Quatrième livraison
Le Tour du mondeVolume 12 (p. 257-272).
Quatrième livraison

cascade près Maghera. - Dessin de Eugène Licéri d’après un croquis de M. G. Lejean.-303* uv. 11


VOYAGE EN ABYSSINIE,


PAR M. GUILLAUME LEJEAN[1].


1862-1863. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


XIV


Un évêque régionnaire.

Avec son aplomb ordinaire, Mikaël alla droit à l’hégoumène ou abbé que nous trouvâmes assis sur le seuil de sa porte. C’était un homme d’environ 45 ans, maigre, à mine austère, portant par-dessus sa tunique blanche une sorte de pallium en cuir jaune, signe distinctif de sa qualité. L’hospitalité nous fut aisément accordée : mais ce fut une fort grosse affaire de laisser entrer ma mule dans le clos sacré.

« Elle est du sexe féminin, me dit Mikaël, et vous comprenez… »

Je comprenais, en effet, car je me rappelais une page d’un voyageur (M. Robert Curzon, si je ne me trompe) qui trouva, parmi les moines du mont Athos les mêmes puérilités puritaines, et qui consterna les pieux caloyers en leur révélant gravement qu’il avait trouvé une contrevenante dans la presqu’île sainte : — une chatte, rien que cela ! La consigne, qui est rigoureuse dans l’Athos, l’est un peu moins à Goeref, car la faconde de Mikaël força le rigorisme du monoxié dans ses derniers retranchements. Je logeai chez les bons moines, je partageai leur souper, entièrement composé de légumes indigènes, et, si j’ai bien compris, une sorte de salade exquise était due aux extrémités de jeunes feuilles de l’ensèt hachées fort menu.

La nuit, je fus réveillé par les offices qu’on psalmodiait dans l’église voisine et par ce qu’Alvarez appelle plus haut « une piteuse harmonie. » Alvarez est bien sévère. À travers mon demi-sommeil, je ne trouvai pas ces chants plus désagréables que ceux de nos églises de campagne, et je ne crois pas que les chantres d’Ornans, (voir un tableau bien connu de maître Courbet) aient beaucoup plus de rapports avec l’art d’Orphée que les monoxié d’Abyssinie.

Au ghedem ou enclos sacré, mais en dehors, s’adosse l’église paroissiale où les deux sexes ont droit d’entrée. Cette église n’était pas achevée : elle avait pour fondateur Ras Ali, dont la chute avait arrêté les travaux commencés. Je ferai remarquer à ce propos combien il est difficile de lutter contre les préjugés populaires en matière de réputation. Ras Ali a passé sa vie à bâtir des églises et à enrichir des prêtres pour contre-balancer l’opinion générale, qui le faisait passer pour un musulman mal converti ; et quand il est mort, il y a deux ans, le préjugé avait gardé toute sa force. Théodore II, son rival heureux, n’a jamais bâti d’église, mais en revanche il en a pillé et brûlé une centaine ou deux : et franchement, selon sa morale, il aurait eu grand tort de se gêner : sa réputation de nouveau Théodose n’a rien à y perdre. N’a-t-il pas un autre procédé de propagande parfaitement victorieux ? Celui de faire cerner en masse les musulmans et les dissidents par des carrés d’infanterie et leur proposer l’abjuration ou la mort !

Le lendemain matin je repartais pour Gafat, où j’arrivai en moins de quatre heures.

À mon retour de cette excursion, j’avais entrepris une série de promenades dans le rayon de Gafat, surtout vers les magnifiques escarpements qui surplombent le Reb. Le plan de ces promenades était uniforme sans monotonie. Après déjeuner, je faisais seller ma bonne mule grise, présent du négus, et suivi d’un domestique, j’allais un peu au hasard, quêtant les beaux paysages et les coins de terre favorables à cette adorable flânerie qui est un des besoins impérieux des terres tropicales. Les plus actifs y cèdent comme les autres à leurs heures, et jouissent aussi voluptueusement que les indigènes de ce kief que l’auteur du Songe d’une nuit d’été a si bien peint dans Azael «  se reposant sous la fleur qui pend à la branche. » J’avais toujours, pour bagage indispensable, mes papiers, ma boîte à couleurs, ma boussole, un pain et une corne de tedj (hydromel) : un déjeuner très-pastoral me reposait de mes esquisses, de mes aquarelles et de mes levés topographiques.

Une après-midi, au moment où je rentrais, on me remit une lettre dont la double suscription (en amharique et en italien), me frappa vivement. Je l’ouvris et je poussai une exclamation de surprise : elle était d’un homme que je croyais mort, et qui était en ce moment à six lieues de moi. Je veux parler de l’héroïque évêque des Gallas, Mgr Masaja, qui achevait en ce moment un des voyages les plus extraordinaires que l’esprit de propagande chrétienne ait inspirés.

Mgr Masaj a avait fait il y a une dizaine d’années une tentative pour pénétrer par le Nil bleu dans son mystérieux diocèse. Il s’était déguisé en colporteur, avait été reconnu ou soupçonné par des Guindjar musulmans ou fanatiques, et avait failli être écharpé dans une émeute : il n’avait dû la vie qu’à quelques cavaliers de Dedjaz Kassa (aujourd’hui Théodore II), et avait dû modifier son itinéraire. Il avait passé il y a six ou sept ans par la grande route commerciale du Godjam, et avait pénétré, à travers les petits États des Gallas belliqueux et anarchiques, jusqu’au royaume de Kaffa, où il avait fait refleurir le christianisme dont ce pays n’avait conservé que le nom. La petite chrétienté prospérait, quand il prit fantaisie au roi de Kaïfa de forcer l’évêque à épouser une femme indigène, sans doute pour le retenir par les liens puissants de la famille. Le refus de Mgr Masaja avait entraîné son renvoi, et il avait regagné les pays gallas de Djimma et Gouderou, où il avait été trois ou quatre fois emprisonné. Chargé par ordre supérieur de tenter quelque démarche en sa faveur, j’avais pris quelques renseignements et n’étais arrivé qu’à avoir la nouvelle (heureusement fausse) de sa mort. Aussi on comprend sans peine l’émotion que me fit éprouver la lecture de cette lettre, qui semblait me venir d’outre-tombe.

Voici en somme ce que me mandait le bon prélat. Persécuté chez les Gallas, principalement par les Djibberti (marchands d’esclaves musulmans) lesquels le faisaient passer pour un agent secret du négus Théodore qui venait en ce moment de détruire les Ouollo Gallas, — Mgr Massaja avait entrepris de rentrer à Massaoua en traversant l’Abyssinie incognito. Cette entreprise inouïe (car sa couleur seule eût suffi pour le dénoncer aux agents soupçonneux de la police impériale) eut d’abord un plein succès. Parlant parfaitement l’abyssinien, protégé par sa barbe blanche et son costume sacerdotal, voyageant la nuit de village en village, il traversa sans encombre le Gadjam occupé par le rebelle Tedla-Gualu, et arriva jusqu’à Nagala, sur le Takazzé : là il fut arrêté par un choum qui le soupçonna d’être un des Européens de l’Empereur (negus Frengotch) c’est-à-dire un des allemands de Gafat voyageant sans passe-port, et l’envoya au négus, alors campé à Derek Oanz, à deux jours de Devra Tabor. En passant à Amouz Oanz, il avait eu l’idée de m’écrire pour me demander quelques menus objets dont il avait besoin.

Je me hâtai de les lui envoyer par un homme sûr, et d’y joindre quelques médicaments auxquels il n’avait pas songé. Je ne pouvais, sans l’exposer et m’exposer moi-même, l’aller voir, et je ne le vis qu’en novembre suivant à Massaoua, où j’appris de sa bouche l’heureux résultat de son entrevue avec Théodore. Le ressentiment du négus contre la mission lazariste tenait surtout à des causes personnelles. L’habile autocrate feignit d’ouvrir son cœur à l’évêque, lui affirma qu’il eût bien voulu le garder près de lui, mais qu’il n’osait braver aussi ouvertement l’intrigant Salama, chef de l’église nationale, qui conspirait sans cesse avec tous les mécontents. Il l’engagea à retirer par précaution ses trois coadjuteurs du pays galla, parce que lui, Théodore, allait y porter la guerre dès qu’il serait débarrassé de la révolte de Tedla-Gualu, ce qui exposerait infailliblement les missionnaires à être massacrés comme chrétiens et auxiliaires de l’invasion. Il priait de plus Mgr Massaja, une fois rentré à Massaoua, de lui écrire confidentiellement sa pensée sur les affaires d’Abyssinie, promettant de tenir compte de ses appréciations et de ses conseils. L’évêque quitta donc l’Abyssinie plein de bon vouloir pour le négus, et le rusé prince fut sans doute fier d’avoir obtenu un succès diplomatique sur un esprit aussi intelligent et aussi expérimenté que celui de l’héroïque prélat italien.


XV


Voyage à la recherche du bananier ensèt. — Je pars pour Koarata. — Ruines d’Arengo. — Kanzila. — Retour. — Tentative par Mahdera.

Sur ces entrefaites, j’avais reçu de M. le ministre des affaires étrangères l’invitation d’envoyer en France des graines d’ensèt pour la société d’acclimatation qui devait, entre autres tentatives, les essayer pour les squares de Paris. Si l’on se reporte à ce que j’ai dit plus haut de ce singulier végétal, on comprendra aisément que M. le Ministre ait admis la possibilité de faire réussir l’ensèt sous le climat tempéré de nos pays. Informations prises, j’appris que j’avais chance de trouver les graines en question à Koarata, petite ville assez jolie et fort commerçante sur les bords du lac Tana. Je me mis en route avec d’autant plus d’empressement que j’avais depuis longtemps un vif désir de voir cette contrée. En conséquence, je pris la moitié de mes gens, un peu de bagage, et je me mis en route.

Comme les pluies ne faisaient que commencer, j’étais sûr de trouver la rivière Goumara guéable sur tous les points, et je pouvais me diriger en droite ligne sur Koarata par les eaux thermales de Oanzaghié. Je pris en conséquence par Tagour, en laissant sur ma gauche Debra Tabor et la colline basse où se tient le marché de ce nom. Ce marché occupe lui-même le théâtre de la fameuse bataille de 1841, qui changea pour un temps la face de l’Abyssinie. Le vice-roi du Tigré, cet Oubié que les livres de dix voyageurs ont rendu célèbre parmi nous, y vint présenter la bataille à Ras Ali en face de sa capitale même. L’affaire commença chaudement sur la place du marché : l’armée de Ras fut culbutée à la première charge ; le Ras s’enfuit et fit 20 ou 30 lieues sans s’arrêter ; deux de ses généraux qui craignaient d’être passés par les armes dans la première ivresse de la victoire, se présentèrent à la tente d’Oubié, qui était, m’a-t-on dit, non loin de la petite ferme que j’ai figurée dans le dessin de la page 261. Or, Oubié, qui n’était pas précisément un héros et qui n’avait pas paru au feu, fêtait le verre en main la bravoure de son fils Chetou et de ses fidèles. En voyant entrer les deux chefs ennemis, il ne douta pas qu’ils ne vinssent lui couper la gorge, et saisi d’une terreur ridicule, il les pria de le recevoir à merci.

« Mais, dirent les deux généraux fort surpris, c’est nous qui venons nous remettre à discrétion entre vos mains…

— N’insultez pas à mon malheur, ô mes amis ! dit l’ivrogne suppliant : cette raillerie est de trop. Liez-moi : tenez, voilà des courroies… »

Les deux officiers, qui étaient a jeun, se remirent assez vite et comprirent la bonne chance que leur assurait ce quiproquo risible. Ils lièrent solidement Oubié et l’emmenèrent. Le bruit de sa captivité démoralisa son armée victorieuse, les gens de Ras Ali reprirent le


Teucrium. — Dessin de A. Faguet d’après l’herbier de M. G. Lejean.


Commelina latifolia. — Dessin de A. Faguet d’après l’herbier de M. G. Lejean.


dessus et la bataille, commencée au pied de Debra Tabor, continua tout le long des coteaux jusqu’à Gafat, à cinq kilomètres de là, où se consomma la défaite des gens d’Oubié. Les derniers coups de sabre se donnèrent dans la petite plaine où s’élevait ma maison, et la pioche y heurte de temps à autre des ossements humains.

La végétation était alors dans toute la vigueur renaissante que lui communiquent les premières pluies, et partout éclataient sur le gazon vert des prés ou dans le fouillis des bois, les couleurs splendides des plus belles fleurs. Sur ce sol qu’avaient piétiné, 22 ans auparavant, des soldats furieux et acharnés au meurtre, s’étalait un tapis de lis si doux que, vu d’une certaine distance, il eût semblé une couche de neige. Ces lis (amaryllis vittata) ont à chaque pétale une nervure médiane d’un violet foncé qui fait encore mieux ressortir la blancheur immaculée de la fleur. Le bouquet s’épanouit à quelques centimètres du sol ; les plaines de Gafat, d’Azanié, d’Ombava en sont couvertes au mois de juin. Moins habitué que les Abyssins à ces munificences de la nature, je foulais à regret toute cette flore splendide sous les pieds de ma mule.

Je m’arrêtai, pour la halte de midi, au bord d’un frais ruisseau ombragé d’arbres séculaires, et tout près d’un long mur en ruine dont la construction me frappa. Je suivis cette ruine assez longtemps pour constater qu’elle formait l’enceinte d’un parc qu’on me dit avoir été la résidence favorite de quelques négus : on nommait ce lieu Arengo. À l’extrémité nord, je trouvai une église avec quelques ruines attenantes d’un certain caractère, et un village, le tout sous le vocable d’Abbo.

Le lieu avait été choisi avec une singulière entente de ce pittoresque qui se rencontre du reste à chaque pas en Abyssinie. Je pus surtout le constater en sortant du parc par le deggy salam (la porte d’honneur) restée debout, au flanc sud de l’enceinte. Cette porte, comme on le voit par le dessin (p. 262) n’avait rien qui la distinguât des portes d’entrée de nos fermes françaises, mais elle encadrait un paysage d’une douceur lumineuse et d’une splendeur grave que je ne puis oublier. Au premier plan, les gazons verts, les fleurs, les arbres majestueux, les molles ondulations d’un parc anglais : sur la gauche, une forêt douce et sombre, et pour horizon de basses collines boisées s’effaçant dans un lointain adouci. Le contraste ne manquait pas pour sauver l’originalité de l’ensemble, car la petite plate forme envahie par la forêt, et sur laquelle je me trouvais, se terminait à douze pas du deggy salam, par un effroyable escarpement plongeant à pic sur un abîme. Le doux ruisseau dont j’ai parlé venait, à ma droite, aboutir à cet escarpement, d’où il se précipitait dans la vallée et fuyait parmi la forêt vierge. Les négus qui avaient bâti Arengo, avaient-ils à dessein adossé leur palais à ce précipice si facile à convertir en roche Tarpéienne au détriment des rebelles et des conspirateurs ? j’en doute : la politique des rois des rois a été généralement assez bénigne. Je croirais plutôt qu’en choisissant ce lieu ils n’ont pas été insensibles à la vue charmante que le regard embrasse du haut de la falaise : toute la vallée de Grebbi se déroule vers le sud et le sud-ouest avec ses forêts, ses villages, ses cultures, pendant qu’à droite l’horizon est brusquement et sévèrement clos par les montagnes où s’élève l’église d’Arengo-St-Michel.

Arengo est en ruine, et là ou trônaient les héritiers de la reine de Saba, le voyageur ne voit plus que des


Ferme à Tagour. — Dessin de Eugène Cicéri d’après un croquis de M. G. Lejean.


troupes de singes bruyants et pillards qui affectionnent particulièrement les futaies d’Abbo. Théodore II, qui méprise souverainement ses prédécesseurs des derniers siècles et qui dans ses boutades politiques, les appelle des azmari (histrions), dirait que les hôtes actuels d’Arengo valent à peu près les anciens.

Le palais d’Arengo était dans toute sa splendeur au temps de Poncet, il y a cent soixante ans. Le voyageur qui le nomme Aringou, nous apprend (mais seulement par ouï-dire), qu’il ne le cédait pas en importance à celui de Gondar. D’après ce que j’ai vu des ruines, je suis persuadé que Poncet exagère. Il aura pris au pied de la lettre les hâbleries des Abyssins, qui en remontreraient aux Yankees eux-mêmes en fait de patriotisme de ce genre. Un diplomate abyssin, très-fin, qu’on a vu à Paris en 1860, et qui a été assez remarqué en tout lieu, répondait à son retour, à ses compatriotes qui l’interrogeaient sur les splendeurs de Paris, cette merveille du monde franc : « Paris, c’est à peu près comme Gondar, peut-être un peu plus grand. »

Pour descendre d’Arengo dans la vallée de la Goumara, je dus suivre d’abominables ravins qui aboutissaient à une roche noire et isolée, appelée Kanzila (p. 263), sorte d’excroissance monstrueuse qui m’a souvent servi de point de repère dans mes relevés topographiques.

Je reçus l’hospitalité au village de Choumaghina. J’éprouvai là une rude déception, et pour la raconter, quelques détails sont nécessaires.

Le pays que j’allais avoir à traverser, riche et populeux, se divisait en quatre districts, Oanzaghié, Fogara, Dera, Koarata. Dans un de ces districts, j’ignore lequel, des rebelles du Godjam avaient réussi à se cacher en trompant l’active surveillance exercée au passage de l’Abaï. Pour ce délit, auquel la presque universalité des paysans de la province étaient étrangers, Théodore avait livré les quatre districts au pillage. Les paysans ruinés s’étaient sauvés dans les bois et les montagnes avec tout ce qu’ils avaient pu sauver : ce que voyant le négus, il avait fait publier le jour même de mon passage à Debra Tabor et à Arengo, que « les coupables ayant été punis, il n’avait plus personne à frapper, et qu’en conséquence les habitants eussent à rentrer dans leurs villages sans crainte d’être inquiétés à l’avenir. »

Le soir même de la proclamation, les paysans réfugiés avaient commencé à rentrer dans leurs maisons dévastées : c’était ce qu’attendait leur aimable souverain. Le lendemain, un de ses généraux les plus sûrs, Ras Enghedda, se lançait avec sa cavalerie sur Fogara et Oanzaghié, et razziait tout ce qui avait échappé à la première rafle. La nouvelle de ce guet-apens impérial, arrivée à Choumaghina au moment où je me disposais à me mettre


Porte à Arengo. — Dessin de Eugène Cicéri d’après un croquis de M. G. Lejean.


en route, consterna mes gens, et même l’homme du négus qui me servait de guide : ils déclarèrent unanimement que je ne pouvais continuer mon voyage sans risque certain d’être dépouillé par ces malandrins officiels, et peut-être assommé par-dessus le marché.

« Mais je suis l’hôte du négus, dis-je, et les gens d’Enghedda sont au négus…

— Ah ! vous croyez que cela fera quelque chose ! Vous êtes étranger, cela se voit !… »

Cela se voyait, en effet. Il paraît qu’en fait de pillage, le soldat abyssin est d’un sans-gêne primitif. J’en avais eu une preuve au Godjam, à Debra Maï, où les gens de Théodore avaient pillé sciemment un palais appartenant au négus lui-même.

Je feignis d’hésiter un peu, pour ne pas sembler un poltron, puis je déclarai gravement que je ne voulais pas compromettre mes gens et que j’allais repartir pour Gafat : décision qui fut acceptée avec un soulagement inexprimable.

Je ne me tins pas pour battu, et après quelques jours de séjour à Gafat, n’entendant plus parler de pillages, je résolus de reprendre le chemin de Koarata. Nous étions aux premiers jours de juillet : les rivières avaient grossi, et je ne savais trop comment faire pour passer la Goumara, qui se forme de trois rivières au-dessous de Mahdera-Mariam, et atteint, dans la plaine de Fogara le débit d’eau moyen du Danube devant Vienne. Le plan le plus sage était donc de faire un grand détour pour passer séparément les diverses branches de ce fleuve, et par conséquent de prendre par Mahdera-Mariam, ville commerçante que je n’étais pas fâché de visiter.

Je franchis successivement, en traversant un pays très-boisé et assez populeux, deux bras de la Goumara, la Koualha et la rivière qu’on appelle Sevat-Wodel (des sept hommes forts). Elle doit son nom, me dit-on, à sept frères, sept hercules fort redoutés dans le pays et qui s’y noyèrent en essayant de la franchir à l’époque des hautes eaux. Le soir même, j’arrivais en vue de l’énorme rocher basaltique dont le sommet plat supporte la ville de Mahdera-Mariam, jolie cité qui se présente de loin comme Emfras que j’ai déjà décrite, groupant ses maisons entourées de jardins autour des massifs de genévriers qui indiquent les églises.

Mahdera-Mariam veut dire le « repos, l’étape de la Vierge » (ader, dormir) ; mais je ne connais pas la légende qui s’attache à ce nom. Le rocher en forme de hache sur lequel elle se développe, présente de tous côtés de formidables escarpements, sauf du côté d’une sorte d’isthme qui le relie au plateau et par lequel on monte à la ville par une pente assez douce. La route de


La roche Kanzila. — Dessin de Eugène Ciceri d’après un croquis de M. G. Lejean.


Godjam grimpe en lacis le long de l’escarpement du sud, et aborde le rocher par son angle sud-ouest, d’où le curieux jouit d’une vue splendide sur toute la vallée du Mataraï et le massif du Gundataman.


XVI


Retour à Choumaghina. — Un bossu pervers. — L’auteur dans un sac. — Tankoa. — Arrivée à Koarata.

Je ne dépassai Mahdera que d’une douzaine de lieues : les terreurs de mon monde, le mauvais vouloir des gens du pays, me forcèrent à retourner sur mes pas et à reprendre la route de Choumaghina, déjà décrite. Quelques heures après Choumaghina, j’atteignais Oanzaghié, ainsi nommé à cause des beaux arbres oanza qui l’ombragent. J’y passai la nuit, et le lendemain matin, qui était un dimanche, comme nous passions près de l’église de Tankoa, mes gens trouvèrent un paysan bossu qu’ils requirent de les mettre dans le bon chemin dont nous étions sortis. Nous en étions à dix minutes, et ce petit service ne se refuse nulle part ; mais l’obligeance n’est pas le fort de l’Abyssin.

Le bossu refusa net ; on voulut employer la force, notre homme hurla Theodoros amlak (par la divinité de Théodore), ce qui est le cri de haro des Abyssins. Mais j’avais un homme du négus qui cria plus fort que le bossu ; celui-ci alors s’étendit sur le dos, joua des pieds d’après un procédé bien connu des éperviers et des gamins, se laissa traîner, voire un peu cogner, et mes gens, par respect pour le courage malheureux, le laissèrent là en se bornant à lui demander la route qui menait à la Goanta. Vingt minutes après, un passant que nous rencontrâmes et à qui nous demandâmes le chemin, nous apprit que nous lui tournions le dos et nous remit dans la bonne voie dont le maudit bossu nous avait méchamment écartés.

La Goanta est une rivière qui coule lentement dans une plaine argileuse, aussi est-elle profonde, et il ne fallait pas songer à la passer à gué. Il fallait recourir à l’hokoumada (peau de bœuf sèche), procédé primitif dont voici la description :

Une peau roidie est relevée par les bords de manière à former une sorte de nacelle, un homme passe la rivière à la nage en tenant le bout d’une corde dont l’autre extrémité est attachée à ladite nacelle où le passager s’accroupit en ayant soin de ne pencher d’aucun côté, puis l’hokoumada est lancée et l’homme à la corde la tire doucement à lui, pendant qu’un second nageur la pousse et la maintient en équilibre. Le premier qui se risqua fut mon domestique Enghedda ; mais la nacelle fut mal manœuvrée, prit l’eau par un des coins et coula comme un plomb. Les servantes se mirent à hurler ; trois hommes, moins sensibles et plus sages, se jetèrent à l’eau et repêchèrent en quelques secondes Enghedda qui avait passé un mauvais quart d’heure, ou plutôt de minute.

Mon monde était très-ému et murmurait contre ce


L’auteur traversant la Goanta en hokoumada. — Dessin de Émile Bayard d’après un croquis de M. G. Lejean.


qu’on regardait comme un caprice absurde de ma part ; c’était le moment de leur relever le moral, d’autant mieux qu’avec six ou sept bons nageurs devant cette rivière de dix mètres de large, le danger était bien imaginaire.

Le hokoumada était revenu, de mon côté ; je ne fis pas de phrases, mais j’y entrai, je passai sans encombre, et en arrivant à l’autre bord je me retournai en riant vers ma troupe, qui me prouva par ses joyeuses exclamations que la mésaventure d’Enghedda était oubliée.

Dix minutes après, nous étions tous passés ; je donnai un beur (talari) aux paysans qui nous avaient aidés, et nous nous dirigeâmes vers la Goumara que nous devions passer un peu plus bas au moyen d’une tankoa servant de bac et établie à poste fixe.

Voici ce que c’est que la tankoa.

C’est une manière de radeau rectangulaire pouvant porter six à huit personnes et composé de bottes de paille solidement liées ; il est fort épais, a un tirant d’eau que je n’ai pu vérifier à l’œil, vu les eaux troubles de la Goumara, mais qui doit dépasser soixante centimètres ; pas de bordage, et si l’embarcation ne peut jamais couler, elle peut chavirer fort aisément. Les accidents, cependant, sont rares, grâce au grand nombre de gens qui savent nager.

Les bagages (vêtements, armes, sac de peau contenant un peu de farine) sont à l’arrière ; à l’avant est le passeur, armé d’un bâton qui lui sert à pagayer, car la profondeur de la rivière ne lui permet pas de pousser de fond. La tankoa est le signe le plus éloquent de l’esprit routinier des Abyssins. Ce peuple, dont l’intelligence est si ouverte et si vive, n’a pas même su, depuis des siècles, faire le raisonnement que voici : « Si un simple bâton peut, par la résistance que sa surface offre au courant, aider à diriger une embarcation, une planchette au bout de ce bâton offrant une surface décuple, décuplera aussi le résultat. » En d’autres termes, l’Abyssin n’a pas pu trouver seulement l’aviron à palette, connu des sauvages des bords du Nil.

Rien de fatigant et d’ennuyeux du reste comme ce passage : le bâton-aviron ne sert pas à grand-chose, et le courant de la Goumara est beaucoup plus fort que le Rhône ; la barque, arrivée au tiers de sa course, était entraînée, malgré les efforts grotesques et désespérés du passeur, à trois ou quatre cents mètres, parfois à un kilomètre ou deux ; après quoi il fallait revenir à la cordelle, en face du point de départ. Nous passâmes l’après-midi à cette agréable besogne. Les mules, poussées à l’eau et dirigées par un homme qui nageait en leur tenant sa main sur la croupe, fendaient bravement l’eau furieuse en reniflant bruyamment.

Nous nous reposâmes de nos fatigues dans un petit hameau habité par des zellanes (pasteurs nomades), et le lendemain matin, après quatre heures de voyage à travers des collines vraiment enchantées où coule une rivière encore plus gracieuse que son nom n’est doux (Izouri), nous vîmes se déployer l’amphithéâtre magique de Koarata, la plus jolie ville de l’Abyssinie.


XVII


Koarata. — Une ville agreste. — Un usage gothique. — Le lac Tana. — Hippopotames. — Les Wohitos.

Cette petite ville champêtre, groupée autour de son église, m’apparut comme une ravissante étape au bout de mon voyage court mais fatigant. Au delà d’un golfe entouré de vertes prairies et où les eaux du lac venaient languissamment se mêler à celles de la rivière, une pointe basaltique au dos arrondi, couverte de jardins, projetait dans le lac son extrémité escarpée : c’était Koarata. Il était difficile, de loin, d’y reconnaître une cité ; mais chacun de ces jardins renfermait l’habitation d’une famille riche ou aisée tout au moins ; on se serait cru à Passy ou à Auteuil.

C’était justement jour de marché ; le marché se tient à quatre cents mètres de la ville, sur une sorte de plate forme, entre la pointe déjà décrite et les prairies. Nous défilâmes au beau milieu des groupes, sans exciter une très-grande émotion ; mais, à cinquante pas de là, ce fut une autre affaire.

Un arbre énorme étendait sur la route ses rameaux gigantesques, où perchait en longues tuniques d’un blanc immaculé, en turbans de mousseline de dix aunes et le chasse-mouches sacramentel à la main, le clergé de Koarata. Ils me faisaient l’effet d’une perchée de ces grands oiseaux blancs que j’ai vus à Lobeid, couvrant, chaque soir, les baobabs et les autres arbres voisins des habitations. Quand j’approchai, ils poussèrent des cris aussi indignés que si un bataillon turc leur était apparu, et voulurent me forcer à descendre de mule. Je résistai ; l’homme du négus qui me servait de fourrier m’appuya et n’eût pas été fâché d’avarier un peu les saints personnages ; mais le cri solennel de Theodoros amlak retentissait, le marché commençait à s’émouvoir, on s’attroupait autour de nous ; je trouvai prudent de descendre et d’entrer en ville à pied. Je m’informai plus tard des causes de cet incident ; il paraît que Koarata aurait une sorte de charte d’après laquelle nul étranger ne doit circuler à mule ou à cheval dans l’intérieur de la ville, à partir de l’arbre indiqué plus haut.

En Abyssinie, comme ailleurs, il y a des niaiseries et des puérilités auxquelles les gens respectables tiennent beaucoup, par la seule raison que cela date du moyen âge. On dit, là-bas, Lalibela ; on prononce, chez nous, Charlemagne ; et avec ces mots-là on a tout dit.

Quand je fus installé dans une habitation assez confortable de la ville basse et que j’eus fait au maire la visite obligée, je me mis à prendre langue et à parcourir les rues, ou plutôt les allées de la ville. Ces rues, en effet, ne sont que des sentiers étroits, bordés des deux côtés de haies drues et hautes, derrière lesquelles s’épanouissent ces beaux jardins dont Koarata est si fier. Peu ou pas de fleurs ; mais le grenadier, le pêcher, le caféier, le poivrier, le citronnier, le bananier et tant d’autres arbres de produit ou d’ornement forment des massifs du milieu desquels émergent les toits en poivrière des maisons. Aussi rien de charmant comme une heure de flânerie dans ce fouillis et dans toute cette verdure à travers laquelle étincelle, comme un miroir d’argent, la surface immobile du lac Tana. Les brises du lac passent doucement dans le feuillage et enlèvent à ses émanations ce qu’elles pourraient avoir de trop pénétrant. Koarata est le centre d’un grand mouvement commercial ; ses négociants, tous chrétiens, vont trafiquer à Basso, dans le Godjam, communiquent avec Gondar, et descendent à Massaoua avec la grande caravane de la poudre d’or et du café. Les principaux bourgeois du lieu sont Ato Oandem et Ato Kassaign. Ce sont des gentlemen de fort bonnes manières, le dernier surtout, qui fut plein d’obligeance pour moi, bien qu’un peu froissé que je n’eusse pas recouru à son hospitalité.

Je ne ferai qu’un reproche à Koarata, c’est la frugalité de ses cuisines. Il me fut impossible, pendant quatre jours que j’y passai, de trouver un kilo de viande, bien que le pays voisin contienne force bétail ; les gens du lieu ne mangent que du pain et du chiro (sauce au poivre rouge), relevés de la chair d’un poisson du lac, que je déclare insipide au premier chef. Ce poisson est le même que les Abyssins appellent ambaça (lion), peut-être parce qu’il a des moustaches, — je veux parler des filaments cartilagineux qui pendent, en divergeant, des deux côtés de sa mâchoire. C’est un silure qu’on appelle boulti aux environs de Khartoum et dans le Kordofan, où on le trouve tapi, après la saison des pluies, dans les sables humides où l’on creuse des puits : M. Henry Duveyrier a également constaté sa présence dans le Sahara central.

Je ne trouvai autour de la ville qu’une ascension à faire, celle du mont Gundatimin, d’où l’on a une vue magnifique de presque tout le lac. Le regard embrasse successivement, de gauche à droite, le débouché de la jolie allée de Ghelda, la baie par laquelle s’échappe l’Abaï pour gagner la cataracte rugissante d’Alata, l’église de Bahardar qui la domine, les ondulations plus éloignées d’Ibaba et de Sakala, la presqu’île de Zegbié avec ses nombreux monastères, ses cultures de caféiers et toute la plantureuse végétation qui fait appeler cette presqu’île le jardin de l’Abyssinie, et, par-dessus la masse noire de l’île de Dek, la chaîne doucement azurée du Gorgora, dans le voisinage de Tchelga et de Gondar. Sur la droite, les monts de Ferka, de Tisbha et de Kobkoubié s’accentuent plus vigoureusement.

Mais un trait particulier du Tana, ce sont les dix ou douze îles microscopiques, comme Bet-Manso, Kibran, Metraha, qui, aperçues de la terre ferme, semblent des corbeilles flottantes, pleines d’une vive et sombre verdure. Vus de près, ces bouquets sont de belles futaies qui cachent dans leurs massifs des monastères ou des églises vénérées. J’ai déjà fait observer avec quelle intelligence


Mahdera-Mariam (voy. p. 263). — Dessin de Eugène Cicéri d’après un croquis de M. G. Lejean.


délicate des grandeurs sévères de la nature les moines abyssins avaient choisi leurs pieux retraits. J’ai du reste remarqué la même entente du beau chez les fondateurs de certaines abbayes en France, en Bretagne principalement. Certes, qui aura vu Landévenec, Saint-Mahé, Beauport, Boquien ou Prières, ne me donnera pas un démenti.

La marine de Koarata, composée d’une file de tankoa qui séchaient sur la rive, témoignait d’un assez grand mouvement de circulation entre la ville et les districts du sud et de l’ouest, principalement de Zéghié. Ces tankoa, un peu différentes de celles que j’ai déjà décrites, portaient une voile faite de la même matière que le corps de l’embarcation. La toile à voile est inconnue en Abyssinie, et le coton serait beaucoup trop cher.

Je voulus louer une tankoa pour aller à Zeghié ; mais ce lieu était au pouvoir des rebelles du Godjam, et des ordres avaient été donnés à Koarata à l’effet de m’empêcher de trop vaguer à droite ou à gauche. J’aurai›s pourtant voulu voir Dek et son fameux monastère, lieu de déportation des évêques abyssins déposés pour crimes graves. M. d’Abbadie a été, il y a vingt ans, plus heureux que moi, et avant lui Poncet y avait accompagné le négus, qui y avait, suivant notre voyageur, un palais ne le cédant pas en beauté à celui de Gondar, bien qu’il ne fût pas aussi grand. Tout en faisant mes réserves légitimes sur cette prétendue splendeur dont il ne reste pas de trace, pas même dans la mémoire populaire, j’emprunte à Poncet la description des lieux qu’une politique ombrageuse ne m’a pas laissé visiter.

« Nous demeurâmes trois jours dans ce palais ; il a une double enceinte de murailles et deux églises desservies par des religieux qui vivent en communauté ; l’une des églises est dédiée à saint Claude et donne son nom à cette île qui a environ une lieue de circuit. Un des trois jours que nous fûmes dans ce lieu, on vint avertir l’empereur qu’il paraissait sur le lac quatre hippopotames ; nous eûmes le plaisir de les voir pendant une demi-heure. Ils poussaient l’eau devant eux et s’élançaient fort haut. La peau de deux de ces animaux était blanche, et celle des deux autres rouge. Leur tête ressemblait à celle des chevaux, mais leurs oreilles étaient beaucoup plus courtes ; je ne pus bien juger du reste de leur corps, ne l’ayant vu que confusément. Ces hippopotames sont des amphibies qui sortent de l’eau pour brouter de l’herbe sur le rivage, où ils enlèvent souvent les chèvres et les moutons dont ils se nourrissent. Leur peau est très-estimée ; on en fait des boucliers qui sont à l’épreuve du mousquet et de la lance. Les Éthiopiens mangent la chair de ces animaux, qui doit être une mauvaise nourriture.

« Voici la manière dont on les prend : lorsqu’on en aperçoit quelqu’un, on le suit le sabre à la main, on lui coupe les jambes et il vient mourir sur le rivage en perdant tout son sang. »

Poncet oublie de nous dire que cette chasse à l’hippopotame est le lot exclusif d’une caste assez mystérieuse que l’on appelle Wohitos. Cette caste, qui passe, je ne sais pourquoi, pour musulmane, quoiqu’elle professe (au moins extérieurement) le christianisme, a les traits physiques et la plupart des habitudes des Amhara ; mais je la soupçonne d’être une nation de sang galla, vaincue et maintenue dans une condition inférieure, comme jadis en France les Cagots et les Colliberts. Ce qui me les fait supposer de sang galla, c’est que, parmi les Gallas nord-est, près de l’Haouache, il y a aussi une tribu de Wohitos.

Répandus tout autour du lac, ils sont surtout nombreux vers Koarata ; aussi le marché de cette ville est-il renommé pour les cravaches en peau d’hippopotame


Koarata. — Dessin de Eugène Cicéri d’après un croquis de M. G. Lejean.


dont se servent les Abyssins. Puisque j’en suis à ce pachyderme, je ferai observer qu’il abonde dans le lac, où l’on ne trouve pas de crocodiles ; en revanche, l’Abaï, qui a beaucoup de crocodiles, n’a pas d’hippopotames. Cet animal se nomme, en amharique, goumari ; plusieurs rivières du pays portent le nom de Goumara : doit-on en conclure qu’à une époque ancienne ces rivières en étaient peuplées ?

Je quittai Koarata rassasié de beaux paysages, mais affamé par ailleurs, et j’avoue franchement que quatre jours plus tard, en dînant chez le gouverneur de Debra-Tabor, asach Gared, j’attaquai le roast-beef officiel avec autant d’ardeur que les Européens qui m’entouraient attaquaient le brondo, le bœuf cru qui ferait pâlir d’horreurs nos délicates lectrices.

« Comment ! de la viande cruel Ainsi Bruce n’a donc pas menti ? Quels sauvages ! » Pas plus sauvages que vous, querida, lorsque vous mordez dans un roast-beef saignant : encore le brondo des Abyssins est-il plus propre que votre roast-beef, car vous pourriez l’envelopper dans votre mouchoir de batiste sans que la moindre tache rougisse le fin tissu. Il faut donc laisser aux fruits secs de l’amplification ou aux Hérodotes des petits journaux les phrases à effet sur « ces orgies gloutonnes et les filets de sang qui coulent des deux coins de la bouche. »

« Vous en avez donc mangé, vous aussi ? »

Question laquelle je répondrai dans un autre moment. On m’en a adressé, depuis un an, de plus indiscrètes.


XVIII


Église de Tagour. — Dougours. — Heroé. — Djan-Mieda : cascades. — L’arbre du sacrilége.

Comme les pluies duraient encore, je consacrai les jours suivants à de très-courtes excursions, pour lesquelles je profitais habituellement des matinées, où le mauvais temps était rare. J’allais assez souvent sur la route de Gondar, vers Tagour, où je m’amusai plusieurs jours à copier l’ornementation curieuse des huit croisées d’une église circulaire commencée par Ras-Ali, mais non achevée. Le style byzantin de ces décorations est curieux : fleurs, ceps de vigne, encorbellements, arabesques du goût le plus capricieux, anges de toutes formes, figurines de tout genre, jusqu’à un petit carabinier qui met quelque chose en joue. C’est souvent d’une profusion exagérée, mais on n’y trouve jamais la plate trivialité de l’art jésuite et des églises à pots de fleur dont cet art a surchargé la France dans la première moitié du dix-septième siècle. Toutes ces sculptures sont sur bois rose (je crois que c’est un mimosa) : la chute de Ras-Ali a fait arrêter les travaux, l’église est inachevée et exploitée par les Allemands de Gafat comme un chantier de bois de construction. Espérons que les fenêtres du moins échapperont à cet innocent vandalisme.

Des environs de Tagour on a une fort belle vue sur la montagne de Dangours, sommet qui domine toute la plaine de Fogara et qui, vue de l’orient, ressemble un peu à un sphinx accroupi. Une église et son bois sacré se voient sur la croupe du colosse.

Dans une direction opposée, je remontais la Lisara, cette petite rivière qui passait à trente pas de ma maison, j’esquissais quelques beaux arbres qui laissaient pendre dans l’eau des guirlandes de plantes grimpantes enroulées à leurs flancs, et je finissais par aller faire quelques esquisses dans les ravins voisins de Maghera-Mariam, où un joli ruisseau court de cascade en cascade à travers une forêt touffue et presque vierge (p. 257).

Un peu plus loin, derrière le bois où s’élève Heroé, type rustique et charmant de la petite église de village (c’était l’église la plus voisine de Gafat), je débouchai sur Djan-Mieda (la plaine de l’Empereur), superbe terrain d’évolutions qui est un domaine particulier de la couronne et que Théodore a quelquefois choisi comme camp de manœuvres. En mai et en juin, Djan-Mieda,


Le lac Tana. — Dessin de Eugène Cicéri d’après un croquis de M. G. Lejean.


couverte de fleurs, aux couleurs éclatantes et variées, offre un coup d’œil splendide : mais un agriculteur, moins préoccupé que moi du pittoresque, aimerait certes mieux un peu moins de terrains mouillés. Quelques ruisseaux arrosent en effet le bas de Djan-Mieda, et arrivés à un escarpement qui ne se voit que de la berge même, ils se précipitent d’une hauteur à pic dans une faille ombragée d’un fort bel effet.

Un souvenir sanglant se rattache à Djan-Mieda. On m’y a montré un mimosa noueux et desséché où Théodore a fait pendre, il y a trois ans, un malheureux prêtre qui, poussé peut-être par la misère, avait vendu les vases sacrés de son église. S’il en a retiré vingt francs, c’est bien tout ce qu’il a pu faire. Pour ce maigre bénéfice le malheureux a affronté une mort atroce, car il a été exécuté comme sacrilége, c’est-à-dire qu’il a été à peu près roué vif, ayant eu les articulations rompues les unes après les autres, « au nom de la Sainte-Trinité. » Son squelette s’est longtemps balancé à l’arbre fatal : il avait, quand j’y ai passé, disparu depuis peu de temps.


XIX


Excursion au Gouna. — Épisode : un caprice du négus. — Cinq générations de femmes. — Ascension : le djibera. — Ce qu’on voit du haut du Gouna.

La dernière excursion intéressante que je fis dans le Beghemder, fut l’ascension du Gouna, la plus haute montagne de la province. Pour cela, je pris au sud-est, et, laissant sur ma gauche, à deux ou trois kilomètres, la fameuse cascade (fafatié) du Reb, déjà décrite, je tournai autour du curieux rocher de Gadellaï, je descendis dans la vallée du Makar, et remontai jusqu’à un village dont le nom résonnait agréablement à mon oreille : Maginta. J’y passai la nuit, et le lendemain matin, comme je me disposais à commencer mon ascension, deux cavaliers arrivèrent au galop pour me dire qu’un message du négus m’attendait à Gafat. L’un des deux cavaliers était Zooudié, l’homme de confiance intime de Théodore II : il était grave et solennel, mais cependant poli ; ce dernier détail me rassurait un peu.

J’étais de retour vers une heure après midi à mon logis ; j’y trouvai Waldmeier, à qui je demandai rapidement de quoi il s’agissait. Il me répondit évasivement, mais de manière à calmer ma vague inquiétude. Je me rendis chez le vieux Kantiba, où l’on me remit la lettre du négus. Je priai Kienzlen de me la traduire, ce qu’il fit en tremblant d’émotion. Voici de quoi il s’agissait.

Le négus était à son camp d’Isti, à trois journées de Gafat. Profitant d’un retour d’amabilité de sa part, je lui avais écrit une demande respectueuse d’autorisation de partir pour Massaoua. Sa défiance toujours éveillée éclata si violemment à la réception de ma lettre, que de deux jours entiers nul ne put lui parler. On craignit sérieusement quelque violence. Il se borna à m’écrire une lettre bizarre et assez menaçante, dont voici à peu près les phrases essentielles :

« … Quand vous êtes venu vers moi, vous vous êtes présenté comme mon ami ; ne seriez-vous donc venu que pour conspirer avec les cheftas (rebelles) ? Si vos intentions sont loyales, écrivez-le-moi ; si vous êtes mon ennemi, écrivez-le-moi aussi, afin que je sois fixé… »

Le jour même je lui répondis par une lettre laconique, respectueuse, mais nette, qui fit, à ce que j’ai appris, un excellent effet. Le billet qu’il m’écrivit et qui termina cette correspondance périlleuse — pour moi, s’entend — me disait :

« … Prenez patience, et avec la grâce de la Trinité, tout s’arrangera pour le mieux. Je vous ai retenu parce que je devais le faire, mais quand mon agent sera de retour, je vous renverrai avec les honneurs qui vous sont dus… »

Je suivis ce sage conseil, et tournai toute mon activité vers mon projet d’ascension du Gouna.

Je retournai à Maginta, et j’y reçus l’hospitalité dans une famille indigène à laquelle j’étais recommandé. C’était la famille de M. James Bell, voyageur anglais bien connu et qui a joué un certain rôle en Abyssinie, comme favori de Théodore. Je vis là un singulier exemple de la longévité et de la vitalité des Abyssiniennes : c’étaient cinq générations de femmes à la fois, savoir : la veuve de Bell, sa mère, son aïeule, sa fille (Mme Waldmeier) et sa petite-fille. La trisaïeule était la seule qui fût vraiment une vieille, car la bisaïeule, femme d’environ cinquante-cinq ans, aux traits fins et spirituels, était fort alerte et dirigeait activement tout le ménage. L’aïeule pouvait avoir trente-cinq ans : c’était une gracieuse et mince personne, ressemblant beaucoup plus à sa mère qu’à sa fille, dont la beauté tournait un peu trop à l’obésité qu’elle tenait de son père. Ces cinq générations nous reportent bien loin de l’Afrique, mais il ne faut pas oublier que l’Abyssinie, pays élevé et tempéré, habité par une race toute caucasique, n’a presque rien d’africain. Les détails physiologiques que Bruce nous donne sur les femmes d’Abyssinie sont d’un ridicule amer. L’Abyssinienne a un développement tout aussi tardif que la Française, beaucoup plus que l’Italienne : et si dans les classes supérieures on a emprunté aux musulmans l’usage très-fâcheux des mariages précoces, c’est un abus que le peuple ne connaît guère. Ne serait-il pas même possible que la dégénérescence de la dynastie sacrée tînt en partie à ces mariages débilitants ?

Je me levai de bonne heure et me hâtai de commencer mon ascension. Maginta est déjà dans les montagnes ; je n’avais qu’à monter, de plateau en plateau, jusqu’au sommet, à deux bonnes lieues de là, ce qui impliquait bien près de quatre heures d’ascension. Nous montions à travers les bruyères et nous laissions peu à peu derrière nous les dernières cultures. À une hauteur de 4 400 mètres environ, nous atteignîmes une déclivité marécageuse toute semée de djibera.

Le djibera ressemble, vu a distance, à un jeune bananier ; il en a le port et à peu près la hauteur. Qu’on se figure un tronc roux, parfaitement cylindrique, supportant un énorme bouquet de feuillage en forme de poignard, surmonté lui-même d’une sorte de chou tendre fusiforme, d’un gris plombé. Le tronc, qui est mou et cassant, est semé à intervalles réguliers, de saillies semblables à des clous présentant la pointe ; il est lui-même enveloppé d’une sorte de filet à mailles en losanges, parfaitement régulières, chaque losange ayant pour centre un de ces clous dont j’ai parlé. Le tronc a de plus quatre à cinq sections comme les roseaux.

La hauteur totale du djibera ne me paraît pas excéder 15 pieds ; son diamètre, 32 centimètres. Si on l’incise, la liqueur qui en sort est, selon les Abyssiniens, un poison redoutable ; selon M. Schimper, seulement un astringent assez énergique. On ne le trouve qu’à des hauteurs supérieures à 4 000 ou même 4 200 mètres, notamment au Semeu.

Le point culminant du Gouna s’appelle Gouna-Ras (tête du Gouna) ; j’en étais bien à trois kilomètres, et j’avais les jambes rompues. Je n’eus pas le courage d’aller plus loin, et me contentai de monter au Ietva, au pied duquel je me trouvais. De là, j’embrassai d’un regard ravi le vaste panorama que le brouillard ne me dérobait pas. Au sud, un joli cirque très-peuplé au fond duquel le massif pittoresque du Zoramba dessinait ses escarpements en demi-lune ; à ma droite, la déclivité nue où le Reb prend sa source ; juste en face de moi, par-dessus Zoramba, par-dessus les montagnes rudement fouillées de Gaent, le géant des pays gallas, le formidable Kollo (5 000 mètres ?) au pied duquel, en 1862, Théodore II écrasa les Ouollo Gallas et fit mutiler, en quelques heures, quatorze mille prisonniers… Perdue et comme vaporisée dans la brume, la masse trapézoïdale du colosse dominait toutes les montagnes voisines à peu près comme l’Etna domine toutes les sierras des deux côtés du Phare.

Sur ma gauche, un plateau évidé à droite et à gauche sorte de pont bizarre entre deux abîmes, laissait fuir de ses flancs, des centaines de ruisselets et de rivières qui allaient rejoindre le Takazzé. La coupure du grand fleuve abyssinien se laissait deviner derrière, au pied du Debra-Sina (Mont-Sinaï), un nom que les Abyssiniens ont prodigué à une foule de monastères posés au sommet des monts.

À ma droite, le Reb sortait d’une déclivité nue et pierreuse ; plus loin, s’ouvraient les magnifiques vallées ou coulent les trois Goumaras, et peut-être qu’avec d’excellents yeux on eût pu voir émerger de cet ensemble la table de Mahdera-Mariam ou la colline vénérée de Saint-Claude. Le sol stérile qui s’étendait à mes pieds contrastait puissamment avec les paysages peuplés, vivants, animés, marbrés de forêts, rayés d’eaux claires, qui me rappelaient les plus beaux paysages de France ; et les djiberas eux-mêmes, avec leurs chevelures toutes ployées du même côté par un vent furieux qui bat perpétuellement ces hautes cimes, ajoutaient à l’ensemble un caractère aussi difficile à définir qu’à oublier…

Je descendis du Gouna, assez satisfait de l’emploi de ma journée. Le lendemain, j’étais de retour à Gafat, où je trouvais une invitation du négus pour l’aller rejoindre. Il était à Gondar, et je m’empressai de me rendre dans cette ville.


XX


Expulsion de Gondar. — M. Cameron : opinions peu parlementaires du négus. — Silhouette d’un cuirassier français devenu cuisinier abyssin.

À la suite de quelques difficultés avec l’empereur Théodore (difficultés que le lecteur n’exigera sans doute pas que je lui narre en détail), j’avais reçu, le 30 septembre 1863, à Gondar, l’ordre de sortir d’Abyssinie dans le plus bref délai possible. Mon compagnon de voyage, le docteur Lagarde, était laissé libre de partir ou de rester ; mais, blessé de ce procédé, ayant d’ailleurs par-dessus les épaules de son auguste client, le docteur déclara qu’il partirait avec moi.

Nous fîmes hâtivement nos préparatifs, craignant un contre-ordre, craignant surtout quelque tracasserie subalterne. Le négus a tellement plié à la servilité courtisanes que l’esprit jadis indépendant des Abyssins, qu’aujourd’hui un homme en disgrâce à tout à craindre en fait de vexations de la part de la meute qui quête la faveur du maître n’importe comment. Si Théodore avait encouragé, si peu que ce fût, l’hostilité de cette canaille, il m’eût été impossible de trouver les moyens matériels pour sortir de Gondar. Mais je dois rendre au négus cette justice qu’il ne me montra aucune défaveur personnelle, et, de tout ce que j’ai su alors ou depuis, j’ai pu conclure que si je lui étais suspect par position, je ne lui ai jamais été antipathique.

Au sortir de l’audience solennelle où mon renvoi avait été prononcé, mon excellent collègue, M. Duncan Cameron, montra un certain courage moral en me prenant le bras et en m’emmenant gaiement déjeuner chez lui. Il demeurait dans le quartier Etcheghé-biet, et avait une habitation fort confortable. Avant d’y arriver, comme nous suivions une de ces étroites ruelles qui distinguent Gondar, le cadavre d’un âne nous barra le chemin.

« Tiens, un consul crevé ! » me dit gravement M. Cameron en enjambant l’obstacle.

Comme je ne comprenais pas la plaisanterie, que je trouvais un peu chargée de gros sel, mon collègue me dit que quelques jours auparavant Théodore II s’était écrié dans un moment d’humeur :


Obitus Abyssinica. — Dessin de A. Faguet d’après l’herbier de M. G. Lejean.


« En vérité, je ne sais pas ce que mes cousins Napoléon et Victoria ont à m’envoyer des êtres pareils ; le Français est un fou et l’Anglais un âne (Franciz bouda ou Ingliz ahia). »

Le cuisinier de M. Cameron était un type à étudier. C’était un ex-cuirassier de l’armée française, un Alsacien nommé Mack…, solide de biceps, carré d’épaules, et qui avait gagné la faveur du négus, deux ans auparavant, par une certaine rondeur militaire et une franchise à toute épreuve. Ainsi, lorsque le négus s’était fait faire par les missionnaires de Gafat un char de guerre qui se trouva être une mauvaise carriole peinte en vert, Théodore, tout fier, avait demandé à Mack… s’il avait jamais rien vu de plus réussi en France.

« Foui, foui, avait dit sans flatterie l’enfant du Rhin ; chez nous, à Milhouse, nous afons quelque chose de semplaple bour emborder les ortires te la file. »

Nous déjeunâmes assez gaiement, en compagnie du révérend Stern, missionnaire connu par un hardi voyage dans l’Arabie Heureuse, et qui venait de publier en Angleterre un livre qui a eu un succès légitime : A mission amongst the Falasha. Il est le seul voyageur qui, jusqu’ici, ait fait de la photographie sur le sol abyssin ; aussi les illustrations qui accompagnent son livre sont-elles d’une vérité remarquable.

Il avait apporté à Théodore, entre autres menus présents, un stéréoscope et diverses vues dont une attira plus particulièrement l’attention de l’empereur. C’était un panorama de Jérusalem. Un détail de cette vue arrêta l’auguste curieux ; il demanda ce que c’était.

« C’est la mosquée d’Omar, répondit Stern.

— Une mosquée à Jérusalem ! C’est juste, reprit-il plus bas, Jérusalem est aux Turcs… »


Diam Mieda. — Dessin de Eugène Cicéri d’après un croquis de M. G. Lejean.


Et dans un accès de colère soudaine, il jeta violemment à terre l’appareil qui se brisa, et répéta deux ou trois fois :

« Le Saint-Sépulcre aux infidèles ! Jérusalem aux mains des musulmans maudits ! Et l’Europe ose se dire chrétienne !… »

On voit que si la théorie de l’inviolabilité de l’empire ottoman était encore à créer, ce n’est pas à Théodore II qu’il faudrait s’adresser pour cela.

G. Lejean.


(La suite à une autre livraison.)



  1. Suite. — Voy. pages 221, 225 et 241.