Voyage de l’Atlantique au Pacifique (1866, éd. Hachette)/8


CHAPITRE VIII.


Milton fait une visite à Carlton. — Voyage rapide. — La Ronde et Bruneau partent pour le fort Garry. — Miscouépémayou nous aide à tendre des trappes. — Nos machinations contre le wolverène. — Pêcherie des animaux. — Le wolverène se joue de nous. — Langue des Cries. — Comment un Indien fait une narration. — Premier jour de l’an chez les Cries. — Retour aux Prairies. — Voyage en traîneaux attelés de chiens. — Dans la neige. — Nos nouveaux compagnons. — Perspective de famine. — Une journée d’attente. — Retraite rapide. — Retour à la maison. — Voracité indienne. — Rex augusta domi. — Voyage de Cheadle à Carlton. — Perversité de ses campagnons. — Le Chasseur cède à la tentation. — Visite de Milton à Kékékouarsis. — Fête médicinale. — La nouvelle chanson. — Retour de Cheadle. — Isbister et ses chiens. — Mahaygun le Loup. — Orgueil et famine. — Notre réunion près du lac au Poisson-Blanc.


Dans la matinée du 24 décembre, Milton attela nos trois chiens indiens au petit traîneau et partit avec Bruneau pour Carlton. La Ronde demeura à la hutte avec Cheadle en promettant de rejoindre les autres au fort des qu’il serait rétabli. Miscouépémayou était arrivé pour commencer son service auprès de Cheadle. Nous passantes tous les deux notre Noël assez tristement. Tous deux nous soupâmes avec de la galette et du pemmican, Milton à mi-route de Carlton et campé dans la neige ; Cheadle dans notre hutte ; mais ce dernier, se sentant par trop sombre pour une soirée de Noël, alla avec La Ronde déterrer le baril de rhum et ils se mirent de compagnie à se réchauffer le cœur avec quelques verres de punch.

Milton et Bruneau firent heureusement leur voyage au fort. La route venait d’être bien battue par le passage des convois qui se rendaient à La Crosse[1] ; il y avait eu un petit dégel, puis le chemin s’était durci de nouveau, en sorte que les chiens galopaient sur la glace en enlevant avec une effrayante rapidité le traîneau légèrement chargé. Les deux hommes suivaient à toutes jambes ; sautant de temps à autre dans le traîneau pour reprendre haleine. Mais le froid était trop vif pour permettre de se faire longtemps voiturer, et il fallait bientôt se remettre à courir. La rapidité de leur marche fut telle que, bien qu’ils eussent quitté la hutte dans la soirée, ils avaient fait au moins trente milles avant la nuit. Ils campèrent après avoir passé la Rivière aux Coquilles. Milton, qui désirait ardemment parvenir au fort à temps pour avoir sa part des réjouissances de Noël, se leva au milieu de la nuit et réussit à persuader à Bruneau que l’aube allait paraître. Ils attelèrent donc leurs chiens et repartirent ; mais, à leur grande surprise, ce fut la lune qui se montra et non pas le soleil. Ils n’en continuèrent pas moins leur route et virent le soleil apparaître quelques heures plus tard. Bref, ils arrivèrent à Carlton juste à temps pour partager le dîner de Noël de M. Lillie, ayant accompli, dans l’espace incroyablement court de vingt-six heures, un voyage de quatre-vingts milles.

La Ronde vint les retrouver le 17 et, le lendemain, il partait avec Bruneau pour sa destination lointaine. Ils emmenaient avec eux deux traîneaux et les meilleurs chiens de trait qu’ils eussent pu se procurer à Carlton. Ils se proposaient de rapporter quelques sacs de farine et trente ou quarante livres de thé. Avec l’allée et le retour, c’était un voyage de douze cents milles (cinq cents lieues environ), qui devait leur prendre au moins deux mois. La neige était alors devenue si profonde qu’il fallait d’abord la piétiner à l’aide des raquettes pour que les chiens pussent passer. Leur entreprise devait donc être laborieuse. Ils se proposaient de prendre par Touchwood Bills, par le fort Pelley sur l’Assiniboine, par le lac Manitoba (qui communique avec les lacs Ouinnipeg), et de gagner ensuite le fort Garry.

Cheadle, resté seul avec le jeune Indien, alla dans les bois faire une nouvelle tentative pour détruire son ancien ennemi, le wolverène. Miscouépémayou, portant un paquet sur son dos, un fusil sur l’épaule et une hache à la ceinture, marchait fièrement pour ouvrir la route, et montrait toute la dignité et toute la confiance d’un chasseur expérimenté. Aucune empreinte, aucune trace n’échappait à son œil investigateur. Il construisait les trappes et les posait ; il dressait le camp, coupait le bois et faisait la cuisine avec l’adresse et l’habileté d’un vieux trappeur. Cheadle avait pris pour lui le fardeau le plus lourd et la tâche d’abattre les arbres ; mais Miscouépémayou faisait tout ce qu’il pouvait avec une ardeur infatigable, et son assistance avait une valeur réelle, car il portait des charges et maniait la hache d’une façon qui aurait paru surprenante à un Anglais de son âge. Dans tout ce qui concernait l’art de chasser et de voyager, il prenait sur son compagnon un air de grave supériorité, qui pouvait sembler ridicule, mais que les faits justifiaient incontestablement.

Tous deux ensemble, ils passèrent leur temps assez agréablement dans les bois, car il était impossible de s’attrister avec une compagnie aussi gaie, aussi aimable que celle de Miscouépémayou. Cela est vraiment étonnant quand on réfléchit que Cheadle, à leur départ, ne savait guère plus de deux ou trois mots de l’idiome des Cries. Pourtant cette circonstance même était une des sources les plus abondantes de leur gaieté. Rien n’amusait plus le jeune garçon que de servir d’instituteur à son compagnon, et il se mettait à rire aux éclats quand son grand élève se trompait de mots ou les prononçait mal. La communication s’était établie entre eux deux, qui ignoraient la langue l’un de l’autre, avec la plus grande facilité. D’ailleurs, Misconépémayou avait l’air de deviner instinctivement ce que Cheadle désirait, au point que celui-ci eut peine à croire que l’autre ne savait pas un mot d’anglais. Les Indiens ont une telle finesse dans l’intelligence, leur attention est toujours si éveillée, ils forment leurs conclusions si rapidement, que les signes les plus généraux leur suffisent pour vous comprendre avec exactitude.

Le wolverène avait repris ses visites sur la ligne de nos trappes : il avait brisé toutes celles qu’on avait reconstruites et dévoré toutes les proies qu’il y avait trouvées. Cheadle imagina un moyen qui lui sembla infaillible pour faire tomber l’animal dans ses propres filets. Il répara et redressa toutes les trappes brisées et substitua, non pas partout, mais de temps à autre le long de la ligne, des appâts empoisonnés à ceux qu’il employait ordinairement.

La forêt où nous chassions commençait à l’autre bout de notre lac pour s’étendre vers le nord jusqu’à des limites qui nous étaient inconnues. Elle n’était interrompue que par des lacs et des marais assez nombreux et par des clairières où le bois de haute futaie avait été brûlé. Le trappeur recherche toujours les lacs, non-seulement parce qu’ils rendent ses voyages plus rapides et lui donnent la facilité de pénétrer dans des régions moins battues, mais aussi parce que les canaux qui les mettent en communication et leurs rives sont les lieux que fréquentent et qu’habitent le renard, le pékan et le foutereau. Sur un de ces lacs, on observa une curieuse particularité. C’était plutôt un étang d’un demi-mille de long sur à peu près autant de large mais sans profondeur. L’eau paraissait prise jusqu’au fond excepté à une extrémité, où une source élevait ses bouillons à la surface. Ici la glace n’avait que quelques pouces et laissait même libre un trou d’environ un mètre de diamètre. Dans ce trou, l’eau fourmillait de myriades de petits poissons dont la plupart n’é taient pas plus gros que le doigt d’un homme et qui s’y trouvaient assez serrés pour ne presque pas pouvoir bouger. Si on y mettait le bras, il semblait qu’on le plongeait dans une épaisse masse tout agitée. À l’entour, la neige était battue et aplanie comme celle d’une route par la foule des animaux qui y venaient prendre leur portion de ce repas de carême. De toutes parts, les pistes y convergeaient. On y voyait les empreintes légères qu’avait laissées le renard argenté ou croisé en trottant délicatement sur la neige de son pas léger comme l’air ; les lourdes marques du pékan plus grossier ; la piste nette et vivement tracée du foutereau ; la trace grosse et large du wolverène qui galope en tous sens et toujours. Des centaines de corbeaux perchés sur les arbres environnants dormaient en digérant leur copieuse nourriture. À en juger par l’état de la neige et par les amas de fiente, il y avait bien quatre semaines que ce repas durait, et pourtant l’abondance des mets devait y être aussi grande que jamais.

Ce fait local suffisait pourtant à nous expliquer pourquoi un grand nombre des rivières et des lacs d’eau douce de ce pays sont dénués de poissons, car les eaux, qui ne sont pas assez profondes pour ne pas être prises jusqu’au fond, doivent nécessairement perdre toute leur population lors de la gelée.

Nos trappeurs en revenant sur leurs pas virent que le wolverène avait marché sur leurs talons. Dans toute la route qu’ils avaient suivie la veille, les trappes étaient déjà démolies et les amorces enlevées. Cheadle aimait à s’imaginer qu’au moins son ennemi avait été trompé et s’était empoisonné ; mais Miscouépémayou lui fit observer que les bonnes amorces seules avaient été consommées ; les autres, coupées d’un coup de dent, avaient été soigneusement rejetées. Et cependant elles avaient été faites avec le plus grand soin ; la strychnine avait été injectée par un petit trou au centre de la viande qui, lorsqu’elle était gelée, ne laissait voir à l’œil aucune différence entre un morceau et un autre. Il était clair que l’animal soupçonnant le poison avait coupé en deux et examiné tous les morceaux avant de les avaler. Pourtant ces amorces avaient été taillées très-menu, afin d’être avalées d’une bouchée comme elles l’étaient habituellement. Du reste, il était évident que c’était le même wolverène qui avait, d’un bout à l’autre, visité cette piste ; car ses empreintes montraient qu’il avait une taille au-dessus de l’ordinaire, et on les distinguait aisément de celles des autres qu’on rencontrait de temps en temps.

Le 28 décembre, Milton partit de Carlton ; il passa une nuit à la hutte de Treemiss et arriva le lendemain à la Belle-Prairie. Cheadle et Miscouépémayou venaient d’y rentrer, et la soirée s’écoula à deviser agréablement de ce qui était survenu depuis la séparation.

Comme nous passions tout notre temps, jusqu’au retour de nos gens, dans la société des Indiens, nous faisions de rapides progrès dans la langue des Cries et, au bout de quelques semaines, nous pouvions la parler couramment sinon grammaticalement. Rien n’est plus aisé que d’acquérir une connaissance suffisante de ce langage, bien que la construction en soit extrêmement compliquée. Le nom de beaucoup d’objets explique leur usage ou leur propriété. Le substantif se forme d’un participe et d’un nom, et ce dernier est le plus souvent le mot gun, chose ; exemples : parskisi-gun, une chose pour tirer, un fusil ; miniquachi-gun, une chose pour boire, une timbale. Cette tendance apparaît aussi dans leurs noms propres, qui d’ordinaire décrivent une propriété particulière ; ainsi les noms de Kékékouarsis et de Kînémontiayou, que nous avons déjà mentionnés. Les consonnes d, f et l n’existent pas dans l’alphabet Crie, et, quant aux deux premières, c’est à peine si les Indiens les peuvent prononcer lorsqu’ils essayent de se servir de mots anglais. L’action oratoire d’un Indien et l’expression de ses gestes facilitent beaucoup l’intelligence de son discours. Ainsi nous parvînmes assez aisément à comprendre les longs récits de chasse que Kînémontiayon venait dans notre hutte conter à nos veillées. La scène qu’il décrivait, il la mettait en action presque entière ; mouvements du gibier, approches dérobées du chasseur, acte de coucher en joue, de tirer, le cri de l’animal, le bruit de sa chute, et la poursuite : tout était reproduit à mesure que le récit se déroulait.

Nous étions convenus avec Kînémontiayou que nous partirions ensemble dans quelques jours pour les plaines. Nous voulions faire une visite à un petit camp de Cries des Bois qui, nous disait-on, avaient chassé le bison, à quatre-vingts milles de nous.

Le soir du dernier jour de l’année, nous ne laissâmes pourtant pas que d’être étonnés en voyant arriver non-seulement le Chasseur mais Kékêkouarsis, tous deux en compagnie de leurs femmes, de leurs enfants et de leurs parents. Ils avaient l’air très-contents d’eux-mêmes et nous adressaient force compliments. Après s’être assis tranquillement, ils se mirent à fumer. Évidemment ils avaient l’intention de demeurer quelque temps avec nous. L’étroitesse extrême de notre chambre nous rendait incommode la réception d’un si grand nombre de visiteurs ; mais il fallut nous résigner à prendre patience, car nous ne pûmes rien comprendre à leurs explications.

Le lendemain matin, nous commentâmes à voir clair dans leurs projets. Au point du jour, les hommes se levèrent et tirèrent de nombreux coups de fusil en l’honneur de la nouvelle année. Ensuite eut lieu une ronde de poignées de mains générale, puis on embrassa les femmes et les enfants. Nous n’eûmes pourtant pas la galanterie de nous prêter à cette dernière partie du cérémonial. Enfin nous apprîmes que l’usage autorise ceux qui n’ont rien pour célébrer la fête à rendre visite à ceux de leurs amis qui sont dans l’abondance, et nos voisins avaient pensé qu’ils n’avaient rien de mieux à faire que de venir chez nous. Leur arrivée nous fit donc hâter notre départ. Nous nous mîmes en route avec Kînémontiayou et son fils, laissant le vieux Kékékouarsis et les femmes garder la maison jusqu’à notre retour. Nous emmenions les deux traîneaux à chiens et nous voyagions chaussés de nos raquettes ; car nous ne pouvions plus faire un pas sans elles. Depuis quelque temps, nous nous en étions servis pour parcourir de petites distances et, tout en trouvant d’abord qu’elles rendaient extrêmement fatigante la marche durant une journée entière, nous avions fini par nous y habituer à peu près. Le Chasseur allait en avant, son fils le suivait en dirigeant un attelage de chiens, et nous venions après en conduisant l’autre.

Au bout d’un jour et demi de marche, nous nous éloignâmes du chemin que La Ronde avait pris jadis et nous allâmes un peu plus vers l’ouest. Comme auparavant, le pays était entremêlé de bois, de lacs et de parties de prairies ouvertes, parsemées de collines et mal disposées pour les traîneaux. Le temps était devenu excessivement froid, plus dur que jamais. Malgré l’éclat des rayons du soleil et la pureté du ciel, il tombait de la neige fine comme de la poussière et semblable à de la rosée gelée. Nous portions trois ou quatre chemises de flanelle, une de molleton de laine, et un vêtement de cuir ; nos mains étaient enfoncées dans des mitaines, larges gants de peau d’élan, fourrés de molleton, sans doigts, et que leur ampleur permettait de retirer instantanément ; alors ils pendaient à une attache passée autour du col ; nos pieds enveloppés de bandes de molleton étaient chaussés d’énormes moccasins ; nos oreilles et nos cous étaient protégés par des colliers de fourrure : cependant c’était à peine si, en recourant à l’exercice le plus actif, nous réussissions à entretenir notre chaleur. Quand nous nous arrêtions pour camper, nous grelottions en allumant le feu.

Sur la barbe et les moustaches de Cheadle, le seul qui en eût parmi nous, l’humidité de la respiration, passant à travers les poils, formait des glaçons gros comme le poing d’un homme. Les pipes que nous portions sur nous, il fallait les faire dégeler au feu avant de nous en servir. C’est à peine si, auprès d’un foyer, nous pouvions un instant découvrir nos mains. Un doigt nu mis sur le fer s’y attachait, parce que l’humidité qui s’en exhalait se gelait à l’instant. La neige ne fondait qu’autour du feu qui se creusait un trou dans lequel il descendait peu à peu jusqu’à la terre. La vapeur formait des nuages qui, dans les jours les plus purs mais les plus froids nous interceptaient presque la vue du feu. La neige ressemblait à de la poussière. La chaleur de nos pieds ne la faisait pas fondre et, à la fin de la journée, nos mocassins étaient aussi secs que si nous eussions marché dans de la sciure de bois. Les fenêtres de parchemin de notre hutte étaient si petites et si opaques qu’elles nous procuraient à peine assez de lumière pour nos repas et qu’alors nous étions obligés ordinairement de laisser la porte ouverte. Dans ce cas, bien que nous fissions assis à un mètre d’un feu ronflant, que notre foyer fût très-grand et notre chambre fort petite, il se formait une croûte de glace sur le thé, versé bouillant dans nos timbales. L’un des effets de ce froid était de nous donner un insatiable appétit du gras. Bien des fois nous nous mettions à manger, sans pain et sans assaisonnement, de gros morceaux de graisse, même du suif rance dont nous nous servions pour faire des chandelles[2].

Quand nous nous trouvions bien abrités par les bois avec un énorme feu, pétillant à nos pieds, la couchée en plein air nous semblait assez agréable. Pour voyager l’hiver, on ne se sert pas de tentes, parce qu’on ne pourrait pas y allumer de grands feux. Lorsque nous arrivions sur le terrain que nous avions choisi pour notre camp, chacun se mettait à l’ouvrage aussi vite que possible. L’un dételait les chiens et déchargeait les traîneaux ; l’autre ramassait le bois sec ; un troisième cassait les bâches et allumait le feu ; le quatrième balayait la neige autour du foyer avec une raquette et couvrait la place balayée de branchages de sapin. Puis tous se blettissaient à terre, fumant la pipe et surveillant la cuisson du souper ; à l’entour s’asseyaient les chiens qui attendaient impatiemment leur part. Puis on refumait, on causait ; enfin, s’enroulant dans ses couvertures et sa robe de bison, de façon à ne pas laisser passer la tête, chacun se mettait les pieds aussi près du feu qu’il l’osait et s’endormait. Nous nous pressions l’un contre l’autre autant que possible et, après quelques moments de silence, nos chiens rampaient doucement jusqu’au feu et se couchaient entre nous ou à nos pieds. Cependant, avant de dormir, il avait fallu mettre en sûreté hors de l’atteinte des chiens Don-seulement nos provisions mais encore nos chaussures, les harnais et tous les objets dans la confection desquels il entrait de la peau ou du cuir ; et qui, sans cette précaution, auraient été dévorés.

Nos nouveaux serviteurs nous témoignaient l’attention la plus dévouée. En fait, ils étaient très-fiers de servir le Soniow Okey Mow et le Muskeeky Okey Mow. C’étaient les titres qu’ils nous donnaient et dont le sens est le grand chef doré et mon maître le grand médecin. Le soir, autour de notre feu, notre amusement habituel était de leur enseigner des mots anglais tandis qu’ils nous apprenaient le crie. Comme de certains mots ont passé d’une langue dans l’autre en restant à peu près les mêmes, ces ressemblances leur paraissaient très-plaisantes. Ainsi les mots pemmicarn et pemmican, mùkisin et moccasin ; shùgow et sugar ou sucre[3] et les pareils, leur arrachaient des éclats de rire. Puis, quand nous nous trompions entre des mots de son presque semblable, ce que d’ailleurs nous faisions souvent exprès, leur joie n’avait plus de bornes. Ainsi nous appelions Kékékouarsis kekouéharkosis, le petit wolverène, ou matchi mohkémarn, le méchant couteau, un autre Indien du nom de Gaytchi Mohkemarn ou le gros couteau. C’était une plaisanterie qui ne manquait jamais de jeter le père et le fils par terre, où ils se roulaient en se tenant les côtes à force de rire.

Quatre jours après avoir quitté la Belle-Prairie, nous arrivions à l’endroit où nous comptions rencontrer les Indiens ; mais leur camp était levé et les traces nous montrèrent que leur bande s’était dispersée dans des directions opposées. Nous reprîmes donc notre route droit vers la prairie. Le temps devenait de plus en plus froid. Comme nous traversions dans la soirée un lac glacé, le vent souffla si vif que la figure nous faisait mal, nos dents claquaient, et cependant nous allions aussi vite que nos chiens nous le permettaient. Il fallut même frotter avec soin le nez et les joues de Milton qui s’étaient gelés, Le lendemain, sur l’avis du Chasseur, nous restâmes au bivouac, tandis qu’il partait seul en reconnaissance, afin de voir s’il ne pourrait pas tuer un bison. Nous n’avions plus alors en fait de provisions que quelques poignées de farine et un peu de pemmican, à peine autant qu’il nous en fallait pour la consommation de la journée. Nous étions partis avec une bonne quantité de poisson blanc et de pemmican ; mais nos six chiens en étaient rapidement venus à bout. Chaque chien de trait exige en voyage trois livres de pemmican et deux poissons par jour ; l’homme en temps d’hiver en consomme plus encore. Ce fut donc une journée pleine d’inquiétudes que nous passâmes en attendant Kînémontiayou, en nous demandant s’il réussirait à nous procurer quelque viande. Nous diminuâmes nos rations et celles de nos chiens et nous finîmes même par nous décider à faire servir à notre nourriture, en cas de nécessité absolue, un vieux chien qui n’avait plus de dents et qui nous était peu utile.

La journée se traînait lente et monotone, le froid était aussi sévère que jamais et nous n’avions d’autre divertissement que de couper et de mettre en tas une grosse quantité de bois pour le feu de notre nuit. Le jour cessa et nous restâmes à guetter en vain le retour du Chasseur, en nous demandant si ce retard était l’annonce d’un échec ou d’un succès. Les heures passaient dans les ténèbres et nous continuions à prêter l’oreille dans l’espoir d’entendre les pas de notre Indien. Miscouépémayou devenait fort inquiet, il restait silencieusement assis et absorbé par les efforts qu’il faisait pour entendre son père ; puis il se mit à tirer en guise de signaux des coups de fusil. Rien ne répondait. Enfin vers minuit, Kînémontiayou fit son apparition ; il pliait sous un radeau qui, lorsqu’il approcha, fit voir à nos yeux ravis le cœur, la langue et les autres bons morceaux d’un bison. Nous ne fûmes longs ni à les faire cuire ni à les dévorer. Cela fait, le Chasseur nous dit qu’il avait chassé sans se reposer toute la journée, mais sans trouver une seule piste de bison. Ce n’était qu’à son retour, juste à la tombée du jour, qu’ayant découvert un taureau solitaire, il avait pu l’abattre. Alors le froid l’avait tellement engourdi qu’avant de pouvoir rien couper de la bête, il avait dû faire un grand feu ; ensuite il avait été retenu encore par le soin de recouvrir de bois et de neige son gibier afin de le mettre à l’abri des loups.

Le lendemain matin, nous allâmes bivouaquer près du bison et la journée fut employée à ramasser une bonne provision de bois sec qui était rare en cet endroit et à découper notre bête.

Le jour suivant, nous en vîmes deux autres dont l’une fut mortellement blessée, mais la nuit survint avant que nous eussions pu l’atteindre ; nous la retrouvâmes le lendemain matin. en partie dévorée par les loups, qui l’avaient abattue durant la nuit.

La figure de Milton qui avait été gelée deux jours auparavant se couvrit alors d’érésipèle et nous donna des inquiétudes. Nous étions sans aucun abri contre les rigueurs du froid, à quatre-vingts ou cent milles de chez nous. Il fut convenu que nous allions construire une cache pour y serrer une grande portion de notre viande et que nous reviendrions à la Belle-Prairie de toute la vitesse de nos chiens.

L’après-midi fut donc employée à dresser une pyramide de troncs et de bûches ; nous y enfermâmes la viande que nous étions forcés d’abandonner derrière nous, et nous amassâmes par-dessus une haute terrasse de neige. Une fois bien tassée et gelée, elle maintenait solidement les poutres en place. Le Chasseur déclara que cette cache pouvait sans doute être dévalisée par un wolverène, s’il la découvrait ; mais qu’elle était de nature à résister efficacement à toute une armée de loups.

Le lendemain on mit sur un des traîneaux une légère charge de viande ; sur l’autre, on empaqueta Milton dans des couvertures et dans des peaux de bison et on l’y attacha solidement. Kînémontiayou guidait la marche, son fils conduisait le premier traîneau et l’autre était confié à Cheadle qui ne quittait pas son malade. Ce retour fut aussi fatigant qu’ennuyeux. Notre ancienne trace était toute recouverte de neige et nos misérables chiens n’étaient pas à la hauteur de leur service. Chouchou, le premier, avait bonne volonté, mais il était jeune, maigre et faible ; Comyoun, qui était au milieu, était vieux et asthmatique ; enfin le timonier, Kouskitaostéquarn, boitait et dormait. Du matin au soir, l’air résonnait des hurlements des chiens et des cris que les conducteurs adressaient à Comyoun et à Kouskitaostéquarn. Les traîneaux versaient incessamment, parce qu’ils donnaient contre une souche ou glissaient sur le penchant d’un coteau ; et tandis que nous nous efforcions de les soulever et de les redresser, les chiens se couchaient tranquillement, regardant autour d’eux sans nous aider en rien. Si le conducteur, hors de lui-même, s’élançait le bâton à la main pour punir, les chiens se livraient à des efforts désordonnés qui ne faisaient qu’empirer la situation, puis ils retombaient dans leur attitude passive dès qu’on recommençait à relever le traîneau. Tout ce temps, le malheureux Milton le passa lié, immobile, à moitié enseveli sous la neige. Il se remettait pourtant, malgré toutes ces difficultés et tous ces inconvénients, et, quand nous rentrâmes à la maison après un rude voyage de trois journées et demie, il était presque guéri.

Nous fûmes agréablement surpris à notre arrivée de trouver que les femmes avaient réussi à rendre notre hutte propre et bien rangée, mais elles avaient consommé tout ce que nous leur avions laissé et se trouvaient parfaitement disposées à fêter dignement la viande que nous avions rapportée. Heureusement que nous avions serré sous clef un peu de farine ; c’était, à l’exception de la viande de bison, tout ce qui nous restait de nos provisions.

Les Indiens retournèrent à leurs demeures en prenant pour eux la plus grande quantité de notre viande fraîche ; mais le Chasseur s’engageait à revenir dans une semaine nous prendre pour faire une nouvelle excursion dans les plaines. Nous fûmes donc très-étonnés en le voyant, le troisième jour, arriver en compagnie de Miscouépémayou et de Kékékouarsis, pour nous informer qu’il ne leur restait plus rien à manger. Il nous avait semblé que, dans ce qu’ils avaient emporté trois jours auparavant, il y avait assez de viande pour vivre une quinzaine. Cependant ils nous assurèrent qu’ils avaient tout consommé ; et que, comme la glace avait alors assez d’épaisseur pour leur ôter toute possibilité de prendre du poisson, il n’y avait qu’une chose à faire, c’était de repartir pour les plaines immédiatement. Cette information non-seulement nous désappointait ; mais elle nous prenait au dépourvu, car nous avions compté sur une grande quantité de poissons que Kékékouarsis nous avait promis de nous pêcher dans le lac au Poisson-Blanc.

Il ne nous restait plus que quelques livres de viande et qu’une poignée de farine. Les Indiens nous apportaient vingt-deux poissons, en ayant laissé treize à leurs familles. Évidemment cette provision était insuffisante jusqu’à l’absurdité pour entreprendre vers les plaines un voyage de cinq jours sans avoir la certitude d’y trouver aucun bison. Nous arrêtâmes donc, comme le moyen le plus sûr d’éviter la disette, d’aller chercher du pemmican à Carlton.

Comme Milton était dans l’incapacité d’entreprendre un voyage, il fut convenu qu’il resterait à la maison et que Cheadle partirait pour le fort. On fit un partage égal des provisions, et Cheadle se mit immédiatement en route avec les Indiens.

Le premier jour, ils avancèrent rapidement et ils eurent l’espoir assuré d’atteindre Carlton le lendemain. Néanmoins le froid était tel que les Indiens refusèrent de faire un pas de plus, malgré toutes les instances de Cheadle. Ils se mirent à cuire et à dévorer leurs quelques poissons jusqu’à l’après-midi, répondant à ses reproches, et même à ses conseils de conserver un peu de nourriture pour le lendemain, par leur éternel. Keyarm, » À quoi bon ?

Quand ils eurent tout consommé, excepté deux poissons, Cheadle réussit à les faire marcher ; mais au bout de quelques milles, ils lui déclarèrent que c’était « Ocharm aimoun » (Trop dur), faisant allusion à la rigueur du froid, et ils établirent leur bivouac pour la nuit. On n’avait pas encore fait la moitié de la route. Toutes les provisions étaient déjà épuisées. Comme ils virent que le « Okey Mow » était dans une véritable colère, les Indiens se levèrent avant le jour, sans s’inquiéter autrement qu’ils eussent quarante milles à faire avec l’estomac vide, ni sans avoir pitié de leurs malheureux chiens qui, depuis deux jours, n’avaient pas mis un seul morceau de nourriture sous la dent. Cheadle se comportait autrement. Se traînant péniblement jusqu’à midi sur ses raquettes, il éprouvait, par suite du vide de son estomac, une sensation si désagréable que peu à peu il se courbait en deux. Cette attitude excitait souvent l’hilarité de Miscouépémayou qui s’amusait beaucoup à lui crier « Keeipah, keeipah » (Allons vite, allons vite !). Il n’y avait d’autre remède à ces misères que de persévérer à marcher en avant. Enfin, il la brune, ils arrivèrent au chemin bien foulé qui commence il peu près à cinq milles du fort. On ôta les raquettes dont on chargea les traîneaux ; les chiens, flairant le terme de leur voyage, partirent au galop, et le Muskeeky Okey Mow lui-mème, tout à coup remis de ses fatigues, étonna fort ses compagnons, en courant à leur tête et en arrivant le premier à Carlton.

Le lendemain, tout étant prêt pour retourner immédiatement au secours de Milton, l’on s’aperçut que Kînémontiayou se trouvait dans un état d’ivresse complète. Vers midi il s’était assez remis pour que l’on partît avec sa promesse de marcher en toute hâte. Il avait même grande honte de sa conduite, il s’en repentait, mais surtout parce qu’il avait fait la folie d’échanger un beau couteau de chasse auquel il tenait beaucoup, contre une tasse à thé pleine de rhum. Il avait reçu ce couteau du Soniow Okey Mow, qui le lui avait donné il notre retour des plaines, en récompense de sa bonne conduite, et il avait juré de ne s’en séparer jamais. Mais, pour vaincre sa résolution, il avait suffi qu’un métis, qui convoitait ce couteau, lui eût offert à la place un peu de rhum. C’est une tentation à laquelle un Indien ne sait pas résister.

Après le départ de ses amis pour Carlton, Milton avait passé plusieurs jours dans une ennuyeuse solitude, augmentant à l’aide de son fusil sa maigre substance. Il avait fini par penser que la société de Kékékouarsis vaudrait encore mieux pour lui que de n’en avoir aucune. Il avait donc chaussé ses raquettes et s’était mis en marche pour le lac au Poisson-Blanc. Il y avait trouvé moins à vivre que chez lui. Le poisson avait été bientôt épuisé et l’on ne pouvait y suppléer que par un des animaux, martre, foutereau ou loutre, que Kékékouarsis prenait de temps en temps dans ses trappes, ou par des perdrix ou des lapins qui étaient abattus par Milton ; mais ce gibier commençait à disparaître du voisinage immédiat et la nécessité de l’abstinence devenait fort désagréable, quand le Chasseur et son fils arrivèrent enfin avec le pemmican qu’envoyait Cheadle.

Après son retour, Kînémontiayou s’en alla dans la forêt à la chasse de l’élan. Il n’eut aucun succès durant plusieurs jours. Alors il rentra pour adresser une invocation solennelle au Manitou[4] afin qu’il bénît sa prochaine tentative. On tira au dehors les tambours ; on fit des crecelles avec des vessies garnies de cailloux, on revêtit des ceintures médicinales de peau de loup et on prépara d’autres médecines ou objets magiques, comme des peaux d’hermine et de rat musqué, ornées de verroterie. Le Chasseur et son beau-père battirent le tambour, agitèrent des crecelles, et chantèrent des chansons qui, au bout de quelques heures, se terminèrent par un long discours que les deux dévots débitèrent ensemble. Ils y prenaient l’engagement d’offrir au Manitou, en cas de réussite, la meilleure de leur viande et de composer une nouvelle chanson en son honneur.

Avant le jour, Kînémontiayou partit, et le soir, il revenait plein de joie, car sa prière avait été parfaitement exaucée, puisqu’il avait tué deux élans. Cet animal est sacré. Il faut en avaler immédiatement plusieurs portions, comme la poitrine, le foie, les rognons et la langue ; le reste doit être consommé en un seul repas. Les femmes n’ont pas le droit de goûter à la langue, et les chiens n’en peuvent manger aucun des restes, qui doivent 136


DE L’ATLANTIQUE


_tre détruits par le feu. Le Chasseur avait apporté à sa maison la meilleure partie de l’animal, et Milton eut le plaisir d’y prendre sa part d’un sTand festin. On découpa les morceaux de choix et on les jeta dans le feu en exécution des promesses faites au Manitou, tandis que les hommes chantaient, battaient les tambours et faisaient sonner la crécelle. Ensuite tous mangèrent autant qu’ils le purent. Plus tard, Kinémontiayou empècha Milton de dormir en s’obstinant à chanter la nouvelle chanson qu’il prétendait avoir composée pour cette occasion. Il la répéta sans s’ar_ter jusque vers le lever de l’aurore. On a pourtant lieu de croire, puisqu’il avait chassé toute la journée et que, depuis son retour, il n’avait guère eu d’intants à lui, qu’il a essaJ’é d’en imposer : ! son Manitou en lui repassant un vieil hymne ; car, en somme, le temps lui avait réellement manqué pour en composer un nouveau.

Cheadle étaJ.t resté à Carlton pour y attendre la venue du cour–.

rier qui arrive une fois par hiver du fort Garry, et qui apporte les lettres en destination de Carlton et des autres forts situés plus loin. Des tratneaux attelés de chiens arrivaient de toutes parts, d’Edmonton, de La Crosse, de Norway-Bouset, etc., app,ortant des lettres pour l’Angleterre en retour de celles qui leur sont adressées par le convoi de la Rivière Rouge. Au fort, tout alers était en l’air. Dès que le tintement des clochettes des chiens attelés aux traîneaux se faisait entendre et annonçait de nouveaux venus, chacun se précipitait pour saluer ceux qui arrivaient, et pour apprendre d’eux les nouvelles les plus récentes. 11 était naturel que nous eussions l’espoir de recevoir une grande quantité de lettres en réponse à toutes celles que nous avions envoyées en Angleterre et dont nous n’avions encore pas en


1. Edmonton, d6crit plus loin, est sur le haut de la Saskatcbaouane du Dord. Norway-House est 1 l’extrémit6 septentrionale du pnd lac OuiDnipeg. Il sert d’entrepôt aUJ : fourrures qui de 11 arrivent ; par le Nelson, 1 York, où vient. le nisseau annuel de la CompsgDie. (Tt’IItJ.)


III. AU PACIFIQUE.


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tendu parler jusqu’ici. Notre désappointement fut donc extr_me lorsque, le courrier étant arrivé du fort Garry, on ne trouva dans sa botte aucune lettre adressée à quelqu’un de nous. Dé. sormais il nous fallait attendre jusqu’au retour de La Ronde, pour voir s’il nous en viendrait par son entremise.

Apres cette déconvenue, Cheadle n’eut plus qu’une pensée, celle de revenir auprès de Milton le plus tôt possible, bien qu’il ne rapportAt aucune nouvelle agréable. Il eut quelque difficulté à se procurer les moyens de transport nécessaires, car le froid était devenu si intolérable qu’il auraIt été dangereux de traverser une campagne ounrte sans avoir un tratneau pour porter une ample provision de couvertures et de v_tements.

Enfin un métis anglais, nommé Isbister, s’offrit à. l’accompagner avec son attelage de chiens, pourvu qu’il consentIt àvoyager avec une rapidité qui permIt au guide d’_tre de retour àCarlton dans trois jours, afin de se joindre à une bande de chasseurs qui parlait pour les prairies.

L’otrte fut acceptée avec reconnaissance, et à midi le départ avait lieu, Le vent du nord soumait avec une extrême âpreté, et le thermomètre descendait à 30 degrés au-dessous de zéro. Le chemin n’était pas mauvais quoiqu’il n’etlt pas assez de dureté pour qu’on pût s’y passer de raquettes ; la neige d’ailleurs s’y amoncelait rapidement. Les chiens filaient avec leur tratneau légèrement chargé, et Isbister et Cheadle s’efforçaient de les suivre, s’élançant sur leurs chaussures, avec un mouvement de côté et d’autre et un balancement de bras, assez semblables à ceux des patineurs,

Malgré de pareils efforts, malgré un grand nombre de chemises de flanelle, une chemise de cuir, une autre de molleton et par dessus tout un gros collet d’Inverness, Cheadle se sentait gelé eu plusieurs endroits, au bras, aux jambes et à la figure, Lorsqu’on s’arrêta pour bivouaquer la nuit dans un groupe de sapins, Cheadle ne put pas battre le briquet, et même ce fut avec


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DE L’ATLANTIQUE


peine qu’lsbist.er en vint à bout. lis firent un feu considérable ; ils se couchèrent en ajoutant à leurs v_tements deux couvertures et deux robes de bison ; et cependant ils ne purent ni avoir chaud ni rester longtemps sans _tre avertis, par la douleur de leurs orteils à moitié gelés, qu’il leur fallait se relever pour entretenir le feu. Les chiens se glissàient en frissonnant le long de la couche, du haut en bas, et comme leurs maUres passèrent une nuit sans repos. Gette nuit-là le thermomètre marqua 38 degrés au-dessous de zéro, ce qui fut le plus grand froid qu’on éprouva cet hiver. On a cependant, une année précédente, vu le thermomètre s’abaisser jusqu’à "5 degrés.

Le lendemain matin, ils repartirent au pas de course et arrivèrent à notre hutte avant la nuit. C’était avoir marché trèsvite avec leurs raquettes et par un chemin qui n’était pas en excellente condition. Il est vrai qu’on peut, sur des raquettes et par une bonne route, aller plus vite que. si on est autrement chaussé, m_me sur le meilleur chemin. Mais, quand la voie est pa.rfaitement glacée, le voyageur jette ces lourds souliers pour courir derrière ses chiens, qui peuvent aller à grande vitesse sur le sentier où glissent les tratneaux. C’est ainsi qu’on fait des courses avec une rapidité presque incroyable.

À l’arrivée-de Cbeadle et d’Isbister, la butte se trouvait vide,

car Milton était encore au lac du Poisson-Blanc ; mais, en traversant celui de la Belle-Prairie, les voyageurs avaient remarqué des empreintes étrangères qui se dirigeaient vers la maison et ils en restaient intrigués. Bien plus, la cheminée étant encore chaude et l’eau n’étant pas gelée dans la bouilloire, quelqu’un évidemment était entré chez nous.

Lorsque Isbister eut fait manger les chiens et eut lui-même soupé– à la hâte avec du pemmican et du thé, il convertit son tratneau en une espèce de cariole ou de tratneau’ voyageur. Puis il s’y assit, en s’enveloppant bien de couvertures et de f8UlTtU’es t et deux heures après lOB arrivée, il repartait pour l

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AU PACIFIQUE.


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Carlton. Ses chiens coururent jusqu’à onze heures du lendemain matin et firent ainsi cent quarante milles en moins de quarantehuit beures ; et les dernieI :S soixante-dix sans aucune halte pour se reposer ou pour manger.

Cependant Cheadle demeurait emprisonné au fort Milton. L’exercice inaccoutumé auquel il venait de se livrer avait roidi ses membres endoloris, l’usage des raquettes l’avait rendu boiteu, et c’est il peine s’il pouvait se tralner lentement pour vaquer aux soins indispensables de couper du bois et de faire la cuisine. Le– soir, comme il était fort tristement assis, seul au coin du feu, la porte s’ouvrit et donna passage à un métis français qui ressemblait beaucoup à un Indien. Il s’assit, fuma, et se mit Ii causer une heure ou deux. Il avait sa loge et sa famille

à cinq ou six milles de distance, et chassait Ii la trappe. Quand l’heure en fut venue, Cheadle servit à souper’un peu de pemmican ; alors le visiteur justifia pleinement le sobriquet qu’il portait dellabay.gnn ou le Loup par la voracité avec laquelle il mangea. Il raconta ensuite qu’il n’avait pris aucune nourriture depuis deux jours. La veille, il avait visité notre hutte, allumé du feu, fait fondre un peu de neige dans la bouilloire et avait attendu longtemps, espérant toujours l’arrivée de quelqu’un. Enfin il s’en était aU6, sans toucher au pemmican qui était à sa portée sur la table. Son histoire était incontestablement vraie, comme tous les indices le prouvaient et puisque le pemmican était resté intact. Ainsi, en dépit des angoisses de la faim, et bien qu’il jetAt certainement des regards de convoitise sur la nourriture qui l’environnait, ce pauvre homme s’était conformé à toutes les exigences de l’étiquette indienne. Il avait refoulé le cri de son estomac, s’était assis, avait fumé longtemps, et avait causé, sans laisser échapper la plus petite allusion à son état d’inanition. Ce n’était que quand son hôte l’avait invité à manger qu’il avait énoncé ses propres besoins et ceux.de sa famille. Le lendemain, il partit en emportant quelques provisions pour sa squau. Il était fort reconnaissant de l’assistance qu’on lui avait donnée et il promettait de revenir bientôt avec sa femme, qui laverait et raccommoderait tous nos vêtements pour s’acquitter de nos bontés envers eux.

Cheadle était alors à peu près remis des fatigues de son récent voyage. Il chaussa donc ses raquettes et partit pour aller chercher Milton chez les Indiens au lac du Poisson-Blanc. Ses chaussures pourtant le faisaient tellement boiter qu’il eut de la peine à accomplir avant la nuit cette promenade de neuf à dix milles. En ouvrant la porte de la hutte, il aperçut la vieille squau qui, poêle en main, faisait frire le pemmican du soir. Il fut chaleureusement accueilli par tous. Milton s’ennuyait fort de vivre avec les sauvages, et, les Indiens sont toujours portés à donner de bonne grâce l’hospitalité à l’homme blanc. Le Chasseur et Miscouépémayou étaient dehors pour aller chercher et rapporter la viande d’un élan que le premier avait abattu. Nous rentrâmes à la maison le lendemain, en faisant dire aux deux Indiens de venir nous rejoindre aussitôt que possible.

  1. Cet établissement n’est pas celui du même nom qui est dans le Wisconsin (p. 9). Il se trouve au nord de Carlton, près du lac La Crosse, d’où sort le Churchill. (Trad.)
  2. La graisse semble, à tous les points de vue, être le souverain bien pour les Indiens et les métis. Ils s’écrient : « Le beau cheval ! il est aussi gras que possible ! » « Quelle belle femme ! comme elle est grasse ! » et de même pour les hommes, les chiens ou tout autre animal. Effectivement, la graisse a beaucoup d’importance en cette région. C’est la meilleure nourriture en hiver, et les chevaux ni les chiens ne peuvent travailler au froid, s’ils ne sont pas gras. (Ed.)
  3. Les formes σάκχαρ et σάκχαρον en grec, saccharum dans le latin de Pline, nous permettent de croire que, shùgow vient de sugar, et a été transmis aux Peaux Rouges par les Européens. (Trad.)
  4. Ces Indiens croient en un Grand Esprit ou plutôt en un Parfait Esprit, le Manitou proprement dit, et en un grand nombre d’Esprits ou de Manitous inférieurs. C’est à ces derniers qu’ils paraissent surtout adresser leurs invocations. (Ed.)