Voyage de l’Atlantique au Pacifique (1866, éd. Hachette)/13


CHAPITRE XIII.


Construction d’un radeau. — M. O’B. travaille dur. — Il admire notre juvénile ardeur. — Nouvelles de M. Macaulay. — Une visite. — M. O’B. passe une rivière à gué. — On attend M. Macaulay. — Le Chouchouaps des Montagnes Rocheuses. — Disette hivernale à Jasper-House. — Le wolverène. — Les mineurs sont bien devant nous. — Nouveau départ. — Passage de l’Athabasca. — La Roche du Prêtre. — Site du vieux fort Henry-House. — La vallée de la Miette. — Passage des rapides. — M. O’B. remonte à cheval. — Traversée de la Miette à la nage. — Nous la passons une dernière fois. — La ligne de faîte. — Les cours d’eau se dirigent à l’ouest. — Le lac de la Bouse de Bison. — Nous atteignons le Fraser. — Une journée à marcher dans l’eau. — M. O’B. échappe à peine aux périls. — Le lac de l’Élan. — Chutes Rockingham. — Nous voyageons encore dans l’eau. — M. O’B. se dégoûte de son cheval. — La végétation change. — Le Pont de Mahomet. — Les roches prennent un autre aspect. — Fourche du Fraser, jadis appelée Cache de la Tête Jaune. — Magnifique paysage. — Pic de Robson. — Inondation et forêt. — Les chevaux emportés par le Fraser. — On court après eux. — Intrépidité de L’Assiniboine. — Il sauve Bucéphale. — Perte de Giscouékarn. — Réflexions et regrets de M. O’B. — Sans thé ni tabac. — Étendue de nos pertes. — M. O’B. et Mme Assiniboine. — Nous arrivons à La Cache.


Nous étions parvenus en face de Jasper-House le 29 juin. Évidemment le fort n’avait point d’habitants ; mais, comme la voie ne semblait pas conduire ailleurs, nous nous décidâmes à passer là la rivière, et nous nous mîmes à couper des arbres pour faire un radeau. Le 30, nous travaillâmes dur avec nos deux hachettes, abattant les pins desséchés, tandis que M. O’B., fumant sa pipe, dévouait son temps à l’étude de Paley. L’après-midi s’avançait sans que nous eussions coupé assez de bois, et il fallait le transporter à quelques centaines de mètres sur le bord de l’eau. M. O’B., dont l’assistance était devenue nécessaire, avait disparu. On le chercha partout et enfin on le trouva, assis derrière un buisson et toujours occupé de sa pipe et de son livre. Nous nous excusâmes d’interrompre ses études et nous l’informâmes que toutes les forces étaient mises en réquisition pour transporter le bois au bord de la rivière, qu’il fallait traverser avant la nuit. M. O’B. répondit que depuis longtemps il cherchait impatiemment l’occasion de nous être utile ; cependant ce ne fut qu’avec une mauvaise volonté fort apparente qu’il se leva et nous suivit, en nous assurant que sa constitution frêle et délicate le rendait impropre à tout travail pénible. En unissant toutes nos forces, nous réussîmes, mais peu aisément, à mettre en place quelques-uns des troncs les plus lourds ; après quoi, nous nous séparâmes deux par deux pour porter le reste. Milton eut pour compagnon M. O’B. ; Cheadle, L’Assiniboine ; et la femme avec son fils fut chargée des arbres les plus petits. M. O’B. mit en soupirant, sur son épaule, le petit bout d’un tronc, dont la plus grosse extrémité fut prise par Milton, et tous deux s’avancèrent lentement vers le rivage. Dès les premiers pas, M. O’B. se mit à gémir d’une façon désespérée en s’écriant sans cesse : « Mon Dieu ! mon Dieu ! quel travail ! Cela me coupe l’épaule en deux ! Pas si vite, milord. Doucement, doucement. Tenez bien, milord. Il faut que je m’arrête ! C’est moi qui porte tout le poids. Je vais tomber de fatigue ! triste lignum te caducum [1]. Et alors, poussant un grand « Oh ! », sans autre avertissement, il se sauva, laissant choir à terre le bout du tronc qu’il tenait et heurtant grièvement son malheureux partenaire. À chaque transport, la scène se renouvela au grand amusement des spectateurs, excepté celui qui souffrait des boutades de ce maître d’école. À la fin, fatigué de ces chutes réitérées et soudaines d’un bout des troncs qu’il portait, Milton pria M. O’B. de se tenir tranquille et se mit à les traîner tout seul ; mais L’Assiniboine, qui remontait en ce moment, dit crûment son fait à M. O’B. et, mettant l’arbre sur son épaule, l’emporta aisément. Quand nous eûmes achevé cette portion de notre tâche, le soleil se couchait ; il fallut donc remettre au lendemain le passage de la rivière. Peu après, nous étions en train de causer des défauts de M. O’B., et de faire d’assez sévères commentaires sur sa lâcheté, lorsqu’il nous entendit. Arrivant alors avec cette imperturbable confiance qu’il montrait dans toutes ses relations sociales, il contesta nos observations. « C’est bel et bon, disait-il, pour le docteur, qui a des épaules comme un bœuf de Durham, de traiter aussi légèrement ces travaux gigantesques ; quant à moi, je vous assure qu’ils auraient bientôt tué un homme délicat comme je le suis. » Cheadle lui fit observer que Milton était d’une complexion encore moins robuste que la sienne, ce qui ne l’empêchait pas d’accomplir, sans se plaindre, sa portion de travail. « Ah ! oui ! répliqua M. O’B., il brûle du beau feu de l’émulation. Toute la journée, sa juvénile ardeur m’a frappé d’admiration ; mais vous le voyez, moi, je touche à la vieillesse : j’ai besoin de précaution. Regardez comme les fatigues d’aujourd’hui m’ont abîmé ! » Et en même temps, il nous montrait une petite égratignure qu’il avait à la main. Par contre, nous lui exhibâmes les nôtres qui étaient pleines d’ampoules. Il se tira de l’embarras où le mettait cette vue, en détournant la conversation sur son sujet favori : les souffrances du terrible voyage que nous avions entrepris.

Milton et le jeune sauvage s’étaient volontairement offerts pour traverser, à la nage, avec les chevaux, l’Athabasca, afin de porter à l’autre rive des cordes dont nous nous servirions pour guider le radeau. C’était une entreprise qui ne manquait pas de dangers, car la rivière était large et le courant extrêmement rapide. Or, le lendemain matin, avant que nos préparatifs fussent terminés, un métis entra dans notre camp. Il était le bienvenu auprès d’hommes qui avaient voyagé trois semaines sans voir leurs semblables. Il nous apprit qu’il faisait partie de la troupe de M. Macaulay. Sortie du fort pour aller à la chasse, elle s’était disséminée près du Mac Leod, et avait rendez-vous pour se rejoindre ce jour-même. Il nous conseilla de ne traverser l’Athabasca que quelques milles plus haut, en amont du lac, où le courant était plus tranquille ; nous éviterions en outre, de cette manière, la rivière Maligne, affluent de la rive gauche, qu’il est fort dangereux de traverser à gué en cette saison.

Nous levâmes donc notre camp et, sous la direction de ce métis, nous remontâmes quatre ou cinq milles sur la droite de la rivière. Chemin faisant nous dûmes passer plusieurs courants où très-probablement plusieurs bouches d’une seule rivière qui, très-enflée et très-rapide, venait du sud se jeter dans l’Athabasca. Nous les franchîmes à cheval, très-malaisément et en suivant pas à pas notre guide. Il n’y eut que M. O’B. qui, ayant pris en un dégoût invincible l’équitation, depuis que son cheval s’était couché sous lui en gravissant la montagne, s’obstina à traverser à pied. Nous gagnâmes l’autre rive et le suivîmes des yeux tandis qu’il s’avançait avec prudence, avec peur, s’appuyant sur le fort bâton qu’il portait toujours. Il réussit fort bien jusqu’à ce qu’il fût au milieu de l’eau ; mais là, il tomba tout à coup dans un trou et eut de l’eau jusqu’aux aisselles. « Je me noie ! Au secours ! au secours ! » criait-il dans son effroi ; puis perdant sa présence d’esprit jusqu’à faire une fausse application de l’adage de son poëte favori : In medio tutissimus ibis[2], il se mit à se débattre dans l’eau de plus en plus profonde au lieu de se retirer vers les côtés. En somme, il courait le plus grand danger d’être emporté quand Milton, s’étant élancé à la rescousse, le ramena, accroché à son étrier. M. O’B. était dans une frayeur mortelle ; mais il recouvra peu à peu sa présence d’esprit, quand il eut reçu l’assurance que nous n’avions plus, pour l’instant, d’autre rivière à passer.

Nous gagnâmes peu après une plaine sablonneuse richement couverte de fleurs ; nous y campâmes près d’un lac clair et peu profond, qui communiquait par une issue étroite avec le lac supérieur de l’Athabasca. Nous décidâmes d’y attendre l’arrivée de M. Macaulay. Cependant, comme nous scrutions avec la lorgnette les hauteurs au delà du lac, nous aperçûmes, sur les rocs les plus élevés, un grand troupeau de moutons gris. L’Assiniboine et son fils partirent donc en chasse ; mais ils revinrent les mains vides parce que les brouillards les avaient si bien enveloppés dans la montagne qu’ils n’y avaient plus pu découvrir leur chemin.

Pendant cette journée, nous vîmes arriver plusieurs métis avec leurs femmes et leurs enfants. Dans la soirée, deux Indiens Chouchouaps vinrent aussi nous retrouver et essayèrent de percer de leurs dards des poissons blancs à la lumière d’une torche. Ils en prirent quelques-uns et nous les vendirent volontiers pour un peu de munitions et de tabac. C’étaient les premiers échantillons de leur tribu que nous eussions vus. Maigres, décharnés, de moyenne taille, ils étaient moins robustes que les Indiens que nous avions rencontrés auparavant. Leurs traits plus délicats étaient bien dessinés et avaient une expression plus douce, mais aussi intelligente que ceux des autres. Ils ne portaient qu’une chemise et une robe de peau de marmotte ; leurs jambes et leurs pieds étaient nus et ils n’avaient pour coiffure que leur longue chevelure noire. Ces Chouchouaps des Montagnes Rocheuses habitent le pays entre Jasper-House et la Cache de la Tête-Jaune, sur le versant occidental. Ils appartiennent à la grande nation chouchouap, qui habite les environs du lac Chouchouap entre les deux bras de la rivière Thompson, dans la Colombie Britannique. Séparés du gros de leurs tribus par une distance de trois à quatre cents milles, que couvrent des forêts presque impénétrables, ils n’ont avec lui que peu de relations. De temps en temps, un Chouchouap des Montagnes Rocheuses fait le long et difficile voyage de Kamloups sur la Thompson, pour aller chercher une femme ; mais, de tous ceux que nous avons rencontrés, une seule personne avait vu cette ville. C’était une vieille femme de La Cache de la Tête-Jaune qui, née à Kamloups, avait épousé un Chouchouap des montagnes ; mais jamais elle n’était retournée dans les lieux où s’était écoulée sa jeunesse.

Lorsque les pionniers de la Compagnie de la baie de Hudson avaient découvert ces singuliers Indiens, ils ne leur avaient trouvé d’autres vêtements que de petites robes faites avec la peau des marmottes de la montagne. Ces malheureux erraient nu-pieds sur les pointes des rochers, sur la neige et malgré le froid perçant du vent du nord. Quand ils campent la nuit, au lieu de rechercher l’abri des forêts, ils choisissent ordinairement l’espace le plus découvert. Au milieu de ce bivac, ils allument un petit feu et se couchent dans la neige les pieds au feu comme les rayons d’une roue, chaque individu à part, enveloppé dans sa robe de marmotte, la femme sans son mari et l’enfant sans sa mère. Ils vivent en chassant les moutons gris, les moutons blancs[3] et les marmottes ; nombre de ceux qui partent chaque année ne reviennent jamais. Comme nos chasseurs de chamois dans les Alpes, on en trouve qui sont déchirés en pièces à la base des hauteurs à peu près inaccessibles sur lesquelles ils ont poursuivi leur gibier ; d’autres ne laissent aucune trace. Jadis les Chouchouaps de Jasper-House formaient une trentaine de familles ; aujourd’hui, on n’en compte pas trente individus. Séparés par d’immenses distances de tous les autres Indiens, ils sont paisibles et honnêtes ; ils ignorent le mal et la guerre. Nous n’avons jamais pu savoir s’ils ont quelque religion ; mais ils entourent les tombes de leurs morts, avec un soin scrupuleux, de petites palissades de bois dont les pieux sont très-nettement taillés avec les seuls instruments qu’ils possèdent, un couteau et une hachette. Ils n’ont ni chevaux ni chiens. Quand ils changent de résidence, ils emportent toute leur propriété sur leurs épaules ; s’ils demeurent longtemps dans un endroit, ils y élèvent pour s’abriter de grossiers appentis recouverts d’écorces ou de paillassons, car ils n’ont ni maisons ni tentes. À mesure que le gibier diminue, cette race s’effacera sans doute graduellement, et déjà l’on peut dire qu’elle disparaît rapidement tant pour ce motif que par suite des accidents de la chasse.

Tous les métis qui arrivaient étaient à court de provisions et nous offraient avec instances des peaux d’élan et d’autres articles, en échange de petites quantités de pemmican et de farine. Nous étions sans doute très-désireux d’épargner nos denrées, mais nous ne pouvions ni repousser des gens dans le besoin, ni les empêcher de demander à partager nos repas.

Le 3 juillet, M. Macaulay arriva et fit poser sa tente près de notre loge. Sa chasse n’avait pas été fort heureuse ; il n’avait plus de la viande de mouton gris que pour quelques jours, et il allait être obligé de repartir presque immédiatement. Nous ne pouvions donc pas compter sur lui pour combler les vides de nos sacs ; mais nous fîmes avec lui un excellent souper de truites délicieuses, qu’il avait pêchées la veille dans les lacs de la montagne. Il nous informa que, d’année en année, les disettes devenaient plus fréquentes l’hiver à Jasper-House et que, souvent alors, ils étaient réduits, comme dernière ressource, à manger leurs chevaux. Il nous fit aussi un nouveau récit sur notre vieil ennemi, le wolverène. Au commencement de l’hiver précédent, comme il revenait au fort après une expédition de chasse, M. Macaulay avait été fort étonné de voir que toutes les fenêtres du bâtiment, qui sont en parchemin, étaient détruites. Il s’imagina que quelque voleur les avait brisées pour s’introduire dans la place. En entrant, il fureta partout, mais il ne trouvait rien, quand un bruit, parti de la chambre supérieure, éveilla son attention ; il monta l’escalier et trouva là un wolverène, qu’on chassa et qu’on tua. À défaut de sa nourriture habituelle, cette bête avait mangé le parchemin des fenêtres et s’en était trouvée si satisfaite que, sa curiosité naturelle lui faisant défaut, elle avait, fort extraordinairement, négligé de faire connaissance avec le contenu des ballots qui l’environnaient.

M. Macaulay nous apprit encore que les trois mineurs dont on nous avait parlé à Edmonton comme ayant fait le projet d’examiner les sources de la Saskatchouane septentrionale, et dont nous avions lu l’avertissement écrit sur un arbre quand nous étions arrivés à l’Athabasca, étaient déjà passés se dirigeant à travers les montagnes sur le Caribou. M. Macaulay nous engagea aussi à prendre pour guide, jusqu’à La Cache de la Tête-Jaune, un vieux métis iroquois. Comme nous n’avions plus d’argent, ce métis consentait à recevoir en payement un de nos chevaux de somme. Nous nous efforçâmes de le persuader de nous accompagner jusqu’au bout de notre voyage ; mais il refusa de s’aventurer au delà de La Cache, parce qu’il ne connaissait rien du pays que nous voulions ensuite parcourir[4].

Ce fut alors que prirent fin les provisions apportées par M. O’B. Ces quarante livres de pemmican, qu’il avait la certitude de faire durer autant que le voyage, avaient rapidement disparu devant son vigoureux appétit. M. Macaulay eut la générosité de lui donner un peu de thé et de tabac, et nous lui fournîmes le pemmican nécessaire, mais en l’exhortant à le ménager prudemment, car déjà nous apercevions les présages d’une disette.

Le 4 juillet, nous nous remîmes en route sous la conduite de l’Iroquois. M. Macaulay et deux de ses gens nous accompagnèrent jusqu’au point où nous devions traverser l’Athabasca. Quand il n’était pas sous l’eau, qui montait souvent jusqu’au poitrail des chevaux, le chemin longeait les flancs escarpés de la vallée qui allait en s’étrécissant, et nous ne parvînmes à notre destination qu’à la nuit tombante. Nous campâmes pour la nuit au bord de la rivière, à un endroit où il y avait une abondance de bois sec, dont les émigrants canadiens avaient déjà coupé une certaine quantité pour faire leur radeau. L’un des arbres portait inscrits les noms de ceux dont nous avait parlé M. Macaulay comme nous ayant précédés ; il nous apprenait en outre que leur passage avait eu lieu le 16 juin, c’est-à-dire environ trois semaines auparavant.

Au matin suivant, nous nous mîmes tous à l’œuvre, abattant et transportant le bois. M. Macaulay travaillait avec les autres ; mais, comme toujours, M. O’B. se tenait invisible. Quand le dernier tronc fut porté au bord de l’eau, M. O’B. arriva en disant : « Puis-je vous être de quelque utilité, milord ? Faut-il vous aider, docteur ? » Nous lui exprimâmes notre regret qu’il s’y fût pris trop tard ; mais L’Assiniboine était fort irrité, et jura que M. O’B. ne passerait pas sur le radeau. Pour vaincre cette résolution, il nous fallut employer toute notre autorité, et cette circonstance nous présagea des discordes futures. À midi, le radeau étant prêt, nous fîmes entrer les chevaux dans l’eau. Quand ils furent arrivés en sûreté sur l’autre bord, nous récompensâmes nos amis les métis en leur distribuant ce qui nous restait de rhum, politesse qu’ils préféraient à toute autre, et, faisant notre adieu cordial à M. Macaulay et à ses compagnons, nous continuâmes notre entreprise. À cette place, la rivière était profonde, large et paisible ; nous la franchîmes heureusement et sans difficulté. Avant d’avoir atteint la rive opposée nous découvrîmes que nous avions laissé sur celle que nous venions de quitter une des deux hachettes qui nous restaient ; cependant nous ne revînmes point sur nos pas, parce que ce n’était pas une petite affaire que de diriger un si grand radeau. Si nous avions su combien nous regretterions par la suite la perte de cet instrument, nous n’aurions certes rien épargné pour le recouvrer.


Passage de la rivière Athabasca dans les Montagnes Rocheuses.

La côte où nous débarquions était plate et n’avait que peu d’arbres à cause d’un incendie qui l’avait ravagée. Nous chargeâmes les chevaux, et avant le coucher du soleil nous fîmes quelques milles. Le lendemain vers midi, en remontant toujours le long de l’Athabasca, nous trouvâmes une belle petite prairie environnée de hauteurs que couvraient des sapins verts presque jusqu’au sommet et que dominaient des pics élevés tout revêtus de neige. L’un de ces pics, qui a reçu le nom de la Roche du Prêtre, a une forme curieuse : son sommet ressemble à celui d’une pyramide enveloppée de neige. La prairie était richement émaillée de fleurs, et un âpre monticule y marquait l’emplacement de Henry-House, l’ancien fort des Montagnes Rocheuses.

À cet endroit, le chemin quittant la vallée de l’Athabasca, tournait vers le nord-ouest et pénétrait dans un ravin étroit et rocailleux qu’on appelle la vallée de la Miette[5]. Ce cours d’eau n’avait pas plus de trente mètres en largeur, mais il était profond et rapide, et son lit était semé de grosses pierres et de rochers. Le chemin était souvent coupé par de larges pierres et de grands arbres tombés formant des abatis si épais que nos deux hommes eurent toute l’après-midi une rude besogne et que nos chevaux n’avançaient qu’en sautant continuellement. Nous fîmes à grand’peine peu de chemin et nous campâmes pour la nuit sur le bord de la Miette.

Pendant toute la matinée suivante, la route présenta les mêmes difficultés et nous avançâmes aussi lentement que la veille. À midi, nous atteignîmes la place où il fallait passer la rivière, et nous nous y arrêtâmes pour construire un radeau. Arrivés sur l’autre côté, nous marchâmes péniblement à travers un ravin si étroit, et où les montagnes descendaient si près du bord de l’eau que, pour avancer, nous eûmes à traverser encore six fois la rivière avant la soirée. Nous le fîmes toujours à cheval, car le courant n’était alors qu’une succession de rapides, qui n’avaient pas plus de quatre ou cinq pieds de profondeur. Cependant ces passages avaient leurs difficultés et même leurs dangers, car l’eau était très-haute pour les chevaux et courait extrêmement fort.

Au dernier gué, les eaux s’élançaient sur une telle pente dans une chute pleine d’écume et de colère, elles faisaient de si terribles bouillons autour des grandes roches qui encombraient le chenal, que nous hésitâmes avant de nous aventurer à y pousser nos chevaux. Mais l’Iroquois ouvrit la marche et traversa heureusement, quoique son cheval bronchât, chancelât et pût à peine se tenir. Alors nous lançâmes nos chevaux de charge devant nous et nous entrâmes dans l’eau. Elle montait par-dessus les épaules de nos chevaux pendant qu’ils luttaient contre le courant, qu’ils glissaient sur les pierres plates, choppaient et se raffermissaient sur leurs jambes, de la façon la plus extraordinaire. M. O’B. fut en cette circonstance obligé de remonter sur son destrier ; mais, à en juger par l’expression de désespoir peinte sur sa figure, il s’y résignait avec l’idée qu’il n’arriverait pas de l’autre côté sans accident. On l’exhorta à suivre prudemment le chemin qu’avait pris le guide ; Milton même et Mme Assiniboine se mirent à chacun de ses côtés. Cramponné des deux mains à la crinière, au lieu d’essayer de diriger son cheval, il employait toutes ses forces à se tenir en selle et ne cessait de dire à son escorte : « Doucement, milord, s’il vous plaît, ou je vais être balayé. Allons ! parlez à Mme Assiniboine, milord : elle nous conduit à la mort. Quelle femme imprudente ! Varium et mutabile semper femina ![6] Madame Assiniboine ! madame Assiniboine ! Mon Dieu ! mon Dieu ! le terrible voyage ! L’eau m’entraîne ! Je l’échappe belle, milord. Je l’ai échappé belle, vrai, docteur. Ah ! mais, vous savez, on n’a pas toujours la même chance. » Dès qu’il eut atteint la rive, il glissa à bas de son cheval qu’il laissa libre de suivre ses fantaisies.

La plupart de nos chevaux de somme avaient été entraînés au loin par le torrent, et nous nous attendions bien à ce que plusieurs d’entre eux seraient perdus ; cependant ils réussirent tous à gagner la rive. Le seul dommage que nous supportâmes fut que notre farine et notre pemmican se mouillèrent ; mais le mal fut réparé en les faisant tout de suite sécher avec soin.

Le lendemain, nous remontions la rive droite ou méridionale de la Miette. La lisière de terre séparant de l’eau les montagnes qui formaient les côtés du ravin se trouva très-marécageuse et souvent même plus basse que l’eau. Au bout de plusieurs heures d’un voyage désagréable, nous arrivions au dernier endroit où l’on traverse cette fatigante rivière. Nous pensions qu’il y faudrait construire un radeau ; mais nous y découvrîmes un petit radeau ou cajot, amarré de l’autre côté près de quelques saules, et laissé là sans doute par les trois Américains qui avaient traversé ce torrent peu de semaines avant nous.

Le jeune Assiniboine offrit de faire passer son cheval à la nage et d’aller chercher l’embarcation. Il ôta jusqu’à sa chemise, monta à cheval et entra dans l’eau. L’animal eut bientôt fait de gagner en nageant l’autre rive ; mais, comme elle était escarpée, il glissa et se renversa en essayant de grimper. Le garçon tomba à l’eau, mais se remit en selle ; néanmoins, perdant courage, il retourna la tête de son cheval et revint vers nous sans avoir rien fait. L’Assiniboine voulut alors essayer de nous amener le radeau. Suivant ses conseils, nous fîmes passer tous les chevaux, hormis un seul. Ils réussirent tous à gravir la rive en différents endroits ; alors L’Assiniboine, après noir noué une longue corde à la queue du cheval qui restait, se déshabilla et mit ce cheval à l’eau en se retenant de son unique main à la crinière. Tous deux réussirent et prirent terre sans grande difficulté. Mais la corde s’était détachée, et nous nous trouvâmes encore à nous demander comment nous pourrions à présent amener le radeau de notre côté ; car la rivière était trop profonde pour y naviguer à la perche, et trop large pour qu’on pût lancer une corde d’un bord à l’autre. Dans cet embarras, nous pensâmes à nouer un bout de la corde autour du corps de Papillon, un chien qu’avait emmené L’Assiniboine. Effectivement, sur l’appel de son maître, le chien nagea en traînant la corde après lui. Alors quelques voyages de cette espèce de bac nous mirent à même de transporter de l’autre côté tous nos bagages, et nous eûmes un véritable plaisir de dire un dernier adieu à la désagréable Miette. Nous continuâmes notre route en longeant le pied de hauteurs recouvertes de sapins et qui commençaient à s’éloigner davantage de l’eau. Le passage ressemblait alors beaucoup à celui que présente le beau vallon de Todmorden dans le comté d’York. Un des pics neigeux les plus proches nous rappelait la pyramidale Roche du Prêtre et le nombre des montagnes au blanc sommet augmentait autour de nous.

Il y avait quelques années que l’incendie avait ravagé cette portion du pays. De grands arbres tombés étaient étendus en travers du chemin, enchevêtrés et entrelacés de toute part. Nous avions beaucoup de peine à faire avancer nos chevaux ; car, pour éviter ces barricades, ils se détournaient continuellement et s’enfonçaient dans l’épaisseur du bois. En les faisant sauter par-dessus les arbres, nous tombâmes rudement plusieurs fois à terre, car souvent un obstacle était si près d’un autre que nous n’avions pas la place pour faire prendre l’élan nécessaire à nos animaux. Cette nuit notre bivac fut mis près d’une petite rivière que notre Iroquois appelait Pipestone et qui est une des sources de la Miette. L’endroit était fort pittoresque : une plaine couverte de fleurs et qu’entouraient les Montagnes Rocheuses déployées dans toute leur grandeur.

Le lendemain 9 juillet, le chemin était plus facile. Depuis cinq jours déjà, nous étions partis de Jasper-House. Dans la matinée, nous fûmes fort surpris de rencontrer un ruisseau qui se dirigeait à l’ouest. Nous avions donc, sans nous en apercevoir, passé la ligne de séparation des eaux et nous étions entrés dans le versant de l’Océan Pacifique. Nous n’avions pas même pensé que nous fussions près de la ligne de faîte avant d’en avoir eu la preuve par la direction des courants, tant la montée avait été graduelle et imperceptible[7].

Dans l’après-midi nous arrivions au lac de la Bouse de Bison[8]. L’Iroquois nous dit que ce lac nourrissait des truites en abondance, et ses paroles furent confirmées par la vue de quelques châssis pour sécher le poisson et d’appentis élevés par les Chouchouaps. Le lac se divise en deux parts, qu’unit un canal étroit et court. On aurait dit que sur le rivage opposé ou méridional les montagnes s’élevaient du sein même des eaux, tandis que, sur celui où nous étions, commençaient des collines verdoyantes, qui s’accroissaient par degrés et que dominaient au fond des monts âpres et nus, aux pics couronnés de glace. Deux montagnes, parmi toutes les autres, étaient d’une beauté remarquable. Elles sont en face l’une de l’autre, au nord-ouest et au sud-ouest du lac ; l’Iroquois nous assura que désormais on leur donnerait les noms de Montagne de Milord et de Montagne du Docteur ; mais nous avons pris la liberté de les appeler Mont Fitzwilliam et Mont Bingley. L’écoulement du lac se fait au moyen d’un ruisseau qui sort de son extrémité occidentale pour se jeter dans le Fraser.

Le 10, nous atteignîmes ce fleuve. Il descendait du sud-ouest par une gorge étroite et, à quelques milles plus bas, il se déployait et formait le lac de l’Élan. Notre route longeait alors la rive droite ou septentrionale du Fraser, et notre marche devenait extrêmement embarrassée et pénible. La rivière débordée remplissait tout le défilé où elle coule et en frappait les flancs presque perpendiculaires. L’eau couvrait notre route et montait jusqu’au poitrail des chevaux. La plus grande partie de la journée fut occupée à marcher dans l’eau ; le reste, à se traîner dans des marais encombrés de futaie renversée. On ne pouvait pas penser à s’arrêter, car on ne rencontrait aucun endroit sec pour y établir le camp ou faire paître les chevaux ; il fallut donc marcher jusqu’à la nuit et s’estimer bien heureux quand enfin on découvrit une place où s’arrêter. De l’avis de tous, c’était la journée la plus fatigante que nous eussions encore eue. M. O’B. trouva deux de ces occasions où il s’imaginait n’avoir échappé à la mort que de l’épaisseur d’un cheveu et qui formaient le texte perpétuel de ses déclamations sur les périls et les souffrances qui le menaçaient dans ce voyage fort extraordinaire. Le succès qu’il avait eu au passage de la Miette l’avait un peu réconcilié avec l’art de l’équitation et, ce jour-ci, il avait préféré, à marcher dans l’eau, se tenir sur son cheval.

Nous venions de partir et, suivant sa coutume, il était resté le dernier de la cavalcade, quand Cheadle, qui conduisait quelques-uns des chevaux les plus arriérés, entendit derrière lui un appel désespéré, épouvantable, pour obtenir son secours. Il courut en toute hâte à l’endroit d’où partait la voix, et y trouva M. O’B. dans un état assez embourbé, avec l’air de la plus profonde désolation, mais tenant son cheval par la bride. Son cheval l’avait, à ce qu’il paraît, désarçonné et lancé parmi les troncs et les débris d’arbres, en sorte que ce pauvre homme se croyait mort. On ne lui trouva aucune blessure ; pourtant ce ne fut qu’à force de représentations, appuyées de quelque insistance, que Cheadle réussit à le faire enfourcher de nouveau son cheval, en lui donnant pour dernier conseil de ne plus se séparer du reste de la bande. Mais M. O’B. avait trop peur de son cheval pour se permettre de le pousser autrement que par les exhortations verbales les plus douces et par de tendres caresses sur le col. Il fut donc bientôt distancé, et nos oreilles se trouvèrent encore déchirées par les cris les plus pitoyables peur obtenir de nouveaux secours. Cheadle eut la bonté de revenir une seconde fois sur ses pas, d’assez mauvaise humeur, il est vrai ; mais, quand il fut arrivé près de ce malheureux M. O’B., il ne put pas s’empêcher d’éclater de rire. Celui-ci poussait devant lui son cheval dont la selle avait tourné sous le ventre et dont la bride traînait à terre. M. O’B., avec son habit clérical, déchiré jusqu’au col et tombant de ses épaules en deux moitiés séparées, marchait couvert de boue ; sa longue figure était égratignée et ensanglantée. « Ah ! cette fois, docteur, s’écria-t-il, je suis à peu près tué. Je crois que tout est fini. Semel est calcanda via lethi[9], et vous savez. Mon cheval est tombé et a roulé sur moi en déchirant mon habit, comme vous voyez. Si je l’ai échappé, c’est grâce à Dieu ! » Rien ne put le persuader de remonter à cheval et il eut un fameux ennui avec sa bête, qui, lorsqu’il la tirait par la bride, se penchait en arrière et refusait d’avancer, et, s’il la poussait devant lui, s’obstinait à aller de travers.

Mais le 11 juillet fut pire encore pour nous que ne l’avait été le 10. D’abord nous fûmes longtemps retenus, parce qu’au moment de partir nous ne trouvions plus Bucéphale. L’Assiniboine finit par le découvrir de l’autre côté du Fraser et dut, pour le ramener, se déshabiller et traverser à la nage les eaux glacées du fleuve. Peu après, nous partîmes et il nous fallut passer à gué la rivière de l’Élan, opération rendue difficile par la hauteur et la rapidité de l’eau, qui, dans ses parties profondes, était plus haute que les épaules des chevaux. M. O’B., n’avait plus conscience de ses actes ; il conduisit son cheval de façon à ce qu’il perdît pied et qu’il s’en allât presque à la dérive dans le Fraser. Cependant le cavalier, se tenant fermement accroché à la crinière et à la selle, parvint à bord avec son cheval, l’un portant l’autre ; ce qui ajouta un fait de plus à la liste des dangers mortels que M. O’B. avait courus.

Nous atteignîmes avant midi le lac de l’Élan et le longeâmes jusqu’à la nuit sans trouver une place où nous reposer. Le lac était enflé et ses eaux touchaient la base des montagnes qui l’entourent. Ce fut encore une journée employée à marcher dans l’eau, où les chevaux tombaient dans les trous et nageaient au hasard, imbibant d’eau notre farine et notre pemmican. En beaucoup d’endroits de la plage, le chemin était barré par des accumulations d’arbres qu’avait assemblés l’inondation. Alors il fallait escalader les flancs de la montagne. En l’essayant, les chevaux roulaient les uns après les autres ; nous devions les décharger dans l’eau et porter sur nos épaules les paquets pour permettre aux chevaux de gravir les escarpements. Nous nous épuisions d’efforts afin d’arriver avant la nuit à la fin du lac ; mais le soleil se coucha quand plusieurs milles nous séparaient encore de notre but, et nous fûmes forcés de passer la nuit dans une espèce de sablonnière où il n’y avait pas un brin d’herbe pour nos animaux fatigués et affamés. Ils y piétinèrent çà et là toute la nuit, jusqu’au matin.

Le lac de l’Élan est une belle pièce d’eau d’environ quinze milles de long, sur trois milles à sa plus grande largeur. Le paysage est grand et fort sauvage ; il nous rappelait Wast Water. Au sud, des monts, qui avaient peut-être deux mille pieds, s’élevaient de l’eau perpendiculairement et, derrière eux, on apercevait le fond ordinaire de pics rocheux et blanchis par la neige. Sur le bord de cet immense précipice se brisaient avec tapage des ruisseaux sans nombre, dont les plus petits se résolvaient en brouillard et en vapeur avant de tomber dans le lac qui les attendait. Nous avons donné à cette belle série de cascades le nom de Chutes Rockingham.

En continuant à descendre le Fraser, nous arrivâmes, ce matin-là, à un espace ouvert durant quelques milles et qui est situé au bout occidental du lac ; nous y passâmes le reste du jour. L’endroit était fertile en gazon et en vesces, et nos chevaux s’y dédommageaient de leur longue diète, tandis que nous faisions de nouveau l’inspection de nos denrées. Notre farine et notre pemmican avaient été assez fréquemment trempés, ces derniers jours, pour être fort endommagés ; mais, en prenant la peine de les sécher avec soin au soleil, nous en sauvâmes la plus grande quantité. Pour nos conserves de végétaux secs, elles étaient perdues, et, afin d’en tirer le meilleur parti possible, nous les fîmes servir à notre nourriture presque exclusivement pendant les jours suivants. M. O’B. nous manqua quelque temps après notre arrivée. L’Assiniboine nous informa qu’il avait entendu le Vieux, c’est ainsi qu’il l’appelait, resté en arrière suivant son habitude, crier fréquemment au secours, et ajouta qu’il n’y avait fait aucune attention. Un peu plus tard, M. O’B. nous rejoignit. Il était en manches de chemise, portait son habit, sa couverture et sa selle, et se montrait tout à fait dégoûté de son cheval, qui, par ses caprices, le réduisait presque à la folie et lui causait toute espèce de désagréments et de malheurs. Il conclut en nous assurant qu’il préférait infiniment marcher, et nous offrit de nous prêter son cheval pour porter du bagage pendant tout le reste du trajet.

La descente du versant occidental était continuelle et fort rapide quoiqu’elle ne fût nulle part escarpée. La végétation se modifiait à mesure que nous entrions dans le bassin du Pacifique. Nous commencions à voir le cèdre, le pin argenté[10] et quelques autres essences qui devenaient de plus en plus fréquentes. Nous regardions avec étonnement une espèce d’aralis, une grande liane épineuse, plusieurs genres de rosacées, et quelques plantes annuelles. Dans son ensemble, la futaie était plus élevée et les énormes troncs qui nous barraient la route rendaient notre marche extrêmement laborieuse. Les bêtes de somme nous fatiguaient en se jetant dans le fourré plutôt que de franchir les obstacles et, du matin au soir, nous n’étions occupés qu’à courir après elles pour les ramener dans la voie. Mais, de préférence, elles s’élançaient dans toutes les directions, excepté la bonne. Elles culbutaient avec fracas dans la futaie ; souvent elles s’y mettaient dans le plus grand embarras en engageant leurs bagages entre des troncs adjacents ; elles essayaient de passer sous un arbre incliné trop bas, qui retenait la selle et les paquets ; ou bien elles sautaient au milieu d’abatis, d’où elles ne pouvaient plus retirer les jambes. Dans l’après-midi du 13, nous arrivâmes à un endroit où le chemin passait sur une corniche, le long d’une haute falaise composée de schiste tombant en poussière. Le sentier n’avait que quelques pouces de largeur et suffisait à peine au pas des chevaux. Or, au beau milieu, avait glissé d’en haut une grande roche, qui se tenait sur la corniche étroite que nous devions traverser. Elle nous coupait tout à fait, notre chemin, et la position perpendiculaire de la falaise ne nous permettait point de prendre à côté pour l’éviter. Il fallut donc nous mettre à abattre plusieurs jeunes sapins pour nous servir de leviers, et à travailler pour déloger ce qui nous faisait obstacle. Après une heure de fatigue, nous parvenions à faire bouger la roche, et, d’un bond, elle s’élançait et se plongeait dans la profonde rivière qui coulait au bas du précipice. Nous fîmes alors traverser l’endroit à nos chevaux, un par un, avec toute sorte de précautions. Ce passage était si étroit et si dangereux, que nous l’appelâmes le Pont de Mahomet.

Le paysage avait alors une véritable beauté. Les montagnes fermaient la vallée de très-près, tout à l’entour. En bas, la rivière rugissait, en se déchirant avec emportement sur les rochers qui semaient son lit. La falaise dont nous venons de parler était la première roche schisteuse que nous eussions rencontrée ; elle était accompagnée du calcaire carbonifère qui indiquait la proximité de la région aurifère. Le schiste est la roche à laquelle l’or est invariablement associé dans les mines du Caribou. Son premier gisement, quand on va de l’est à l’ouest, vaut la peine d’être remarqué. À ce propos, il est curieux de constater qu’à l’est des Montagnes Rocheuses on ne trouve l’or en quelque abondance, à notre avis, que dans les cours d’eau dont la source est au côté occidental de la chaîne principale, comme la Rivière de la Paix qui commence loin à l’ouest de cette chaîne[11], ou dans ceux qui viennent du cœur même des montagnes, comme la Saskatchaouane septentrionale.

Dans la matinée du 14, quelques heures de marche nous conduisirent à la Grande Fourche du Fraser[12]. ; c’est là qu’une branche considérable, venant du nord ou du nord-est, se réunit par cinq bouches différentes au courant principal du Fraser que nous avions jusqu’alors suivi. Il fallut faire une halte pour examiner les gués où nous pourrions en sécurité traverser ces eaux enflées. Cette Grande Fourche du Fraser est ce qu’on appelait d’abord La Cache de la Tête Jaune[13], parce que c’est là qu’un trappeur iroquois, surnommé la Tête Jaune, avait établi la cache où il serrait les fourrures qu’il avait conquises sur le versant occidental des montagnes. Le site est magnifique et d’une grandeur qui défie toute description. Au fond d’une gorge étroite et rocheuse, dont les flancs étaient revêtus de sombres sapins et, plus haut, d’arbustes au feuillage d’un vert clair, filait comme une flèche le Fraser impétueux. De toutes parts les sommets neigeux des puissantes montagnes couronnaient le ravin, et immédiatement derrière nous, géant parmi les géants, s’élevait dans sa domination incommensurable, le Pic de Robson. Ce mont est magnifique, hérissé de rochers couverts de glaciers et a une forme conique. La première fois que nous l’aperçûmes, sa cime était en partie dérobée au milieu des vapeurs ; celles-ci s’écartèrent, ne laissant plus après elles qu’une espèce de collier de nuées, légères comme la plume, au-dessus duquel il projetait sa tête de glace, étincelante aux rayons du soleil levant et noyée dans le ciel bleu, où elle pénétrait à la hauteur d’environ quinze mille pieds. C’était superbe ! Les Chouchouaps de La Cache nous ont assuré que rarement les mortels ont joui de ce spectacle ; car le Robson plonge ordinairement sa tête dans les nuages. Nous eûmes de nouvelles difficultés après avoir dépassé la vieille Cache : torrents profonds à franchir, abatis à sauter à chaque dizaine de mètres et la vallée couverte par l’inondation ! Celui de nos chevaux qui portait la farine s’en alla promener à la nage dans l’eau profonde, et celui qui était chargé de pemmican erra dans le Fraser et fut emporté assez loin par le courant. Il finit par prendre pied sous le rivage et nous réussîmes à le hisser avec des cordes jusqu’à nous.


Halte des voyageurs dans la montagne.

Le lendemain 15 juillet, nous continuâmes notre lutte contre les inondations, les abatis d’arbres et les débris de toute sorte ; mais nous eûmes une perte irréparable. Nous avions pris en main les chevaux qui portaient la farine et le pemmican afin d’empêcher qu’en se jetant, comme la veille, dans l’eau profonde ils n’endommageassent, et même ne nous fissent perdre, nos approvisionnements. Deux des autres qui n’étaient pas tenus, Bucéphale et celui que nous avions trop justement surnommé Giscouékarn ou le fou, perdirent la rive, tombèrent dans le courant et furent emportés en un instant. Bientôt ils étaient hors de vue. L’Iroquois et le jeune Assiniboine s’élancèrent à leur poursuite, tandis que nous marchions avec le reste des chevaux. Environ un demi-mille plus bas, nous revîmes nos animaux qui avaient pris pied sur un haut fond, au milieu du torrent. Comme nous arrivions alors dans un de ces rares jardins que la nature a pris soin d’embellir de fleurs et d’enrichir de fraises au cœur des montagnes, nous y fîmes notre bivac. Nous étions en pleine vue des deux bêtes qui se tenaient dans le fleuve, et nous espérions qu’elles seraient tentées de rejoindre leurs compagnons sur le rivage. Bucéphale en effet, après avoir henni, se mit à nager vers nous ; mais Giscouékarn le fou, au lieu de prendre la bonne direction, s’étant lancé au milieu du torrent, Bucéphale, après un moment d’hésitation, se détourna et le suivit dans le courant dont la force était irrésistible. Tous deux s’en allaient à la dérive, bien plus rapidement que nous ne pouvions marcher ; nous ne voyions plus au loin que leur bagage, sautant comme des bouchons dans le bouillonnement des eaux.

L’Assiniboine courait en avant ; il nous laissa bientôt tous loin derrière lui, car il avait une merveilleuse adresse pour surmonter les obstacles. Nous ne comprenions rien à l’étonnante agilité avec laquelle il se glissait au milieu des troncs les plus rapprochés ou dépassait les barricades d’arbres renversés. Aucun obstacle ne semblait arrêter sa course. Quant à nous, empêchés de toute façon, nous ne parvenions que, de loin en loin, à revoir nos chevaux comme des taches sur la surface du torrent. Environ deux milles plus bas, un autre haut fond leur permit encore de prendre pied et donna le temps à L’Assiniboine de les rejoindre. Cependant le courant avait une telle force qu’il ne tarda pas à les entraîner de nouveau. Mais Bucéphale qui avait vu L’Assiniboine tourna de son côté. L’endroit formait un épouvantable rapide où les eaux se précipitaient en faisant d’énormes bouillons sur les grosses pierres qui obstruaient leur course. À l’instant où Bucéphale passait non loin du rivage, L’Assiniboine, sautant dans l’eau, jeta ses bras au col de l’animal qui hennit de plaisir en voyant son libérateur venir à son aide ; et tous deux, l’un supportant l’autre, finirent par gagner le bord. Le succès de L’Assiniboine nous sembla miraculeux et nous eûmes soin de récompenser amplement l’intrépidité qu’il avait déployée en cette circonstance. Il y a bien peu d’hommes qui auraient osé se précipiter dans un pareil torrent, et lorsqu’après l’événement nous considérions les énormes vagues qui roulaient à cet endroit, nous nous demandions comment L’Assiniboine avait pu si bien réussir.


Bucéphale secouru par l’Assiniboine.

Après avoir déchargé Bucéphale et déballé tout son bagage trempé pour le sécher au soleil, nous poussâmes en avant dans l’intention d’apprendre quel avait été le destin de l’autre cheval, Giscouékarn ; il s’était obstiné à se tenir dans un milieu qui, en cette circonstance, se trouvait le plus dangereux parti qu’il eût à suivre. Nous courûmes un autre mille et nous l’aperçûmes sous la rive opposée, à un endroit trop escarpé pour qu’il y pût monter ; la tête ensevelie dans les buissons qui bordaient la berge, il manquait à peu près de forces pour résister à la violence du torrent. Ç’aurait été de la folie que d’essayer de passer sur un radeau des flots si dangereux, et, malgré nous certainement, nous nous vîmes obligés d’abandonner la pauvre bête à son malheureux sort. L’Iroquois se mit à courir vers La Cache de la Tête Jaune, située d’après lui à sept ou huit milles de distance au plus ; il voulait y réclamer l’assistance des Chouchouaps, qui avaient des canots, avec lesquels il pourrait gagner l’autre bord. Quant à nous, nous retournâmes au camp pour y examiner l’étendue de nos pertes. Le lendemain, de grand matin, l’Iroquois était de retour avec deux jeunes Chouchouaps. Ils passèrent l’eau, et atteignirent l’endroit où nous avions vu notre cheval pour la dernière fois. Les marques que portaient la rive indiquaient que l’animal avait fait des efforts désespérés pour l’escalader, mais qu’il avait fini par rouler en arrière et par être emporté. Nous n’entendîmes jamais plus parler de lui.

En somme nous supportions un véritable désastre. Il ne nous restait plus ni thé, ni sel, ni tabac, car notre provision entière de ces délicatesses avait été emportée par le cheval qui s’était perdu. De même, nous n’avions plus, en fait de munitions, d’allumettes et de vêtements, que ce que nous portions sur nous. Papiers, lettres de crédit, objets de valeur, instruments et montres, l’herbier de Cheadle, la robe de buffle et la couverture de Milton : tout cela de conserve s’était mis à descendre vers l’océan Pacifique. Et pourtant, dans notre infortune, nous trouvions encore quelques motifs de consolation, car nous n’avions rien perdu des objets absolument nécessaires à notre existence : notre farine et notre pemmican nous restaient ; grâce à Bucéphale et à L’Assiniboine, nous avions sauvé le journal sans lequel le présent ouvrage, qui a bien sa valeur, n’aurait jamais pu être publié.

M. O’B. avait aussi perdu ses lettres de recommandation, sa bouilloire d’étain et une paire de lunettes ; mais il lui restait son cher Paley qu’il portait prudemment dans la poche de côté de son habit. Néanmoins l’absence de ses lunettes le gêna beaucoup dans ses études, car il fut réduit à les poursuivre d’un seul œil, l’unique paire qu’il possédait encore n’ayant plus qu’un verre. Le soir, comme nous étions assis auprès de notre feu, causant de nos pertes et dégustant le reste de notre thé et la dernière pipe dont il nous serait permis de jouir durant plusieurs semaines, M. O’B. embellit notre conférence par les maximes de sa philosophie caractéristique. Il nous fit remarquer combien nous aurions plus lieu de nous lamenter si lui ou l’un de nous avait monté l’animal qui avait disparu. Quant à la perte de sa bouilloire, elle était insignifiante puisqu’il ne nous restait plus de thé à y préparer. « Ce qui me chagrine le plus, ajoutait-il, c’est la perte de votre tabac ; pour moi comme pour vous, elle est irréparable ; car, vous le savez, le mien venait d’être fini et j’étais sur le point de vous en demander un peu pour mon usage. Milton comprit l’insinuation. Seul de la compagnie, il en avait encore de quoi bourrer trois ou quatre pipes ; il partagea en souriant, avec les autres, ce qui lui restait de cette précieuse denrée.

Le lendemain, nous nous dirigeâmes sur La Cache avec l’Iroquois et les Chouchouaps, tandis que L’Assiniboine et son fils fouillaient soigneusement la rivière pour tâcher de trouver quelques traces du cheval ou du bagage perdu. Comme nous suivions le chemin avec notre convoi de chevaux marchant à la file, Cheadle, qui conduisait quelques-unes des dernières bêtes de somme, entendit derrière lui de grands cris : « Docteur ! docteur ! arrêtez ! » M. O’B. accourait hors d’haleine : « Docteur, docteur, vous feriez bien, dit-il, de retourner sur vos pas. Bien sûr, quelque malheur est arrivé. N’entendez-vous pas des cris de détresse ! C’est sans doute Mme Assiniboine qui, avec un des chevaux, est empêtrée dans un marais. » Cheadle, reprochant rudement à M. O’B. de n’être pas allé lui-même au secours de cette femme, reçut pour réponse que son assistance était supérieure à celle que M. O’B. aurait pu offrir. Il courut donc à la hâte pendant quelques centaines de mètres, et enfin trouva Mme Assiniboine qui s’efforçait, avec autant de persévérance que d’insuccès, de tirer un cheval déjà presque enseveli dans un marécage. Elle le battait vigoureusement puis essayait de le soulever en le tirant par la queue. Rien n’y faisait. Il fallut ôter le bagage et hisser le cheval à la fois par la tête et par la queue, pour le sortir de ce mauvais pas. Alors Mme Assiniboine soulagea sa colère en adressant à M. O’B. les épithètes les plus insultantes du langage crie. Il était près d’elle quand l’accident était arrivé ; mais, au lieu de s’arrêter pour lui offrir quelque assistance, il s’était mis à se sauver à toutes jambes, par peur d’être laissé en arrière sous la seule protection d’une femme. Dans son indignation, celle-ci déclara que, jamais à l’avenir, elle ne lèverait un doigt pour aider un pareil homme en quoi que ce fût. Le fait est que, depuis lors, rien ne put décider L’Assiniboine, sa femme ni son fils, à rendre au Vieux le plus petit service. Ils se sont toujours refusés à comprendre les considérations d’humanité qui nous faisaient emmener avec nous un homme si timide et si inutile, au lieu de suivre les règles d’une prudence qui ordonnait de l’abandonner immédiatement à son sort[14].

Le soir, nous arrivions à La Cache ; des appentis d’écorces avaient été dressés par les Chouchouaps sur l’autre rive du fleuve ; mais nous remîmes au lendemain la tâche de la traversée.

  1. Mauvais bois, tu vas tomber ! (Trad.)
  2. Pour éviter les dangers, suis un juste milieu. (Trad.)
  3. Voir la note, p. 226.
  4. Les Iroquois, sont ces Indiens du Canada qui se sont acquis une telle réputation dans la guerre entre les colons anglais et les colons français. Ce sont peut-être les plus habiles canotiers qui existent dans le monde. Comme les voyages du Canada à travers les territoires de la Baie de Hudson sont faits généralement par eau, ces Indiens ont été fort employés par sir George Simpson et par les autres gouverneurs de la Compagnie de la Baie de Hudson. Beaucoup ont été laissés dans les différents forts, et aujourd’hui l’on trouve des métis iroquois dans la plupart des forts de la Compagnie, jusque dans la Colombie Britannique. (Éd.)
  5. C’est du côté de l’est, le commencement du col de La Cache de la Tête-Jaune. (Trad.)
  6. La femme a toujours été un être ondoyant et divers. (Trad.)
  7. Il en est de même aux cols du Vermillon et Kananaski (Tour du Monde 1860, I, p. 287). (Trad.)
  8. Ce lac est sur la carte appelé Bouse de Vache, Cowdung, et fait parfois donner au col le nom de Cowdung Pass. (Trad.)
  9. Il faut passer une fois par le chemin de la mort (Trad.)
  10. Probablement le sapin argenté. (Trad.)
  11. Cette opinion n’est admissible que si les Montagnes Rocheuses ne sont pas celles dont est formée, dans le nord-ouest de l’Amérique, la ceinture du versant de l’océan Pacifique, et dont l’extrémité aboutit au cap du Prince de Galles. En supposant ce point contestable, nous ne pouvons pas le discuter ici. (Trad.)
  12. Le nom de Grande Fourche est donné à la rencontre de deux rivières du même nom, comme la Grande Fourche de la Thompson et celle dont il est question ici. (Trad.)
  13. Ce qu’on appelle aujourd’hui La Cache est à une douzaine de milles environ plus bas que le confluent des deux Fraser. Voy. p. 254 et le chapitre xiv. (Trad.)
  14. Il faut se rappeler qu’il n’y a pas que les Lapons qui abandonnent leurs vieux parents quand ils leur sont à charge. (Trad.)