comme si c’étoyent choses sauuages : dont on peut presumer, que le terroir produirait beaucoup mieus ce qu’on y planteroit ou semeroit, s’il étoit cultivé…

« Ils sont ordinairement en ce monastère cent moynes : la plus grande partie déquels est de grand aage, étant secs, comme bois : et sén y trouue peu de jeunes, mais ils font nourrir beaucoup d’enfans de huit ans en sus : entre léquels en y a beaucoup d’aveugles, et estropiez, le monastère est ceint de murailles tour autour, ne donnant entrée que par deux portes, léqueles demeurent continuellement serrées…

« Ces religieux icy et ceus dés autres monastères, à eus sujez auroyent fort bien la commodité de planter arbres, cultiuer jardins, et s’employer à beaucoup d’autres exercices : toutefois ils n’en font rien, combien que le terroir soit bon et propice à produire toute chose, selon qu’on peut juger par ce qu’on y voit de sauuage et désert. Mais ils ne s’adonnent à autre chose qu’à cultiver les terres, où ils sèment du millet : et à tenir des abeilles, n’étant pas plus tot nuit serree, qu’ils se retirent et serrent dans leurs maisons de peur des bêtes crueles et sauuages, qui repairent en ce païs. Ceus qui demeurent à la garde du millet, se branchent sur dés arbres, dans de petis cabinez qu’ils y batissent, le plus haut de terre qu’ils peuuent, pour y reposer la nuit. Et autour de ce monastère, parmi les vallées de ces montagnes, y a de grands troupeaux de vaches, que gardent les Maures Arabes, qui vont en troupe, jusques au nombre de quarante et cinquante avec leurs femmes et leurs enfans, sous la conduite d’un capitaine qui est Chrétien, et auquel ils prêtent obéissance : pour autant que les Vaches qu’ils gardent, appartiennent aux Gentils-hommes Chrétiens du pays du Barnagas, et ne rapportent ces Maures autre gain de leur labeur, sinon le beurre, et lait que rendent icelles vaches, dont ils se maintiennent avec leurs femmes et enfans : nous trouvant auprès d’eux quelquefois logés, ils nous venoient demander si nous voulions acheter des Vaches, lesquelles ils nous laissoient à bon prix, avec ce qu’ils nous mettoient au choix. Et pour autant qu’on les a en estime des plus grands et subtils larrons, qu’il est possible de trouver, et favorisés des seigneurs, à qui appartient ce bestial, on ne s’oseroit hazarder de passer entr’eux sinon en grosses caravanes. Le revenu de ce monastère de la Vision est merveilleusement grand, comme je l’ai vu et en ai été acertené : car la montagne, sur laquelle il est assis, contient l’espace de trente milles de pays, là ou se sèment des Orges, millets, Seigles et tafes (tef) en grande quantité. Et de toutes ces choses, ceux qui cultivent le cerrain, en payent les droits à ce monastère, voire jusqu’aux pâtis des bêtes lui rendent tribut. Dans les vallées de ces montagnes sont situés plusieurs bons villages, dont la plus grande partie répond à ce monastère, loin duquel, une journée, ou deux, l’on vient à trouver une infinité de lieux et places, qui sont du ressort d’icelui, et les nomment Gultus (goutt) du Monastère, c’est-à-dire lieux francs et privilégiés. Nous trouvant une fois Dom Rodrigue, et moi de compagnie, ainsi que nous allions à la Cour, après avoir fait de chemin environ cinq ou six journées loin de ce monastère, nous arrivâmes en une Congrégation, qui s’appelle Zama : là où nous séjournâmes le Samedi et Dimanche, en un petit lieu, où pouvait avoir environ vingt maisons : et nous fut dit, y étant arrivés, que le lieu dépendait du monastère de la Vision, sous la juridiction duquel se trouvaient encore cent autres places, qui toutes nous furent montrées : et nous dirent les habitans, que chacune d’ocelles payoit un Cheval de trois en trois ans : qui sont trente trois chevaux par an. Mais pour en être mieux acertené, je m’en voulus enquérir à l’Alicasin du Monastère, qui reçoit le revenu d’icelui et administre justice, lequel me repondit celà être véritable. A quoi repliquant, je lui demandai, par quelle occasion le Monastère se faisoit rendre tant de chevaux, vu que les Religieux ne s’en servoient aucunement. Ils ne donnent pas des chevaux (dit-il), mais la valeur, car en lieu d’iceux ils rendent des Vaches, à savoir cinq pour cheval : disant, que ce tribut avoit été exigé du temps des Rois, lesquels donèrent le monastère de ces juridictions ; mais les habitans du pays s’accordèrent après avec les Religieux, de leur donner tant de Vaches, pour les chevaux : outre lesquels ils étoient encore chargés de plusieurs Tributs et subsides qu’ils payoient en blé à ce Monastère, les dépendances duquel s’étendent plus de quinze journées dans le Royaume de Tigre ma hom : tenant si grand pays qu’il seroit suffisant pour en faire un Duché. Et toutes ces terres s’appellent Adetyeste, qui sont tributaires de soixante chevaux, et d’une infinité de tributs. Plus de mille Religieux s’y transportent ordinairement : pour autant qu’il y a plusieurs Églises, et entre ces beaux Pères s’en trouvent d’aucuns, lesquels sont de bonne nature, vénérables et dévots : les autres sont vicieux, mal complexionnés et d’une vie fort désordonnée.

« Le jour suivant, nous retournâmes traverser une autre montagne fort haute et demesurément sauuage : si qu’elle nous étoit quasi inaccessible, tant à pied qu’à cheval : où nous trouvâmes une grande quantité d’animaux, d’espèce diversifiée avec une infinité de Singes par escadrons, lesquels ne se voyoient généralement par tout le pourpris d’icelle sinon en quelques ruines, ou grandes cavernes : n’allant à moins de deux ou trois cents par troupes, et font leur résidence, où ils trouvent la terre pleine sur icelles ruines, ou creux : ne trouvant pierres qu’ils ne remuent, ou trou auquel ils ne fouillent et mettent le nez, cavant la terre, de sorte qu’elle semble avoir été labourée. Ils sont de grande corpulence, pelus sur le devant comme Lions, et de la hauteur de moutons. Après avoir traversé cette montagne nous allâmes loger en un lieu au pied d’icelle, que l’on nomme Calotte : lequel peut être distant du Monastère d’où nous partîmes, par l’espace XVI a XVIII milles ; puis passâmes un fleuve d’eau courante et bonne et claire auprès de ce lieu : où nous fûmes visiter un fort honorable vieillard, Gentilhomme et Capitaine de cette place, qui nous reçut avec un bon visage, et grandes caresses, et nous traita fort humainement et bien, avec des poulailles apprêtées au beurre et Vin de Miel, en abondance. Puis nous envoya présenter une grosse et grasse Vache, où nous étions logés. Le jour d’après nous allâmes célébrer Messe en l’Église de ce lieu, laquelle s’appelle St-Michel, qui est fort pauvre, tant en revenu, comme en ornements : et en icelle demeurent trois prêtres mariés, avec trois autres appelés Iagonares, c’est à dire de l’évangile : et ce par nécessité, car ils ne sauroient célébrer la Messe à moins de cinq ou six personnes. Je vis depuis ce vieillard Capitaine au monastère de la Vision, où il s’étoit rendu Moine, ayant quitté sa seigneurie et revenu à ses enfans, qui étoient bien nées et morigénées personnes. Je le vis (dis-je) à la porte, au dehors, sans qu’il voulust entrer dans le monastère : et là recevoit le Sacrement, et se communioit avec les novices : puis l’office accompli, se rendoit toujours avec le Provincial, auquel il tenoit honorable compagnie. Nous délogeâmes le Dimanche sur le tard : pour ce qu’il plut ainsi aux gens du pays qui nous servoient de guides : et de là commençâmes à cheminer par terres pleines semées, et labourées à la mode portugaloise étant les bois, qui se trouvoient parmi ces sombres, et terres semées, d’Oliviers sauvages fort beaux, sans autres arbres : et là nous arrêtâmes pour reposer la nuit, près d’un fleuve courant, entre de très beaux et bons villages. »

Poncet, qui ne pouvait se dispenser d’aller voir le Bizan, a sur ce lieu une page que je ne puis m’empêcher de reproduire dans sa naïveté. Je veux parler de la naïveté du fond, car, pour la forme, celle d’Alvarez est bien autrement naïve et colorée :

« On m’avait assuré que du côté de l’Épître, on voyait en l’air sans aucun appui ni soutien une baguette d’or longue de quatre pieds, ronde et aussi grosse qu’un gros bâton. Ce prodige me parut si merveilleux que j’eus peur que mes yeux ne m’eussent trompé et qu’il n’y eût quelque supercherie que je ne découvrais pas ; ainsi je priai l’Abbé de vouloir bien me permettre d’examiner de plus près s’il n’y avait point quelque appui qu’on ne vît pas ; pour m’en assurer d’une manière à n’en pouvoir douter, je passai un bâton par dessus et par dessous et de tous les côtés et je trouvai que cette baguette était véritablement en l’air ; ce qui me causa un étonnement dont je ne puis revenir, ne voyant aucune cause naturelle d’un effet si prodigieux. Les Religieux m’en rapportèrent l’histoire de la manière que je vais la rapporter :

« Il y a environ 336 ans, me dirent-ils, qu’un solitaire nommé Abona Philippos ou Père Philippe se retira dans ce désert : il ne se nourrissait que d’herbes et ne buvait que de l’eau. La réputation de sa sainteté se répandit de tous côtés, il fit plusieurs prédictions qui se vérifièrent dans la suite. Un jour que ce solitaire était en contemplation, J: C: se fit voir à lui et lui ordonna de bâtir un monastère dans l’endroit du bois où il trouverait une baguette d’or suspendue en l’air. L’ayant trouvée et vu le miracle dont vous êtes témoin, me dit celui qui parlait, Abona Philippos ne douta plus de la volonté de Dieu. Il obéit et bâtit ce monastère qui se nomme Bihen-Jesus, Vision de Jésus, à cause de cette apparition. » Je laisse au lecteur à faire ses réflexions sur ce prodige que j’ai vu et sur ce que ces religieux m’ont dit la-dessus. »

La légende de la Verge d’or n’est pas particulière à Bizan : je l’ai aussi trouvée à Zenk Mariam, église située dans le Beghemder, entre le Reb et le rocher d’Arnora Gadel. Zenk, en amharique, veut dire verge.

Le lieu appelé Culotte par Alvarez est Tzalot, village important que j’avais laissé sur ma droite en allant de Dobaroa à Asmara. Il a été habité pendant quelques années par notre illustre compatriote Théophile Lefèvre, qui, il y a une quinzaine d’années, était rentré en Abyssinie pour y faire le commerce et qui vivait à Tzalot en vrai Mokonnen abyssin. Mgr de Jacobis alla un jour l’y voir, et un de ses prêtres qui m’a raconté cette visite me parla en termes amusants de l’embarras du savant voyageur, surpris en costume abyssin et se hâtant de passer par-dessus ses pittoresques vêtements blancs et flottants son habit étriqué de lieutenant de vaisseau.


Makar (voy. p. 375). — Dessin de E. Cicéri d’après un croquis de M. Lejean.

J’aurais un commentaire à faire sur chaque phrase d’Alvarez ; mais je me borne à quelques observations nécessaires. Les Maures Arabes (c’est-à-dire les nomades musulmans) sont toujours, comme par le passé, les vassaux des Abyssins, ou plutôt leurs fermiers. Ce sont les fameux Chohos, ou plus exactement Saho (l’orthographe erronée qui a cours partout nous vient de l’anglais Shiho et Shoho). On les divise en beaucoup de tribus dont les plus connues sont les Tora (communément appelés Toroa) autour du Bizan, et les Hazorta, au delà d’Adulis. Leur position politique est assez vague et bizarre. D’une part ils reconnaissent la souveraineté de leurs nyab (pluriel de naïb) ou princes d’Arkiko et de Zoulla, dont je parlerai plus bas : de l’autre, ils relèvent des villages abyssins qui leur confient leur bétail : ce sont des fermiers à mi-produit. Ainsi tel riche paysan abyssin du Hamazène ou du Kolla-Gouzay dit mes Chohos, comme un bogos ou un beni-amer dit mes Tigré. S’ils ont fait une razzia ou un de ces vols dont l’usage fréquent est le principal obstacle à la pacification de cette frontière, ils partagent avec leurs patrons : en revanche ceux-ci leur doivent aide et protection en toute circonstance.

C’est ainsi qu’en février 1865 les Chohos des environs de Zoulla (Adulis), fermiers des Abyssins de l’Agamé, molestés par les gens de Zoulla et se croyant injustement lésés, en appelèrent à leurs suzerains qui, sans nulle explication, descendirent sur Zoulla, tuèrent deux cents hommes, enlevèrent femmes, enfants, bétail, et remontèrent sur leur dega. Le naïb de Zoulla, Mohammed Areï, alla demander protection au gouverneur de Massoua ; celui-ci se borna à lui faire cette question :

« Zoulla paie-t-il tribut à la Porte ?

— Non, dit Areï, mais seulement un présent de bonne alliance.

— Ah ! c’est comme cela ? Eh bien, va réclamer du secours chez ceux que tu reconnais pour tes maîtres. »

G. Lejean.

(La fin à la prochaine livraison.)




Régiment emporté par une crue (voy. p. 386). — Dessin de Émile Bayard d’après un croquis de M. G. Lejean.

  1. Suite. — Voy. t. XII, p. 221, 225, 241, 257 ; t. XV, p. 353.