Première livraison
Le Tour du mondeVolume 12 (p. 221-224).
Première livraison

VOYAGE EN ABYSSINIE,

PAR M. GUILLAUME LEJEAN.
1862-1863. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.




On a pu lire dans le Tour du Monde de janvier 1864 (no 213) les lignes suivantes :

« M. Guillaume Lejean, envoyé, en 1862, à Massaoua (île de la mer Rouge) par le gouvernement français, partit de Khartoum en septembre, remonta le fleuve Bleu jusqu’à Messalamié, se dirigea, à dos de chameau, vers Ouad Medinè, et atteignit Sennâr ; il releva le plan de cette station, qui n’est qu’un amas de ruines. De là, il alla visiter les antiquités du mont Sagadi, à sept heures environ à l’ouest de Sennâr : ces prétendues sculptures ne lui parurent être que des formes bizarres de roches. Il partit ensuite pour Karkodji, en face de Serou, et d’un long marais à l’ouest du Nil, où il fut saisi d’un accès de fièvre. Il s’avança vers l’est et coupa les deux îles formées par le Nil-Bleu, le Dender et le Rahad. — Du Rahad (14 novembre), M. Guillaume Lejean se dirigea presque à l’est vers Gallabat, étudia le massif de Ras-el-Fil, séjourna à Metamma, d’où il se rendit à Vohnè, à Tchelga, résidence du Belambras Guemo, sorte de margrave… »

J’ai tenu à reproduire intégralement ce résumé fidèle de mon voyage, parce qu’il aide le lecteur à suivre mon itinéraire sur la carte jointe à ces récits et à ces souvenirs, que des loisirs récents m’ont permis de développer à mon aise. Sans autre préambule, j’entre donc en matière et je prends le récit au moment de mon départ de Khartoum, sur le Nil où j’avais passé la saison des pluies estivales (août-octobre 1862).


I.


Départ de Khartoum. — Kamlin. — Une usine au Soudan. — Ouad Medine et Messalamié.

L’inaction forcée du séjour de Khartoum commençait à me peser : aussi, dès que j’appris par les rapports des Arabes que les pluies avaient cessé, et que les savanes avaient commencé à se sillonner de ces nombreux sentiers qui sont les seules routes du Soudan, je fis lestement mes préparatifs de départ pour l’Abyssinie, en passant par Sennar. J’emmenais pour toute suite un domestique nubien nommé Ahmed, actif et intelligent. Je pris passage à bord d’une barque égyptienne qui allait charger du blé à Messalamié, et je quittai l’embarcadère le 9 octobre au soir, confortablement installé dans cette cabine qu’occupe l’arrière des dahabiés, et que l’on appelle kasnè (le trésor), parce que habituellement elle ferme à clef et qu’on y serre les objets précieux et l’argent du bord. J’étais là dans l’immobilité d’une idole hindoue, couché tout le jour entre mes livres, mes cartes et mes malles, lisant, rêvant et voyant défiler sous mes yeux le panorama doux, gracieux et peu varié des deux rives. Trois fois le jour, Ahmed ouvrait les battants de la kasnè pour m’apporter mes repas, et le soir j’allais prendre un peu d’air sur la mogad, sorte de haute dunette où les flâneurs indigènes font leur kef ou jouent silencieusement à une sorte de trictrac.

J’ai décrit ailleurs cette route du fleuve Bleu, et je passe rapidement sur les menus incidents qui remplirent nos quatre jours de navigation. À Kamlin, où nos hommes avaient « des connaissances, » nous perdîmes un jour et je sortis pour examiner la bourgade, qui paraît contenir mille à douze cents âmes, et la rive opposée, couverte de forêts du plus bel effet. Un bouquet de palmiers bordant le fleuve un peu au-dessous du village ôte au paysage une partie de sa monotonie. Kamlin m’a paru devoir son importance à une indigoterie fondée sous le règne et sous l’impulsion de Mehemet-Ali, et aujourd’hui en ruine, comme toute l’œuvre du grand organisateur. Les usines fondées vers 1840 à Kamlin se réduisent aujourd’hui à une savonnerie qui approvisionne le pays de produits aussi chers que médiocres. L’esprit musulman et l’industrie manufacturière sont deux choses qui n’ont jamais fait bon voisinage : je constate le fait et laisse à d’autres le soin d’en rechercher les causes.

Au début, le gouvernement égyptien avait trouvé un excellent moyen de faire valoir les produits de la savonnerie de Kamlin ; il forçait tous les officiers et employés de l’État de la province de Khartoum à s’y approvisionner au taux qu’il voulait bien fixer, au moyen de retenues sur leurs maigres appointements. Si l’officier objectait qu’il avait plus besoin de farine pour sa maison que de savon pour sa lessive, il était prouvé sans réplique qu’un officier n’a jamais trop soin de son linge. Ce qui se faisait pour Kamlin se faisait de même pour les autres usines, soit qu’elles fussent au vice-roi, soit qu’elles appartinssent à un pacha (c’était le cas de la savonnerie dont je viens de parler).

À une demi-journée de Kamlin, sur la gauche, je vis se développer le long du fleuve une ville considérable dont l’aspect abandonné me frappa. On me la nomma : c’était Arbaghi, ville relativement ancienne, mentionnée par d’Anville et postérieurement par Bruce, aujourd’hui déserte par suite de la fondation de Messalamié. Quelques heures après, je débarquais sur la même rive, à huit lieues plus au sud, devant une sorte de lande semée de fourrés épineux. C’était le mechera ou port de Messalamié : la ville est située à une heure et demie à l’ouest-sud-ouest, dans les terres. Un grand mouvement d’hommes et de chameaux, des barques le long de la rive, force ballots sur la lande, accusaient un grand mouvement commercial ; mais ce qui peint à merveille l’incurie arabe, il n’y avait sur ce point si fréquenté, débarcadère d’une grande ville, ni une maison, ni un hangar. Un assez pauvre village se montrait à trois kilomètres. Le voyageur qui arrive là avec un bagage un peu considérable est obligé de compter sur un heureux hasard ou de battre le pays pour se procurer des chameaux. Il est difficile de plaindre une telle population, si elle croupit dans une misère séculaire qui ne paraît du reste lui peser que médiocrement.

Je pris trois chameaux et je me dirigeai sur Ouad Medinè, ou j’arrivai en six heures. Le premier village rencontré sur cette route, Fadassi, m’offrit aussi le premier spécimen de village purement soudanien que j’eusse encore vu. Ce n’était point, comme en Nubie, une agglomération de maisonnettes plates et carrées, groupées dans une plaine ouverte : c’étaient des enclos fermés par des haies d’épines et renfermant chacun un toukoul habité avec ses dépendances. Le toukoul est une cabane de terre, ronde comme un pigeonnier, avec un toit conique en paille, et contenant pour tout mobilier un ou deux angareb (lit de repos fait de lanières de cuir ou de corde de palmier), et le modeste mobilier de la cuisine soudanienne. Cinq ou six sentiers étroits et tortueux forment labyrinthe autour de ces clos, et sont quelquefois disposés ingénieusement de manière à ne présenter à l’arrimant qu’une seule issue, facile à défendre contre des assaillants armés seulement de lances. Cette disposition et le nom de Fadassi, qui rappelle le grand marché de ce nom au midi de l’Abyssinie, me font supposer que ce village a été fondé par des émigrés berta, après la conquête du Fazokl par les Égyptiens.

Le pays qui s’étend de Fadassi à Ouad Medinè est un peu ondulé, couvert de villages et de cultures : on sent qu’on est dans la Djezirè proprement dite, dans la florissante presqu’île de Sennâr. Deux heures après Fadassi, on voit se profiler sur le bleu calme du ciel une ligne d’habitations terminée par le dôme d’une kouba : c’est Ouad Medinè, vraie ville soudanienne, c’est-à-dire aussi imposante à voir à distance que misérable à l’intérieur. Un grand champ de morts, traversé par la route de Khartoum, la limite vers le nord. Le quartier par où l’on entre dans la ville prévient assez favorablement le voyageur, qui laisse à droite une vaste caserne et une belle habitation particulière qui domine fort heureusement la berge du Nil ; mais c’est tout. Le bazar et la mosquée, que je n’ai pas visités, ne méritent guère la peine de l’être.

Ce qui ajoute à la laideur et au discomfort de Ouad Medinè, c’est la disposition particulière du terrain sur lequel elle est bâtie. Presque tout le plateau qui borde au couchant le fleuve Bleu est une masse de sables argileux, assez compacte à deux kilomètres du fleuve, mais qui, en s’en rapprochant, montre d’innombrables ravins creusés par les pluies estivales. Les petits plateaux qui forment les interstices de ces canaux ont été à leur tour rongés par les eaux, et leur surface, entraînée vers les ravines, s’est arrondie et présente aujourd’hui autant d’ondulations que les dunes de nos rivages. Plusieurs des rues de Ouad Medinè ne sont que les lits poudreux de ces torrents d’un jour.

Cette grosse bourgade, qui m’a paru compter huit mille âmes, n’était qu’un village assez insignifiant en 1822, lors de la chute du royaume de Sennâr. Le vainqueur d’alors pouvait faire de la métropole des Fougn la capitale de ses nouvelles conquêtes ; mais fidèle à la politique assez logique des Égyptiens, il préféra prendre pour centre de son pouvoir une place de nouvelle création, qui ne rappellerait aux Soudaniens aucun souvenir dangereux de leur autonomie passée. Le siége officiel de la vice-royauté du Soudan, laissé pour quelques années à Sennêr, fut transféré à Ouad Medinè, point assez bien choisi pour surveiller à la fois le Sennâr, le Kordefan et Guedaref. C’est de cette époque que datent le bazar, la caserne, la mudirie, probablement la mosquée. Mais déjà l’œil d’aigle du vieux Mehemet-Ali s’était porté sur la « trompe d’éléphant » qui s’avançait au confluent des deux Nils, et dès 1835, Ouad Medinè, déchue de sa grandeur factice par la retraite des fonctionnaires civils et militaires, voyait décroître sa population, qui avait momentanément atteint le chiffre d’environ quatorze mille âmes, voyait Khartoum hériter de ses dépouilles et ne gardait, comme souvenir de son importance à jamais éclipsée, qu’un kachef (sous-préfet) et huit cents hommes de garnison. C’est pour cela que malgré le voisinage d’Abou Haraz, malgré son beau fleuve et sa position avantageuse à l’intersection de plusieurs routes commerciales, Ouad Medinè n’a aucun espoir de retrouver sa splendeur si passagère.

Les routes caravanières qui aboutissent à cette ville sont, outre celle de Khartoum à Sennar, latérale au fleuve, celle du Kordofan à la mer Rouge par Ouad Tchelaï, About, Ouad Medinè, Abou-Haraz, Guedaref, Kassala. Ces deux routes se croisent à angle à peu près droit : la seconde a pour station principale, dans la Djezirè de Sennâr, la petite et commerçante ville d’About, chef-lieu d’un ghizm ou district bien cultivé, à deux journées à l’ouest du fleuve Bleu. Cette route est devenue moins fréquentée depuis la décadence du principal commerce du Kordofan, la traite des gommes : elle a pour principaux avantages sa brièveté et les villages nombreux qu’elle traverse.

La route latérale au Nil ne touche au fleuve qu’en trois ou quatre endroits, et s’en tient à une distance moyenne d’une heure et demie, ce qui s’explique par les nombreux méandres du fleuve et aussi par les bois qui l’avoisinent. En général, le fellah soudanien aime bien mieux mettre entre le Nil et lui le bois dont il a besoin pour son combustible, que de s’enfermer entre un fleuve aux caprices redoutables et une forêt de mimosas qui l’empêche de reculer ses cultures, parce que les défrichements lui sont inconnus et à peu près impossibles avec les instruments imparfaits dont il dispose. Cette route, déserte jusqu’à Djedid (cinq heures de Khartoum), groupe de cinq villages populeux et entourés de belles cultures de dourrah, s’anime ensuite et se couvre de bourgades jusqu’à Messalamié, ville peu connue de nos géographes, absente de presque toutes nos cartes et qui n’en est pas moins, après Khartoum, avant Sennâr, Kassala, Berber et Lobeid, la première ville du Soudan égyptien.

J’ai dit que Messalamié avait remplacé Arbaghi, ville bien autrement favorisée par sa position sur le fleuve même. Pour connaître la grandeur de la première, il faut bien s’expliquer l’antipathie des Arabes nomades pour le bord des fleuves, auxiliaires naturels des invasions étrangères, qui les ont réduits à leur état actuel de vasselage. Les Égyptiens ayant choisi les bords du Nil pour y étager leurs stations officielles, leurs préfectures et leurs garnisons, les Arabes, précisément pour la même raison, ont déserté les marchés du bord de l’eau et se sont portés à ceux de l’intérieur. Or, au Soudan, en dépit de tous les ordres partis des bureaux de la citadelle du Caire, une ville ne peut avoir d’existence solide et durable que par le concours du commerce, qui se plie difficilement aux caprices officiels. Pendant que Sennâr, Halfaïa et Chendi ont décliné, Guedaref, Messalamié, Oued Hessouna ont grandi ; et Messalamié a un chiffre de près de dix-huit mille âmes qui semble destiné à s’accroître plutôt qu’à diminuer. Le grand marché de Messalamié a lieu le mardi. L’article principal est le grain (dourrah) fourni par les districts voisins et par les Arabes de l’intérieur, principalement les Mahmoudié et quelques ferka des Hassanié ; puis viennent les toiles grossières, dites damour, tissées par les femmes des nomades ; l’ivoire et les autres articles de prix se négocient à domicile ; beaucoup de menues denrées ne s’exportent pas et alimentent la consommation hebdomadaire de la ville. Pour me définir l’importance de ce marché, un dongolaoui me disait : « Le jour du souq de Messalamié, tel boucher tue vingt vaches, tel autre cinquante moutons. »

Il n’y a pas à Messalamié, dans la population indigène, de grandes fortunes commerciales ; mais plusieurs grands tudjar de Khartoum, les Lagat, les Bisseli, les Abd-el-Amid et autres, y ont des maisons de commerce et y passent plus ou moins longtemps durant la saison des affaires. La grande corporation des Hadarba de Saouakin y a aussi ses comptoirs : elle opère sur l’ivoire et la poudre d’or, comme les grandes maisons précitées.

Je ne restai à Ouad Medinè que le temps nécessaire pour louer de nouveaux chameaux, et je me mis en marche pour Sennâr à travers un pays plat, fertile, très-habité, semblable à celui que j’ai décrit après Fadassi. Une marche forcée de dix heures me mena le premier jour à Am-Sougra (Abou-Sugra des cartes), sur un coude du fleuve Bleu. J’en repartis le lendemain une demi-heure avant le lever du soleil, et je marchai non plus dans les terres cultivées, comme la veille, mais dans une épaisse ràba, qui ne s’ouvrit que sur le soir, pour me montrer, dans une plaine semée de villages nombreux, la silhouette terreuse d’une énorme ville qui s’allongeait au bord du fleuve. C’était Sennâr.

G. Lejean.

(La suite à la prochaine livraison.)