Édouard Cornély & Cie (p. 143-146).


xxiv

JARDINS D’AMOUR


Lark’s garden.



Puis, quittant son tombeau rouge et noir, j’ai fini la journée dans les jardins de Juliette.

Le crépuscule est délicieux aux Jardins d’Amour, qu’à présent on appelle Giusti. On passe le fleuve ; au-delà du pont, on monte, et l’on tourne derrière une église. Une grille, et l’on ne se doute pas du paradis qu’elle défend.

Une petite cour, qui a la couleur d’un cœur de rose au soleil, me sépare d’abord, avec une exquise complaisance, de la ville et du siècle. La brique rose y a ces tons de vieil air et de drap très ancien, qu’elle prend avec la pluie séculaire des ans, sous un ciel qui tantôt pleut, et tantôt brûle. La vigne vierge s’enlace à une couronne de créneaux roses, et, déjà dorée, elle mêle aux fleurons de brique ses tendres pampres. Et certes, ce courtil féodal est bien digne des Montaigus et d’une amour ducale.

Et voici des allées merveilleuses, bordées de cyprès sublimes. Ils ont cinq cents ans. Ils sont plus hauts que des clochers avec la flèche. Ils montent en austères avenues ; ils creusent un long chemin, plein d’ombre et de mystère, une voie étroite et profonde, en hypogées tragiques. Et le ruban du sol déroule un ruisseau d’or froid, clair entre les murailles noires. Divins cyprès, arbres de la Hauteur, à l’odeur incorruptible et très amère, si vraiment nés pour la passion, dans leur jet ardent et taciturne, dans leur roideur sévère. Ils sont avides du ciel ; ils le désignent et ils y montent.

Ô jardins de Juliette ! Allées dont le front rougeoie au soir qui vient. La tragédie est proche. La nuit s’apprête. Odi et amo, Vérone sait aimer.

Une sage maison se cache dans les roses. Elle respire l’ardeur muette, et garde son secret. Elle aussi parle d’amour, pour vivre et pour mourir. Que je voudrais m’y fixer !

Terrasses sur terrasses. Partout des fleurs en corbeilles, des roses, des œillets, de suaves fleurs simples, prodigues de parfum. Partout, cet accord ravissant des statues avec le feuillage, qui rend l’art à la nature, et qui élève la nature à la beauté de l’art. Les branches caressent les balustres de marbre. Trois feuilles languissantes baisent une épaule nue. Une gorge de pierre, comme à des doigts, s’offre aux ramures d’un érable. Le murmure d’une fontaine rappelle, à toute cette ardeur, les délices de l’eau. Elle s’écoule plus bas que les cyprès, il me semble, comme une femme pleure de mélancolie, à genoux, la tête cachée.

De l’eau verte sourit étrangement, comme un faune, dans une vasque. Trois dauphins, vêtus de mousse, lancent haut le fil d’eau frais et pur. Et la fraîcheur humide se répand, comme un son, dans le crépuscule.

Terrasses sur terrasses. On tourne sur une tourelle. Tout d’un coup, au plus haut, une petite loge s’ouvre sur une vue admirable, pareille à un triomphant accord : Vérone entière, soudain offerte entre les cyprès, n’est plus une ville, mais un rêve humain que l’on a quitté, éloigné, éloigné, sans bords, pour des amants qui s’enlacent et qui veulent, reculant tous les souvenirs, ne rien perdre de la vie et la toute oublier.

La petite terrasse du sommet est posée comme un linge sur une tête colossale qu’elle coiffe, un monstre sculpté qui grimace au haut de la rampe, et qui se profile, sur la colline, entre les escaliers. Caliban est dompté. Il porte les amants et cette beauté rare.

Tout le royaume de Venise, entre les Alpes et l’Apennin ! La plaine et les champs sans fin ; les tours cruelles de Mantoue, et le guet de Solférino, un pays gras de sang français, qui a levé en épis de liberté et de gloire pour une nation latine. Ces ombres bleues, là-bas, là-bas, sont les cimes lointaines, les monts qui veillent le long des lacs. On me l’a dit ; et que m’importe ? Je puis croire aussi bien que ces touches bleuâtres, qui rougissent, sont les approches de la France ou les frontières du Japon. L’instant est plein de beauté ; et une beauté pleine contient tout ce qu’une âme d’homme veut y mettre.

Ici, au sortir des allées sépulcrales, le ciel est de feu ; l’espace est une orbite frémissante, un creuset au jour d’or. La forge du soleil couchant flambe dans une paix de pourpre. Et au lit de l’incendie, le fleuve fume par places, comme un glaive tiré de la chair ennemie. On se penche, on se penche au bord de la terrasse. Comme sur le rocher tenté de l’océan, on n’est jamais trop près du flot, on voudrait plonger dans le ciel rouge, et nager dans la chaleur de cette heure splendide. Vérone brûle comme un bûcher de désirs. Les cloches se sont tues. Les flammes de l’astre lèchent les toits de briques. La ville est un torrent de lumière, qui vient mourir entre les doigts des cyprès. Elle se recueille dans le silence de la joie et d’une vocation bienheureuse.

L’alouette qui chante à la mort, c’est le soleil qui empourpre l’Adige. Les violentes hirondelles tirent l’alène sur l’air mauve ; et au fil de leurs cris stridents, elles cousent le ciel au fleuve. Quel linceul pour les amants !

L’adorable jardin est tout amour au soleil sanglant. Et, peut-être, n’est-ce plus l’heure de l’alouette ? Nous ne regardons plus à l’Orient ; et notre passion, souvent, redoute l’aube. L’heure du crépuscule, un noir jardin suspendu au-dessus d’une ville et d’un torrent, dans le silence des cyprès sublimes, voilà l’heure et le lieu pour les amants. Que la mort vienne !

Et plût au ciel que je visse se lever la lune, tandis qu’ils sont aux bras l’un de l’autre, se baisant les lèvres très amoureusement.