Édouard Cornély & Cie (p. 133-136).

xxii

LA VILLE DE JULIETTE


À Vérone, fin juin.



En vérité, rien ne m’attend, il me semble, à Vérone, sinon Dante et Shakspeare. Mais le Grand Florentin n’est qu’un souvenir : Shakspeare est une présence. Il n’y eut jamais ni Capulets ni Montaigus dans Vérone : ils y sont pourtant, parce que le poète l’a voulu.

Je laisse le dur Toscan, cette flamme de bronze, monter l’escalier des Scaliger, et promener de conseil en conseil son âme irritée, si altière et si ardente. Mon Shakspeare me prend par la main ; il veut que j’aille avec lui où les noces éternelles de l’amour et de la mort se sont enfin consommées.

Je cherchais Juliette, et la trouvai bientôt. La maison des Capulets est dans une rue à leur nom, au cœur de la vieille ville. Si Juliette n’y a pas dormi, elle aurait pu y veiller : seule, la maison des Scaliger est plus chenue, et d’air plus antique. Ce n’est pas un palais : une haute case, étroite, dure ; un âpre colombier ; un dé noir et rouge ; presque aveugle, la face percée d’yeux rares aux prunelles divergentes, quelques fenêtres cintrées de grandeur inégale et de forme diverse, rangées sans ordre. Elle est roidie en son armure de pierre, cette maison ; elle ne regarde pas dans la rue ; elle écoute les bruits de la vieille place ; elle tend l’oreille aux clameurs voisines, là derrière, qui courent, chaque soir, avec les torches, sur la place des Seigneurs.

Le ciel sulfureux et les nuages bas coulent dans la rue Capello. Ils l’étouffent ; ils en voilent la laideur banale et les étages médiocres. Comme l’illustre demeure, la rue est noire, sordide, étroite et haute. Je respire le bonheur d’y être par cet après-midi d’orage, tiède et sombre. Je bois un air chaud, que je compare au lait de la tigresse. Or, prise entre les cages toutes semblables entre elles où les hommes gîtent aujourd’hui, la maison de Juliette se dresse, toujours la plus haute. Elle a la couleur du vieux cuir ; et, çà et là, la peau est tachée de sang. Un nuage d’encre rase les toits et rature les cheminées. D’un arc aigu, le haut portail mord un long morceau d’ombre. L’ovale cintré des fenêtres ouvre des golfes à l’obscurité : les deux plus grandes portent sur une tablette de pierre ; et les deux moindres sont creusées en niches, comme si elles attendaient la visite de la mélancolie. Des créneaux ruinés, de larges molaires, cariées à la pointe, déchirent là-haut le vide, et retiennent un pan de la nuée funèbre. Et des briques saignent, de loin en loin. C’est bien la maison du moyen âge, avec sa grâce tragique. Elle est sans art, et faite pour l’artiste, parce qu’elle a du caractère. Elle parle du temps où Vérone avait quarante-huit ou trois cents tours. Et l’inscription rappelle à tout homme les rêves de l’adolescent : « Ici ont vécu les Capulets, d’où est issue la Juliette, pour qui les cœurs bien nés ont versé tant de larmes, et tant chanté de vers les poètes. » Juliette, chaude et brune comme une mûre, au soleil de midi, sur la haie. Juliette, précoce comme l’invitation de l’amour aux baisers et aux larmes.

Assez loin de la rue Capello, Juliette a une autre maison, dans Vérone ; et celle-là a toujours son jardin. On sonne à la porte rouge du bourreau, dans la ruelle où fut, dit-on, le couvent des Franciscains. D’un pas, on entre au secret d’un petit cloître. Paix, paix ! D’ici pourtant, les jours de crue, on doit entendre l’Adige verte, qui roule au pont Aleardi. C’est le midi de la ville, où le flot se précipite. Ô Juliette, on ne remonte pas le fleuve. Le courant est trop rapide.

Une loge à cinq arcs, doublement ouverte sur l’entrée et sur les arbres lointains, accueille la lumière. Des glycines pendent aux colonnes, et rampent sur le mur. Dans la cour, de sages lauriers et des fleurs immobiles. Au milieu de la loge, une couche très basse fait un lit très profond : c’est un sarcophage, la bouche de pierre rouge qui mange la forme de l’homme, et qui dévore la femme la plus aimée.

La petite fille, là, fut mise et couchée. Elle n’avait pas quatorze ans.

Elle est baignée d’air. Elle voit le ciel, les arbres et les saisons. Je n’évoque pas votre amoureuse de théâtre, une vieille femme au cou de taureau, qui pousse ses roulades comme si elle y était assise, infirme, et qu’elle ne pût avancer que sous ce vent en poupe : car il vous les faut d’au moins cinquante ans, vos héroïnes. Ni la jeune femme qu’elle est aussi quelquefois, pleine de son, je dis de sciure, une poupée d’Amérique, qui n’a d’yeux, de ventre et de voix que pour elle-même : de là son luxe charnel, et sa santé ; et ses perles dans le chignon, et ce caillou si lourd sous la gorge.

Non, je vois la fillette au teint jaune, la petite de treize ans, qu’un tel amour a prise qu’elle est folle, qu’elle doit vivre toute sa vie en quelques jours ; et il faut qu’elle meure : car elle ne pourrait pas même enfanter.

Je la vois, la joue longue, l’haleine qui brûle, comme le narcisse. Elle rit en fronçant le sourcil, et presque en mourant. Quand elle grince des dents, elle se mord la langue.

Son ventre étroit est de feu. Et sa gorge est pareille à deux boutons de pavot. Au jour, si elle pâlit, elle est verte. Et le soir, aux lumières, elle est comme une tubéreuse : sa pâleur est éclatante. Elle sent l’herbe verte. Son parfum est d’eau qui bouge sur la prairie, fraîchement fauchée. Elle brûle, elle brûle.

Ses yeux font mal, tant ils se consument. Tant ils veulent vivre, ils meurent d’amour. Au nom seul de Roméo, elle tend sa bouche. L’arc de son corps sourit. Ses lèvres ardentes crient ; elles meurent, si elle ne reçoit le vin de la langue, dans le fruit des baisers. Tout son corps tremble. Et ses cuisses se serrent. Et elle sent l’odeur de l’encens, que son sang fume. Et le reste du temps, elle veut dormir, et se retourne sur son lit, accablée.

Voilà comme elle sort de sa maison, pour venir à son tombeau. Et c’est son amour qui la porte. Elle n’a fait qu’une promenade. Juliette n’est sortie seule qu’une fois. L’amour l’a tenue par le bras. Elle a brûlé : elle est morte. Parce qu’on meurt d’aimer et qu’on n’en saurait pas vivre.