Voyage de l’Atlantique au Pacifique (1866, éd. Hachette)/14


CHAPITRE XIV.


La Cache de la Tête Jaune. — Nature du pays. — Vue admirable. — Versant occidental des Montagnes Rocheuses. — Encore ces montagnes. — La poire ou la sorbe. — Les Chouchouaps de La Cache. — Les trois mineurs. — Nous ne pouvons obtenir que peu de renseignements sur notre route. — L’Iroquois retourne à Jasper-House. — Le cheval de M. O’B. est perdu. — Départ de La Cache. — Les Versants. — Rivière du Canot. — Périlleuse aventure avec un radeau. — Milton et Mme Assiniboine. — Conduite extraordinaire de M. O’B. — La délivrance. — Ceinture du bassin de la Thompson. — Changements opérés par le castor. — Mont Milton. — Futaie énorme. — Passage de la rivière. — Fourche de la Thompson septentrionale. — Embarras. — On ne trouve pas de route. — Passage de la branche nord-ouest. — Mauvais pressentiments de M. O’B. — Nous perdons encore la voie. — De quel côté nous dirigerons-nous ? — Résolution d’aller à Kamloups. — Pont naturel. — Nous devenons des bêtes de somme. — Objections de M. O’B. résolues par L’Assiniboine. — Mauvaise route. — Quelle misère de conduire des chevaux ! — Découverte inquiétante. — Fin de la voie. — Nous sommes perdus dans la forêt. — Condition désolante. — Conseil de guerre. — L’Assiniboine fait une reconnaissance. — Festin avec de la viande d’ours. — Comment L’Assiniboine nous procura de quoi fumer et nous rendit courage.


Nous étions arrivés à La Cache de la Tête Jaune le 17 juillet ; dans la matinée du 18, les Indiens nous aidèrent à traverser le Fraser. L’eau roulait avec rapidité sur son lit de gros cailloux et s’enflait en énormes vagues qui faisaient sauter comme une coquille de noix le léger canot que les Chouchouaps avaient creusé dans un arbre. Nous avions conseillé à M. O’B. de se coucher tout de son long sur le dos au fond du canot, car nous redoutions réellement qu’il ne fît chavirer une si frêle embarcation. Comme nous étions parvenus au milieu du courant, nous vîmes tout à coup sa tête se soulever et ses mains faire des efforts convulsifs pour dénouer sa cravate et le col de sa chemise. Dès qu’il fut arrivé à bord nous le questionnâmes à ce sujet, et nous apprîmes qu’ayant grand’peur de se sentir ballotté sur les flots et s’attendant à y être englouti, il s’était imaginé qu’il pourrait plus aisément gagner la rive à la nage s’il n’avait rien autour du cou.

À quelques milles au-dessous de La Cache de la Tête Jaune, le Fraser, qui, depuis le lac de l’Élan, a presque toujours coulé droit vers l’ouest, reçoit un tributaire qui vient du sud-est et fait un coude subit vers le nord. Si l’on en croit les Indiens, il reçoit un peu plus bas une rivière importante venant du nord-est. La Cache est située dans une vallée de forme triangulaire, ayant son sommet au sud et circonscrite par des montagnes élevées. Cette vallée a environ quinze milles de long, sur cinq au plus dans son extrême largeur. La base en est formée par le cours du Fraser qui va de l’est à l’ouest, puis tourne au nord à la rencontre de la chaîne de hauteurs qui forme le côté occidental. Le commencement d’une grosse chaîne de montagnes, allant à peu près du nord au sud et divisant les bassins de la Columbia et de la Thompson[1], ferme la pointe de la vallée. Quant à la limite orientale, elle est formée par la chaîne principale des Montagnes Rocheuses[2]. Cette vallée de La Cache paraît en partie fertile ; mais, immédiatement au sud, s’étend une bande de terrains sablonneux et onduleux où poussent de petits sapins et que termine cette rangée de hauteurs qui divisent les bassins. Au delà, commencent les épaisses forêts qu’arrose la Thompson septentrionale.

En regardant vers l’ouest, la perspective qu’on a de La Cachee est, à notre avis, une des plus merveilleuses qui existe au monde. Aussi loin que l’œil peut atteindre, au nord, au sud, à l’ouest, les montagnes s’élèvent par-dessus les montagnes ; la plupart, couvertes de neige, ne sont séparées que par des vallons très-étroits, et elles ont l’air de s’étendre jusqu’au Pacifique.

Nous venions de traverser la chaîne principale des Montagnes Rocheuses ; nous étions certainement dans la Colombie Britannique, et pourtant, à notre grande surprise, nous nous trouvions encore au beau milieu des Montagnes Rocheuses. En réalité, les montagnes, qui, des prairies du côté oriental, paraissent s’élever comme une muraille, se prolongent jusqu’à l’océan occidental. Le contraire exact de cette vue n’est aperçu que des Monts Chauves[3], en Caribou. M. Fraser, de Victoria, qui avait visité les Andes et les Himalayas, nous a assuré qu’il n’a rien vu de comparable à ces centaines de milles de montagnes qui existent dans la Colombie Britannique[4].

Le pâturage était en cet endroit bon pour les chevaux, et nous résolûmes d’y rester une journée que nous emploierions à faire sécher nos approvisionnements et à recueillir tous les renseignements que les Chouchouaps pourraient nous donner, concernant la suite de notre voyage. Les Indiens nous apportèrent en grande quantité ce qu’ils appelaient des poires : ce sont des espèces de poires sauvages, sorbes ou cormes, que nous échangeâmes contre quelques aiguilles et du fil. Ce fruit vient sur un arbuste qui a deux ou trois pieds de haut et dont les feuilles ressemblent à celles du poirier. Les gens de la Baie de Hudson assurent que, partout où pousse cet arbuste, le blé peut être avantageusement cultivé. Les fruits qu’il porte ont à peu près la grosseur du cassis et la forme de la poire ; leur goût est exquis. Ils sont fort recherchés des deux côtés des montagnes par les Indiens, qui les font sécher pour l’hiver. Milton remplaça la robe de bison qu’il avait perdue dans notre récente mésaventure, par une paire de robes de marmotte pour se couvrir la nuit. Il acheta encore aux Indiens quelques gros cubes de pyrite jaune dont ils se servaient comme de pierres à briquet[5], et deux singulières pipes en pierre qu’ils lui cédèrent d’autant plus volontiers que le tabac leur manquait tout comme à nous. Ils nous dirent qu’il n’y avait plus là que deux familles de Chouchouaps, et que les plus âgés de leur société étaient, depuis trois jours, partis pour descendre en canots le Fraser jusqu’au fort George, en compagnie des mineurs que nous avons mentionnés comme ayant franchi les montagnes juste avant nous. Ces hommes étaient arrivés dans un dénûment complet neuf jours auparavant, n’étant vêtus que de leurs chemises et n’ayant depuis longtemps pour nourriture que des perdrix et des écureuils. Les Chouchouaps ne purent nous donner aucune nouvelle de la troupe d’émigrants qui, l’été précédent, avait tourné vers la vallée de la Thompson. Il nous fut impossible d’apprendre d’eux si elle avait voulu se diriger tout droit sur le Caribou ou descendre la rivière jusqu’à Kamloups. Les Indiens n’estimaient qu’à quatre-vingts ou cent milles, ou à six journées de marche à pied, la distance qui séparait La Cache de la région de l’or, nom par lequel ils désignaient sans doute le Caribou ; mais, ajoutaient-ils, le chemin est des plus difficiles. Une vieille femme, née à Kamloups, d’où elle était partie jeune fille pour épouser un Chouchouap des Montagnes Rocheuses, nous assura qu’il ne nous fallait guère que huit jours pour arriver à ce fort. La suite de ce récit permettra d’apprécier la valeur et l’exactitude des informations qu’elle nous donnait.

Le 19, nous étions prêts à partir lorsqu’une grande pluie vint à tomber ; elle nous retint jusqu’au lendemain. Nous n’avions eu, depuis six semaines que nous avions quitté Edmonton, que deux tempêtes accompagnées de tonnerre qui eussent troublé une saison d’ailleurs toujours chaude et belle. Le lendemain matin, le temps se remit, et l’Iroquois partit pour retourner à Jasper-House. Peu après, nous voulûmes rassembler nos chevaux pour commencer notre voyage vers le Caribou ; mais on ne retrouva pas celui de M. O’B., malgré plusieurs heures passées à le chercher. L’Assiniboine, tout en déclarant que quand il s’agirait de sa vie il ne pourrait dire ce qu’était devenu le cheval, était trop évidemment ravi de l’accident. M. O’B. s’indigna, s’emporta contre l’Iroquois et contre L’Assiniboine ; mais, en même temps, il dédaigna de se mêler de notre recherche. Enfin nous l’abandonnâmes, parfaitement convaincus que le cheval avait été volé par l’Iroquois et que nous n’avions aucune chance de le rattraper.

Un des jeunes Chouchouaps consentit à nous accompagner durant une journée, pour nous montrer le chemin pris par les émigrants ; nous avions dessein de le suivre aussi loin que possible avec l’espoir de finir par arriver au Caribou. D’abord il traversait un pays facile, sablonneux, onduleux et légèrement garni de jeunes sapins. Nous passâmes un petit affluent du Fraser, longeâmes les rives d’un petit lac et, vers le soir, nous avions, sans nous en apercevoir, franchi la ceinture qui sépare les bassins du Fraser et de la Columbia. Le Choucbouap passa la nuit avec nous, nous mit le lendemain sur la trace des émigrants, et retourna chez lui. Nous lui dîmes adieu, ne nous doutant guère des fatigues que nous aurions à vaincre et du temps qui s’écoulerait avant que nous pussions voir la face d’un autre homme.

Ici la trace prenait à droite, pour entrer dans la plus occidentale des deux étroites vallées entre lesquelles est divisée celle de La Cache par la ligne de hauteurs qui se dirige au sud et qui porte sur la carte le nom de Chaîne Malton. Au bout d’un mille environ, nous étions arrivés à la Rivière du Canot, affluent de la Columbia et qui coule vers le sud-est. Il s’est creusé, dans ce sol sablonneux, un canal profond, et nous descendîmes une falaise escarpée pour atteindre la vallée de la rivière que nous coupions presque à angles droits. Les eaux enflées rendaient le courant très-fort. Les bords étaient embarrassés de bois flotté et d’arbres surplombants. Il fallut remonter un peu la rivière pour trouver une place où nous pourrions la passer en radeau. Nous arrivâmes enfin à un petit endroit découvert près duquel il y avait quelques sapins morts et où la rive opposée offrait un espace moins encombré que les autres par les troncs tombés, les roches et les broussailles. Après avoir fait traverser les chevaux, nous commençâmes à abattre du bois pour le radeau. La perte antérieure de deux haches nous réduisait à nous servir d’une hachette, et il fallut nous relayer dans ce pénible travail qui dura jusqu’à l’après-midi, avant que nous eussions coupé assez d’arbres à notre avis. Puis il fallut transporter ces troncs au bord de l’eau. Alors on réclama l’assistance de M. O’B. comme celle des autres. On convint qu’en cette occasion il aurait vraiment sa part de fatigue et on le destina à servir de partenaire à Cheadle. C’était curieux à voir. M. O’B. allait en chancelant sous le poids du bout d’une lourde pièce, criant à pleine voix, gémissant pitoyablement, essayant de s’arrêter, mais toujours entraîné par ce Cheadle au cœur dur, qui pouvait à peine porter son fardeau à cause des éclats de rire que lui arrachaient les exclamations et les contorsions de son compagnon. Une fois délivré de sa charge, M. O’B. s’assit et jura qu’il lui était complétement impossible de continuer de pareils efforts. Cheadle réussit à l’engager à faire une nouvelle tentative et à trouver un astre arbre aussi lourd que le précédent. M. O’B. supplia, grogna, demanda merci en implorant Cheadle pour qu’il s’arrêtât un instant, un seul instant ; peine perdue : il fut obligé d’accomplir sa tâche ; alors il s’assit, déclarant qu’il était littéralement brisé. Son épuisement ne lui ôtait pas la force de proférer ses plaintes très-vigoureusement. Cependant, trouvant que nous perdions trop de temps à l’employer à ces travaux forcés, nous le chargeâmes de porter uniquement les perches légères destinées à être mises en travers des poutres du radeau. Quand tout le bois fut réuni, on en forma soigneusement notre embarcation et l’on se prépara au passage ; mais le courant était si violent que nous eûmes de la peine à monter à temps tous à bord et qu’avant que nous eussions pu nous servir convenablement des perches que nous tenions pour diriger sa marche, le radeau était emporté. Nous dérivions avec une effrayante rapidité. D’abord nous eûmes lieu de craindre d’être inévitablement entraînés à nous briser contre des roches et contre un arbre qui pendaient du côté d’où nous étions partis. Pourtant électrisés par les jurons et par les cris forcenés de L’Assiniboine, nous fîmes de si vigoureux efforts que nous échappâmes de quelques lignes aux brisants. Mais, en évitant Scylla, nous tombions dans Charybde. Le courant qui frappait en cet endroit se précipitait ensuite vers la rive opposée. Avant donc que nous nous en fussions aperçus, ou du moins avant que nous eussions pu y remédier, nous étions enlevés dans un rapide furieux. Nous le passâmes comme une flèche et nous nous vîmes irrémédiablement emportés à une perte assurée, contre un gros sapin, à travers les branches inférieures duquel l’eau entrait en bouillonnant, comme celle qui vient de passer sous la roue d’un moulin. « À terre ! à terre avec la ligne ! » s’écria L’Assiniboine, et, au moment que nous passions près du bord, faisant dans l’eau un saut désespéré, il saisit les arbustes, escalada la rive et enroula sa corde autour d’un arbre. Au même instant, Cheadle sautait de son côté, et avec sa corde en faisait autant. Malheureusement ces cordages, pourris par l’humidité constante où ils étaient laissés, se brisèrent comme du fil, et le radeau, entraîné sous le sapin, disparut dans l’eau. Milton et la femme en furent enlevés par les branches comme des mouches. Quant à M. O’B. par un hasard inexplicable, il réussit à s’accrocher au radeau et nous le vîmes plus bas reparaître avec lui à la surface de l’eau. Il se tenait assis, en silence et sans bouger, semblant tout résigné à la mort vers laquelle il était rapidement poussé. L’Assiniboine et son fils, qui avait en même temps que son père sauté à bord, s’élancèrent à la poursuite du radeau. Cheadle allait les suivre, avec la notion confuse que tout le monde excepté lui était noyé, lorsqu’il entendit un cri partant du sapin couché sur l’eau. Il jeta les yeux dans cette direction et aperçut Milton, qui se tenait accroché aux branches. Son corps était passé sous le tronc ; suivant les variations du torrent, sa tête était couverte par l’eau ou reparaissait au-dessus. La femme se trouvait dans une position semblable mais un peu plus loin et du côté le moins élevé. Tous les deux étaient dans un imminent danger d’être entraînés à chaque minute. Cheadle leur cria de tenir ferme, au nom de Dieu, et, se glissant le long de l’arbre, il parvint à saisir Milton qui était le plus près de lui. Milton voulut qu’il sauvât d’abord la femme ; mais Cheadle, pensant que la femme était moins facile à atteindre et que Milton courait le plus de danger, commença par le mettre en sûreté.

Ensuite nous nous avançâmes tous deux avec précaution au secours de la femme ; malheureusement elle était si loin et si bas que nous ne pouvions pas la tirer du péril ; nous nous bornâmes donc à la tenir de notre mieux et à crier à L’Assiniboine d’accourir avec une corde.


Naufrage de notre radeau sur la rivière du Canot.

Pendant ce temps, il avait rattrapé le radeau dans son rapide élan et s’était mis à crier de toutes ses forces à M. O’B., qui se tenait immobile à l’arrière, de lui jeter le bout de la corde rompue. M. O’B. ne répondait qu’en branlant doucement la tête et en disant : « Non, non ; je vous remercie. » Il tenait ses yeux solennellement fixés devant lui. Cependant le radeau vint pour un instant à donner contre un autre arbre penché sur la rivière. L’Assiniboine put l’arrêter. M. O’B. saisit l’occasion d’échapper au danger, s’élança sur la rive et s’enfonça dans les bois, sans même tenir compte de la demande que lui faisait son sauveteur de l’aider à fixer solidement le radeau.

Nous jetions des cris déjà depuis quelque temps, quand L’Assiniboine, ayant enfin l’air de nous entendre, se hâta de dénouer une corde ; mais cela prenait du temps et nous commencions à craindre de ne pas pouvoir soutenir sa femme jusqu’à ce qu’il arrivât. En ce moment, M. O’B. parut sur le rivage et nous regarda d’un air effaré. Nous lui criâmes de courir vers L’Assiniboine et de lui dire d’apporter une corde vivement ; mais il ne sembla pas nous comprendre et se contenta de détacher sa cravate et de nous la tendre. Le jeune Assiniboine accourait alors. Il saisit la cravate, nous la remit, et, en la joignant à la ceinture de Milton, il la passa autour du corps de sa mère, que nous pûmes alors tenir au-dessus de l’eau jusqu’à ce que son père nous eût lancé une corde. Mme Assiniboine était sauvée. Le froid l’avait saisie, il est vrai, et rendue presque insensible ; mais elle reprit ses sens peu à peu et une gorgée de rhum, que Cheadle avait eu la précaution de garder pour de pareilles circonstances, acheva de la rétablir. Ce ne fut pas sans peine que nous pûmes ensuite nous procurer du feu ; car nous avions précédemment perdu nos allumettes dans le Fraser et notre amadou venait de se mouiller ; pourtant nous finîmes par y réussir ; puis nous nous occupâmes à sécher nos effets et à constater nos nouvelles pertes. Les paquets qui contenaient tout ce que possédait L’Assiniboine et sa famille étaient disparus ; mais la fortune nous avait conservé nos fusils, nos poires à poudre et ce qui nous restait de nos provisions.

Quand nous en vînmes à causer de cette aventure, M. O’B. nous assura qu’il n’avait pas le plus léger souvenir de tout ce qui avait eu lieu depuis l’instant où le radeau avait passé sous l’arbre jusqu’à celui où il s’était trouvé à terre. Nous commencions à prendre quelque repos, lorsque M. O’B., tirant Cheadle à l’écart, lui demanda, comme un service d’une importance toute particulière, de décider Milton à s’en aller quelques milles plus loin : « Vous le savez, docteur, disait-il ; je suis assez nerveux. Aujourd’hui, j’ai supporté un terrible choc ; un bien terrible choc, mihi frigidus horror membra quatit ![6] Le seul souvenir m’en fait mourir de peur. Ah ! docteur, docteur, vous ne savez pas ce que j’ai souffert. Le son de cette eau terrible qui retentit dans mes oreilles m’est insupportable. Dites-moi : y aura-t-il encore des rivières à passer ? Je vous en supplie, éloignons-nous de quelques milles. Milord est un bon garçon. Il consentira à me mettre hors de la portée de cet horrible bruit. Heu me miserum ! iterum iterumque strepitum fluminum audio ![7]. Nous y consentîmes. À un ou deux milles de là, nous procurâmes à nos chevaux un meilleur pâturage et nous y campâmes pour la nuit. Le lendemain, faisant un long détour sur la droite pour tourner la chaîne qui se dirige au sud, nous entrâmes dans la vallée qui en est située à l’ouest. La trace n’était pas fort distincte et passait parmi des rochers et de la futaie incendiée. Lorsqu’il s’agit de dîner, nous nous aperçûmes que nous avions perdu notre poêle à frire et une partie de notre vaisselle d’étain, ce qui nous réduisait dès lors à faire cuire dans la marmite notre pemmican et à y boulanger notre pain. Au fond du ravin coulait un petit ruisseau se dirigeant au nord pour tomber probablement soit dans le Fraser ou dans la Rivière du Canot. Le lendemain nous franchissions la ligne de faîte du bassin de la Thompson, où nous entrions. Il y avait là un petit lac marécageux appelé sur la carte le lac Albreda et qui occupait le fond du ravin. Il paraissait avoir eu jadis pour écoulements des cours d’eau s’échappant de chacune des extrémités, comme le lac du Sommet entre les lacs Lilloet et Anderson, dans la Colombie Britannique ; mais, à présent, l’extrémité septentrionale était bouchée par une vieille digue qu’avaient élevée les castors, couverte de gazon, et l’écoulement n’existait plus que vers le midi. Nous longeâmes ce dernier cours d’eau que venaient augmenter plusieurs ruisseaux arrivant de l’ouest. Devant nous, s’élevait une montagne magnifique, remplie de glaciers et qui semblait bloquer la vallée que nous suivions. Cheadle appela cette montagne le Mont Milton. La trace pénétrait ensuite dans l’épaisseur de la forêt de sapins, où la futaie prenait des dimensions énormes. Deux troncs de thuyas gigantesques, espèce de cyprès ou de cèdre comme on le nomme ordinairement, qui s’élevaient à côté l’un de l’autre, avaient l’un plus de six brasses et demie ou de trente-neuf pieds anglais ; l’autre, cinq brasses ou trente pieds de circonférence, ce qui donnait des diamètres de treize et de dix pieds. Des sapins presque aussi élevés montaient à plus de trois cents pieds de haut. On n’apercevait aucune éclaircie et nos animaux ne trouvaient à manger que des petits rameaux et des queues de cheval[8]. La route était coupée par des collines et des marais.


Vallée du Tompson, et mont Milton, revers occidental des Montagnes Rocheuses.

Le cinquième jour après notre départ de La Cache, nous nous transportions sur la rive droite ou occidentale de la rivière que nous reconnûmes pour être un affluent de la Thompson. Elle atteignait alors une trentaine de mètres en largeur, et une telle profondeur que, pour empêcher nos effets d’être trempés, nous étions forcés en la passant de mettre sur nos têtes les paquets dont les chevaux étaient chargés. Après avoir traversé deux moindres cours d’eau qui venaient de l’ouest, nous arrivâmes à une rivière profonde ayant des bords de boue molle. Elle nous arrêta assez longtemps ; enfin nous la franchîmes en menant les chevaux par une ancienne digue à castor. Nous nous trouvions encore entourés de montagnes neigeuses ; des hauteurs escarpées couvertes de sapins fermaient de toutes parts la vallée. Le 25 juillet, le sixième jour depuis que nous avions quitté La Cache, en laissant le Mont Milton à droite, nous fûmes arrêtés par une grande rivière descendant du nord-ouest et joignant ici celle que nous avions suivie et qui venait du nord. Cette rivière avait une soixantaine de mètres en largeur et coulait à bords remplis d’eau fondue des glaciers. À l’angle que formait le confluent, nous campâmes afin de reconnaître par où se dirigeait la trace des émigrants. Ici nous trouvâmes un de leurs bivouacs avec plus de bois coupé qu’il n’en fallait pour les feux, d’où nous conclûmes qu’ils avaient fait un radeau et passé, à ce confluent, sur l’un ou l’autre bord de la rivière principale. Jusqu’alors nous avions supposé qu’ils avaient, sans la franchir, remonté le courant venu du nord-ouest dans la direction du Caribou ; mais, de ce côté, il nous fut impossible de découvrir aucune trace et L’Assiniboine n’en trouva pas davantage sur le bord oriental de la grande rivière où il se transporta à l’aide d’un petit radeau. Il nous parut donc évident que les émigrants étaient allés sur la rive occidentale, et nous nous préparâmes à nous y rendre aussi.

Un arbre portait une inscription annonçant que c’était le point où le guide André Cardinal avait quitté les émigrants pour retourner à Edmonton. C’était donc de là que, d’après sa relation, il avait montré aux émigrants les hauteurs du Caribou dans le lointain. Cette circonstance, jointe à l’affirmation de la vieille femme de La Cache que, dirigé vers le Caribou ou vers Kamloups, le voyage nous prendrait une huitaine de jours, nous mit fort à notre aise, bien que nous n’eussions plus que très-peu de provisions. La privation du thé nous était plus pénible que celle du sel, des conserves de végétaux et même que de toute autre friandise. Il y avait déjà plus d’une année que nous nous abstenions, sans la moindre difficulté, de tout stimulant alcoolique, mais nous ne pûmes jamais cesser de regretter le thé et le tabac. Jusqu’alors nous avions allongé la petite quantité de tabac qui nous restait en la mêlant avec ce que les Indiens appellent kinnikinnick, qui est l’écorce intérieure du cornouiller. Mais à présent nous n’en avions plus à nous tous que trois ou quatre pipes, et nous résolûmes de garder ce tabac pour un cas de nécessité.

Tout à fait convaincus que nous arriverions en quelques jours au but de notre voyage et pleins de confiance, nous nous mîmes à construire notre radeau. Nous y employâmes toute la journée du 26, car, pour plus de sécurité, nous avions pris le parti de nous servir de très-grands arbres. Nous nous relayions au travail et nous occupions nos loisirs à laver pour chercher de l’or ; mais nous n’en trouvâmes pas une parcelle. Cependant le sable sur les berges et dans le lit de la rivière était rempli de poussière de talc qui jetait beaucoup d’éclat aux rayons du soleil. L’Assiniboine qui la prenait pour de l’or nous la faisait remarquer comme un indice que nous approchions du terme de notre voyage. Les eaux montèrent encore durant cette journée, et, le soir, elles avaient bien gagné la hauteur d’un pied ; mais durant la nuit elles descendirent au point où nous les avions d’abord vues. C’est l’effet alternatif du soleil et de la gelée nocturne sur les neiges des montagnes. Il faisait très-beau et très-chaud ; mais les moustiques et les cousins abondaient au point de rendre notre sommeil presque impossible. Nous avions achevé avant la nuit de couper nos arbres et de les porter au bord de l’eau pour les assembler.

Le matin du 27, M. O’B., qui comptait parmi ses bonnes qualités celle de se lever de bonne heure, se surpassa. Était-ce la conséquence du trouble que lui avaient infligé les moustiques ou de l’intérêt qu’il prenait au bien général ? C’est ce que nous ne savions pas. Il était debout au point du jour. Il éveilla Cheadle en le priant de se lever tout de suite parce qu’il avait une communication importante à lui faire, et le prenant à part il lui dit : « En premier lieu, docteur, j’espère que vous et L’Assiniboine serez très-prudents dans le passage de cette rivière, car vous savez que, la dernière fois, vous y avez si mal réussi que c’en était une honte. Nous n’avons alors échappé à la mort que par une faveur spéciale de la divinité. Rappelez-vous le péril que j’y ai couru. Maintenant, si vous voulez suivre mon conseil, vous conserverez tout votre sang-froid ; animosus et fortis appare, mais aequo animo, vous savez ; ne criez pas comme l’autre jour ; L’Assiniboine m’avait fait perdre mon bon sens avec son rude langage. Maintenant il me reste une grâce à vous demander ; c’est que vous et lord Milton vous consentiez à retarder jusqu’à demain la traversée de cette rivière, car un fatal pressentiment m’oppresse ; je crains que, si nous tentons ce passage aujourd’hui, nous ne soyons tous perdus, tous noyés, docteur. Pensez à la responsabilité qui vous incombe, avant qu’il soit trop tard ; vous et sa seigneurie vous répondez de notre vie. »

Cheadle lui fit observer que nos provisions baissaient tellement que nous ne pouvions pas perdre un seul jour et que ses pressentiments de malheur ne provenaient que du souvenir d’un accident qui fort probablement ne se représenterait pas. M. O’B. ne laissa pas que de branler la tête avec solennité ; il cita Cassandre et s’embarqua avec les plus épouvantables frayeurs. Cependant la traversée se fit sans accident, excepté qu’au moment où nous approchions du rivage, M. O’B., dans la hâte de se trouver à terre en sûreté, sauta dans un bas-fond ; mais L’Assiniboine, le saisissant au collet, le retira de l’eau et le força d’attendre que le radeau eût été garanti de tout événement. Le pressentiment de M. O’B. ne fut donc pas réalisé. Heureusement !

En nous mettant à chercher la trace, nous reconnûmes avec chagrin que nous avions abordé sur une petite île et non sur le bord occidental de la rivière comme nous le voulions. Le cours d’eau du nord-ouest se joignait au principal par deux bouches et nous nous trouvions sur le petit delta situé entre les deux bras. Il portait des marques nombreuses de la visite des émigrants ; mais, malgré des recherches qui durèrent jusqu’à la nuit, rien ne put nous indiquer la direction qu’ils avaient choisie. Le lendemain matin, L’Assiniboine était debout de grand matin. Il passa le bras occidental au moyen d’un pont naturel que formait l’accumulation, sur un banc de sable, des troncs emportés par les inondations ; bientôt il reconnut une trace qui remontait le bras du nord-ouest dans la direction du Caribou ; mais elle finissait brusquement après un mille environ, comme il s’en assura. Le ravin était étroit, les rives escarpées et boisées très-dru ; enfin des montagnes calcaires surgissaient en face.

Évidemment les émigrants avaient reculé devant les difficultés qu’ils rencontraient à se tailler une route qui les conduisît au Caribou, et ils avaient pris le parti de tourner vers Kamloups. En effet, L’Assiniboine trouva une autre trace, d’accord avec cette supposition, et qui descendait la rivière dans la direction du sud. Le moment était donc venu pour nous de nous décider à essayer de pénétrer dans le Caribou ou à suivre la piste dirigée sur Kamloups.

Nous tînmes conseil et, après une longue discussion, nous convînmes qu’avec nos forces diminuées, nos chevaux fatigués, nos provisions tirant à leur fin et la seule hachette dont nous disposions, il ne nous serait pas possible de nous couper une route à travers la région presque impénétrable de l’ouest. Ce ne fut pas sans un sentiment de profonde amertume que nous renonçâmes à notre projet si longuement médité de trouver un chemin qui conduisît droit aux champs de l’or ; mais la tentative nous en paraissait désespérée et nous fîmes tristement nos paquets pour nous transporter sur la rive de l’ouest. Le pont de bois flotté nous épargnait la peine de faire un nouveau radeau ; mais ce fut une rude besogne que de passer notre bagage à dos. Les troncs empilés irrégulièrement rendaient notre marche glissante et difficile, et le courant pénétrait ce barrage avec tant de violence que le mouvement et le fracas étourdissant des eaux nous faisaient tourner la tête. Quand nous eûmes franchi ce pont, qui avait au moins quarante mètres de long, il nous fallut escalader aussi bien que possible avec nos fardeaux une rive perpendiculaire, ou peu s’en faut, à travers des tas d’arbres tombés, avant d’atteindre la trace que nous cherchions. M. O’B. passa tranquillement, sans prendre la peine de porter même ce qui lui appartenait, puis il s’assit et se mit à lire son Paley. Quant à sa pipe, elle était, hélas ! inutile à présent. Il daigna nous exprimer son regret de n’avoir pas porté ses effets, ajoutant que, pour rien au monde, il ne repasserait par un endroit aussi périlleux ; sa tête n’y résisterait point ; elle lui tournerait : il tomberait dans le tourbillon ; le mieux était donc de le laisser en paix. Nous l’abandonnâmes là, et retournâmes chercher d’autres paquets, mais en les apportant nous fûmes bien surpris de voir M. O’B. qui escaladait les troncs avec la plus juvénile activité. Découvert paresseusement assis par L’Assiniboine, il avait trouvé à celui qui s’avançait vers lui un air si menaçant qu’il s’était élancé sur le pont de toute sa vitesse, et qu’il arrivait pour prendre, sans s’en plaindre, part au travail. M. O’B. était tout à fait convaincu que L’Assiniboine était décidé à le tuer à la première bonne occasion, et toute démonstration offensive de cette part lui causait une terreur inexprimable. Quand le bagage eut été transporté, nous nous occupâmes de conduire les chevaux dans la rivière au-dessous de la digue. Ils nagèrent jusqu’à un haut-fond situé vers le centre et là s’arrêtèrent. La chaleur était accablante, ils prenaient grand plaisir à rester dans l’eau fraîche et à se trouver à peu près débarrassés des taons et des moustiques. Plus d’une heure s’écoula avant que nous pussions les en faire sortir. Nous leur lancions des volées de bâtons et de pierres. Nous nous adressions tantôt à Bucéphale, à Grand Rouge, à Petit Rouge, tantôt à la Grise, au Sauvage, au Petit Noir[9] ; nos attaques et nos cris restaient sans effet. Nos bêtes, d’un commun accord, trouvaient la place fraîche et agréable ; elles n’y avaient pas de fardeaux, pas de roches, ni d’arbres pernicieux ; les coups n’y pouvaient guère les atteindre ; les gros mots les inquiétaient peu, et elles restaient là. Enfin, le jeune Assiniboine, à force de projectiles adroitement lancés du haut du barrage, réussit à faire perdre à leur repos une partie de ses agréments ; elles finirent par abandonner leur station et par se diriger à la nage comme nous le désirions.

Le reste de la journée eut bien d’autres mécomptes et d’autres difficultés. Les Canadiens avaient ouvert leur chemin quand la rivière était basse, et maintenant une eau profonde le recouvrait trop souvent. Il nous fallait alors nous couper une autre route à travers les arbres qui s’élevaient sur des coteaux fort roides. La forêt avait autant d’épaisseur que jamais, et les sapins y étaient des plus élevés. Les enfoncements que nous rencontrions entre ces hauteurs boisées, étaient occupés par des muskegs et souvent les collines n’avaient pour pied que l’escarpement qui bordait la rivière. Les chevaux s’enfonçaient dans la boue, on les en retirait ; ils entraient dans l’eau, on les en faisait sortir ; ils s’embarrassaient dans les arbres tombés à terre, on les dégageait ; ils s’enfonçaient dans l’épaisseur du bois, on était forcé de les y aller chercher. À la nuit, L’Assiniboine était harassé et nous n’en pouvions plus.

Ce fut le même genre de pays et d’obstacles jusqu’à l’après-midi du second jour depuis notre départ de l’île. Alors nous arrivâmes à deux bivouacs qui étaient tout semés de bâts, de selles et de harnais. De toutes parts, on voyait de grands cèdres coupés ; à côté, des monceaux de fragments et d’éclats, prouvant qu’on y avait fait des radeaux et des canots. Sur un arbre était inscrit que ce camp des émigrants s’appelait le Camp de la Tuerie. Nous fouillâmes toutes les directions, mais sans y pouvoir trouver aucune trace de chemin.

Nous ne pouvions pas nous y tromper ; la vérité se révélait d’une façon trop grave : la bande des émigrants avait ici désespéré de couper son chemin à travers des forêts si épaisses et ai encombrées ; elle avait abandonné les chevaux, tué les bœufs pour s’en faire des provisions, et construit de grands radeaux pour descendre la rivière jusqu’à Kamloups.

Notre position n’était pas encourageante. Il y avait une quinzaine qu’avant de passer le Fraser, nous avions perdu en grande partie tout ce que nous possédions. Nos seules provisions consistaient à peu près en dix livres de pemmican et autant de farine, c’est-à-dire moins qu’il n’en fallait pour nourrir six personnes durant trois jours. Le gibier, quel qu’il fût, ne se montrait guère, comme il arrive toujours dans les vastes forêts. S’il eût été abondant, nous n’en aurions pas pu tuer beaucoup avec le peu de charges de poudre qu’il nous restait. Nos vêtements étaient déjà réduits en haillons et nous ne faisions tenir nos moccasins qu’à grand renfort de toile d’emballage. Les chevaux affaiblis étaient en mauvais état, car ils n’avaient guère pu, depuis deux mois que nous avions quitté Edmonton, trouver une nourriture suffisante ; et, dans les quinze derniers jours, ils avaient été obligés de se contenter de feuilles et de jeunes pousses, en y joignant parfois quelques bouchées d’herbe des marais.

Nous n’avions à notre disposition qu’une hachette indienne pour tailler notre route à travers la forêt embarrassée qui nous environnait, et nous ignorions quelles seraient la longueur et la difficulté du chemin qui nous restait à faire. Les Canadiens, une bande de cinquante à soixante hommes, tous solides, pourvus de bonnes haches, habiles à s’en servir, n’avaient, après un essai de quelques jours, fait que si peu de progrès à travers les obstacles dont ils étaient entourés, qu’ils avaient renoncé à continuer leur route, et qu’ils avaient préféré s’exposer aux dangers d’une rivière inconnue et pleine de rochers et de rapides. Quant à nous, déjà peu nombreux, nous avions un guide manchot. Même en suivant la trace en partie ouverte jusqu’ici, nous avions trouvé fort rude la besogne d’y voyager, et nous n’y avions marché qu’avec lenteur et fatigue. Chaque jour, nous avions été arrêtés et épuisés par les peines que nous avaient données nos chevaux enfoncés dans les marais, embarrassés parmi les arbres abattus, roulés en bas des escarpements ou perdus dans la forêt. Essayer de nous couper de force un chemin à travers les bois nous semblait donc une tentative à peu près désespérée. D’autre part, construire avec nos faibles ressources un radeau convenable, ce serait un labeur qui exigerait bien des jours, et qui nous forcerait d’abandonner les chevaux dont la chair pouvait être notre dernière ressource. Notre troupe, faible et mal composée, ne réussirait même pas à conduire, sur une rivière ordinairement tranquille, un grand radeau, l’embarcation la moins facile à diriger qui existe. C’était courir à une perte certaine que de l’essayer sur une rivière débordée, rocheuse et rapide comme l’était la Thompson. Les Chouchouaps de La Cache nous avaient fait à cet égard les recommandations les plus solennelles et les plus instantes. La rivière, nous avaient-ils dit, était impraticable à un radeau, et fort périlleuse pour des canots. Cheadle s’en alla explorer le pays à quelque distance en avant et revint nous dire qu’il lui semblait fort impraticable que des chevaux pussent se tirer d’affaire dans un pareil enchevêtrement d’arbres tombés et dans de semblables escarpements. Ce rapport nous rendit tous fort sérieux, et M. O’B. ne manqua point de nous avertir que nous devions tous nous préparer à la mort. Le soir, nous nous réunîmes autour du feu de notre bivouac et nous délibérâmes gravement en essayant d’augmenter notre philosophie en fumant du kinnikinnik. Après une délibération approfondie, il fut convenu que, le lendemain, L’Assiniboine irait reconnaître le paya, et qu’ensuite nous essayerions, s’il le croyait possible, de nous ouvrir un chemin à travers la forêt. D’ailleurs nous étions persuadés que Kamloups n’était pas à plus de cent vingt ou de cent trente milles de distance, et que dans peu nous rencontrerions une région plus éclaircie. La pluie tomba à seaux toute cette nuit et, jusqu’à midi du lendemain, heure à laquelle L’Assiniboine partit pour son voyage de découverte. Peu de temps après, nous entendîmes un coup de fusil et les aboiements du chien Papillon ; nous en conclûmes que L’Assiniboine avait rencontré du gibier, et, comme nous avions vu des pistes de cerfs caribous, nous espérâmes que l’un d’eux avait été abattu. Le soir donc nous eûmes grand plaisir à voir revenir notre guide chargé d’un petit ours noir, et nous rapportant qu’il croyait possible d’aller en avant, quoique notre marche dût être lente et fatigante. Du haut de la colline au pied de laquelle nous étions campés, il avait vu, loin vers le sud, des montagnes s’élever sur des montagnes, et la perpétuelle forêt de sapins s’étendre dans toutes les directions, sans indice de pays découvert ; l’unique circonstance favorable qu’il eût remarquée était que les hauteurs semblaient s’abaisser, et que le nombre de celles qui étaient couronnées de neige paraissait diminuer. Nous nous mîmes tous à dépouiller et à tailler notre ours, et nous fîmes un grand festin cette nuit-là. C’était la première viande fraîche que nous mangions depuis le mouton gris tué à Jasper-House, et bien que nous n’eussions ni pain ni sel pour l’assaisonner, ni thé à boire, ni tabac à fumer, elle nous parut délicieuse. En cette circonstance, nous avions remplacé le tabac en mêlant au kinnikinnik que nous fumions, l’huile retirée de nos pipes ; mais cette ressource fut bientôt absorbée, et nous en fûmes réduits au misérable expédient de fumer simplement de l’écorce de saule. Cependant, ce festin nous rendit des forces, et L’Assiniboine nous releva le courage en nous faisant remarquer qu’avec de l’économie nous avions à manger pour huit jours, et que nous arriverions bientôt.

  1. Il serait plus juste de dire : séparant le bassin du Fraser des eaux de la Columbia et de la Thompson. (Trad.)
  2. Au moins par une ramification de cette chaîne. (Trad.)
  3. Voir au chapitre xix. (Trad.)
  4. Peut-être cent vingt-cinq lieues en ligne droite à partir des montagnes qui sont à l’est de l’Athabasca jusqu’à celles qui sont à l’ouest du Fraser. (Trad.)
  5. C’est l’usage qu’en faisaient les Romains. (Trad.)
  6. Une froide horreur fait trembler mes membres. (Trad.)
  7. Que je suis malheureux d’entendre toujours le bruit des flots. (Trad.)
  8. Prèle, en latin equisetum. (Trad.)
  9. Tous ces noms sont en français. (Trad.)