Voyage de l’Atlantique au Pacifique (1866, éd. Hachette)/15


CHAPITRE XV.


Nous commençons à nous couper une route dans la forêt vierge. — L’ordre de la marche. — Fatigues que nous donnent nos chevaux. — Leur perversité. — Désastres sans fin. — Notre nourriture quotidienne. — Le mont Cheadle. — Le pays a l’air de s’améliorer. — Tentative inutile pour sortir de la vallée. — Une lueur de soleil. — Fruits sauvages. — M. O’B. franchit une rivière d’une façon triomphante. — L’Assiniboine ne peut plus travailler. — Nouveaux arrangements. — Espoirs de rencontrer une prairie. — Désappointement. — Forêts et montagnes partout. — Nouvelles déceptions. — Plus de provisions. — Conseil de guerre. — L’Assiniboine chasse sans succès. — L’Indien sans tête. — Le Petit Noir est condamné et tué. — Nous vivons de viande de cheval. — Départ du camp du Petit Noir. — Toujours la forêt. — L’Assiniboine perd courage. — Les Grands Rapides. — C’est un vrai cachot. — Les chevaux se meurent de faim. La barrière. — Passera-t-on ? — M. O’B. et Bucéphale. — Ce dernier échappe à la mort. — Nouveaux accidents. — La Porte d’Enfer. — Pas à pas. — L’Assiniboine est abattu et hors de service. — Sa femme le remplace. — Nous nous trouvons encore sans provisions. — Un affreux marécage de castors. — L’Assiniboine s’abandonne au désespoir. — M. O’B. devient sceptique, il désavoue Paley et s’approche de la folie. — Nous tuons un autre cheval. — Oiseau de bon augure. — Il a dit vrai. — Bon signe. — Une trace. — Une route qui s’améliore. — Nous sortons de la forêt !


Le 31 juillet, nous quittions le camp de la Tuerie au milieu d’une terrible pluie, et nous nous plongions dans la forêt sans route. Immédiatement nous rencontrions le pied d’un escarpement qui ne s’arrêtait qu’au bord de l’eau. Mais la roideur ne faisait pas la difficulté principale de ce chemin. Il faut avoir vu une forêt vierge, où des arbres gigantesques ont grandi et sont tombés sans être touchés durant des siècles, pour se faire une idée de ces amas de futaies, et du caractère impénétrable d’un tel pays. Les sapins elles thuyas atteignent toutes les dimensions : les patriarches de trois cents pieds de haut s’élèvent dans une solitude majestueuse ; les jeunes se réunissent en groupes épais, luttant pour prendre la place de quelque géant abattu. Les arbres tombés gisent empilés ça et là, formant des barrières qui souvent sont hautes de six à huit pieds en tous les sens. Des troncs de cèdres énormes, tombant en pourriture, et changés en tas de mousse, sont à demi enterrés dans le sol, sur lequel d’autres arbres aussi puissants se sont récemment couchés ; des arbres encore verts et vivants, qu’ont renversés de récents ouragans, bloquent la vue par la muraille de terre que retiennent leurs racines entrelacées ; troncs vivants, troncs morts, troncs pourris, troncs desséchés et sans écorce, troncs humides et verts de mousse, troncs ébranchés et troncs branchus ; renversés, couchés, horizontaux, penchés dans tous les angles ; futaie de toute croissance, dans tous les âges de la vie et de la décomposition, dans toutes les situations possibles, emmêlés suivant toutes les combinaisons imaginables. Si le terrain est marécageux, il est plein de cornouillers. Ailleurs ce sont des fourrés d’aralies, des lianes traçantes et grimpantes, entortillées, aux feuilles larges comme celles de la rhubarbe, montant trop souvent aussi haut que les épaules. La tige et les feuilles en sont couvertes de fortes épines qui percent les vêtements quand on essaye de se frayer un chemin à travers leurs masses entremêlées, et rendent écarlates les jambes et les mains des pionniers par l’inflammation que produisent les myriades de leurs piqûres.

L’Assiniboine marchait en tête la hache à la main, sa femme le suivait, conduisant un cheval, puis venait le reste de la bande, à la file, chacun menant deux ou trois chevaux. M. O’B. avait alors été dressé à se charger d’une bête de somme qu’il dirigeait très-bien quand les circonstances étaient favorables. Mais, s’il avait été malaisé de maintenir en ordre notre caravane quand nous suivions un chemin tracé, il l’était dix fois plus maintenant que nous n’en avions plus. Tant qu’un cheval pouvait voir un autre cheval devant lui, il le suivait assez fidèlement ; mais, lorsqu’il y avait un retard qui fît disparaître au milieu des arbres et des taillis les chevaux de la tête, les autres tournaient dans des directions opposées. Alors c’étaient des courses et des cris ; nos efforts pour les rattraper n’aboutissaient souvent qu’à les pousser à se plonger dans un marais ou à s’embarrasser parmi les tas de bois. Une fois pris de cette façon, les misérables animaux se tenaient stupidement passifs ; car ils avaient tellement perdu leur feu et leur activité, leurs jambes étaient si endolories par leurs chutes dans les troncs et les pierres, qu’ils ne voulaient plus essayer de se tirer d’affaires eux-mêmes, excepté sous le stimulant de coups réitérés. Ces accidents se renouvelaient une douzaine de fois par jour, et rendaient notre tâche extrêmement laborieuse. En effet, nous étions si peu nombreux que chacun de nous ne pouvait guère attendre des autres quelque assistance. Il fallait se tirer d’embarras de son mieux, sans être aidé. Quand on y avait réussi, en ayant été souvent obligé de décharger la bête, on se trouvait séparé du reste de la bande qui était allée on ne savait où, et les autres chevaux dont on était chargé, avaient disparu. Il les fallait rattraper, puis retrouver péniblement la trace presque effacée qu’avaient laissée ceux qui avaient continué de marcher. Si une semblable aventure, ce qui avait lieu souvent, arrivait avant qu’on eût rejoint ses compagnons, on était obligé de recommencer le même exercice. C’était un labeur des plus ennuyeux et des plus fatigants, et qui mettait à une trop rude épreuve notre philosophie.

Afin d’économiser nos provisions et d’avancer plus rapidement, nous nous réglâmes à deux repas, le déjeuner et le souper ; nous ne nous accordâmes qu’un bref repos vers midi pour laisser nos chevaux manger, mais sans les décharger. Notre nourriture consistait en ce que les métis appellent roubébou. Nous la préparions en faisant bouillir, dans une large quantité d’eau épaissie d’une poignée de farine, un morceau de pemmican de la grosseur du poing d’un homme. La farine n’était plus employée par nous que de cette manière, car elle était alors de trop grande valeur, puisque nous n’en possédions plus que trois ou quatre livres. Parfois nous avions la bonne fortune de tuer une perdrix ou un foutereau qui formait une agréable addition à notre roubébou. Ce plat était divisé en parts égales ; deux assiettées ordinaires par personne. Dans ces circonstances critiques, les avis de M. O’B. ne nous faisaient pas défaut ; car il nous en donnait chaque fois que l’occasion s’en présentait. Quand nous nous arrêtions pour passer notre nuit, et que nous avions achevé la tâche de décharger les chevaux et de préparer le bivouac, M. O’B. sortait de quelque retraite tranquille, rafraîchi par la consolation qu’il avait puisée dans son Paley, et nous exposait ce qu’il pensait de l’objet de notre entreprise et des moyens qui pouvaient nous mener au but. « Eh bien ! et vous, docteur, nous disait-il, je ne crois pas que nous nous en soyons tirés aujourd’hui aussi bien que nous l’aurions pu. Notre route ne m’a point paru bien choisie. Il est possible que nous ayons fait quinze à vingt milles (vraisemblablement nous n’en avions parcouru que trois ou quatre) ; mais cela ne me satisfait pas. Le grand poète lyrique a dit : Festina lente[1] ; mais jamais il n’a été perdu dans une forêt, savez-vous ? Or, voici ce que je pense qu’on devrait faire : le docteur et L’Assiniboine sont des hommes solides et vigoureux ; qu’ils nous devancent de cinq ou six milles en étudiant le pays, et demain nous voyagerons bien plus à notre aise, » Les deux hommes vigoureux se trouvaient toujours trop harassés par le rude labeur de la journée pour se ranger à l’avis de M. O’B. et pour accepter sa proposition.

La vallée continuait à se diriger à peu près droit vers le sud mais des chaînes de montagnes, séparées uniquement par de fort étroits ravins, y pénétraient du nord-est et du nord-ouest par des angles de quarante-cinq degrés et comme elles venaient baigner leurs pieds dans l’eau presque perpendiculairement, elles s’opposaient très-désagréablement à notre marche.

Le 1er août, nous nous trouvions en face d’une belle montagne couverte de neige et qui avait l’air de nous fermer la route de la vallée. L’idée nous vint que c’était sans doute la seconde des deux que la vieille femme de La Cache nous avait décrites comme points de repère, en nous assurant qu’elles n’étaient pas éloignées du fort Kamloups. Milton, pour rendre à son compagnon la politesse qu’il en avait reçue précédemment, donna à cette montagne le nom de Mont Cheadle. La rivière en cet endroit devenait plus large et moins rapide, et même se divisait en plusieurs bras qui entouraient des flots bas et boisés. Sur notre droite, on ne voyait plus qu’une montagne neigeuse : nous l’appelâmes le mont Sainte-Anne ; mais, en espérant voir notre route se débarrasser, nous nous étions trompés.

Après l’avoir frayée encore deux jours, L’Assiniboine était forcé d’y renoncer à cause de l’état où se trouvaient ses jambes et ses mains déchirées par les ronces, et pourtant nous n’avions pas fait plus de deux ou trois milles par jour ; nous pensâmes donc à sortir de l’étroite vallée qui nous enfermait, car nous espérions trouver plus haut un terrain moins couvert. Mais les flancs de la montagne étaient trop escarpés. Les chevaux roulaient au bas l’un après l’autre, en se heurtant contre les troncs abattus ; et nous dûmes renoncer à monter. Le 3, nous trouvâmes un marais d’environ trois cents mètres de long et où les arbres étaient assez rares. C’était la première éclaircie que nous eussions rencontrée depuis dix jours. Le changement des ténèbres de la forêt à l’éclatante lumière du soleil, nous fit mal aux yeux ; mais releva nos courages. Le pâturage, sans être de bonne qualité, y abondait. C’était un vrai bienfait pour nos chevaux qui, depuis tant de jours, devaient se contenter de jeunes branchages. En somme la journée fut meilleure que les autres ; car nous trouvâmes aussi des bouquets de framboisiers dont les fruits égalaient ceux que nous récoltons en Angleterre et deux espèces d’airelles ayant des baies grosses comme des prunelles et formant de petits buissons de deux pieds de haut. Les bois étaient garnis de grandes fougères semblables à la fougère mâle d’Angleterre, de grandes et maigres fougères impériales, et de plusieurs autres. Nous eûmes aussi la chance de tuer quatre perdrix pour le souper et, bien qu’il finit par pleuvoir et que nous nous fussions trempés en nous glissant sous les taillis, nous nous trouvâmes cette nuit plus gais que nous ne l’avions été depuis que nous avions vu finir le chemin ouvert.

Avant le soir nous découvrîmes un torrent qui venait du nord-ouest. Nous montâmes à cheval pour le franchir, excepté M. O’B., qui n’avait jamais pu se réconcilier avec l’équitation depuis ses accidents dans le Fraser. Que fallait-il faire ? M. O’B. s’obstinait à ne pas se hasarder sur le dos d’un cheval, et le courant avait trop de rapidité et de profondeur pour qu’on pût avec sécurité le passer à gué. Quand nous eûmes discuté quelque temps fort inutilement avec lui, nous poussâmes nos chevaux dans l’eau, que L’Assiniboine et sa famille avaient déjà traversée ; mais le cheval de Cheadle n’était pas à un mètre du rivage, que M. O’B. s’élançait comme un fou après lui et saisissait à deux mains la queue flottante de Bucéphale. C’est ainsi qu’il fut triomphalement remorqué jusqu’à l’autre rive. Ce gros succès lui ôta pour l’avenir beaucoup des inquiétudes que lui inspirait le passage des cours d’eau.

Après avoir quitté le petit marécage dont nous avons parlé plus haut, nous nous retrouvâmes enfoncés dans l’épaisseur des forêts, sans aucune clairière durant plusieurs jours, et nous reprîmes notre vieille routine de couper notre chemin à travers la futaie, de conduire des chevaux indociles, de les retirer de leurs embarras et de nous nourrir pauvrement avec le roubébou. Nous voyions bien des pistes d’ours assez nombreuses, des marques de castors sur tous les cours d’eau, mais nous faisions trop de bruit forcément en marchant pour espérer d’avoir la plus petite chance de trouver du gibier, et nous ne pouvions pas songer à nous arrêter un jour ou deux pour chasser.

Le 5, la seule main dont se servît L’Assiniboine était si enflée et si malade, par suite des blessures que lui avaient faites les épines des aralies, qu’il ne put plus manier la hache et que la tâche de frayer la route échut à Cheadle. C’était un vrai malheur, qui nous retarda encore, car Cheadle était loin d’avoir comme pionnier l’habileté de L’Assiniboine, et il faisait faute pour la direction des chevaux, à laquelle devaient suffire désormais Milton et le jeune garçon. Il faut pourtant reconnaître que M. O’B. donnait une assistance plus active qu’il ne l’avait encore fait. Ce jour-là, nous crûmes que la vallée allait beaucoup s’élargir à quelques milles en avant de nous et nous atteignîmes une colline arrondie d’où nous vîmes à quelque distance vers le sud. Ces espérances devaient être amèrement désappointées. Des bois sans fin continuaient à se profiler devant nous et l’horizon était fermé par des montagnes d’une façon effrayante. Au pied de notre colline, nous passâmes un torrent qui tombait dans la rivière principale par deux bras d’une vingtaine de mètres en largeur. Grâce à la méthode qu’il avait inventée, M. O’B. les franchit avec un grand succès.

Le lendemain, nous eûmes à lutter du matin au soir, sans trêve, contre des obstacles plus grands que jamais. Le 7 août, qui était le huitième jour depuis que nous étions perdus dans la forêt, nous eûmes à traverser une autre rivière qui, symptôme favorable, large d’une trentaine de mètres, peu profonde et claire, n’était certainement pas grossie par la fonte des neiges des montagnes. Nous l’appelâmes rivière Elsecar. Peu après, nos espérances furent encore augmentées, parce que nous arrivions sur un espace assez uni, ayant près d’un mille carré en étendue, et au point de jonction de cinq vallées étroites. Une portion de ce terrain était couverte de bois en partie brûlé ; le reste formait une prairie marécageuse ayant çà et là des arbres rabougris. Dans la portion incendiée, se trouvaient beaucoup d’airelles qui n’étaient pas encore mûres ; nous en fîmes notre dîner et puis nous nous ouvrîmes un chemin jusqu’au marais, où nous campâmes.

L’espoir que nous avions eu de sortir de la forêt, en observant d’abord que les collines s’éloignaient vers l’ouest, fut promptement dissipé. La petite plaine n’était qu’une oasis entourée de montagnes et de hauteurs escarpées, couvertes de sapins ; on n’en pouvait sortir que par des gorges resserrées entre les différentes chaînes. Ce soir-là notre dernier morceau de pemmican fut consommé et il ne nous resta plus d’autre nourriture qu’environ un quart de livre de farine. Si l’on s’en rapportait à la carte que nous avions, la distance entre La Cache de la Téte Jaune et Kamloups devait être estimée à deux cents milles ; mais cette estimation pouvait être erronée de beaucoup, parce que vraisemblablement la latitude des deux points était inconnue quand la carte avait été dressée. Cependant, en l’admettant, si nous avions fait une dizaine de milles par jour ou soixante-dix environ avant que la trace des émigrants se terminât, et trois par jour depuis que nous étions obligés de nous frayer nous-mêmes un chemin, nous avions encore cent milles à parcourir ayant d’arriver au fort. Presque la totalité de cette distance pouvait se composer d’une région pareille à celle que nous venions de traverser. En tout cas, rien n’indiquait dans le pays qui nous environnait qu’il fût près de s’améliorer. Notre marche était si lente, au plus cinq à six milles par jour ! et quelquefois pas un, qu’il nous faudrait bien du temps pour sortir de là. D’ailleurs il n’y avait pas d’apparence que nous trouverions aucune assistance, puisque, depuis que nous avions quitté le Camp de la Tuerie, nous n’avions rencontré aucune marque positive que jamais un homme eût visité cette épouvantable contrée. Ni un arbre portant l’entaille d’une hache, ni une branche rompue, ni les restes du feu d’un ancien bivouac n’étaient venus réjouir nos yeux. La vie animale était rare ; le silence solennel n’était rompu par le chant d’aucun oiseau, par le bruit d’aucune créature vivante ; et les ténèbres des forêts,


Nulli penetrabilis astro
Lucus inera[2]


citation fréquemment faite par M. O’B., augmentaient le sentiment de notre solitude. Notre maigreur et notre fatigue, dues au rude labeur et à la nourriture insuffisante des dix derniers jours, prouvaient évidemment que nous ne pourrions guère aller plus loin. Après notre dernier repas, nous tînmes un conseil de guerre. M. O’B., mettant de côté sa paire de lunettes à un seul verre et son Paley, y exposa la nécessité immédiate de tuer le petit cheval noir qu’il était ordinairement chargé de conduire. L’Assiniboine et Cheadle représentèrent que, dans la prévision d’une amélioration, il valait mieux se serrer le ventre encore quelques jours. M. O’B. protesta solennellement contre cette observation, et enfin l’on adopta la proposition de Milton. Il voulait que L’Assiniboine employât le lendemain à chasser ; s’il réussissait, nous étions sauvés ; si non, le Petit Noir mourrait. Ce projet laissait au cheval quelque chance pour vivre, car notre guide avait aperçu un ours dans la journée et le chien en avait dépisté un autre. Les traces d’ours étaient d’ailleurs assez nombreuses, et nous savions que L’Assiniboine était le chasseur le plus habile de la Saskatchaouane.

Notre guide se mit donc en chasse le lendemain de bonne heure ; Cheadle et le jeune garçon se dirigèrent vers un petit lac pour essayer d’y tirer quelques-unes des oies qu’ils avaient la veille vues voler par-dessus ; Milton se mit à cueillir des baies d’airelle ; M. O’B., à étudier, et la femme, à raccommoder les morceaux de nos moccasins. La société n’était pas gaie, car nous n’avions pas eu à déjeuner ce matin. M. O’B., fatigué de sa lecture, annonça qu’il commençait à sentir des doutes pénibles sur la foi de Paley et qu’il ne l’étudierait plus. Cependant il n’y put pas tenir et, le soir même, reprenant sa lecture, il recommença à nous apporter son livre à chacun de nos repos avec toute sa régularité précédente. Dans l’après-midi, Cheadle et le garçon retournèrent les mains vides. L’Assiniboine ne tarda pas à rentrer aussi, et, jetant à terre une martre qu’il avait apportée, il nous dit tristement : « J’ai trouvé rien que cela et un homme — un mort. » Il nous indiqua où nous verrions ce cadavre qui n’était qu’à quelques centaines de mètres du camp, et nous partîmes avec son fils pour contempler ce spectacle de sinistre augure. Après ravoir longtemps cherché, nous le découvrîmes au pied d’un grand sapin. Le cadavre était assis, les jambes croisées, les bras autour des genoux et les mains dirigées vers les cendres d’un misérable foyer composé de petits bâtons. Il n’avait pas de tête. Les vertèbres cervicales se projetaient dénudées et sèches ; la peau, brune et ratatinée, s’étendait comme du parchemin collé sur un squelette osseux, au point que les côtes étaient distinctement proéminentes ; la cavité de la poitrine et de l’abdomen était remplie des dépouilles de chrysalides ; et les bras et les jambes ressemblaient à ceux d’une momie. Les vêtements, composés d’une chemise et de jambières de laine accompagnées d’une couverture usée, pendaient encore sur ce cadavre desséché. Auprès du corps étaient une hachette, un sac à feu, une grande marmite d’étain et deux paniers d’écorce de bouleau. Le sac contenait une pierre à feu, un briquet d’acier, de l’amadou, un vieux couteau, et une seule charge de plomb soigneusement enveloppée dans un chiffon. Une ligne à pêcher tordue avec l’écorce du cèdre, inachevée encore, et deux curieux hameçons, faits d’un petit morceau de bois et d’un fil de métal rendu pointu, étaient serrés dans un des paniers ; l’autre contenait quelques oignons sauvages encore verts et poussant des rejetons. À côte du squelette, un amas d’os brisés, qui étaient les fragments d’une tête de cheval, racontaient clairement ce qui s’était passé. Ils étaient cassés en tout petits morceaux. Le malheureux homme, mourant de faim, avait donc prolongé sa vie, autant qu’il l’avait pu, en suçant toutes les parcelles de nourriture qui se trouvaient dans les fragments brisés. Selon les apparences, c’était un Chouchouap des Montagnes Rocheuses, qui, comme nous, avait essayé d’aller à Kamloups, peut-être pour y chercher une femme. Il avait évidemment voulu essayer de prolonger sa vie en pêchant ; mais, avant d’avoir terminé son appareil, la faiblesse ou la maladie l’avait dompté ; il s’était allumé un petit feu, s’était accroupi auprès, et était mort là. Mais qu’était devenue sa tête ? Nous la cherchâmes avec soin en tous sens, inutilement. Si elle était tombée d’elle-même, nous aurions dû la trouver à ses côtés ; et, si un animal avait osé l’enlever, il serait revenu attaquer le corps. Mais elle n’avait pas pu être enlevée de force, comme en témoignait la position du tronc, qui n’avait pas été touché. C’était pour nous un problème insoluble, et nous laissâmes le cadavre comme nous l’avions trouvé, emportant seulement sa hachette dont nous avions besoin, ainsi que son briquet d’acier, sa ligne et ses hameçons, en souvenir de cet étrange événement. Nous rentrâmes au camp, silencieux et pleins de sombres pensées. Notre courage, déjà suffisamment abaissé par la faiblesse de nos corps et par les inquiétudes que nous donnait notre situation, était encore déprimé par cette découverte peu rassurante. Il y avait une similitude frappante entre nous et cet Indien, qui, après avoir tenté de traverser la forêt sans chemin, s’était senti affamé et avait tué son cheval pour s’en nourrir. Le spectacle que nous venions d’avoir sous les yeux nous avait retracé son histoire avec une exactitude incontestable : la faiblesse croissante, la disette sans remède, l’effort pour soutenir la vie qui s’éteignait en suçant des morceaux d’os, enfin la mort par la faim. Nous aussi, nous touchions déjà à cette extrémité d’être obligés à tuer un de nos chevaux. Lors de son départ, cet Indien avait eu sur nous un avantage : celui d’être dans son propre pays ; nous, nous étions des voyageurs sur une terre étrangère. Nous arrivions au dernier acte du drame. Le dénouement en serait-il le même ?

Chacun de nous ne vit l’avenir que sous son plus terrible aspect, lors de notre conférence ce soir-là, et il fut à l’unanimité convenu qu’on tuerait le Petit Noir au point du jour. Nous fîmes notre roubébou avec la martre et des baies d’airelle ; mais ce souper avait une odeur si puante, si nauséabonde, qu’il était désagréable même à des appétits comme les nôtres, et que ce pauvre M. O’B. n’eut pas la satisfaction de garder ce qui lui avait coûté tant d’efforts à avaler.

De bonne heure, le 9 août, le Petit Noir fut conduit au lieu d’exécution ; mais, bien que tous nous fussions d’accord sur la nécessité de sa mort, nous avions tous des remords sur le sacrifice d’un animal qui nous avait accompagnés à travers tant de fatigues. Cependant L’Assiniboine finit par saisir son fusil et par envoyer à la pauvre bête, derrière l’oreille, une balle qui rabattit. Quelques minutes après, des tranches de chair grillaient sur le feu, et chacun était occupé à tailler de minces bandes de viande pour les conserver. Toute la journée, nous nous gorgeâmes de ce que nous ne pouvions pas emporter, tandis que le reste se séchait sur un large feu. D’abord et d’avance, on avait, il est vrai, douté qu’on pût manger de ce cheval : Milton avait même trouvé que cette chair sentait l’écurie ; mais, au fait, chacun s’en reput avec appétit. Les instants que nous n’employions pas à dévorer, nous les utilisions pour raccommoder nos haillons et nos moccasins qui commençaient à tomber en morceaux. Avant de nous rouler dans nos couvertures, nous couronnâmes les jouissances de cette journée en fumant. Depuis des semaines déjà, nous n’avions plus de tabac, mais nous nous en procurâmes le goût en pilant une ou deux pipes de terre noires et bien culottées, dont nous mêlâmes la poussière au kinnikinnick. Sans doute c’était tuer la poule aux œufs d’or. Aussi, comme le kinnikinnick pur ne pouvait pas contenter nos goûts, nous résolûmes de mettre de côté nos pipes pour des jours plus heureux. Nous nous fîmes même du thé. Il est vrai que ce n’était pas la brune décoction de ce thé noir des Chinois que dégustent les jeunes gens dépensiers, ni ce pâle breuvage dont se contentent les jeunes filles ménagères et bonnes à marier ; nous n’avions que le thé des muskegs à l’usage des Indiens. On le fait avec les feuilles et les fleurs d’une petite azalée blanche qui poussait en quantités considérables dans un sol marécageux, tout près du camp. En somme, cette décoction remplace assez bien le thé et nous en devînmes très-friands. Elle a le goût du thé noir ordinaire, où on aurait mis un peu de séné.

Vers midi, le lendemain, notre provision de viande était desséchée. Il n’y en avait guère ; à peine une quarantaine de livres. Ce cheval était si petit et si maigre ! Il fut donc convenu que nous continuerions à ne prendre qu’un mince roubébou deux fois par jour. Mais nous avions deux haches à présent. L’Assiniboine, dont la main était presque guérie, et Cheadle partirent donc en avant pour ouvrir le passage, et nous rentrâmes dans la forêt, suivant toujours la vallée de la Thompson. Nous retrouvâmes les mêmes difficultés et les mêmes contre-temps qu’auparavant ; les chevaux se montraient aussi vicieux et aussi obstinés que jamais. Heureusement, le temps restait beau et extrêmement chaud. Le second soir après avoir quitté le Camp du Cheval Noir, comme nous appelions le lieu où le Petit Noir avait trouvé la mort, L’Assiniboine, épuisé par un labeur continuel, perdit tout à fait courage. Il déclara qu’il était impossible de se tirer d’un pareil pays et inutile de l’essayer. Comme tous les soirs, nous discutâmes avec anxiété la question du nombre de milles que nous avions faits ce jour-là, et nous nous demandâmes s’il ne se pouvait point que la rivière que nous suivions ne fût pas du tout la Thompson, mais que ce fit un courant inconnu qui nous mènerait dans des difficultés inextricables. Nous exhibâmes notre carte imparfaite ; nous montrâmes à L’Assiniboine que, d’après elle, la Thompson coulait droit vers le sud dans une étroite vallée que les montagnes traçaient jusqu’au fort Kamloups, et que c’était jusqu’ici exactement le cas du cours d’eau sur les rives duquel nous nous ouvrions notre route. Cela lui rendit quelque confiance et, le jour suivant, il travailla avec sa persévérance infatigable. Notre viande séchée, que nous ne prenions qu’en petites quantités, parce que nous continuions à nous tenir à la demi-ration, ne nous donnait qu’une nourriture fort insuffisante. Tout le jour, nous restions horriblement faibles et affamés. Ordinairement nous ne tuions guère que deux perdrix par jour et quelquefois, mais rarement, un foutereau ou une martre. C’était bien peu pour six personnes. Cheadle retrouva alors, dans les débris de nos effets, trois hameçons ; il en fit des lignes, qu’il amorça avec de la viande de cheval, et qu’il tendit le soir. La première nuit, elles nous produisirent trois truites blanches, dont l’une pesait au moins deux livres ; malheureusement, par la suite, bien que nous les tendissions tous les soirs, nous ne rencontrâmes plus une pareille aubaine. De temps à autre, nous prenions un poisson, mais cela n’alla pas à une douzaine dans tout le reste du voyage. Ces poissons avaient les marques des truites saumonnées, mais la tête plus grosse. Ils étaient indolents, couchés au fond des trous les plus grands, ne se souciant ni de mouches ni de vermisseaux, et préférant, comme les autres poissons barbares de ce pays, un appât de viande à un plus délicat. Ils avaient à peu près le goût de la truite ordinaire, mais la viande plus blanche et moins ferme.

Cependant l’aspect de la contrée changeait. Le 12 août, nous entrions dans une région stérile et rocheuse. Les arbres y étaient moins grands, mais poussaient plus dru ; et la surface du sol n’y était plus guère couverte que de mousse et de petits lis peu nombreux. Le ravin se resserrait tout à coup ; ses flancs devenaient escarpés ; et la rivière lançait ses flots puissants et torrentueux par-dessus un lit de gros cailloux. Les arbres tombés gisaient, épais et emmêlés, comme les honchets d’un jeu préparé pour les enfants, Nous ne frayions notre route que pouce à pouce. Cependant nous eûmes la chance, en fait de provisions, de tuer un porc-épic qu’avait découvert le chien Papillon. Nous le trouvâmes délicieux, quoiqu’un peu fors en goût : une épaisse couche de graisse sous la peau égalait presque celle de la tortue, Malheureusement la route était rendue si impraticable, par les escarpements et les rapprochements des montagnes qui descendaient jusqu’au bord de l’eau, que nous étions fréquemment obligés de nous arrêter et d’attendre des heures entières que L’Assiniboine eût découvert un chemin par lequel nous pussions passer. Chaque jour, nous nous attendions à trouver notre marche complétement barrée par quelque obstacle infranchissable. Que ferions-nous alors ! Construirions-nous un radeau ? ou abandonnant nos chevaux, gravirions-nous à pied les hauteurs ? Nous redoutions cette alternative, mais nous ne voulions pas reconnaître que nous finirions par y être réduits. Maintenant nous étions trop avancés pour reculer, même quand nous l’aurions voulu.

Nous fûmes trois jours à longer ces rapides sans jamais être hors de la portée de leurs mugissements perpétuels, qui faisaient mal aux oreilles de M. O’B. Nous leurs donnâmes le nom de Rapides Murchison. Cependant la vallée se rétrécissait toujours ; enfin elle se termina brusquement par un précipice. Nous étions emprisonnés : d’un côté, la rivière ; de l’autre, des hauteurs si escarpées et si embrouillées qu’il nous semblait impossible de les escalader, car cette entreprise avait échoué déjà toutes les fois que nous l’avions tentée ; nous ne pouvions plus avancer ; nous ne pouvions pas reculer. Il ne nous restait qu’à camper et à chercher un moyen de franchir l’obstacle. Les quatre jours précédents, depuis que nous avions quitté le marais, nos chevaux n’avaient pas vu d’herbe ; ces trois dernières journées, ils s’étaient soutenus en mangeant la mousse et les lis qui poussaient entre les rochers. Toute la nuit, ils errèrent çà et là ; ils entraient et sortaient en passant entre nous, ou, si nous étions couchés, en passant par-dessus. Leur agitation eut pour conséquence naturelle que M. O’B. ne put pas non plus dormir et qu’il nous éveilla à chaque instant en sautant sur ses pieds et en chassant les chevaux avec son gros bâton. Les pauvres animaux arrachaient la mousse des rochers ; avant le jour, ils avaient fait disparaître toute la verdure qui était à leur portée. Dès que le soleil se leva, l’infatigable Assiniboine partit à la recherche d’un sentier, tandis que nous chargions les chevaux en attendant son retour. Il arriva une heure ou deux plus tard et nous dit que les difficultés du pays devenaient toujours plus inextricable, mais qu’avec de la prudence nous pouvions faire franchir aux chevaux l’escarpement opposé. Cette nouvelle nous enleva la peur d’être forcés d’abandonner ici nos bêtes et de faire à pied le reste de notre voyage. Il nous fallut conduire les chevaux un par un, pour leur faire grimper en zigzag le flanc de la hauteur, sur des roches moussues et glissantes. Des accidents nous arrivèrent, qui, sans être aussi nombreux que dans quelque autre occasion, peuvent donner l’idée de ceux que nous éprouvions journellement. Tous les chevaux avaient réussi à franchir le dangereux précipice, à l’exception de celui que conduisait Cheadle et de Bucéphale, qui fermait la marche sous la direction de M. O’B. Le zigzag que nous parcourions avait à peu près un quart de mille. Quand Cheadle fut presque arrivé au bout, il se retourna pour voir ceux qui devaient le suivre. Il n’aperçut rien. Laissant là son cheval, Cheadle revint sur ses pas pour découvrir ce qui était arrivé. Il rencontra M. O’B. qui se hâtait de grimper la montagne, sans Bucéphale. « Où est le cheval ? » lui cria Cheadle. — « Oh ! » dit M. O’B., « c’est fini : il est tombé dans le précipice et tué. Facilis descensus, vous le voyez. Il a glissé et est tombé par-dessus. Ἔπειτα πέδονδε κυλίνδετο ἵππος ἀναιδής[3], vous savez. Je ne l’ai plus revu, docteur. Retourner en arrière est parfaitement inutile, je vous l’assure. Ne le cherchez pas. Il est réduit en atomes, brisé en mille pièces ! C’est une chose effroyable, n’est-ce pas ? » Cheadle insista sans se fâcher pour que M. O’B. le ramenât sur le théâtre de l’accident ; ce que celui-ci fit, mais bien malgré lui.

L’endroit où le cheval avait glissé et essayé de se retenir ne fut pas difficile à reconnaître. L’écorce arrachée aux troncs des arbres couchés marquait clairement le lieu de sa chute précipitée. De l’endroit où il était tombé, à la rivière, il y avait bien cent vingt ou cent trente pieds, dont les derniers trente ou quarante formaient une surface perpendiculaire de rocher. Cheadle se glissant doucement regarda par-dessus le bord et aperçut, sur un petit plateau inférieur, Bucéphale tout de son long, à califourchon sur un gros arbre. Celui-ci était soutenu par d’autres arbres, couchés horizontalement assez haut pour que les jambes de l’animal pendissent de chaque côté sans toucher le sol. Cheadle et M. O’B. descendirent vers lui, très-certains qu’ils l’allaient trouver mortellement blessé ; mais, à leur grande surprise, Bucéphale paraissait tout à fait à son aise dans sa nouvelle position. Ils lui enlevèrent son fardeau et, comme M. O’B. refusait de le tirer par la queue sous prétexte que cette tâche était trop périlleuse, Cheadle donna au cheval un vigoureux coup d’épaule qui le fit rouler de son perchoir. Il n’avait aucunement souffert. M. O’B. lui fit franchir les passages les plus difficiles tandis que Cheadle suait sang et eau par derrière à porter, en lieu plus sûr, la charge du cheval. Quand toute chose eut été remise en place, on chemina de conserve ; mais, quelques pas plus loin, l’autre cheval roulait à son tour dans le précipice. Heureusement il vint, avant de tomber au fond, donner contre quelques arbres ; mais il fallut encore décharger celui-ci, porter son faix, le rehisser sur ses jambes et grimper ainsi l’escarpement. Quand on eut rejoint les autres, un de ceux-ci, refusant de sauter par-dessus un tronc qui barrait le passage, recula et tomba dans un vrai puits, formé d’arbres et de rochers. Tous les efforts pour l’en retirer échouèrent longtemps. Nous n’étions là que Milton et Cheadle ; le reste ayant filé en avant. Enfin, au bout d’une heure de travail, Milton courut après les autres, les rattrapa et rapporta une hache. Une autre heure fut nécessaire pour ouvrir une issue au cheval et le recharger. Cependant nous eûmes bientôt retrouvé nos compagnons. Effectivement il n’y avait pas de danger qu’on se séparât de nous par une trop grande distance.

La rivière formait encore une succession de grands rapides. À u bout d’une courte marche, nous nous trouvâmes à un endroit où le ravin, se rétrécissant tout à coup, n’avait plus qu’une cinquantaine de pieds. De grands rochers droits comme des murs s’élevaient de tous côtés. Au milieu d’eux, pendant une centaine de mètres, presqu’à angle droit et, sur une descente brusque, les eaux se précipitaient comme un effroyable torrent et tourbillonnaient autour de grandes roches qui surmontaient l’écume. L’Assiniboine nomma immédiatement ce passage, la Porte d’Enfer. Aucun canot et, à plus forte raison, aucun radeau ne l’aurait traversé ; nous nous félicitâmes donc avec reconnaissance de nous être décidés à faire notre voyage par terre.

Cette nuit, nous campâmes assez près de l’endroit d’où nous étions partis le matin. L’Assiniboine, en marchant sur la pointe des rochers, s’était coupé un pied presque jusqu’à l’os ; car désormais nous marchions à peu près nu-pieds. Il était hors d’état de faire un pas. Profondément découragé, il déclarait que nous ne suivions pas du tout la Thompson et que nous devions nous préparer à une mort misérable ; M. O’B. ne manquait pas d’abonder dans son sentiment ; aussi eûmes-nous besoin d’employer la persuasion, et d’exhiber de nouveau notre carte, pour leur rendre quelque espérance.

Une autre journée pareille à la précédente nous conduisit à l’extrémité des rapides. Mme Assiniboine avait bravement pris la place de son mari et, la hache à la main, elle allait en avant travaillant comme un homme. Nous mangeâmes à souper notre dernier morceau de viande séchée de cheval, bouillie avec les raclures du sac à farine. Il ne nous restait que trois charges de poudre que nous conservions pour un cas d’urgence. Heureusement, L’Assiniboine et son fils, qui se servaient fort adroitement de courts bâtons comme d’armes de jet, pour faire tomber les jeunes oiseaux des branches d’arbres, avaient réussi à nous attraper une paire de perdrix. Pour la première fois depuis deux semaines, si l’on excepte le cadavre de l’Indien, nous avions en ce jour-là le plaisir de contempler des traces humaines. C’étaient de vieux tronçons d’arbres qui avaient reçu des coups de hache ; il est vrai qu’elle étaient déjà presque effacées et recouvertes de mousse. Le lendemain, il plut et il fit froid ; nous nous trouvions assez à plaindre en pataugeant, durant des heures entières, pour traverser un marais à castors où la fougère poussait plus haut que nos têtes, et où des osiers fort grands et emmêlés s’opposaient partout à notre marche. Des mares d’eau stagnante et vaseuse, profondes et perfides, nous obligeaient continuellement à faire des détours. Enfin une rivière, dont les bords étaient couverts d’épaisses broussailles nous barra le passage. Nos recherches ne nous y firent trouver aucun gué. Trempé jusqu’aux os, grelottants, souffreteux, n’ayant rien mangé depuis la veille au soir, nous nous sentîmes près de renoncer à toute espérance, car les peines que nous prenions ne paraissaient aboutir à rien. Nous ne leur apercevions aucun terme.

Notre voyage durait depuis près de trois mois. Il y avait cinq semaines que nous n’avions pas vu un être humain ; et trois, que cette sauvage forêt, qui nous servait pour ainsi dire de tombeau, ne nous avait pas laissé constater qu’elle eût jamais été visitée par l’homme.

Après plusieurs tentatives inutiles pour passer la rivière, L’Assiniboine, sa femme et son fils s’assirent, refusant d’aller plus loin. Il était inutile de discuter avec eux. Nous leur dîmes seulement que nous ne voulions point nous abandonner ainsi au désespoir, sans faire un nouvel effort, et, prenant les haches, nous allâmes recommencer la recherche d’un gué. Enfin nous découvrîmes un bas-fond ; nous nous y frayâmes un passage, et nous conduisîmes les chevaux ; mais la vase était si molle et si profonde, et les rives si encombrées de troncs glissants que nos bêtes n’y pouvaient pas prendre pied et retombaient en roulant dans l’eau. À ce moment, L’Assiniboine, honteux de son inaction, revint nous aider. Les chevaux furent déchargés et nous pûmes les hisser au bord. Mais notre long séjour dans l’eau glaciale, qui nous avait enveloppés jusqu’à la poitrine, nous avait tout engourdis ; la pluie continuait à tomber et, quand nous eûmes fait passer les chevaux, nous campâmes sur un monticule au milieu de cet horrible marais. Il n’y avait alors aucune chance de nous procurer quelque provision. Nous condamnâmes donc un autre cheval et le tuâmes sur l’heure. Comme l’autre fois, nous passâmes deux jours à sécher la viande et à raccommoder nos loques. M. O’B., qui cependant, il faut le reconnaître, s’était considérablement amélioré sous l’influence de ces dures épreuves, était plongé dans le plus profond désespoir. Il nous avoua qu’il prenait Paley en grippe, le regardant comme un disputeur ; sa foi était sapée jusque dans ses fondements ; et, curis ingentibus aeger[4], il se sentait rapidement emporté vers la folie, de laquelle son livre seul l’avait garanti depuis longtemps ; mais maintenant que cette source de force et de consolation lui faisait défaut, il ne voyait aucun moyen de garder sa raison. De fait, nous avions remarqué en lui un véritable changement pendant la dernière semaine. Du plus bavard des hommes, il en était devenu le plus taciturne, et, quoiqu’il observât en compagnie un silence solennel, il se parlait constamment à lui-même, lorsqu’il marchait seul. Cependant, quand un repas abondant de viande fraîche lui eut rendu des forces, il retrouva quelque gaieté ; les Preuves de Paley furent considérées d’une façon plus orthodoxe, la paire de lunettes à un verre reprit sa place accoutumée, Paley fut retiré de la poche de l’habit clérical, et M. O’B. se replongea dans l’étude de la théologie.

Quant à nous, nous discutions ce que nous avions à faire et nous proposions chacun nos projets. Évidemment nos chevaux, déjà presque réduits à l’état de squelette, ne vivraient plus longtemps s’ils ne trouvaient pas à se repaître convenablement. Il y avait plusieurs jours que nous nous attendions à en voir quelqu’un se coucher et succomber à la fatigue. Leurs corps n’étaient plus que des charpentes osseuses recouvertes de peaux ; leurs flancs étaient creux, leurs dos déchirés, leurs jambes ruinées, enflées, saignantes. C’était une bande bonne pour l’équarrisseur. Ils faisaient peine à voir.

On remit en avant l’idée de construire un radeau, car la rivière, qui maintenant coulait paisiblement, était pleine de tentations ; mais nous nous souvenions des Grands Rapides et de la Porte d’Enfer, et nous rejetâmes ce dessein. Ce fut sans doute notre salut, car plus bas nous rencontrâmes encore des rapides fort périlleux. On convint de conserver les chevaux aussi longtemps qu’ils pourraient marcher ; quand ils refuseraient, on les tuerait pour les manger et nous gagnerions le fort Kamloups à pied. L’Assiniboine était à bout de force. Sombre et morose, il laissait parfois échapper des menaces de désertion et nous reprochait amèrement de l’avoir entraîné avec nous dans de pareilles extrémités. Il s’alla camper à part, avec sa femme et son fils, tenant ensemble des consultations fréquentes et significatives ; nous dûmes employer tout ce que nous avions de sang-froid et de patience pour éviter de rompre ouvertement avec cet homme et sa famille.

Mais nous eûmes le bonheur, avant de partir, le matin du 18, d’entendre le croassement d’un corbeau, oiseau qu’on regarde comme de mauvais augure, mais qui, pour nous, était l’indicateur d’une excellente nouvelle, car il proclamait certainement le voisinage d’une région découverte. Enfin, durant cette journée, nos courages furent encore relevés parce que nous pûmes constater des traces laissées par l’homme et qui ne devaient remonter qu’au printemps précédent. C’étaient quelques branches qu’on avait coupées au couteau, comme si on eût voulu s’ouvrir un chemin à travers les buissons.

Il éclata une tempête accompagnée de tonnerre qui nous obligea à camper de bonne heure ; mais, le lendemain, nous découvrions un sentier qui s’améliorait à mesure que nous avancions et, vers le soir, nous trouvions des marques de chevaux. Pendant les deux journées suivantes, le sentier reparut et disparut tour à tour. Il était encore si effacé et si incertain que nous avions peur de nous y tromper après tout ; mais, dans la soirée du 21, nous arrivions à un marais où les empreintes des pieds de cheval étaient très-nombreuses et, sur l’autre bord, où nous campâmes, il y avait un grand cèdre abattu, dont on avait fait un canot. Un arbre portait une inscription, dont les mots bien qu’illisibles paraissaient être anglais. Enfin, à notre immense joie, le lendemain matin, nous tombions sur une voie dont les arbres avaient été publiés ou marqués à la hache depuis longtemps, et de vieilles trappes à martre, rencontrées de distance en distance, nous prouvèrent que nous étions enfin arrivés au bout d’un ancien chemin de trappeurs qui venait de Kamloups. La vallée commençait à s’élargir rapidement, les hauteurs diminuaient, la voie devenait de plus en plus battue et, le 22 à midi, nous poussâmes des cris joyeux au sortir des ténèbres de la forêt où nous avions été si longtemps au cachot, et en entrant dans une belle petite prairie. Devant nous s’étendait un pays libre, ouvert, varié, avec des collines arrondies et des bandes de sol boisé. D’un commun accord, nous nous arrêtâmes. Nous couchant sur le vert gazon, nous nous chauffions au soleil, et nos bêtes en liberté paissaient l’herbe de la prairie dont la fertilité dépassait ce que nous avions vu depuis Edmonton.

Le jour avait un éclat et une beauté admirables. On comprendra le bonheur que nous avions à contempler ce ravissant paysage, si l’on veut réfléchir que, depuis onze semaines au moins, nous avions marché sans relâche et que, depuis un mois, nous avions été perdus dans la forêt, affamés, épuisés de fatigue, presque sans espoir d’en sortir. M. O’B. lui-même, qui s’était remis avec une nouvelle ardeur à l’étude de Paley, leva les yeux de dessus son livre par intervalles et s’aventura à exprimer l’espérance qu’après tout nous pourrions bien échapper aux dangers. Il daigna nous donner des conseils sur la conduite que nous avions à suivre dans les circonstances qui s’annonçaient plus favorables.

  1. « Hâte-toi lentement. » (Trad.)
  2. « Bois stérile dont les rayons d’aucun astre ne dissipaient l’obscurité… (Trad.)
  3. Ensuite le cheval entêté a roulé à terre. (Trad.)
  4. Souffrant de grandes inquiétudes (Trad.).