Voyage de l’Atlantique au Pacifique (1866, éd. Hachette)/9


CHAPITRE IX.


Nouvelles connaissances. — Repos. — Mahaygun fraternise avec Kînémontiayou. — Partie d’ivrognes. — Importunités pour avoir du rhum. — Il en faut davantage au Chasseur. — Soirée ennuyeuse. — Kinémontiayou prend congé de nous. — Ses aventures nocturnes. — Dénouement de Miscouépémayou. — Le Chasseur revient plein de repentir. — Encore dans les plaines. — Le wolverène a été sur notre piste. — La dernière bande de bisons. — Gaytchi Mohkémarn « le Gros Couteau. » — La cache est intacte. — Indiens affamés. — Histoire de Kînémontiayou. — Les Indiens au jeu. — Le hideux philosophe. — Comment se comporte un attelage de chiens. — Admirable sagacité de Chouchou. — Longue marche. — Retour à la Belle-Prairie. — Soins domestiques. — Malpropreté de notre demeure. — Nettoyage du printemps. — Le grand plum-pudding. — Visites sans profit. — Les talents de Rover font l’admiration des Indiens. — Famine générale.


En arrivant à la hutte, nous y trouvâmes le Loup (Mahaygun) et sa femme déjà installés. La femme était agréable, proprette et s’était mise sans retard à laver et à raccommoder nos hardes. Pendant ce temps, nous, y compris son mari, les seigneurs de la création, nous la regardions faire, en fumant et en discutant les nouvelles apportées de Carlton ; nous nous demandions pourquoi nous n’avions reçu aucune lettre et nous faisions des projets pour l’avenir. La jouissance d’un jour de repos complet après une rude besogne est immense et nous la goûtions dans toute sa plénitude. Au bout de deux jours, Kînémontiayou et Miscouépémayou firent leur apparition. Ils nous apportaient une charge de viande d’élan, que nous trouvâmes délicieuse, après n’avoir si longtemps eu à manger que du pemmican, manquant de farine et, ce qui était la plus grande des privations, n’ayant presque plus de thé.

Le Chasseur et le Loup se reconnurent pour de vieux amis qui ne s’étaient pas vus depuis plusieurs années, et ils fraternisèrent tout de suite d’une manière étonnante. Le premier réclama immédiatement une demi-pinte de rhum, que Cheadle lui avait promise pour récompense à l’époque de nos circonstances critiques, s’il rapportait avec promptitude les provisions à Milton. La dette fut donc payée et les deux amis ne tardèrent pas à devenir fort gais et à entonner leurs chansons. De temps à autre, ils venaient nous serrer la main et nous certifier que nous étions des Okey Mows de premier ordre. Kînémontiayou partageait de bonne foi sa liqueur avec son camarade. Quand elle fut épuisée, Mahaygun se leva, nous fit un discours où il exposait dans les termes les plus flatteurs sa reconnaissance pour l’hospitalité que nous avions exercée envers lui ; il le terminait en nous assurant qu’il était honteux vraiment de nous demander une nouvelle faveur. Cependant, d’autre part, il avait près de lui son cher ami Kînémontiayou, l’ami de son cœur, son camarade fidèle, qu’il n’avait pas rencontré depuis tant d’années. Cet ami venait de lui donner généreusement du rhum. Comment pourrait-il reconnaître une pareille politesse ? Il n’y en avait qu’un moyen. Lui offrir du rhum à son tour ? mais il ne le pouvait qu’en nous en demandant. Il était donc sûr que nous ferions droit à sa requête et que nous l’excuserions, car il ne voyait pas d’autre façon de résoudre la difficulté où il se trouvait placé.

Comme nous avions été fort touchés de l’honnêteté de cet homme qui, presque mourant de faim, avait respecté nos provisions lorsqu’il avait visité notre hutte en notre absence, nous consentîmes à lui faire cadeau d’une quantité de liqueur égale à celle qui avait été remise au Chasseur ; mais en exigeant la promesse solennelle qu’aucun d’eux n’en demanderait davantage. Alors la débauche tourna à la folie. Tous deux chantaient, parlaient, nous pressaient les mains à la ronde, et nous élevaient jusqu’aux cieux dans leurs louanges. Le pot absorbé, ils commencèrent à nous importuner pour avoir plus de liqueur. Nous leur rappelâmes qu’ils s’étaient solennellement engagés à se tenir pour satisfaits de ce qu’ils avaient déjà reçu. Le Loup reconnut la justice de nos remontrances ; mais Kînémontiayou n’était plus capable d’entendre la raison. Il n’eut même pas l’air de comprendre qu’il eût pu se soumettre à un pareil engagement. La timbale à la main, il allait de l’un à l’autre, marquant avec son doigt sur le métal la hauteur qu’il se contenterait d’obtenir. Nous eô’mes la fermeté de lui en refuser même une goutte, et, comme nous persévérions, à mesure qu’il voyait diminuer ses chances de succès, il abaissait la marque indiquée par son doigt ; enfin il jura qu’il se contenterait si seulement on lui versait de quoi recouvrir le fond de sa timbale. Les heures se passaient ainsi. Il ne se lassait pas de nous solliciter ; nous ne nous fatiguions pas d’opposer des refus à ses importunités. Cheadle finit par lui reprocher assez rudement sa mauvaise foi. Sur ce, Kînémontiayou tira son couteau de sa ceinture, saisit Cheadle au collet et, loi appuyant la pointe sur la poitrine, il s’écria : « Ah ! si j’étais un Indien des plaines, comme je vous percerais le cœur, puisque vous osez me refuser. » — « Oui, lui répondit Cheadle avec un admirable sang-froid ; c’est justement cela ; vous ne ferez rien de pareil, parce que vous n’êtes pas un Indien des plaines. Ceux des bois ne sont pas des brigands. » Il touchait la corde sensible. Kînémontiayou le relâcha immédiatement ; mais il observa avec hauteur qu’il reconnaissait s’être beaucoup trompé dans la bonne opinion qu’il avait eue de nous ; notre avarice le dégoûtait au point qu’il brisait avec nous tout rapport désormais, et qu’il allait immédiatement retourner chez lui. En effet, malgré les vives sollicitations de Miscouépémayou, il quitta la hutte en chancelant, et se mit à atteler ses chiens à son traîneau.

Il était alors près de minuit ; la neige tombait à gros flocons, et le froid était extrême. Bien que le Chasseur eût parlé avec une langue encore assez libre, il ne pouvait guère plus se tenir debout, et ce ne fut que grâce à l’assistance forcée de son fils, qu’il réussit à mettre son traîneau en état. Alors il partit sans dire un mot, en compagnie de Miscouépémayou, que la mauvaise conduite de son père avait jeté dans une véritable affliction. Leur chemin traversait un bras du lac. Bientôt, Kînémontiayou, accablé par la liqueur qu’il avait bue, engourdi par l’intensité du froid, devint incapable de marcher et se mit à ramper sur les mains et sur les genoux. Avant d’avoir franchi le lac, il était tombe ivre-mort, couché dans la neige, où il ronflait lourdement. Miscouépémayou, au comble de la douleur et de l’effroi, sut trouver encore quelques ressources. Il le réveilla de force, et, moitié le traînant moitié le conduisant, il l’amena dans un bouquet de bois sur le bord du lac. Tandis que l’enfant se hâtait de ramasser des branches et d’allumer du feu, le père retombait là dans son lourd sommeil. Alors son fils l’enveloppa dans ses couvertures, l’étendit le long du feu et passa les interminables heures de la nuit à entretenir avec un soin plein de piété la flamme du bienfaisant foyer. Tout grelottant, à moitié gelé, il n’enleva pas une seule couverture à son père qui ne pouvait plus se mouvoir. Il le veilla filialement, heure par heure, jusqu’à ce que le soleil eût accompli une partie de sa course. Enfin, l’homme sortit de son sommeil, dégrisé, sans accident, et reprit sa route vers sa maison.

Après le départ du Chasseur et de son fils, nous eûmes la liberté d’aller tranquillement nous reposer. Dans la matinée, nous dépêchâmes, vers le lac au Poisson-Blanc, le Loup, porteur d’un message pour ce vagabond de Kînémontiayou ; nous y essayions de le rappeler à ses devoirs. La journée s’écoula sans nouvelles ni de l’un ni de l’autre, et, le soir, nous tînmes conseil ensemble sur le parti qui nous resterait à prendre si nous étions abandonnés à nos propres ressources. L’homme avait remporté toute la viande qu’il avait eu l’intention de nous offrir, et notre provision de pemmican baissait déjà. Ce fut donc avec un vrai soulagement que, le lendemain matin, nous vîmes arriver le coupable Chasseur accompagné par le Loup et par son fils, et ramenant une nouvelle charge de viande d’élan. Le père et le fils n’avaient atteint leur demeure que longtemps après que le Loup y était arrivé, dans la nuit, et se trouvant de fait trop épuisés pour se remettre immédiatement en route. Kînémontiayou était plein de repentir ; il nous prenait les mains avec ferveur, et s’écriait qu’il avait été « namouya couiousk, namouya couiousk, » (non droit), c’est-à-dire qu’il avait eu tort ; mais il nous assurait que c’était la première fois de sa vie qu’il avait agi aussi grossièrement et que cela ne lui arriverait jamais plus. Nous fîmes volontiers la paix et tout se trouva de nouveau rasséréné.

Nous étions parvenus au commencement de février et nous n’attendions pas le retour de La Ronde et de Bruneau avant un mois. Or la diminution de nos provisions exigeait que nous fissions une autre chasse aux bisons dans les plaines. En conséquence nous résolûmes de partir le lendemain pour aller quérir la viande que nous avions été obligés de laisser dans une cache. Quant à Milton, Cheadle refusa positivement de lui permettre de s’exposer de nouveau aux rigueurs du climat, qui l’avait si fort éprouvé auparavant ; mais ce fut avec peine qu’on le fît consentir à garder la maison ou plutôt à prendre, pour quelque temps, ses quartiers d’hiver chez nos voisins les Indiens.

Le dix février, Cheadle partit donc avec le Chasseur et son fils emmenant avec lui deux traîneaux à chiens. L’ancienne trace s’était effacée, si bien qu’en pleine campagne on ne pouvait plus la distinguer. Il fallut donc recommencer à fouler la voie en marchant avec les raquettes. La neige avait alors près de trois pieds, et cette profondeur obligeait les deux hommes à aller en avant, de façon à ce que la trace fût assez foulée pour supporter le poids des chiens et de leurs traîneaux. Malgré les fatigues de cette route, nos amis s’avancèrent avec tant de zèle que, le matin du quatrième jour, ils atteignaient notre vieux bivouac, près du lac, où nous avions, dans une si grande anxiété, attendu le retour de Kînémontiayou.

Dans cette occasion, il arriva encore que tous furent gelés à la figure quoique d’une façon assez restreinte et qu’ils se trouvèrent réduits à une journée de provisions. Partout où la vieille trace était apparente, on retrouvait les empreintes du wolverène qui l’avait suivie vers la plaine. Les malheureux tremblaient donc pour leur cache et comme ils voyaient chaque jour que le wolverène n’avait pas cessé de suivre la piste, le Chasseur, en montrant les empreintes, s’écriait : « Kekouaharkess méryartis ! némétégun wîach ! » (Toujours ce maudit wolverène ! nous ne trouverons plus un morceau de viande !)

Ils s’attendaient donc à avoir du mauvais temps à passer, car il y avait bien peu d’apparence qu’ils trouveraient beaucoup de bisons, et, dans ce cas, leur seule chance serait de s’en retourner promptement à la Belle-Prairie, qu’ils pouvaient regagner en trois jours. Cependant, comme le Chasseur pénétrait dans un petit bois près du lac, il eut la joie de découvrir la trace d’un bison. L’animal avait passé en courant bon train, poursuivi probablement par quelque chasseur, et sa piste était de la veille. Kînémontiayou ordonna donc de faire une halte, tandis qu’il pousserait en avant une reconnaissance dans la prairie ouverte. Peu après, il revenait avec la bonne nouvelle qu’il avait vu cinq taureaux paître dans les environs.

Ces bisons se tenaient dans un espace ouvert et d’un accès difficile. Il était pourtant si nécessaire d’en tuer un qu’on décida que le Chasseur s’avancerait seul vers eux, tandis que Cheadle et Miscouépémayou se tiendraient à couvert sous le bois. Ils se glissèrent jusqu’à la lisière de la prairie et se mirent à épier avec anxiété les mouvements du Chasseur et des bisons. Ceux-ci continuaient à paître tranquillement lorsqu’une bouffée de fumée et le bruit du fusil de l’Indien annoncèrent la mort de l’un d’eux. Les quatre autres prirent la fuite.

Tout à coup les spectateurs de cette scène intéressante eurent l’étonnement de voir un autre nuage de fumée et d’entendre le bruit d’un second coup de fusil. Évidemment ce coup avait été tiré par quelqu’un qui attendait à l’affût le passage de ces animaux, et, en effet, un homme s’élança bientôt en pleine poursuite. Cheadle et le jeune Indien, sortant sans retard de leur cachette, conduisirent les traîneaux dans un bouquet d’arbres plus voisin du bison qui venait d’être abattu, et dressèrent immédiatement leur bivouac.

À la nuit, ils avaient achevé de dépouiller la bête, lorsque leur compagnie se trouva augmentée par l’arrivée d’un Indien, vêtu de peaux, chaussé d’une énorme paire de raquettes et qui avait l’air fort sauvage. C’était un Sauteur, nommé Gaytchi Mohkémarn ou le Gros Couteau. Il nous apprit qu’il était arrivé, de la Montagne-du-Bois, ce jour même dans les plaines, et qu’il guettait les cinq bisons, les seuls qu’il eût vus, lorsqu’il avait aperçu Kînémontiayou qui rampait vers eux. Il avait blessé deux de ceux qui avaient passé devant lui, mais la nuit était arrivée avant qu’il les eût attrapés, et il était revenu sur ses pas.

Depuis deux jours il n’avait pas goûté de nourriture, et il avait, à quelques milles de là, quitté sa squau et ses enfants dans la même situation. Il fut longtemps à se rassasier de notre viande fraîche et en prit à son aise, sans essayer de rien porter à sa malheureuse famille. Les gens qu’il avait laissés à la Montagne-du-Bois étaient dans une grande détresse faute de nourriture. Ktakh-ékouhp un mois auparavant était descendu dans la plaine pour le procurer de la viande ; mais, depuis lors, on n’en avait plus entendu parler. Treemiss, nous dit-il, avait aussi considérablement souffert et n’avait pu obtenir aucune provision à Carlton où il se trouvait alors. Enfin, il nous donna peu d’espoir de trouver d’autres bisons, car, ajouta-t-il, on assure de tous côtés qu’ils ont disparu.

Le lendemain matin, Gaytchi Mohkémarn partit à la recherche des bêtes qu’il avait blessées ; Kînémontiayou alla examiner notre cache et voir s’il trouverait d’autre gibier ; Cheadle et son jeune compagnon demeurèrent au camp, pour couper du bois et préparer la viande.

Le soir, le Chasseur était de retour. À sa grande surprise, il avait trouvé notre cache intacte. Le wolverène n’avait suivi notre piste que jusqu’à un mille de cet endroit, car il avait eu peur de s’exposer ainsi en pays ouvert. En effet, il est contraire aux mœurs de ces animaux de s’éloigner beaucoup de la forêt. Les loups avaient mis une vraie fureur à attaquer notre garde-manger ; mais, bien qu’en plusieurs endroits ils eussent presque entièrement rongé nos troncs d’arbres, ils n’avaient pourtant pas réussi à pénétrer dans la place. Plus tard, Gaytchi Mohkémarn apparut ; il était couvert de sang et apportait une langue. Les quatre bisons étaient tombés sous ses coups. Il ne pensait pas qu’il y en eût d’autre dans un rayon de cent milles ! Cheadle eut la louable prudence de lui acheter immédiatement deux de ces animaux pour quelques livres de munitions et un peu de tabac.

Le lendemain Gaytchi Mohkémarn trouva qu’il était temps de se mettre à la recherche de sa femme qui devait n’avoir rien pris depuis quatre journées. Après déjeûner, il partit pour lui porter un peu de viande. Quant à nous, nous passâmes le reste du jour à découper les animaux que nous avions achetés la veille. Le lendemain, Gaytchi Mohkémarn était de retour, amenant sa femme et un traîneau avec quelques effets. Il allait camper auprès des animaux qu’il avait tués et nous avertissait qu’un grand nombre d’Indiens étaient en route pour le rejoindre. Tous se mouraient de faim, car ils n’avaient pas mangé depuis plusieurs jours. La perspective que leur offrait le reste de l’hiver était désolante ; puisqu’on ne trouvait de bisons nulle part. Notre bande semblait avoir eu la plus grande chance du monde en tombant, du premier abord, sur l’endroit où se trouvaient les seuls qui fussent alors dans ce district.

Effectivement, toute cette journée, nous vîmes arriver des Peaux-Rouges, famille après famille. C’était une vraie cavalcade de spectres ambulants. Les hommes, maigres et blafards, marchaient devant des chiens cadavéreux, qui n’avaient littéralement que les os et la peau, et tiraient après deux des traîneaux aussi à jour, aussi vides qu’eux-mêmes. Les femmes et les enfants formaient l’arrière-garde. À l’honneur des hommes, il est bon de noter que ces très faibles étaient en meilleur état, même assez potelés, et que les femmes formaient un étrange contraste avec les formes décharnées de l’autre sexe. Bien que les squaus indiennes et leurs enfants soient tenus, il est vrai, dans une dure sujétion, et que ce soit en général sur elles que tombe toute la fatigue des grosses besognes, elles ne sont pas mal traitées. Leurs souffrances ni leurs privations ne sont pas plus grandes que celles des hommes.

L’Indien est constamment occupé à chasser pour procurer de la nourriture à sa famille. Quand il y a disette, il part sans emporter aucune provision pour lui et souvent il marchera plusieurs jours de suite, du matin au soir, sans rencontrer aucun gibier. S’il en trouve, il se charge de viande qu’il rapporte péniblement à la maison ; alors, tant que dure l’abondance, il se considère comme ayant des droits au repos le plus complet pour se remettre de ses fatigues. Une aventure de notre Chasseur peut parfaitement servir d’exemple à cette abnégation des hommes et à la merveilleuse faculté qu’ils ont d’endurer la faim. Kînémontiayou en effet, plusieurs années auparavant, avait bien manqué mourir de faim. Cet hiver-là le bison ne remonta pas jusqu’aux forêts et il y eut une grande rareté d’élan et de poisson. Pour subvenir aux besoins les plus nécessaires, Kînémontiayou avait tué ses chevaux les uns après les autres ; mais enfin sa famille s’était trouvée sans ressources. Le Chasseur était donc parti laissant sa femme et à Miscouépémayou un pauvre reste de viande sèche de cheval ; après avoir chassé deux jours sans rien voir, épuisé de fatigue et de faim, il avait fini par revenir en se traînant péniblement jusque chez lui. Alors ils avaient tous pris leur parti de la mort ; le Chasseur était dans l’impossibilité de se remuer et sa femme ni son fils n’étaient capables de se procurer de la nourriture. Depuis huit jours, ils n’avaient pas mange ; ils avaient enduré toutes les rigueurs de l’hiver, lorsqu’ils eurent le bonheur d’être trouvés par des voyageurs attachés à la Compagnie, qui lièrent l’homme sur un traîneau et l’emportèrent à Carlton. Quant à la femme et à l’enfant qui avaient jeûné moins longtemps et supporté moins de fatigues, ils étaient en meilleur état. On leur laissa une provision de vivres et, deux ou trois jours après, ils se sentirent assez de force pour se rendre à pied à Carlton. Il ne fut pas aisé de rétablir Kînémontiayou. Il refusait la nourriture et la boisson, dont il avait perdu le désir. Son estomac affaibli rejetait d’abord tout aliment ; ses cheveux tombèrent et ses membres lui refusèrent leur service, plusieurs semaines. Enfin, il en réchappa ; mais ce ne fut que grâce aux attentions charitables de M. Pruden, qui avait alors l’administration de Carlton et qui savait se faire aimer de tous les Indiens par sa bonté et par son humanité.

À mesure que nos misérables damés arrivaient, nous les invitions à s’asseoir près du feu. Ils affectaient une gaieté que leurs traits démentaient. Ils fumaient, ils plaisantaient sans laisser voir qu’ils convoitassent la viande étalée sous leurs yeux et en se gardant de rien demander à manger. Nous nous hâtâmes de faire cuire de la viande et de leur offrir à chacun un bon repas. Ils le consommèrent avec le calme et la dignité de gens trop bien élevés pour montrer aucune avidité ; mais, à la vérité, ils ne laissaient pas une bouchée de ce qu’on leur servait.

Au milieu de ses hôtes, le Chasseur était dans toute sa gloire. La plupart étaient pour lui de vieilles connaissances. Lorsqu’ils eurent mangé, il provoqua au jeu trois jeunes gens, les dandies de la troupe. Ils étaient peints avec recherche ; ils portaient des jambières et une ceinture écarlate ; les courroies de leur gibecière étaient brodées. En un mot, ils étaient dans toute la parure des Indiens.

Le jeu auquel ils se livrérent est conduit fort simplement. Tous les enjeux de chaque joueur sont réunis. Leurs valeurs relatives sont fixées et on les divise en autant de lots qu’il y a de joueurs. Souvent un Indien risquera couteau, fusil, munitions, tout ce qu’il posséde, ne conservant que les vêtements qu’il porte. Pendant ce temps, les assistants battent les poêles à frire et les marmites en métal, en entonnant leur perpétuel ; « He, he, hi, hi, huy, huy, » la chanson ordinaire des Indiens.

Les joueurs s’asseyent en face l’un de l’autre, les jambes croisées, et la capotte ou la couverture étendue sur les genoux. Le jeu consiste en ceci : un des joueurs cache dans ses mains deux petits objets, comme une vis de baguette à fusil ou un morceau de fil de laiton ; les adversaires essayent de deviner ce qu’il a dans les mains. Celui qui cache fait de son mieux pour tromper les autres. Il tient ses mains dans un mouvement continuel ; tantôt les réunissant, tantôt les mettant sous la couverture qui recouvre ses genoux, tantôt les plaçant derrière son dos. Entre chaque changement, les mains sont exposées au choix des adversaires qui les examinent avec soin, avec passion, et qui généralement sont longs à se décider.

Pendant tout ce temps, les batteries d’instruments ni les chansons ne cessent ; les joueurs remuent leurs corps en mesure et se baissent ou se lèvent en cadence. Le résultat de chaque coup, gain ou perte, est noté par une entaille sur un bâton : chaque entaille représente un enjeu.

Ce jeu dura toute la moitié du jour, avec une énergie, avec un intérêt qui ne faisait défaut à personne, ni aux joueurs ni aux spectateurs. Seul Cheadle se fatiguait du tintamarre et de la monotonie de cette récréation. Enfin le Chasseur gagna aux autres tout ce qu’ils avaient, excepté leurs fusils et leurs couteaux ; cependant les visiteurs se retirèrent sans avoir l’air le moins du monde abattu par leur mauvaise fortune.

Derrière eux restèrent un Indien et sa squau. La taille de l’homme était gigantesque, plus de six pieds ; les os de sa forte charpente ressortaient à tous les angles et à tous les joints, et ses muscles pouvaient faire l’objet d’une étude, tant le défaut de graisse les faisait apparaître. Son aspect était hideux. Sur sa face, il avait un grand nez parfaitement aplati ; à la place d’un de ses yeux, une emplâtre graisseuse et noire ; sur ses gencives vides, deux longues canines. Il avait été ainsi défiguré en se battant avec un ours gris qui, d’un coup de patte, lui avait arraché un œil, écrasé le nez et fait sauter les dents. Il paraissait dans un état d’absolue misère. Littéralement, il avait perdu au jeu tout ce qu’il possédait, hormis sa femme, son enfant et un chien efflanqué. Pour se protéger contre un froid de 25 degrés au-dessous de zéro et le vent du nord qui soufflait avec force, il ne leur restait que des lambeaux de couverture. À eux tous, ils n’avaient pas une bouchée à manger. L’homme était sans fusil, sans munition, sans couteau, sans raquette ; il ne lui restait rien de ce qui est nécessaire au chasseur.

Deux jours durant, ce pauvre diable resta au bivouac de Cheadle, mangeant du matin au soir. Jamais ses gencives édentées ne se reposaient. Il consommait non-seulement tout ce qu’on lui donnait, mais il s’attribuait tranquillement tous les rebuts qu’on faisait dégeler au feu pour les chiens.

Néanmoins lorsque, deux jours plus tard, nous reprîmes la route de la Belle-Prairie, il demeura près du feu, assis avec sa femme parfaitement satisfait et occupé à faire cuire sa seule provision, la tête d’un bison. Suivant toutes les apparences, il était destiné à périr bientôt de froid ou de faim ; et cependant, vers la fin de l’hiver, il vint nous surprendre à notre hutte, aussi hideux et aussi maigre que jamais, mais ayant toujours l’air plein de santé et de courage.

Nous avions alors plus de viande qu’il ne nous en fallait pour l’instant, même sans toucher à celle qui était dans la cache ; on en confia une partie à Gaytchi Mohkémarn et, pour emporter le reste, on ajouta à notre convoi un petit traîneau et deux chiens qui furent loués. Après avoir chargé nos véhicules de tout ce qu’ils pouvaient contenir, on reprit la route du logis. La trace était assez bonne, mais la lourdeur du train rendait le voyage fort ennuyeux. Un des chiens attelés au traîneau d’emprunt était le squelette qui appartenait au hideux Indien. Il ne tarda pas à prouver qu’il était trop faible pour se porter lui-même aisément, et le Chasseur le renvoya du service. On le remplaça par un jeune chien, qui tirait bien, mais qui ne cessait de hurler que quand on le dételait, c’est-à-dire à la fin du jour. Chacun avait une rude tâche, car chacun avait un attelage à conduire et les versements étaient plus fréquents que jamais. Le chemin solide, formé par la neige foulée, s’élevait alors beaucoup au-dessus du niveau du terrain et ressemblait à un terrassement de la largeur d’un traîneau, courant entre la poudre de neige douce et farineuse qui s’étendait des deux côtés. Aux tournants et sur les pentes, les traîneaux, facilement jetés hors de la voie et versés, exigeaient, pour être replacés sur la chaussée, une grande force et une plus grande patience.

À la descente des hauteurs, il fallait pour retenir et guider le traîneau que le conducteur se couchât dessus, la face en bas, étendant ses jambes en arrière, et fit pour ainsi dire l’office d’un frein en enfonçant, autant qu’il le pouvait, ses talons dans la neige. À une pente très-rapide qui dévalait de plusieurs centaines de mètres dans un lac situé au pied, il arriva que le convoi atteignit le faîte avant que Cheadle eût eu le temps de se mettre en posture de frein. Son traîneau fila, glissant plus vite que les chiens ; le tout roulant les uns par-dessus les autres, dans une succession de culbutes, jusqu’à ce que, pêle-mêle, il fût parvenu en bas. Les chiens y restaient gisants, embarrassés dans leur harnais et abattus par la lourdeur du traîneau, qui semblait avoir dû briser tous les os de leurs corps, tant il les avait lourdement cognés dans leur chute prolongée. Cependant ces pauvres bêtes n’avaient pas de blessure. On mit, il est vrai, pas mal de temps à les tirer d’embarras et à replacer tout en ordre sur le chemin. Le voyage d’une journée se composait d’une perpétuelle succession de difficultés et de désastres. C’était la neige qui était trop profonde, ou les charges trop lourdes ; c’étaient les chiens faibles, obstinés, mais qui ne laissaient passer aucune occasion de nous faire des tours ; tantôt ils refusaient de tirer quand il le fallait, tantôt ils trouvaient one merveilleuse vitesse et paraissaient faire voler le traîneau, quand le malheureux conducteur arrivait pour les châtier. Il n’y a rien au monde qui soit plus propre à irriter le caractère le plus égal que le soin de diriger un attelage de chiens indiens. L’homme le plus pieux, le plus régulièrement évangélique, y perdrait sa patience ; il devrait étre doué d’une vertu supérieure à celle de l’homme pour préserver ses lèvres d’un langage peu convenable à sa profession. Ainsi l’on raconte qu’un des missionnaires de la Saskatchaouane, homme très-respectable et très-pieux, voyageant en hiver avec quelques-uns de ses paroissiens, les étonna, les scandalisa par les anathèmes qu’il proféra tout à coup contre les chiens dont la malice l’avait poussé à bout. Ceux-ci s’éraient tranquillement couchés de la manière la plus insultante, la tête tournée de son côté, le regardant attentivement, mais sans faire aucun effort pour tirer eux et lui de l’embarras où ils étaient tombés.

Après trois jours de ce labeur très-fatigant, la troupe se trouva parvenue, vers la tombée de la nuit, à une quinzaine de milles de la Belle-Prairie. Comme on ne voyait pas alors d’endroit propre à bivouaquer, nos amis poussèrent en avant jusqu’à ce que la nuit rat close. Pendant un temps, ils s’avancèrent à la lueur d’une nouvelle lune qui était déjà presque couchée. Le traîneau de Cheadle marchait en tête et, quand la lune eut disparu, il continua sa route même en n’y voyant plus clair. Heureusement Chouchou, le chien qui allait le premier, ne montrait pas d’hésitation ; il suivait la trace sans se tromper, bien qu’elle fût alors à peu près effacée et à peine perceptible à l’œil, même en plein jour. Les hommes n’avaient plus d’autre moyen de la reconnaître qu’en sentant la dureté de la voie sous la semelle de leurs raquettes en opposition avec la masse poudreuse de la neige qui s’étendait de part et d’autre. Mais, s’apercevant que la sagacité du chien était à la hauteur des circonstances, Cheadle résolut d’atteindre la hutte cette nuit même et persévéra tranquillement, ayant sur ses talons les deux autres traîneaux et les Indiens. Ceux-ci s’étonnaient fort que l’Okey Mow ne voulût pas s’arrêter. Enfin l’obscurité devint si grande que les conducteurs avaient perdu de vue leurs chiens et ne distinguaient plus que l’ombre vague de leurs traîneaux qui s’éloignaient. Cependant Chouchou, à mesure qu’il approchait de la hutte, hâtait sa course, sans faire aucune erreur, si ce n’est qu’il renversa le traîneau dans un profond amas de neige, sur les bords de la rivière Crochet, à un demi-mille de chez nous. Cet accident les retarda un peu, car il leur fallut retrouver le sentier perdu en sondant avec des perches la neige éparse, qui l’avait, à cet endroit, recouvert à une telle profondeur que Chouchou était bien excusable de ne pas l’avoir suivi. Enfin, les traîneaux furent remis sur le terrassement et, au bout de quelques minutes, un rayon de lumière, qui filtrait à travers la fenêtre de parchemin du fort Milton, vint réjouir les yeux des voyageurs épuisés de fatigue. Ce fut avec une joie bien vive que Milton les reçut. Il avait passé les derniers jours tout seul, dans l’inquiétude, guettant le retour de ses amis absents depuis douze journées. Comme nous avions à présent assez de viande, nous restâmes tous les deux au logis, attendant de jour en jour le retour de nos gens envoyés à la Rivière Rouge. Deux mois s’étaient écoulés depuis leur départ. C’était l’espace de temps qu’ils avaient jugé nécessaire pour leur voyage ; mais nous avions toujours compté qu’ils le dépasseraient.

Nous nous occupâmes en les attendant à chasser dans le voisinage immédiat, au fusil et à la trappe. Quelquefois nous recevions la visite du Chasseur et de Miscouépémayou, qui ne manquaient pas de nous apporter une bonne provision de viande chaque fois qu’ils tuaient un élan. Ce changement nous semblait délicieux, comparé à notre denrée ordinaire de bison coriace, qui faisait notre seule nourriture, avec quelque conserve végétale de Chollet, dont nous ne nous servions qu’aux plus grands jours de fête. Beaucoup de notre temps était pris par les soins domestiques. Milton s’était adonné à l’art culinaire et s’en acquittait avec autant de talent que de succès ; son mérite était mis à de graves épreuves pour produire une variété de plats avec les maigres ressources dont il avait la disposition. Cheadle était le scieur de bois du ménage et le porteur d’eau, ou plutôt le fondeur d’eau et de neige.

Cela dura ainsi assez longtemps d’une façon tolérable. À la fin pourtant notre petite demeure s’était si fort encombrée par les amas de copeaux, d’éclats de bois, de débris de toute espèce, et si mal ordonnée par suite de l’habitude que nous avions d’abandonner là tout objet dont nous nous servions sans le remettre en place, que nous arrivions à peu près à ne plus pouvoir nous livrer aux travaux du ménage. Il faut bien noter que le balayage était malaisé puisque nous n’avions pas de balai et que le niveau de notre plancher était d’environ deux pieds au-dessous du sol extérieur. Cependant nous prîmes la résolution d’instituer un nouvel ordre de choses, en nous mettant bravement à un rangement général et à un complet nettoyage de printemps. Nous commençâmes par faire des balais avec des branches de sapin et par employer nos plats d’étain en guise de pelles à ordures. Souvent au milieu de nos travaux, comme nous étions à quatre pattes nettoyant les ordures et enlevant la poussière à l’aide de grossières inventions, nous nous trouvions de si drôles de figures que nous éclations de rire. Et cependant le résultat en fut très-satisfaisant ; et quand nous vîmes l’apparence d’ordre et de propreté que présentait maintenant notre logis, nous fûmes très-contents de nous.

D’ailleurs nos triomphes sortirent de la sphère des actes qui concernent la femme de chambre. Treemiss, quelques mois auparavant, avait eu la bonne idée de nous donner quelques raisins de Corinthe pour en faire un pudding de Noël. Mais, avec cette modestie qui est l’apanage du vrai talent, Milton avait jusqu’ici refusé de prendre un si haut vol. Cependant, encouragé par une série de succès dans l’art agréable de la cuisine et par les flatteuses félicitations, par les vives sollicitations de Cheadle, il finit par essayer un plum-pudding.

Mais quelque temps auparavant, Cheadle, qui trouvait que les fruits diminuaient avec une rapidité inexplicable, avait pris la sage précaution de serrer ce qui en restait avec une petite quantité de farine et de sucre dans son coffre-fort. Là se trouvaient déjà rangées des provisions de poudre, de plomb, de capsules, de tabac, de savon et divers autres objets. Or, quand on se mit à la quête des matériaux destinés au pudding, on trouva vide le papier où ils avaient été enfermés ; la provision de friandises était allée au fond de la Lotte, pêle-mêle avec le plomb, les capsules, les morceaux de tabac et toute espèce de substances hétérogènes.

Il fallut donc préalablement procéder à l’élimination soignée des corps étrangers ; après quoi le pudding fut trituré, mélangé suivant les règles, enveloppé comme il faut dans un linge et mis au pot. Combien de fois l’en sortit-on ? Combien de fois examina-t-on avec la pointe d’une fourchette s’il n’était pas enfin (cela dura toute la journée !) cuit à point ? Nous faisions bien rôtir aussi deux poulets de prairie ; mais le pudding accaparait l’intérêt du public. Il faut n’avoir jamais été réduit à vivre longtemps d’une seule et même pitance pour ne pas se faire une idée de l’angoisse avec laquelle nous suivions des yeux la cuisson de notre plum-pudding. Ah ! qu’il fut délicieux ! Combien il dépassa toute espérance ! Sans doute il avait plus d’une imperfection ; par exemple, il contenait quelques capsules, des balles de plomb et des morceaux de tabac ; mais qu’importe ? Il était de taille à étre servi aux habitants de Brobdingnag. En vain nous avions caressé l’espérance de l’achever en une seule fois ; il en resta. La nuit fut assez pénible. On peut, je l’avoue, attribuer cette absence de repos a la nature un peu lourde de notre souper, mais la cause la plus réelle en était dans l’impatience de voir arriver le matin, où nous pourrions renouveler les délices de la soirée passée. Ce ne fut pas sans inquiétude qu’aux premiers rayons de l’aube chacun de nous épia les mouvements de son compagnon. Enfin, avant qu’il fît grand jour, nous sautâmes tous les deux à la fois de nos lits, chacun craignant d’avoir à perdre un morceau de son délicieux déjeuner. Et jamais écolier n’eut plus de regret à voir la fin de son gâteau que nous n’en eûmes en soupirant sur la dernière bouchée de ce pudding sans égal.

Il fallait bien rompre la monotonie du temps qui passait si lentement. Déjà nous étions au commencement de mars, et La Ronde ni Bruneau n’étaient de retour. Il est vrai que parfois notre solitude était égayée par les visites des Indiens ; mais tous ils étaient affamés ; et ils faisaient de fameuses brèches à nos maigres provisions. Rover contribuait pour sa part à alléger l’ennui de ces longues soirées d’hiver ; car nous les passions en partie à varier et à perfectionner son éducation. Les représentations qu’il donnait étaient, pour nos visiteurs indiens, une source toujours nouvelle d’admiration et de plaisir. Jamais ils ne se lassaient de le voir se tenir sur la tête, marcher sur les jambes de derrière, ou s’asseoir dans la posture d’un mendiant. Chacun de ses faits et gestes excitait parmi les spectateurs de tumultueux ouah ! ouah ! aiwarkens ! qui exprimaient leur stupéfaction ; mais surtout celui qui consistait à surveiller un morceau de viande mis sur le plancher ou posé en équilibre sur le bout de son nez. Les Indiens ne pouvaient pas comprendre comment on réussissait à dresser un chien à attendre le mot d’ordre au lien de se jeter sur la nourriture. Leurs propres chiens, qui ne sont jamais nourris que quand ils travaillent, sont toujours si maigres et si voracement affamés, qu’ils volent tout ce qu’ils peuvent atteindre. Quand on est en train de tailler la viande, la squau a bien soin de tenir un gros bâton dont elle frappe sans pitié les chiens que la faim pousse à saisir toutes les occasions de dérober un morceau oublié.

La seule personne civilisée dont nous eûmes à cette époque la visite était un M. Tait, métis au service de la Compagnie, en résidence à Carlton. Il était venu dans une carriole traînée par des chiens recueillir des fourrures parmi les Indiens de notre voisinage. Il nous donna des gâteaux et des pommes de terre ; c’étaient des délicatesses dont nous n’avions pas goûté depuis bien longtemps. De lui, nous apprfmes qu’il y avait eu presque partout une grande disette. Au fort près du lac de l’œuf, on avait été obligé pour vivre de faire bouillir afin de les réduire en pâte les peaux de bison. Deux hommes qu’on avait dépéchés de là pour obtenir des secours à Touchwood-Hills, l’endroit le plus voisin, y étaient arrivés presque morts de faim, et y avaient trouvé les habitants à la dernière extrémité et incapables de les aider en rien. Au fort La Corne[1], on avait longtemps souffert, et, même à Carlton, on avait été si fort réduit que les chasseurs étaient partis munis d’assez peu de subsistance pour être forcés en route de manger leurs chiens. Nous dûmes donc nous estimer fort heureux d’avoir si bien échappé à la détresse générale.

Les bisons se sont tous éloignés des forts, et la quantité de poisson blanc pêché dans les lacs, et qui a formé une des ressources principales, a diminué à un tel point que maintenant il ne se passe guère d’hiver sans qu’on souffre de la famine. Cette disette est devenue si urgente, qu’elle amène la Compagnie de la baie d’Hudson à penser à établir immédiatement de vastes fermes dans le district de la Saskatchaouane, si admirablement disposé d’ailleurs pour l’agriculture et pour la production du bétail.

Les temps sont passés pour ne plus revenir, où l’on pouvait, le long de la Saskatchaouane septentrionale, vivre en abondance à l’aide du fusil et du filet.

  1. Le fort La Corne est au confluent des deux Saskatchaouanes. (Trad.)