Voyage de l’Atlantique au Pacifique (1866, éd. Hachette)/16


CHAPITRE XVI.


Nous avons retrouvé un chemin. — Quel en est l’effet sur nous et sur nos chevaux. — Aspect modifié du pays. — Fruits sauvages. — Les marques de l’homme deviennent plus fréquentes. — Notre enthousiasme à la rencontre de nos semblables. — Nouvelle disette. — M. O’B. découvre Caliban. — Sa conduite affectueuse envers lui. — Camp des Indiens. — Information relative à Kamloups. — Trafic pour vivre. — Rivière Eau-Claire. — Passage de la Thompson. — Baies de lis. — M. O’B. et L’Assiniboine en viennent aux mains. — M. O’B. s’enfuit dans les bois. — Il accuse L’Assiniboine d’une tentative d’assassinat. — Troc pour des pommes de terre. — Encore des Chouchouaps. — Du café et des pipes ! — Coutume curieuse de la tribu. — Kamloups est en vue. — En avant ! au fort ! — M. O’B. prend ses jambes à son cou. — Le capitaine Saint-Paul. — Quel souper ! — Comment nous recevra-t-on ? — Notre apparence ne parle pas en notre faveur. — Fin de nos tourments. — Repos.


Enfin, le chemin était bien tracé, bien battu. Quand nous eûmes passé la petite prairie, nous pûmes avancer rapidement. Nos chevaux aussi enchantés que nous par ce changement agréable, s’emportaient même quelquefois jusqu’au trot, bien que leur apparence décharnée nous donnât lieu de redouter qu’en se secouant ils ne s’en allassent en morceaux. Cependant la rivière ne tarda pas à recommencer ses rapides, et une sombre montagne, courant à l’est et à l’ouest, s’éleva devant nous comme si elle fermait la vallée. Mais les alentours avaient pris l’aspect californien. C’était comme une lithographie imprimée en couleurs : des boursouflures arrondies, brunies par des touffes d’herbes[1], et garnies de pins jaunes, espacés. Les collines, plus sablonneuses, étaient couvertes de petits sapins, et il y poussait en quantité des baies d’airelle aussi grosses que les grains de raisin en Angleterre, et d’un goût délicieux. Çà et là, des cerisiers sauvages et des ronces, garnies de grosses senelles noires, nous fournissaient une nourriture agréable quoique insuffisante. Le 23, dans notre impatience de gagner Kamloups, nous étions debout avant le jour. Nous traversions un pays charmant, sur un chemin facile comme celui de la veille, et nous nous ébattions en plein soleil. Vers midi, les indications de la présence de l’homme devenaient plus fréquentes. Nous découvrîmes l’empreinte d’un moccasin dans le sable de la rive et nous aperçûmes du côté opposé un vieux canot. Tout à coup un frôlement se fit entendre dans les buissons, sur la route que nous suivions, et aussitôt nous vîmes sortir un Indien, après lequel marchait sa squau, portant un enfant à dos. C’étaient les premiers êtres humains que nous avions rencontrés depuis notre départ de La Cache de la Tête-Jaune. Dieu sait quel accueil nous leurs fîmes. Quelles véhémentes poignées de main, quels éclats de rire, que de questions incompréhensibles ! L’homme en était stupéfait. Évidemment il connaissait le mot Kamloups. Nous donnâmes à ses signes l’interprétation que nous ne tarderions pas à rencontrer d’autres Indiens et que nous pourrions atteindre Kamloups cette nuit même. Nous pressâmes donc notre marche pendant dix à douze milles encore, mais sans trouver aucun indice du fort et sans rencontrer aucun autre Indien. Ce soir-là, nous mangions notre dernier morceau de cheval séché ; mais nous avions pris la résolution d’essayer d’obtenir quelque nourriture des autres Indiens que nous espérions rencontrer bientôt. Le 24, à midi, nous entrions dans une autre belle petite prairie, où des sentiers aboutissaient de toutes les directions, et se joignaient à notre chemin. Nous venions de traverser une rivière basse et claire, à laquelle nous avions donné le nom de Wentworth, quand nous entendtmes derrière nous M. O’B. crier et appeler à lui Cheadle. Nous nous arrêtâmes et le vîmes venir, tenant par la main, d’un air affectueux, l’Indien le plus hideux, le plus repoussant que j’eusse jamais vu. Il n’avait pour vêtement qu’une paire de culottes en guenilles ; sa peau était sale et sa figure tout à fait diabolique : du milieu de son vaste visage, s’élevait un nez enflé et raboteux, sa bouche était béante comme les portes de la Gehenne et ses yeux avaient un regard louche et malfaisant. Ce monstre, ce Caliban, comme nous l’appelâmes du premier abord, était suivi d’un individu plus jeune, dont l’apparence était plus favorable ; mais M. O’B. ne lui prêtait aucune attention, et toujours présentant Caliban, il s’écriait : « Voyez, milord ! voyez, docteur ! si, après tout, je n’ai pas été l’instrument de votre salut. » Il jacassait incessamment avec son nouvel ami, lui frappait familièrement sur l'épaule et le regardait dans les yeux avec un sourire enchanteur. Les deux Indiens nous ayant fait signe de les suivre, nous entrâmes avec eux dans une petite clairière. Il y avait là deux femmes et quelques enfants assis autour d’un feu où l’on faisait cuire quelques baies dans un pot de fer. Dès que nous eûmes nommé Kamloups, ils s’écrièrent : « Aiyou beaucoup, beaucoup ; aiyou thé, aiyou tabac, aiyou saumon, aiyou whisky, Kamloups ! » D’où nous conclûmes que nous trouverions là une abondance de bonnes choses. L’Assiniboine demanda par signes combien de temps il nous faudrait pour atteindre Kamloups ; le plus jeune des Indiens répondit en marchant vite et en se couchant successivement quatre fois ; ce qui voulait dire qu’à bien marcher nous mettrions quatre jours pour y arriver. Ensuite ces Indiens nous offrirent une portion de leurs baies, que nous mangeâmes très-volontiers et nous apportèrent deux lapins, pour l’un desquels M. O’B. donna une chemise en lambeaux, et dont nous achetâmes l’autre pour quelques aiguilles et un peu de petit plomb. Nous revîmes aussi le vieux Chouchouap que nous avions rencontré la veille ; il était tout en sueur et tout épuisé de la peine qu’il s’était donnée pour nous rattraper. Il repartit en nous reconnaissant, mais il revint bientôt nous offrir des pommes de terre. C’était pour nous les vendre qu’il s’était tant hâté. Mme Assiniboine nous surprit en présentant une bonne et propre chemise de toile qu’elle avait réussi à conserver pour son mari au milieu de notre ruine et elle l’échangea contre les pommes de terre du vieil Indien, qui passèrent ainsi en notre possession. Nous étions si affamés, que nous en mangeâmes plusieurs toutes crues. Quand le reste fut cuit avec les lapins, nous fîmes un fameux repas. Les Indiens consentirent ensuite à lever leur bivouac et à nous accompagner ; le plus jeune marchait avec nous, Caliban conduisait dans deux canots la femme et les enfants. Il nous attendit avec eux sur un grand affluent qui venait de l’ouest se rendre à la Thompson ; c’était la rivière Eau-claire ; nous passâmes sur la rive méridionale dans les canots et nous y campâmes pour la nuit.

Le lendemain matin nous rencontrâmes sur notre route les cadavres de deux Indiens, un homme et une femme, qui se corrompaient au soleil. Ils étaient étendus côte à côte, sous une couverture et ayant autour d’eux tous leurs effets auxquels personne n’avait touché. Nous eûmes par la suite plusieurs de ces horribles spectacles, résultats, suivant ce que nous apprirent nos amis Chouchouaps, d’une grande mortalité qui était tombée sur les Indiens. Plus tard on nous dit que cette mortalité était causée par les ravages de la petite vérole. À midi, nous trouvâmes Caliban qui nous attendait, en compagnie de ses dames, pour nous transporter sur la rive orientale de la Thompson que la route suivait désormais. Avant d’effectuer notre passage, nous dînâmes avec eux. Le repas se composait du fruit d’une espèce de lis, qui rappelait beaucoup le goût de la baie que l’if produit. Nous le trouvâmes délicieux ; mais, comme nous en avions mangé sans modération, tant cru que cuit, il nous donna des coliques abominables.

Une fois la rivière traversée, Milton et Mme Assiniboine acceptèrent l’invitation que les Indiens leur faisaient de venir avec eux dans leurs canots, tandis que le reste de la troupe conduisaitles chevaux le long de la rivière. Cheadle ne tarda pas à être pris de crampes très-douloureuses à l’estomac, accompagnées de nausées et de vomissements. Il fut contraint de s’arrêter et de rester en arrière. Deux heures durant, il se tint assis sur un tronc et dans un pitoyable état ; après quoi, il se traîna avec difficulté à la suite des autres. Il les rejoignit au pied d’une motte escarpée et rocheuse, à laquelle nous donnâmes le nom de la Motte Assiniboine[2], à cause d’un accident qui nous y arriva.

Le chemin gravissait cet escarpement par un tortueux zigzag. On y menait les chevaux un à un ; car on n’avait pour marcher qu’une étroite corniche, montant le long de la face perpendiculaire du rocher presque jusqu’au sommet et descendant aussi rapidement de l’autre côté. Cheadle venait le dernier faisant faire à son cheval cette périlleuse ascension. Arrivé au sommet, il entendit de grands cris et s’aperçut qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire parmi ceux qui le précédaient. Cependant tout rentra promptement dans le silence et, quand il fut parvenu au but, il vit que personne ne l’y avait attendu. Comme la nuit tombait rapidement et que le chemin traversait un bois épais, Cheadle hâta le pas et rencontra bientôt L’Assiniboine et son fils au repos, car ils ne pouvaient plus distinguer le sentier. Ils étaient sans provision ; cependant ils n’avaient qu’un parti à prendre : celui de camper sur place en abandonnant le projet convenu de rejoindre la compagnie qui était dans les canots. Mais, peu après, il passa par la tête de Cheadle que M. O’B. était absent. Interrogé sur ce qu’était devenu M. O’B., L’Assiniboine parut déconcerté par la question et répondit assez confusément : « Il est bête ! il m'avait querellé et puis s'est sauvé. » Cheadle le pressa davantage et apprit enfin que le vieux avait fait perdre patience à L’Assiniboine par la façon dont il conduisait les chevaux ; qu’il avait reçu de lui un coup de poing et que, plein de terreur, il avait pris la fuite et avait disparu sous les arbres.

La nuit était des plus sombres, le bois fort épais et le sentier indistinct. Or, M. O’B. avait l’habitude de perdre même en plein jour un chemin bien ouvert. Cheadle se trouva donc fort inquiet sur son compte. Cependant, comme il était parfaitement inutile de se mettre à sa recherche avant le lendemain matin, on se borna à se coucher sans souper ; ce que firent aussi les chevaux. Sur ces entrefaites, le canot avait transporté Milton dans une petite prairie où se trouvaient plusieurs champs de pommes de terre appartenant aux Indiens. Caliban et ses compagnons y trouvèrent de quoi préparer un souper copieux, auprès duquel ils attendirent longtemps L’Assiniboine et Cheadle. Pourtant, comme ceux-ci ne paraissaient pas, on soupa sans eux et on se roula dans les couvertures. Un peu avant l’aube, Milton, qui dormait d’un profond sommeil, fut réveillé par quelqu’un qui le secouait en lui disant : « Milord ! milord ! levez-vous immédiatement : il est arrivé un événement très-grave. » Milton, reconnaissant cette voix chevrotante et ne pouvant pas comprendre comment M. O’B. se trouvait seul, là, à cette heure de la nuit, s’assit et prêta l’oreille.

« Milord, dit M. O’B., j’accuse L’ Assiniboine de tentative de meurtre contre ma personne. Nous avions quelque embarras au sujet des chevaux, et, ne sachant quel remède y apporter, je me tenais à l’écart comme spectateur. Alors L’Assiniboine, avec l’expression la plus diabolique, est venu à moi et m’a, de propos délibéré, déchargé sur la tête, avec le dos de sa hache, un terrible coup. Quoique étourdi, j’ai réussi à me sauver dans le bois et je ne me rappelle pas grand’chose, si ce n’est d’avoir erré çà et là dans mon égarement. Hic mihi nescio quod trepido male numen amicum confusam eripuit mentem[3]. J’ai aperçu un feu et je vous ai trouvé auprès : Vous le savez, milord : je vous avais averti ainsi que le docteur, à Edmonton, du dangereux caractère de l’homme auquel vous vouliez vous confier. C’est un scélérat. J’irai, dès qu’il fera jour, à Kamleups me procurer un ordre d’arrestation contre L’Assiniboine, lors de son arrivée.

Milton ne put pas s’empêcher de rire de sa précipitation et de son effroi ; il lui dit qu’il faisait nécessairement erreur sur les intentions meurtrières de L’Assiniboine, qui, s’il l’avait frappé comme il le disait, l’aurait certainement empêché de s’enfuir. Une heure ou deux plus tard, Cheadle étant arrivé avec ses compagnons, nous interrogeâmes L’Assiniboine et sa prétendue victime. L’occiput de M. O’B. ne présentait qu’une petite bosse pour toute trace du méfait, et nous en conclûmes qu’au fond le récit de la querelle, tel que le faisait L’Assiniboine, était exact. Nous grondâmes notre homme sévèrement en l’avertissant du danger que pourrait lui faire courir une pareille conduite dans le pays où nous arrivions ; quant à M. O’B., nous lui représentâmes l’absurdité de son accusation, mais sans pouvoir l’en convaincre. M. O’B. n’osa plus nous quitter d’un pas et se rendit extrêmement ridicule par l’attention avec laquelle, redoutant le renouvellement des hostilités, il surveillait tous les mouvements de L’Assiniboine. Ce matin, Caliban nous apporta un boisseau de pommes de terre pour lequel nous lui donnâmes la selle brodée à l’indienne de Milton et un gilet qui était le seul effet que M. O’B. pût encore troquer. Ici Caliban et sa famille nous firent leurs adieux ; mais le jeune Indien et sa femme consentaient à nous guider jusqu’en vue de Kamloups.

Le lendemain nous rencontrâmes plusieurs Indiens. À première vue, nous les primes pour des Mexicains, tant ils nous rappelaient peu les Peaux-Rouges de la Prairie orientale. Ils avaient les caractères d’une race asiatique plutôt que ceux de la race européenne qu’on retrouve dans les traits beaux et hardis du véritable Indien de l’Amérique du Nord. Leur taille était plus forte et plus ronde, leur nez plus petit et moins saillant, leur teint plus foncé et moins transparent. Leurs chevaux avaient des selles et des harnais de travail mexicain ; leurs brides étaient garnies d’une innombrable quantité de clochettes. Ils nous régalèrent de café et de tabac. Quelle jouissance après six semaines de privation ! Dans l’après-midi du 28, notre guide nous quitta, après nous avoir montré dans le lointain une chaîne de hauteurs qui marquait la place de Kamloups, et nous avoir donné à comprendre que nous pouvions y être rendus avant la nuit. Cet homme s’était fort bien comporté envers nous, et nous lui fîmes cadeau du fusil de L’Assiniboine. Plus tard, on nous apprit qu’il n’osait pas se retrouver avec le reste de sa tribu, près du fort, parce qu’il avait encouru un grave châtiment en manquant ouvertement aux coutumes des Chouchouaps. Chez ceux-ci, à ce qu’il paraît, comme chez les Juifs, la loi veut que, si un homme meurt sans enfants, son frère épouse la veuve. Or notre ami avait enlevé et épousé une veuve aux dépens de son beau-frère, qui avait juré de s’en venger. L’offenseur redoutait la rencontre de l’offensé.

Nous marchions en plein soleil, malgré nos fatigues, notre faiblesse et les blessures de nos pieds ; néanmoins, la nuit arrivait sans que nous eussions vu le terme de notre voyage. Nous étions encore sous l’influence de ces malheureuses baies qui nous avaient rendus malades. Enfin nous nous trouvâmes si harassés que, nous rendant à l’avis de L’Assiniboine, nous résolûmes de courir en avant sur nos chevaux, le laissant nous suivre plus lentement. Par bonheur, le bon pâturage que nous avions rencontré ces derniers jours avait rendu aux chevaux assez de vigueur pour que deux d’entre eux pussent porter des cavaliers. Nous partîmes donc, obtenant, de nos squelettes de coursiers assez difficilement, un temps de galop. M. O’B., dans son désir de se mettre sous la protection de la loi, avait pris les devants. Lorsqu’il nous vit passer, il courut après nous en criant : « Milord ! ne m’abandonnez pas ! Docteur ! attendez-moi ! Laissez-moi aller avec vous ! » Mais, sans pitié pour lui, nous galopions. Chaque fois que nous regardions en arrière, nous voyions M. O’B. courir encore de toutes ses forces, par crainte que le sanguinaire Assiniboine ne le rattrapât. Nous entrâmes dans une plaine sablonneuse que semblait terminer une chaîne de hauteurs courant de l’est à l’ouest. C’est là que devait être Kamloups. Nous allions talonnant les flancs de nos bêtes, criant pour les exciter. Cependant, chaque fois que nous nous retournions, nous apercevions encore M. O’B. dans la pénombre du crépuscule, cherchant à nous suivre avec une vigueur qui ne se lassait point. Enfin, malgré la nuit tout à fait tombée, nous entrevoyons une maison. Nous y galopons ; nous sautons hors de selle et, livrant nos chevaux à eux-mêmes, nous entrons dans une espèce de cour où plusieurs Indiens et métis venaient de terminer un souper dont les restes chargeaient encore une nappe étendue à terre et autour de laquelle ils étaient assis tout à l’heure. Un vieil Indien s’avance et, dans un jargon mélangé de français, d’anglais et de chinouk[4], se présente à nous sous le nom du capitaine Saint-Paul et nous demande qui nous sommes. Nous lui répondons que nous venons de passer par les montagnes, que nous mourons de faim et que nous le prions de nous donner à manger aussi vite que possible. « Vous en aurez abondamment et tout de suite, dit-il, mais vous devez payer une piastre chaque. — Même si ce repas devait coûter cent dollars par tête, servez-nous-le, » fîmes-nous d’un air insouciant. Peu après, nous étions à dévorer un plat graisseux de lard et de choux, avec de délicieux gâteaux, et à boire copieusement ce thé, objet de nos longs désirs. Nous venions de commencer quand arriva M. O’B. hors d’haleine mais plein de force encore ; il se jeta sur ces friandises avec la même voracité que nous. C’était sans doute le seul de notre troupe qui fût capable d’accomplir, comme il venait de le faire, trois ou quatre milles en courant. Une heure après, L’Assiniboine nous amenait nos chevaux et prenait sa part des jouissances d’un repas illimité. Nous absorbâmes une quantité de gâteaux qui étonna même les Indiens, quoique leurs vues à cet égard ne manquent pas de largeur. Dans la soirée, arrivèrent, du fort Kamloups, M. Martin et plusieurs autres personnes, qui venaient assister à un bal que des métis devaient donner ce jour même à Saint-Paul. M. Martin nous reçut avec beaucoup de politesse et nous invita à nous loger chez lui le lendemain. Cette hospitalité si confiante nous étonna ; car en vérité nous formions une compagnie aussi déguenillée et aussi peu présentable que possible. Nous n’avions pour vêtements que des haillons ; les jambes du pantalon de Milton étaient arrachées jusqu’aux genoux ; celles du pantalon de Cheadle étaient déchirées en lambeaux ; nos pieds n’avaient pour chaussures que des restes de mocassins ; nos figures étaient hâves et farouches ; nous n’avions pas été rasés depuis plusieurs mois ; notre chevelure longue était emmêlée ; nous ne possédions aucune preuve de notre identité, dans un pays où notre apparence était fort peu propre à inspirer la confiance ou l’amitié. Cependant on accorda une foi immédiate à nos récits, et nos souffrances se trouvèrent terminées. — Enfin !


  1. Bunch grass, littéralement, herbe en touffes. Plus loin (ch. xx), on lira, « poussant en touffes séparées comme son nom l’indique. » M. Cheadle ne connaît pas de nom français à cette espèce d’herbe ; nous rappellerons donc souvent bunch-grass, mot qui aura pour analogue le china-grass, dont l’usage devient assez populaire en France. (Trad.)
  2. 1. Assiniboine Bluff. (Trad.)
  3. J’ignore quelle divinité ennemie m’a, dans ma frayeur, fait perdre l’esprit. (Trad.)
  4. Jargon inventé par la Compagnie de la baie de Hudson. Voir page 330. (Trad.)