Voyage de l’Atlantique au Pacifique (1866, éd. Hachette)/10


CHAPITRE X.


Retour de La Ronde. — Lettres d’Angleterre. — Une fête. — Voyage à la Rivière Rouge et retour. — Privations. — Le convoi gelé. — Trois jours comptés en plus. — Les Sioux au fort Garry. — Leurs trophées de victoire. — Dernières visites. — Rats musqués et leur établissement. — Chasse au rat. — Notre thermomètre. — Chasse à l’élan pendant le printemps. — Circonspection extrême de l’élan. — Son stratagème pour éviter les surprises. — Marche pendant le dégel. — Préparatifs pour quitter nos quartiers d’hiver. — Nous retrouvons nos chevaux en excellente condition. — Bonnes qualités des pâturages. — Départ de la Belle-Prairie. — Retour à Carlton. — Adieux à Treemiss et à La Ronde. — Baptiste Supernat. — Départ pour le fort Pitt. — Passages de volaille sauvage. — Histoire de Baptiste. — Nous traversons des rivières enflées. — Accroissement de notre troupe. — Chasse pour vivre. — Bal des oiseaux de la prairie. — Le fort Pitt. — Paix entre les Cries et les Pieds-Noirs. — Habillement complet des Cries. — Les Pieds-Noirs. — Parure de leurs femmes. — Comment les Indiens résolvent les différends. — Rumeurs de guerre. — Retraite hâtive des Pieds-Noirs. — Louis Battenotte L’Assiniboine. — Ses manières séduisantes. — Départ pour Edmonton. — Garde nocturne. — Terre fertile. — Travaux du Castor. — Leur effet sur le pays. — Le déclin de leur puissance. — Passage de la Saskatchaouane. — Montée des hauteurs. — Œufs et poussins. — Arrivée à Edmonton.


Le 11 mars, nous étions assis dans la hutte, causant avec deux jeunes Indiens qui venaient d’arriver des plaines, envoyés par Gaytchi Mohkémarn pour nous dire que, si nous ne faisions pas immédiatement chercher la viande laissée par nous dans la cache, la famine l’obligerait à la manger ; tout à coup la porte s’ouvrit et nous vfmes entrer La Ronde. Il était très-amaigri et avait l’air épuisé de fatigue. Bruneau le suivait de près, amenant un traîneau où se trouvaient du pemmican, un sac de farine, une petite caisse de thé et, mieux que tout le reste, des lettres d’Angleterre. Avec quel empressement nous nous en saisîmes ! Avons-nous besoin de dire le nombre de fois qu’elles furent lues et relues ? Nous préparâmes un régal pour fêter l’arrivée de nos gens. On fit des crêpes à profusion et du thé à plusieurs reprises. Nous n’avions pas goûté de thé depuis des jours, de crêpes depuis des semaines. Longtemps après minuit, nous étions encore assis à écouter les nouvelles de la Rivière Rouge et le récit du voyage de La Ronde et de Bruneau. Ces pauvres diables avaient mis vingt-trois jours pour faire les six cents milles qui nous séparaient du fort Garry ; ils s’étaient reposés une semaine, et avaient commencé leur retour le dernier jour de janvier. Le 31 janvier et le 1er février étaient les deux jours où Cheadle et Isbister étaient revenus de Carlton, c’est-à-dire la période du plus grand froid, celle où le thermomètre était descendu à 30° au-dessous de zéro.

Les deux traîneaux portaient quatre sacs de farine, le thé et du pemmican pour eux et pour leurs chiens ; mais la neige était si profonde qu’ils avaient souvent été forcés à fouler avec leurs raquettes le sentier deux fois avant qu’il eût assez de fermeté pour porter les chiens ; et même alors ceux-ci ne pouvaient pas traîner leur lourde charge sans l’assistance des hommes qui la poussaient avec des perches. Ils avaient fait ainsi lentement et laborieusement deux cents milles, quand le pemmican venant à leur manquer, ils avaient dû soutenir les chiens aux dépens de la précieuse farine.

Cependant, à deux journées du fort Pelley, les chiens étant à bout de force, il avait fallu abandonner un des traîneaux avec un de ces pauvres animaux, qui se coucha près de la route pour expirer. Un peu plus loin, ils passèrent près d’un traîneau dont l’attelage de chiens était complétement gelé, droits et roides sous leurs harnais, semblables à ces gens que les Mille et une Nuits nous montrent métamorphosés en pierre. Quelque passant trouvant ce traîneau abandonné avec son attelage mort, avait remis les chiens sur leurs jambes comme s’ils traînaient encore leur fardeau. En arrivant au fort Pelley, ils avaient vu les habitants en proie à la disette et n’ayant plus qu’un demi-sac de pemmican. Ils leur avaient laissé un sac de farine. Après quoi, La Ronde avait été pris d’une bronchite ; il avait eu la plus grande difficulté à finir son voyage et nous était arrivé dans l’état d’épuisement que nous avons dépeint.

Nous fûmes assez surpris de découvrir que, sans le savoir, nous avions fini par compter trois jours de plus qu’il ne s’en était écoulé depuis notre dernière visite à Carlton, six semaines auparavant. Nous nous étions imaginés que nos gens étaient revenus le samedi 14 mars, tandis qu’en vérité leur retour avait eu lieu le mercredi 11.

C’est alors que nous apprîmes les détails du soulèvement des Sioux ; comment ils avaient attaqué la diligence qui allait à Georgetown, scalpé le conducteur et les voyageurs, et jeté la voiture dans la Riviére Rouge. L’événement avait eu lieu bien peu de jours après celui où elle nous avait transportés. Deux mille Sioux s’étaient présentés au fort Garry ; ils y avaient demandé des munitions et avaient mis tout l’établissement dans la confusion et dans la terreur.

Ces Indiens étalaient les trophées de leur victoire ; ils portaient des colliers de pièces d’or de vingt dollars ; ils avaient des sacs pleins d’argent, des épaulettes d’officiers, des bijoux de femmes, des épées, des carabines, des revolvers et de longs couteaux ils avaient des chevaux et même des objets pleins de punaises parmi les dépouilles qu’ils avaient pillées.

La Ronde nous apprit aussi la triste nouvelle que tous les chevaux de prix que nous avions renvoyés au fort Garry, sous la conduite de Voudrie et de Zear, avaient péri en route par la faute de ces vauriens.

À peine nous venions de nous endormir tranquillement que le grognement des chiens nous tira du sommeil et que nous entendîmes quelqu’un se glisser doucement dans la hutte. Il y faisait une obscurité complète. Milton, sautant à bas du lit, battit le briquet et nous vîmes le Chasseur, avec son beau-père et toute sa famille. Ils avaient appris, par les deux jeunes Indiens qui nous avaient fait visite ce jour-là, le retour de La Ronde, et, sans retard, ils étaient venus lui souhaiter la bienvenue et prendre leur part des bonnes choses qu’il avait apportées. Nous montrâmes notre mécontentement d’être ainsi dérangés et, tout pleins de honte de leur conduite, ces braves gens se couchèrent paisiblement à terre pour dormir.

La Ronde fut sérieusement malade durant plusieurs jours. Après sa convalescence, nous reprîmes la vie de trappeur en la variant de temps en temps par la chasse aux rats musqués, dont la saison était arrivée. Quoiqu’ils aient une odeur assez forte, ils sont loin d’être à dédaigner. Ces animaux sont très-nombreux sur tous les lacs, pointillent de leurs demeures en roseaux, semblables à autant de veillottes, la surface de la glace en hiver. Ils les bâtissent dès que la glace est formée ; les garnissent de mousse tendre et de doux gazon, et y serrent les provisions de plantes aquatiques dont ils font leur nourriture. Un trou dans la glace assure leurs communications avec l’eau et, de distance en distance, ils pratiquent des soupiraux, recouverts de plus petits tas de roseaux coupés, ayant à peu près l’apparence d’une taupinière. Tant qu’il gèle fort, la demeure du rat musqué est inattaquable ; mais, dès que les rayons du soleil augmentent de pouvoir, les ennemis font brèche à travers les murailles qui s’amollissent par le dégel. Le renard, le wolverène et le foutereau font donc, à la fin de l’hiver, leur proie du rat musqué ; quant à l’Indien, armé d’une lance longue, mince, barbelée à la pointe, il s’approche avec précaution du logis de la famille et, plongeant son arme au beau milieu, il en retire souvent deux ou trois victimes d’un seul coup.

Lorsque notre odorat, péniblement affecté par la senteur d’une peau de moufette qui nous servait de thermomètre, nous eut avertis que le dégel approchait[1], nous pensâmes à nous occuper à chasser l’élan. Dans un rayon de plusieurs milles autour de notre logis, nous en avions vu beaucoup de traces, qui nous avaient donné l’espérance de faire une bonne chasse avec l’assistance de Rover. La surface de la neige, que fond le soleil durant le jour, est transformée en croûte solide chaque nuit par les gelées nocturnes, au commencement du printemps. Cette croûte a assez de force pour porter l’homme chausse de raquettes ou un chien de petite taille ; mais elle se brise sous la pression des petits pieds et de l’énorme poids de l’élan. Lorsqu’un chien le poursuit, l’animal essaye de s’échapper ; mais comme, chaque fois qu’il s’élance, il s’enfonce jusqu’aux jarrets et que les coupants de la glace le blessent aux jambes, il est bientôt réduit aux abois, et le chasseur en arrivant le tue à son aise. Il n’y a guère d’autre moyen que celui-là, si ce n’est celui de se mettre à l’affût en été, près des endroits où il se baigne dans les rivières et dans les lacs. C’est un animal des plus prudents et que le plus habile chasseur n’approche que très-difficilement. Peu de métis, et un plus grand nombre d’Indiens mais pas tous, ont, dans les circonstances ordinaires, assez d’adresse pour suivre à la piste et pour tuer un élan, et l’on dit dans le pays qu’un homme peut, toute sa vie, poursuivre un élan sans réussir à l’apercevoir. Cet animal se tient au cœur de la forêt où on ne le voit que quand on le touche pour ainsi dire ; son ouïe est si fine que la rupture d’une brindille ou le craquement d’une feuille morte suffit pour lui donner l’éveil. Un jour de vent, où les bruits du bois étouffent le son des pas furtifs du chasseur, offre le plus de chance pour l’atteindre. D’ailleurs l’élan a adopté un stratagème plein de finesse pour se mettre à l’abri de toute surprise. Lorsqu’il veut se reposer, il marche en cercle et se couche à l’intérieur, mais tout près, du commencement de la courbe. Il en résulte que le chasseur qui suit sa piste passe près de l’endroit où l’élan est couché et que, tandis que l’homme continue à suivre le cercle, !’animal sans être vu s’échappe par un côté opposé. Cette année cependant, le dégel commença le 30 mars et fut aussi subit que complet, en sorte qu’il n’y eut aucune croûte formée sur la neige et que nos espérances de chasse furent tout à fait trompées.

Cheadle s’était alors enfoncé dans le bois avec Bruneau. Il reprit immédiatement le chemin du logis ; mais son retour ne put avoir lieu que de nuit, lorsqu’il gelait, car les raquettes ne peuvent servir à rien dans le dégel. Le second soir, la continuité de l’humidité fit briser les chaussures et les deux chasseurs furent obligés de revenir de leur mieux. Il n’y a rien de plus fatigant que de marcher dans de la neige profonde au commencement du dégel. En quelques endroits, une mince couche de glace supportera le poids d’un homme ; on s’y avance d’un pas délibéré pendant plusieurs mètres ; tout à coup la croûte éclate, et l’on est ébranlé par tout le corps en tombant dans un trou jusqu’à la ceinture. Luttant, se débattant au milieu de cette masse friable, on parvient à force d’efforts à une portion plus solide, pour retomber quelques pas plus loin. En marchant ainsi toute la nuit, ils atteignirent la rive du lac, à deux milles de la hutte. Mais ils étaient trop épuisés pour faire un pas de plus ; allumant donc un bon feu, ils se couchèrent auprès et dormirent plusieurs heures ; après quoi, ils retrouvèrent assez de forces pour retourner chez eux en traversant le lac.

Nous commençâmes alors nos préparatifs pour quitter nos quartiers d’hiver, aussitôt que la neige serait assez disparue pour permettre à nos charrettes d’avancer sur la terre. Le premier soin à prendre était de retrouver nos chevaux que nous avions lâchés au début de l’hiver. Comme nous avions de temps en temps aperçu leurs traces, nous connaissions la direction qu’ils avaient prise. La Ronde suivit leur piste aisément et les découvrit à huit ou dix milles du logis. Ce qui nous étonna le plus lorsqu’il les ramena à la Belle-Prairie, ce fut l’excellent état où ils se trouvaient. Bien qu’ils eussent été fort maigres quand la neige avait commencé à tomber et que deux d’entre eux eussent été attelés au traîneau dans la première partie de l’hiver, ils étaient devenus de vraies boules de graisse. Ils avaient autant de feu et d’esprit que s’ils eussent été nourris avec du blé, ce qui est loin d’être la condition habituelle des chevaux indiens. La pâture est si nourrissante que, même en hiver, où ils ont à chercher leur nourriture sous la neige, les animaux s’engraissent rapidement, pourvu qu’ils trouvent des bois où s’abriter contre les rigueurs des vents. Il n’y a pas de chevaux plus hardis ni plus endurants que ceux de ce pays ; et cependant ils ne peuvent paître que l’herbe des prairies et les vesces des taillis. Les vaches laitières et les bœufs de trait, près de la Rivière Rouge et dans le Minnesota, qui ne vivent que de gazon, sent ordinairement dans une condition presque aussi belle que celle du bétail nourri dans les étables et amené à l’exposition de Baker Street.

Le 3 avril nous avions chargé nos charrettes. Nous tournâmes le dos à la Belle-Prairie avec quelques sentiments de tristesse. Nos amis indiens étaient tous absents et nous partions en regrettant de n’avoir pu faire nos adieux ni au Chasseur ni à Miscouépémayou. Le 6 avril, nous atteignions la Saskatchaouane. Elle était encore bien prise et nous la passâmes sur la glace. À Carlton, nous trouvâmes Treemiss qui partait pour l’Europe. La Ronde le suivit le lendemain, allant à la Rivière Rouge. Nous envoyâmes Rover avec eux, car nous avions peur de le perdre après être arrivés dans la Colombie Britannique. Ce fut une faute que nous déplorâmes toujours. Pour nous guider vers l’ouest, nous engageâmes Baptiste Supernat. C’était un métis français, grand et fort, qui prétendait connaître, jusqu’à la Cache de la Tête Jaune, sur le versant occidental de la principale chaîne des Montagnes Rocheuses, la route que nous avions l’intention de suivre. Après être restés trois jours à Carlton, nous passâmes de nouveau la rivière sur la glace, malgré l’annonce de la débâcle, et nous remontâmes lentement le long de la rive gauche de la Saskatchaouane du nord dans la direction du fort Pitt. Nous emmenions deux charrettes et deux chevaux, et, comme nous n’avions à notre service que Baptiste, l’un de nous conduisait tandis que l’autre allait en avant pour chasser. Le temps était beau, éclatant, et la neige avait presque partout disparu. Des volées d’oies et de canards passaient sans interruption et le bruit de leurs ailes, comme ils se dirigeaient au-dessus de nous vers le nord, ne cessait pas de la nuit et nous empêchait presque de dormir. La contrée que nous traversions avait le même aspect de richesse qu’à l’ordinaire : bois mélangés, prairies étendues, lacs et cours d’eau. Cependant, un jour entier, nous eûmes à franchir un territoire désert et stérile. C’était une plaine plate, environnée par un amphithéâtre de collines dépouillées et raboteuses. Mais par delà, à partir d’un endroit qu’on appelle La Source, à cause d’une rivière qui y commence son cours, le pays reprenait son premier caractère.

Baptiste, comme tous ceux de sa race, était très-communicatif. Il nous contait beaucoup d’histoires curieuses, auxquelles il n’aurait peut-être pas été prudent de donner grande foi. Voici un de ses contes : Il y a plusieurs années, mais de mémoire d’un homme vivant, un Indien trouvait aux environs d’Edmonton un morceau de fer natif, le transportait hors des plaines et le plaçait au sommet d’une colline. Depuis lors, ce fer avait régulièrement crû en dimension et se trouvait à présent si gros qu’aucun homme ne pouvait le soulever ! La seule circonstance qui permette de mentionner ce conte est qu’il est généralement accepté par les métis. Un grand nombre d’entre eux assurent avoir vu cette masse de fer ; un homme même nous affirma qu’il l’avait deux fois visitée. La première, il l’avait levée avec facilité ; la seconde, quelques années plus tard, il ne put pas même la faire mouvoir ! Ce dernier nous a garanti, de la façon la plus solennelle, la sincérité de son récit.

Baptiste nous dit encore que, quelques années auparavant, M. Rowand, d’Edmonton, avait acheté une pépite d’or à un Indien qui prétendait l’avoir trouvée au pied des Montagnes Rocheuses. L’or fut transmis en Angleterre à la Compagnie, et l’Indien reçut l’ordre formel de ne parler à personne de sa trouvaille, s’il ne voulait pas qu’il lui en arrivât malheur.

Au lac des Brochets (Jack-fish Lake), nous nous rencontrâmes avec Gaytchi Mohkémarn et quelques Cries des Bois de sa connaissance. Gaytchi nous fit des excuses au sujet de l’extrême nécessité qui l’avait obligé, cet hiver, à consommer notre viande. Ces Indiens nous quittérent après nous avoir accompagnés une journée, et en ayant réellement l’air chagriné à l’idée de ne plus nous revoir. La difficulté principale que nous eûmes dans cette partie de notre voyage vint des passages de rivières, car la fonte des neiges y faisait couler les eaux à pleins bords. En général, nous faisions d’abord un petit radeau sur lequel l’un de nous gagnait l’autre côté de la rivière ; ensuite, avec une amarre attachée à chacune des rives, nous tirions le radeau tantôt en avant, tantôt en arrière, jusqu’à ce que nous eussions achevé de transporter tout le bagage. Quant aux chevaux, on les faisait passer à la nage. Les charrettes vidées étaient traînées à travers. C’était un ouvrage fatigant ; car nous devions, soit dans l’atmosphère refroidie du soir ou dans l’air encore froid du matin, nous tenir debout ayant de l’eau glacée jusqu’aux genoux.

Une de ces rivières fut passée sur un étroit pont de glace, qui ne s’était pas encore brisé. Il y avait au milieu une large fissure, à travers laquelle nous pouvions voir l’eau bouillonner au-dessous. On enleva les roues d’une des charrettes ; puis elle fut poussée de façon à être placée en forme de pont sur la partie la plus dangereuse. Quand tout fut transporté, nous ôtâmes la charrette, et immédiatement la glace ébranlée se brisa en gros morceaux qui furent précipités dans le torrent ; quelques minutes après, la rivière se trouvait entièrement dégagée.

Nous étions encore à quelques journées du fort Pitt, quand nous fûmes rejoints par une bande des employés de la Compagnie ; partis de Carlton, ils nous tinrent compagnie jusqu’à Pitt. Ils marchaient à pied, ayant leurs bagages portés sur des travailles que traînaient des chiens. Une travaille est une machine indienne[2] qui se compose de deux perches attachées ensemble, de façon à former un angle aigu, et maintenues par des traverses. Le sommet de l’angle porte sur le dos du chien ou du cheval ; l’extrémité des perches divergentes traîne sur le sol, et le bagage est attaché aux traverses. Les Indiens s’en servent en place de charrettes. Nos nouveaux compagnons se trouvaient à bout de provisions et de munitions, en sorte qu’ils vécurent désormais à nos dépens, et, comme nous-mêmes nous étions assez peu en fonds, il nous fallut travailler dur pour tuer des canards et des poulets de prairies en nombre suffisant ; car dix hommes affamés dévorent une fameuse quantité d’oiseaux.

Une des habitudes des tétras des prairies nous mit à même de nous en procurer beaucoup. Au printemps, ces oiseaux se rassemblent lors du lever et du coucher de soleil, au nombre de vingt à trente, dans une place choisie, qui ordinairement est sur un bas coteau ou quelque plateau. Là, ils se mettent à danser, mais comme des fous. Le tétras des prairies est un oiseau qui court, au lieu de procéder par des sautillements. Eh bien ! dans ces réjouissances, on les voit ouvrir leurs ailes, poser leurs deux pieds ensemble, et sauter comme des hommes dans la danse du sac, ou des oiseaux dans une pantomime. Ils s’avancent l’un vers autre, font un tour de valse et passent à un autre. Cette contre-danse des poulets de prairie est des plus amusantes ; et, quand les oiseaux s’y livrent, ils s’y absorbent assez pour qu’on puisse les bien approcher. L’état du terrain fait aisément reconnaître la place de leur rendez-vous. L’herbe foulée ou même détruite par le continuel battement de leurs pieds forme un cercle remarquable.

Nous espérons que la nécessité absolue peut nous servir d’excuse si nous avons tiré parti de leur passion pour ce divertissement de bonne société, et si nous avons dispersé et ensanglanté le bal des hôtes de la prairie. Jamais nous ne nous y sommes résolus que quand la faim impitoyable nous obligeait à nous procurer des vivres le plus rapidement possible.

À cette époque, la prairie était magnifique, et tout émaillée des grandes fleurs bleues d’une espèce d’anémones, qui forment la nourriture des tétras. En effet, les jabots de ces oiseaux en étaient toujours pleins.

Le 20 avril, nous fîmes une marche forcée, allant toute la journée sans repos et fort vite, parce que nous voulions arriver avant la nuit. Aussi étions-nous très-fatigués lorsque nous aperçûmes la bienheureuse palissade qui nous annonçait l’hospitalière résidence de M. Chantelaine, auquel était alors confié le commandement du fort Pitt.

Ce fort, semblable par la construction et par l’étendue à celui de Carlton, est aussi comme lui placé sur l’atterrissement plat, qui est inférieur à l’ancienne rive élevée de le Saskatchaouane. C’est le fort Pitt qui fournit aux postes les plus éloignés des plaines la plupart du pemmican et de la viande sèche nécessaires à leur approvisionnement. Il est rare que le bison se tienne à distance du fort Pitt et souvent il arrive, quand la disette règne à Carlton et à Edmonton, que les gens du Petit Fort[3], comme on l’appelle, se régalent de viande fraîche tous les jours.

On y cultive la terre d’une façon primitive, il est vrai, mais qui donne d’abondants produits. On y récolte des pommes de terre en grande quantité et d’une grosseur immense, les carottes et les navets y prospèrent également, et l’on ferait ici certainement autant de blé qu’à la Rivière Rouge ou à Edmonton, si l’on ne manquait pas de marché pour le vendre.

Nous passâmes plusieurs jours à nous mêler aux Indiens campés à l’entour, ou à leur acheter quelques chevaux. Cheadle ne manquait pas d’occupations, car l’arrivée d’un médecin blanc dans ces pays est un événement si rare que chacun saisit l’occasion de réclamer son assistance et ses conseils. On attendait de lui non-seulement la guérison des maladies présentes, et la prophétie de celles qui pouvaient avoir lieu, mais aussi l’analyse rétrospective des moyens qui auraient pu être pris dans des cas depuis longtemps oubliés. Cette petite colonie était tout en émoi à l’intérieur comme à l’extérieur du fort. Les Cries et les Pieds-Noirs avaient fait la paix depuis quelque temps, et de grands campements des deux nations étaient établis & une ou deux journées du Fort. Il en venait des essaims continuels de visiteurs, tous désireux de profiter de la rare occasion que leur présentait une paix dont la durée était comme toujours très-problématique. Pour ces visites officielles que les membres d’une tribu faisaient & ceux de l’autre, les hommes se mettaient dans leur plus belle toilette et s’ornaient de leurs plus riches peintures. La parure d’un dandy parmi les Cries consistait en jambières et en couvertures écarlates, complétées d’une foule de rubans au bonnet, s’il en portait ; dans le cas contraire, sa chevelure était divisée en une longue queue pendante par derrière et en deux plus courtes qui accompagnaient par devant les côtés de la face, chacune d’elles étant entourée du laiton le plus brillant ; le vermillon formait un rond autour des yeux et de la bouche, une bande sur le nez et une plaque sur chaque joue.

Quant aux Pieds-Noirs, nous en vîmes une bande qui durant notre séjour vint faire des échanges. C’étaient de beaux hommes, mieux habillés et plus propres en général que les autres Indiens. Peut-être moins grands que les Cries, ils étaient pourtant d’une haute stature et bien faits. Leurs figures étaient très-intelligentes. Ils avaient les traits caractérisés ; le nez était large, bien formé, droit ou légèrement courbé à la romaine ; leurs pommettes ressortaient moins et leurs lèvres étaient plus minces que celles des Cries. La bouche était large et leurs dents admirablement blanches, comme chez tous les Indiens. Leur habillement se distinguait fort peu de celui de leurs anciens ennemis, les Cries, si ce n’est qu’il était en meilleur état et plus propre. Les figures des hommes et des femmes étaient aussi fortement coloriées en vermillon[4]. Ces dernières étaient vêtues d’une façon très-singulière et très-remarquable. Elles portaient de longues robes de peau de bison, rendues très-douces et très-souples, et teintes avec de l’ocre jaune. La robe était serrée à la poitrine par une large ceinture de même confection, mais ornée à profusion de petites plaques rondes de métal, ayant la dimension d’une monnaie anglaise appelée couronne, et parfaitement polies. Ces Indiens conservaient dans leur maintien une véritable dignité et supportaient avec beaucoup de patience la curiosité d’une foule de métis et de Cries, qui examinaient avec le plus vif intérêt cette race qu’is ne voient guère qu’en la rencontrant sur le champ de bataille.

Malgré la proclamation de la paix, il était assez probable que quelque jeune héros Crie ne résisterait pas à la tentation de dérober des chevaux aux Pieds-Noirs. M. Chantelaine avait donc eu la précaution de les faire rentrer pour la nuit ainsi que les nôtres dans l’enceinte du fort. Dans la matinée, un Crie accourut du camp de la plaine, pour nous dire que les hostilités étaient imminentes ; parce qu’une femme Crie avait été tuée dans le camp des Pieds-Noirs. Elle y était allée pour épouser un chef ; mais, à son arrivée, un autre Pied-Noir s’était épris d’elle. Une querelle s’était élevée et, pour y mettre fin, un des rivaux avait frappé la femme au cœur. M. Chantelaine donna immédiatement avis de cette nouvelle au chef des Pieds-Noirs et lui conseilla de partir sans retard. Le chef y consentit. Quelques minutes après, lui et les siens avaient passé la rivière. Comme ils touchaient la rive opposée, un coureur des Pieds-Noirs, dépouillé de tous ses vêtements, arriva hors d’haleine, hors de sens, et leur redit le danger imminent où ils se trouvaient. Heureusement l’alarme était sans fondement, et la paix demeura observée des deux partis durant les quelques semaines que nous demeurâmes près de la Saskatchaouane.

Au fort Pitt, nous fîmes l’engagement d’un autre homme, qui, de même que Baptiste, se prétendait disposé à nous suivre partout où nous irions. Notre nouveau serviteur s’appelait Louis Battenotte ou, suivant un sobriquet qui faisait presque oublier le nom, L’Assiniboine, parce qu’il avait, durant son enfance, été élevé par cette tribu. C’était un homme d’une force athlétique, quoique de taille moyenne. On l’aurait volontiers pris pour un Indien. Sa chevelure longue et noire était contenue dans un filet de soie ; il avait le nez aquilin d’une façon très-prononcée, la bouche petite et les lèvres fort minces et fort délicates. Ses façons étaient pleines de charme et d’agrément, dont l’effet était encore augmenté par la douceur singulière et par le timbre musical de sa voix.

Pendant notre séjour au fort Pitt, son plus jeune enfant tomba malade et mourut. Cette perte le rendit ainsi que sa femme assez malheureux, assez mécontents du sort, pour désirer quitter le lieu de leur infortune et s’offrir à nous accompagner. Nous étions très-disposés à nous assurer les services de l’homme qui avait la réputation d’être le voyageur et le chasseur le plus habile de tout le canton ; nous le souhaitions même vivement, mais nous ne nous souciions pas du tout de prendre en même temps sa femme et son fils, ce dernier n’ayant que treize ans. Cependant nous étions tellement charmés par lui que, malgré tous nos scrupules sur la prudence d’admettre des personnes que nous trouvions inutiles à un voyage aussi périlleux que le nôtre à travers les montagnes, à travers un pays où la nourriture devait être difficile à trouver, nous finîmes par lui donner un plein consentement. Or cet arrangement, qui paraissait alors si peu justifiable aux yeux de notre sagesse, devint, il faut l’avouer, la principale cause de notre salut.

L’Assiniboine n’avait qu’une main : la gauche lui avait été détruite par un fusil qui avait éclaté en ne lui laissant que deux doigts ; mais il avait autant d’adresse et d’habileté que s’il n’eût pas été manchot. Cependant la douceur de ses manières insinuantes qui nous avait séduits n’était pas d’accord avec son caractère ; car il était violent et passionné. Bien que la bonté rayonât sur toute sa personne et qu’il roucoulât aussi tendrement qu’une tourterelle lorsqu’il était calme ; si la colère l’emportait, sa figure prenait une expression diabolique et sa voix tonnait comme le rugissement d’un lion, D’ailleurs, dans les nombreuses épreuves que nous eûmes à subir, il se montra un serviteur aussi utile que fidèle et ne nous donna jamais lieu d’avoir à regretter de nous être laissés aller à la séduction de ses manières. Par la suite, nous avons appris que, dans une querelle, il avait tué jadis un autre métis, et qu’en conséquence il avait été remercié du service de la Compagnie et excommunié par son prêtre. D’ailleurs, le mort était, de notoriété publique, un vaurien, qui faisait la terreur de tous les métis. Enfin, chacun s’accordait pour déclarer que L’Assiniboine avait été provoqué d’une façon intolérable et que l’acte avait été accompli dans un instant de colère.

Nous partîmes du fort Pitt, le 28 avril. Afin d’éviter la rencontre des nombreux partis d’Indiens des plaines qui erraient sur la rive méridionale de la Saskatchaouane, nous prîmes par le nord. La nuit qui suivit notre départ, nous exerçâmes une garde vigilante autour de nos chevaux, parce que nous craignions que les Indiens, à qui nous les avions achetés, n’eussent la fantaisie d’essayer de nous les reprendre. Il n’est pas rare, en effet, qu’ils aient les plus vifs remords de s’être séparés de leurs chevaux et que, pour mettre leur conscience en repos, ils se les restituent. Mais la nuit fut paisible ; et le jour étant venu, nous prîmes quelques heures de repos avant de nous mettre en route.

Nous entrions alors dans un des plus beaux pays du monde, non-seulement fort pittoresque, mais aussi très-fertile ; un pays de collines onduleuses, de riches vallées, arrosé de lacs et d’eaux courantes, ombragé par des bosquets de trembles et de bouleaux, éclairé par de petites prairies ; c’est une terre excellente. Elle appelle par des promesses d’enrichissement les colons qui viendront, dès qu’une politique intelligente leur aura ouvert l’accès à une fortune ignorée ou négligée jusqu’à ce jour.

Avant que nous eussions atteint Edmonton, le nombre de nos animaux fut accru par la naissance d’un poulain, événement qui retarda à peine notre marche. Le poulain fut pour le premier jour attaché sur une travaille et traîné ainsi par sa propre mère. Dès le lendemain, il marcha bravement toute la journée et traversa parfaitement à la nage la rivière qui se trouvait sur notre passage.

Chemin faisant, nous rencontrâmes souvent les marques des travaux du castor à des époques déjà eloignées de nous, lorsque sa race était nombreuse et puissante. Entre autres, dans un endroit, il y avait une longue chaîne de marais qu’avait causés un endiguement construit à travers un ruisseau qui dès lors avait cessé d’exister. Les demeures des castors paraissaient abandonnées depuis des siècles ; car leur maison n’était plus qu’une levée herbeuse sur la terre sèche, et la digue qui la précédait avait la forme d’un remblais solide et recouvert de gazon.

La rivière du Chien (Dog River)[5], petit affluent de la Saskatchaouane, conserve encore un établissement de ces animaux. Le long des rives nous en vîmes des traces fraîches, même quelques petits arbres venaient d’être coupés. Ces indications que nous suivîmes, en remontant le cours, nous conduisirent à la digue. C’était un barrage formé de troncs et de branches, par-dessus lequel l’eau passait doucement, pour aller reprendre à l’aval une course plus rapide. Dans la paisible mare qu’il formait en amont et tout proche de la rive opposée, s’élevait la demeure des castors, construction conique de six ou sept pieds de hauteur et formée de perches et de branches recouvertes d’un plâtrage de boue. Nous nous mîmes à l’affût et nous y demeurâmes longtemps silencieux, cachés dans les broussailles qui bordaient le ruisseau et pleins de l’espérance d’entrevoir quelqu’un des habitants ; mais ce fut en vain. Cet établissement doit remonter à de bien lointaines années, car nous vîmes des troncs d’arbres que les castors avaient abattus et qui se trouvaient à présent pourris et couverts de mousse. Il y en avait de grande taille et l’un d’eux avait plus de deux pieds de diamètre. Cela nous permit de constater que le castor a bien déchu de la gloire de ses ancêtres : non-seulement ses communautés sont moins nombreuses et moins étendues, mais encore ses entreprises ont perdu leur importance.

Ainsi les arbres coupés récemment étaient petits en comparaison des anciens ; ils semblaient indiquer que plusieurs castors avaient attaqué à la fois le même arbre et que la faiblesse de leur colonie ne leur permettait plus de s’en prendre un de ces géants que leurs ancêtres n’auraient pas hésité à abattre. Il nous fut possible de découvrir un seul courant considérable qui eût été intercepté par les travaux des castors de nos jours. Une pareille digue exige des arbres de trop haute futaie et un nombre d’ouvriers trop considérable. Cependant nous rencontrions fréquemment des remblais gazonneux, ouvrages d’un âge d’or écoulé, jetés au travers de cours d’eau qui avaient eu trente à quarante mètres de large.

À un endroit nommé les Collines des Serpents (Snake Hills), nous regagnâmes la Saskatchaouane ; et comme, à partir de là, la route de gauche n’était plus qu’un sentier pour les bêtes de somme à travers la forêt, nous nous disposâmes à franchir la rivière pour reprendre ta route carrossable qui suit la rive méridionale. Cette entreprise nous embarrassa d’abord ; car la rivière était large et profonde, et nous ne voyions pas dans le voisinage d’arbres propres à faire un radeau. Mais les talents de L’Assiniboine ne furent pas longtemps en défaut. Il construisait un frêle châssis avec du saule vert, attaché par des bandes de cuir ; il couvrit le tout d’une peau de bison cousue à petits points et bien graissée à tous les trous. Ce léger canot n’avait que six pieds de long, deux de large et autant de profondeur. Baptiste fit l’office de passeur et transporta en sûreté tout le bagage de l’autre côté. Ensuite vint le tour de Cheadle. Son poids énorme, joint à celui de Baptiste, fit enfoncer le frêle esquif jusqu’au bord. Il fallut attacher à un côté une biche pour empêcher le canot de chavirer. Puis on tenta l’aventure. Le moindre balancement faisait entrer dans |’embarcation l’eau, qui y pénétrait déjà rapidement à travers la peau perméable dont elle se composait. Cheadle suivait avec angoisses les progrès de l’enfoncement d’un des vaisseaux les plus fragiles auxquels un mortel ait jamais confié sa vie. L’infiltration de l’eau augmentait ; à l’extérieur l’eau montait ; déjà elle avait l’air d’être plus haute que les bords. Or il faisait presque nuit. La perspective de couler à fond devenait si imminente que le passager s’en alarmait de plus en plus. Enfin la rive fut atteinte, mais juste à temps, car l’eau se précipitait par-dessus les bords.

Milton passa ensuite. Le reste demeura en arrière pour effectuer, le lendemain matin, le transport des chevaux et des charrettes. Ces dernières passèrent d’une façon aussi simple qu’aisée. Un des brancards de chacune d’elles ayant été attaché au moyen d’une corde à la queue d’un cheval, les animaux furent mis à l’eau ; on poussa derrière eux les charrettes, et, comme elles étaient tout à fait en bois, elles flottaient dans leur position ordinaire et les chevaux les tiraient sans difficulté en nageant.

Après avoir rechargé les charrettes, nous reconnûmes à l’essai que la berge avait trop de roideur pour que les chevaux pussent la gravir en les traînant. Cependant nous n’avions aucun harnais de rechange pour atteler un second cheval à une voiture ; en conséquence, nous dûmes y remédier, comme on le fait dans ce pays, en attachant une courroie de la queue d’un cheval à un brancard de la voiture. Puis il fallait avoir soin de partir en douceur, afin de ne pas disloquer les vertèbres de la queue de notre animal. Ainsi, avec l’aide de Milton et du jeune Assiniboine, montés en postillons sur les chevaux de volée, et grâce aux efforts réunis des autres qui poussèrent à la roue, nous surmontâmes avec succès les difficultés.

À peine avions-nous atteint le niveau de la plaine que d’épais nuages de fumée, s’élevant de tous les côtés, nous firent comprendre que la prairie était en feu. Heureusement nous parvînmes au terrain que le passage de la flamme avait noirci ; mais nous dûmes nous contenter d’un marais pour faire paître nos chevaux et pour y établir cette nuit notre bivouac.

Comme à l’ordinaire, avant d’être arrivés à Edmonton, nous avions épuisé nos provisions. Il est vrai qu’il y avait des volailles sauvages et des œufs en si grande abondance que nous ne manquions jamais de nourriture. D’ailleurs, ni Baptiste ni la famille Assiniboine n’étaient difficiles sur la qualité des œufs même, pour dire la vérité, ils préféraient ceux où les poulets avaient déjà pris un certain développement. Cette friandise qu’ils recherchaient, ils la tiraient de la coquille, et, la tenant par l’aile ou par la patte, ils la laissaient tomber dans leur bouche, à peu près comme nous mangeons les asperges.

Le 14 mai, nous étions en vue d’Edmonton[6]. C’est un fort agréablement situé sur la falaise élevée qui domine au nord du cours de la Saskatchaouane septentrionale. La barque de la Compagnie ne tarda pas à venir nous prendre et nous reçûmes des logements dans le bâtiment, où le négociant en chef M. Hardisty déploya en notre faveur toute sa politesse et hospitalité.

  1. La peau d’une moufette que nous avions rejetée hors et près de notre hutte ne sentait rien par un froid intense ; mais, dès qu’il diminuait, elle puait assez fort. Suivant les variations de l’odeur qu’elle répandait, nous jugions de l’état de l’atmosphère. Cette odeur n’est pas aussi désagréable qu’on le dit, et ne devient intolérable que quand elle est très-forte. La glande qui la secrète est employée par les Indiens comme un remède pour la migraine et pour d’autres maladies. (Ed.) — Il s’agit ici de la moufette chinche ou d’Amérique. (Trad.)
  2. Nous ne sommes sûr ni de l’orthographe, ni du genre, ni de la signification exacte de ce substantif à cause d’une phrase du Tour du Monde, 1860, I, p. 275. où il est dit : « M. Palliser partit seul avec son fidèle Ismah, un grand chien loup de race indienne, attelé à un travail ou traîneau léger qui portait toute la fortune du voyageur. » (Trad.)
  3. Le nom de Petit Fort nous semble bien être dû à une interprétation erronée de celui de fort Pitt… Quelle que soit la réputation des deux Pitt, il est permis de croire qu’elle n’est pas clairement comprise par les Peaux-Rouges ni per les métis. (Trad.)
  4. Voir pour ces vêtements des Peaux-Rouge, la gravure de la p. 285, Tour du Monde, 1860, I. (Trad.)
  5. Il faut prendre ici la seconde carte pour suivre la route des voyageurs. (Trad.)
  6. On trouve dans le Tour du Monde (1860, I, p. 288) une vue du fort Edmonton qui est prise de beaucoup plus près que celle-ci et qui est très-bonne pour faire comprendre les descriptions qu’on a rencontrées précédemment de constructions élevées par la Compagnie de la Baie de Hudson. (Trad.)