Édouard Cornély & Cie (p. 137-142).


xxiii

RUES GIBELINES


En juin et en décembre



Vérone sous la neige et Vérone dévorée par le soleil, j’ai deux images de cette guerrière ; et toujours, ou rouge, ou blanchement funèbre, Vérone est noire.

Le lieu de la vieille ville, le plan bâti où toute pierre et toute brique satisfait aux conditions de la vie meurtrière, est un cimetière dans un champ de vieux palais. Le cimetière est en plein vent, et les morts illustres, non contents d’être couchés sur leurs tombeaux, les surmontent à cheval. Ils veulent être princes de la ville, même après la descente aux enfers. Ils ont des chevaux diaboliques, qui dansent au-dessus des piétons, en dardant un œil trop large.

Tout est plein de meurtres et de sépulcres. La vieille Vérone est une ville de cavaliers farouches et goguenards, perchés sur les toits : ils vont l’amble au-dessus des portes, et ils trottent sur les pignons. L’architecture est militaire, ou trop ornée : l’excès de l’ornement, c’est toujours la lourdeur du sens.

Guerrière et conjugale, Vérone est fleurie de balcons sculptés. Ils font corbeille de fer ou de marbre, en saillie sur les façades ; les uns en courbes sveltes, les autres pansus, ou tels, à la rue Saint-Alexis, des mamelles sous une résille. Des fleurs et des plantes vertes illuminent toutes ces ferrures : la vigne y fait treille, et les plants d’oranger poussent leurs feuilles vernies entre les barreaux.

La place aux Herbes, avec la place de la Seigneurie, c’est un beau paysage de ville. L’une peuplée, l’autre déserte. La place aux Herbes, largement ouverte, de toutes parts, en marché, sert de forum à la plèbe ; la place des Seigneurs est totalement fermée par des voûtes : le coin des tombeaux, qui la prolonge, en achève le caractère. Elle mériterait qu’on la nommât, en anglais, la place des Lords : elle est dure, sombre, séparée : c’est le lieu d’une caste.

Vérone est hantée d’Allemands. On les moque, et on ne les aime pas. Les Barbares ont toujours eu un pied sur cette terre ; mais toujours haïs du menu peuple, la race les a mangés. Ils n’ont duré que chez les Grands. Dans la cité que l’Adige enlace d’un baudrier vert, la guerre ne finit jamais : elle est entre les cellules profondes, dans le sang des familles. Au secret des noces, il faut qu’un sang dévore l’autre. Le peuple latin a toujours pris le dessus ; et même conquise, Vérone a digéré les conquérants. Ville à souhait pour y rentrer vainqueur, poussant devant soi un immense convoi de prisonniers roux, aux yeux myopes, et d’épaisses captives. Je me sens guelfe, à Vérone.

Sur les pavés, je flaire la trace et l’odeur de tous les maudits Barbares, de ces brutes insolentes et si vaines, qui viennent meurtrir du poing et percer de la lance ce qu’ils mettront ensuite mille ans à ressusciter, les chiens. Au pont du Château Vieux, c’est la force qui tient la route et qui enchaîne les deux rives. Le maître du pont ouvre ou ferme la porte d’Allemagne. Garde-la bien, fils de Rome. Avec ses tours carrées sur chaque pile, et l’ombre rouge des briques dans l’eau grise, le vieux pont crénelé respire la menace. Et le dé monstrueux du château est mouillé dans le fleuve comme un mâle, comme une borne dure. Les maisons à pic sur le flot clignent un œil rare, un noir regard. Tout est carré, massif, fermé, hostile. La couleur des briques est de sang caillé. Les créneaux à meurtrières laissent passer la ville, Saint-Pierre, les forts sur les hauteurs et les tours de la Grand’Place. Vérone est comme une langue, allongée sur l’Adige verte. Les sombres collines montent en amphithéâtre, du fleuve même. Rome, ici, a donné le mot d’ordre et pris la garde sacrée : il faut que les Barbares soient chassés ou conquis.

Un bon peuple latin, sobre de mœurs et abondant en paroles, vit au large entre les lèvres de l’Adige. Il est gai et alerte. Les yeux sont amoureux de la vie : les yeux éloquents sont la victoire de Rome sur l’épaisseur du Nord. Ce peuple rit fort dans une ville triste. Gaieté joviale à longs éclats. Comme ils disent, « à Vérone souffle l’air de Montebaldo », entendant par là un vent de demi-folie.

Via Mazzanti et Volto Barbaro, les deux rues finissent en cul-de-sac, l’une dans l’autre. Et une voûte donne sur la place des Seigneurs. Quel coupe-gorge magnifique entre le marché du peuple, ce bétail herbivore, et le repaire des carnassiers. C’est là que les Scaliger règnent, et le plus souvent qu’ils meurent. Ils vivent ailleurs. Ils tiennent leur cour, ils ont leur table, ils couchent dans la forteresse du Château, sous la garde du pont et la ligne de la rivière. Dans ces deux rues, qui ferment la place, et qu’elles peuvent forclore de la ville, ils sont morts au milieu du crime, sous l’hallali de la Trahison, la plupart de ces dogues. Le Mâtin Second y poignarde, de sa main, son cousin l’évêque. Can Signorio, pour être prince, plonge son épée jusqu’à la garde dans le dos de son frère aîné ; et lui-même, plus tard, ruiné par la luxure et par le vin, se voyant mourir, il console son agonie en faisant étrangler son cadet, qui pourrissait en prison. Ils meurent tous avant quarante ans. Leur vie est effrénée, insolente, pleine de désordre convulsif et de violences calculées. Ils ne jouissent que d’éblouir et d’effrayer. Faste et cruauté, ils tiennent tous de Néron, ce modèle des princes. Et d’ailleurs, Néron est un héros national de l’Italie, une forme romaine de la puissance. Tout vrai roi, plus ou moins, tient de lui. Comme Néron, dans la plénitude du pouvoir, ils s’ennuient s’ils ne tentent la voie solitaire du mépris, où la force brave l’humanité. Il est des points par où la cruauté touche à l’art du règne. Néron n’est pas un bouffon, seulement : il a le goût de l’exquis, la passion de l’unique, et la fureur de l’ignoble.

Au sortir du conseil, Mastino fut poignardé dans cette rue, magistralement. Le fer l’a décousu de la gorge au bas-ventre : il a reçu, sur la joue, le soufflet de ses tripes. L’arcade est là, toujours la même ; ruelle admirable dans la fureur écarlate de midi. On échappe enfin aux singeries des deux places, où les maçons du jour ont parodié le moyen âge. La rue atroce flambe au soleil. Elle est tournée pour le guet-apens. Étroite et torse, à cause des bâtiments qui avancent et de ceux qui font retraite, elle est percée de portes sombres, d’arcs au dos sournois, de trous carrés, si bien ouverts pour cacher un traître, pour lui prêter la fuite, et si propres à recueillir les flots de sang. La pente y est, et tel soupirail aspire le secret du meurtre, comme une infernale custode. Ces baies ombreuses louchent sur des couloirs en trappes ; elles bâillent, ces bouches, pour l’entrée du bétail à l’abattoir. Trop de fenêtres sur ces murs sourcilleux, mais ajoutées après coup. En cicatrice, le long des façades, jusqu’aux balcons du second étage, rampent des escaliers bizarres. La Tour de Ville jaillit très haut dans le ciel blanc, au-dessus des maisons. Et un puits sévère a cet air de tombeau qu’ils ont tous, quand les femmes ne puisent point l’eau, autour de la margelle, un puits morne pour laver des dalles sanglantes.

Après l’été, l’hiver. Je vais chez les Scaliger. La nuit, sous la lune, la place aux tombeaux est déjà un désert, où l’on s’arrête en rêve. Or, ce soir, il neige.

Avec leurs noms de chiens, ces Scaliger ont régné par la vertu de la rage. Ils sont trois dans cet enclos, à cheval, planant sur un entassement de chapelles, de clochetons, de dais, de statues. Là-haut perchés, foulant leurs propres catafalques, ils dominent, posés sur les frontons, comme des rapaces lâchés par la nuit des âges. Sous l’hermine de la neige, ces épouvantails sont les ombres méchantes de la souveraineté. Et la méchanceté va jusqu’au ridicule.

Il a fallu les hisser au-dessus des pinacles, pour qu’ils soient supérieurs au vulgaire. La rue est profondément déserte, ce soir. Sinistre et blême, elle n’est même pas éclairée. Elle a cette lumière crépusculaire qui sort de terre, quand le sol est couvert de neige, et qui est la clarté glaciale des ténèbres. Il doit y avoir, quelque part, en enfer, un lieu semblable pour les maudits de l’orgueil et de la violence, où les seules lueurs sont le feu de la neige, ces rayons funéraires qui éteignent toute couleur, qui révèlent la noirceur à elle-même, lumière qui transit l’espoir et ne réchauffe pas. Dans le puits de la place et de la rue aux Arches, ils continuent, juchés sur leurs étalons, de faire les gestes de la force insolente ; ils menacent le firmament de leur lance ; et ce long pieu de fer pousse une pointe burlesque contre le ciel gris et noir, qui lâche les flocons de son mépris. Ils ricanent de haut contre la terre ; mais à qui font-ils peur ? Pas un passant. Mes propres pas sont ceux du juge le plus sévère, qui arrive sur le tapis de la neige sourde, nuitamment.

La neige peint sur l’air livide le relief des grilles, qui entourent ce cimetière de Grands Chiens. Les lévriers en fer forgé veillent sur le repos de leurs maîtres, prêts à aboyer pour une chasse nocturne. L’échelle des Scaliger est semée parmi les jours de la fonte. Les grilles sont découpées en étrange feuillage, feuillage lugubre, pareil à son propre reflet : où est l’arbre de ces feuilles roides ? Voilà bien la verdure des morts, cruelle comme ils furent. Le plus beau de ces cavaliers au sépulcre, dur et hautain dans son armure, se cambre sur le cheval caparaçonné. Tous les deux, la monture et l’homme, la tête tournée vers la ville, ils ont le même rire sinistre, le même mépris. C’est Can Grande, le meilleur de sa race. Un oiseau chien lui sert de capuchon, qu’il a rejeté dans le dos, parce qu’il fait beau temps pour la curée. La bête héraldique, renversée en arrière, fait bosse et besace aux épaules du seigneur. Est-ce un chien ? J’y vois plutôt un aigle aux ailes repliées : il étreint le Scaliger et Vérone : l’oiseau impérial ne les lâchera pas.

Et lente, pressée, sans fin, la neige s’est remise à tomber. Elle est jetée d’en haut, implacablement, comme les pelletées du ciel sur les tombes. Elle ensevelit même l’ensevelissement de la pierre. Je frémis. Dans un crépuscule sépulcral, par une neige qui ne finirait jamais, ainsi devrait finir le monde.