Voyage de l’Atlantique au Pacifique (1866, éd. Hachette)/12


CHAPITRE XII.


Départ d’Edmonton. — On n’y croit pas à notre succès. — Pressentiments de M. O’B. — Lac Sainte-Anne. — Entrée dans la forêt. — Voie primitive. — M. O’B., voyant les difficultés dont il est entouré, se met à étudier Paley. — La rivière Pembina. — Le charbon de terre. — Gibier. — Curieuse coutume des tétras de saule. — M. O’B. en route. — Changements effectués par le castor. — Aventure de L’Assiniboine avec les ours gris. — M. O’B. se prépare à vendre chèrement sa vie. — Chasse aux ours. — M. O’B. sauve le camp. — Les bouledogues. — Le chemin dans la forêt de sapins. — Le coude du Mac Leod. — Baptiste se chagrine. — Pêche à la truite. — Chasse à l’élan. — Baptiste déserte. — Conseil. — On se décide à pousser en avant. — Nous perdons la piste. — La forêt en feu. — Il y fait chaud. — On travaille pour sa vie. — Sauvés ! — Nous arrivons à la rivière Athabasca. — Premier aperçu des Montagnes Rocheuses. — M. O’B. passe une nuit sans repos. — Sur les montagnes. — Admirable paysage. — Jasper House. — Fleurs sauvages. — Chasse au mouton gris et au mouton blanc.


Le 3 juin 1863, nous partions d’Edmonton, accompagnés des bons souhaits des excellents amis que nous nous y étions faits. Mais, bien qu’ils appelassent de tout leur cœur l’aide de Dieu sur nous, l’opinion publique, à ce que nous dirent nos gens, considérait, dans le fort, notre expédition comme destinée à une fin désastreuse[1]. On la regardait comme insuffisante par le nombre et comme renfermant trop de personnes peu propres à lutter contre les difficultés que nous ne pouvions pas manquer de rencontrer. Nous ne tînmes pourtant pas grand compte de ces croassements et, dans l’après-midi, nous nous dirigions sur Saint-Alban. Nous y fûmes rejoints par notre ami M. O’B., qui avait marché toute la nuit précédente pour voir le curé, et qui était en proie à la plus terrible anxiété, parce que nous n’étions pas arrivés avant la nuit. Le lendemain, nous demeurâmes à Saint-Alban, occupés à échanger des chevaux maigres contre de plus gras. Au moment où le jour finissait, M. O’B. vint nous prier de partir le soir même, attendu que le lendemain, 5 juin, serait l’anniversaire du jour où il avait quitté la Rivière Rouge pour accomplir la première étape de ce voyage vers la Colombie Britannique, où il avait si mal réussi ; et il redoutait cette coïncidence. Nous n’avions plus le temps de le satisfaire, et M. O’B. eut dans la suite mainte occasion de vérifier la justesse de ses pressentiments.

Durant une cinquantaine de milles, la route qui conduit au lac Sainte-Anne traverse un pays fertile et pareil à un parc ; mais ici commence la profonde forêt qui se prolonge dans le nord et ne finit qu’aux montagnes à l’ouest. Il est vraisemblable que les rives de ce lac ont été choisies comme le site d’une colonie à cause de l’immense quantité des coregonus ou des poissons blancs qu’il fournit et qui forment le fond de la nourriture de leurs habitants ; mais ce pays est mal disposé à l’agriculture, car la forêt n’y a encore été éclaircie que pour de petits champs où l’on cultive des grains et des pommes de terre. Les colons ont si bien reconnu cet inconvénient, que beaucoup d’entre eux se sont transportés à Saint-Alban, dont la situation est préférable. Le lac est une jolie pièce d’eau qui a plusieurs milles de long et dont les rives occidentales sont égayées par une église et par une cinquantaine de maisons. M. Colin Fraser, officier de la Compagnie, nous y reçut avec beaucoup de cordialité. Il nous donna du lait, des pommes de terre, d’excellents poissons blancs frais, et nous amusa, quand nous fumions le soir notre pipe, en nous contant les histoires du bon vieux temps, de l’époque où le bison des bois descendait en abondance jusqu’à la Rivière de la Paix (Peace river) et où le gibier était assez nombreux pour qu’on ne connût pas la famine. Arrivé depuis trente-huit ans dans le pays, il en avait passé dix-sept à Jasper House. Le cerf du Canada et le big-horn ou mouton gris caribou étaient si fréquents lors de son arrivée, que, le chasseur étant mort, le novice et un jeune garçon avaient suffi à fournir amplement le fort de nourriture durant tout un hiver. M. Fraser n’avait pas vu le fort Garry depuis trente années ; pendant les quinze dernières, il n’avait pas dépassé Edmonton, et pourtant il s’estimait aussi heureux et aussi content que possible.

À notre départ du lac Sainte-Anne, le chemin nous conduisit immédiatement au cœur de la forêt, dans un terrain marécageux, pourri et profondément couvert d’arbres tombés de vieillesse. Les chevaux y enfonçaient jusqu’au poitrail, et de distance en distance avaient à franchir les obstacles qui encombraient la voie.

M. O’B. commença à reconnaitre les difficultés qu’il rencontrait et il déclara que, quoiqu’il eût visité bien des pays, il avait ignoré jusqu’alors ce que signifiait le mot voyager. L’assistance qu’il nous donnait se bornait à ses bons conseils, car il avait peur d’approcher un cheval, et il était absent chaque fois qu’on avait besoin de lui pour charger les animaux. Si on le dépistait, on le trouvait ordinairement caché dans le taillis, fumant tranquillement sa pipe et enfoncé dans l’étude de l’unique débris de sa bibliothèque, du seul livre qu’il possédât, les Preuves du Christianisme, par Paley.

Nous étions partis depuis deux jours du lac Sainte-Anne, quand la route parut s’améliorer : on trouvait quelques places de pays ouvert, les arbres étaient moins élevés, et ils formaient des groupes sur les penchants de basses collines. À midi, nous étions près d’un grand lac[2], que nous côtoyâmes tout le reste de la journée. Il paraissait bien peuplé de poisson et de volaille sauvage. Les poissons dans les eaux basses se reposaient au soleil, daignant à peine se déranger à l’approche de nos chevaux. Mais les moustiques étaient fort désagréables. Le soir, ils nous obligeaient ordinairement à tendre notre loge indienne et à allumer du feu, pour les chasser en les enfumant, avant que nous pussions nous livrer au sommeil.

Le 11 juin, nous étions près de la rivière Pembina. Elle a des eaux claires, peu profondes, coulant vers le nord-ouest, sur un lit de cailloux, entre des berges perpendiculaires qui ont bien quatre-vingts pieds de haut. Ces bords laissaient voir la section d’un magnifique gisement de charbon, ayant quinze à vingt pieds de profondeur. Nous passâmes aisément la rivière à gué. Sur le rivage opposé, nous rencontrâmes deux métis qui rentraient à Sainte-Anne après avoir chassé le castor à la trappe. Nous passâmes là une heure ou deux à étudier le charbon et à examiner si le sable de la rivière contenait de l’or.

Le charbon n’était pas de première qualité. Il avait une cassure terreuse et une flamme sans éclat, faisait beaucoup de fumée et laissait une grande quantité de cendres d’un gris jaunâtre. Cependant le morceau que nous étudions n’était pas un bel échantillon ; nous l’avions ramassé dans le lit de la rivière qui en était pavée. On a encore trouvé le charbon, au nord, sur les rivières Mac Leod, Athabasca, Fumeuse, de la Paix et Mackenzie ; vers le sud, sur la Saskatchaouane et les rivières de la Bataille et du Cerf[3]. À Edmonton, dans la falaise qui domine le bord de la rivière, on en voit un gisement qui est employé pour la forge. Ainsi on a observé les couches de houille en plusieurs endroits, dispersées dans un espace de plus de dix degrés de latitude, mais presque invariablement sous le même méridien.

En tirant une ligne depuis la rivière Mackenzie jusqu’au confluent de la Rivière du Cerf dans la Saskatchaouane méridionale, on aurait assez enctement celle qui détermine la position des gisements de charbon observés jusqu’ici. Ds ont une étendue considérable, et formeront sans doute un jour un des principaux éléments de la richesse de ce district de la Saskatchaouane, que la nature a si extraordinairement favorisé.

Après avoir étudié le charbon, nous nous sommes mis à laver le sable pour y chercher de l’or ; notre peine a été alors récompensée par la trouvaille de ce que les mineurs appellent la couleur, c’est-à-dire quelques parcelles de la plus belle poudre d’or qui demeure avec le sable noir, quand le reste des ordures a été enlevé par l’eau.

Deux ou trois jours encore, le pays a présenté la même surface légèrement onduleuse, aux bois épais, n’ayant presque aucune éclaircie ni éminence, d’où la vue puisse s’étendre à distance. Le sol ferme ne se trouvait qu’au faîte des collines étroites et basses qui séparaient des vallées larges et peu profondes. Celles-ci étaient occupées par des muskegs, sorte de marais unis et recouverts d’une croûte moussue qui a cinq ou six pouces d’épaisseur ; le grand nombre de sapins qui ont poussé dru et d’arbres qui sont tombés y ajoute aux difficultés de la route. Il n’y a qu’un voyageur de la Baie de Hudson qui puisse songer à faire marcher des chevaux dans un pareil pays.

De temps en temps, nous traversions des pistes d’élans et d’ours noirs. Les premiers jours, on voyait quelques canards sur les cours d’eau et sur les lacs ; mais, à mesure que nous pénétrions dans l’intérieur de la forêt, la volaille sauvage disparaissait des eaux. D’autre part, les pigeons, les perdrix de bois et les perdrix de pin se montraient en abondance et nous en tuions d’abord en quantité. La perdrix de bois ou tétras de saule fréquente les bois épais et les terrains bas, aux deux côtés des Montagnes Rocheuses. Si elle est effrayée, elle s’envole dans un arbre et y sert de but ; quand elles sont plusieurs, elles se laissent abattre l’une après l’autre au lieu de partir. Au printemps, le mâle pour plaire à la femelle, se livre à l’exercice suivant : il se pose sur une branche, ébouriffe ses plumes, étend sa queue comme un dindon fait sa roue, ferme ses paupières et bat le tambour contre ses flancs à l’aide de ses ailes, produisant un bruit fort semblable à celui d’un tonnerre lointain. Dans cette occupation, il s’absorbe au point de se laisser approcher assez près pour qu’on puisse lui jeter au col un nœud coulant attaché au bout d’un court bâton. Vers le milieu de juin, les perdrix étaient entourées par leurs jeunes couvées et nous cessâmes de les tirer. Quand nous en rencontrions, la femelle, et quelquefois même le mâle, s’élançait en avant, jusqu’à près de deux mètres de nous, les ailes étendues, les plumes hérissées, absolument comme les poules de nos fermes pour défendre leurs poussins. La perdrix de pin est un peu plus grosse que le tétras de saule, plus foncée en couleur, comme un tétras anglais, avec une bande écarlate au-dessus des yeux. On ne la rencontre que dans les muskegs ou marais à sapins. Le pigeon est le beau pigeon voyageur, à longue queue, ai commun dans les forêts américaines ; nous l’avons rencontré dans l’ouest jusqu’aux sources de la Thompson septentrionale.

Un curieux oiseau, que nous n’avons trouvé qu’entre la Pembina et l’Athabasca, et que nous avons appelé l’hirondelle retentissante, a attiré notre attention, mais nous n’avons jamais pu nous en procurer un échantillon. Il était à peu près de la taille d’un pigeon, avec des ailes longues et étroites comme celles du martinet. Il s’élançait comme lui çà et là dans les airs, paraissait prendre des mouches et, quand il était à une grande élévation, il tombait comme une flèche, faisant un singulier retentissement qu’on ne peut bien comparer qu’au bruit grandissant que produit une machine à battre le blé lorsqu’on y met une gerbe de grain. Nous n’avons jamais vu cet oiseau ailleurs en Amérique.

Quant à M. O’B., il employait son temps à augmenter l’inimitié que nos gens avaient conçue contre lui. Il refusait de travailler et réclamait leurs services du ton le plus impératif. Il n’essayait pas d’aider à charger son cheval, mais il voulait qu’on l’aidât à rouler sa couverture ou à placer son pemmican. Malgré toutes nos remontrances, il s’obstinait à marcher le dernier de la file que nous formions, et souvent il restait en arrière. Quand ceux qui le précédaient étaient hors de sa vue, cas qui se présentait trop souvent, parce que les arbres étaient fort rapprochés, la terreur le saisissait ; il s’asseyait sans tâcher de retrouver son chemin et faisait résonner les bois des cris par lesquels il implorait notre assistance. La première fois que cela arriva, nous arrêtâmes le convoi, assez alarmés, et Baptiste courut à l’arrière pour voir de quoi il s’agissait. À son profond dégoût, il trouva M. O’B., assis sur un arbre couché à terre et où il hurlait de toutes ses forces. Il en résulta qu’aucun de nos gens désormais ne voulut se retourner pour lui et que cette tâche nous incomba. M. O’B. était doué de la plus merveilleuse timidité. Ses frayeurs faisaient pour lui un fardeau de la vie. Mais ce qu’il redoutait le plus, et cependant le nombre des objets de ses terreurs était une légion, ce qui particulièrement excitait son horreur, c’était l’ours gris. Il en était devenu véritablement fou. Jamais il n’avait vu d’ours gris ; mais, chaque jour, il s’attendait à en rencontrer un et à finir ainsi d’une manière aussi inattendue qu’épouvantable. En marchant à travers la forêt, le bruissement de chaque feuille, le craquement de chaque tronc, était pour lui, pour son esprit troublé, l’indice de l’approche de l’ennemi qu’il redoutait. L’Assiniboine voulut tirer parti de cette faiblesse pour le guérir une bonne fois de son incurie à rester en arrière, jusqu’à perdre de vue la compagnie. Il l’attendit, caché derrière les arbres, près de la voie, et, quand M. O’B. passa, il jeta un si horrible hurlement que le malheureux, prenant les jambes à son cou, vint chercher près des autres une protection qu’il n’abandonna plus durant quelques jours. Un soir que nous étions assis pris du feu du bivouac, un mouvement dans les broussailles attira nos regards et nous crûmes voir se remuer un objet sombre et informe qui, à la lueur obscure et vacillante du feu, avait bien l’apparence d’un ours. M. O’B. s’élança vers nous dans la terreur la plus honteuse ; mais cet objet, entrant en pleine lumière, nous fit voir un pied chaussé d’un moccasin. C’était le jeune Assiniboine, qui, enveloppé d’une robe de bison, s’était mis à quatre pattes pour faire peur au vieux.

Trois jours après avoir passé la Pembina, nous nous arrêtâmes pour dîner dans une prairie marécageuse qu’avait formée une digue formée par les castors à travers un cours d’eau ; elle ressemblait tout à fait à celles que nous avions remarquées près de la rivière du Chien et à Edmonton. Ces endroits avaient maintenant beaucoup de valeur pour nous, car ils étaient les seuls espaces ouverts où nous pussions trouver à faire paître nos chevaux, jusqu’à notre arrivée aux montagnes. Ils étaient fort communs le long de notre route et, le plus souvent, un monticule herbeux et un terrassement au travers de la prairie nous signalaient la vieille maison des castors et leur digue. Entre la Pembina et l’Athabasca, il n’y a presque aucun cours d’eau, hormis la grande rivière Mac Leod, qui n’ait pas l’air d’avoir été détruit par le travail de ces animaux. La région tout entière n’est guère qu’une succession de muskegs, séparés par d’étroites lignes de terrain plus élevé, et il serait curieux d’examiner si l’énorme espace de terrain, marqué sur les cartes comme marécageux, n’a pas été mis dans cet état par les travaux du castor, qui aurait ainsi détruit lui-même les courants nécessaires à son existence[4].

Le soir de cette même journée nous arrivions de bonne heure dans un petit espace ouvert, sur le bord d’un ruisseau, qui est du petit nombre de ceux que nous avons rencontrés dans ce pays. Cheadle et L’Assiniboine avaient remonté le courant en quête des castors ; mais le premier, ayant aperçu quelques truites, était revenu sur ses pas pour les pécher, tandis que L’Assiniboine continuait sa chasse. On dressa le camp. Cheadle, à la nuit, rapporta quelques poissons qui nous servirent à souper ; M. O’B. s’alla coucher et le reste demeura à fumer en s’étonnant de ce que L’Assiniboine rentrât si tard. Tout à coup la portière de la loge fut soulevée, et L’Assiniboine entra, tremblant d’émotion, ayant à peine la force de parler et se bornant à dire dans son patois français : J’étais en pal mal de danger. J’ai vu les ours gris, proche ! proche ! et il demanda à fumer une pipe, que son fils lui bourra immédiatement et lui passa. Lorsqu’il eut été suffisamment apaisé par l’herbe calmante, il nous conta ses aventures. Il avait rencontré les castors en haut du ruisseau et en avait tiré un, qui avait plongé et qu’il n’avait pas pu attraper. Après avoir erré quelque temps encore sans rien plus trouver, il s’était mis en route pour revenir juste avant la brune. Mais, à quelques centaines de mètres du bivac, il avait entendu un frôlement dans les broussailles près de lui et, pensant que des chevaux s’étaient égarés là, il s’était détourné sous le couvert pour les ramener. Au lieu de voir les chevaux qu’il s’attendait à trouver, il s’était rencontré face à face avec un énorme ours gris qui était occupé à déchirer un tronc pourri afin d’y prendre des insectes. À la vue de L’Assiniboine, l’animal, quittant son occupation, s’était avancé vers lui en poussant un épouvantable grognement et en relevant ses lèvres de façon à faire voir ses grandes dents et sa gueule énorme. Ce premier ours fut alors rejoint par deux autres de moindre taille, qui étaient accourus en entendant le grognement. L’Assiniboine, vieux chasseur plein d’expérience, les attendit de pied ferme et, quand le gros ours fut arrivé à la distance de deux ou trois mètres, il déploya subitement les bras. Cet expédient, auquel on a ordinairement recours quand on chasse leurs gris, réussit à arrêter un instant l’animal, qui, se postant sur ses jambes de derrière, fournissait une excellente occasion de lui porter un coup bien dirigé. L’Assiniboine l’ajusta avec soin et lâcha la détente ; mais la capsule seule éclata. Il tira la seconde détente ; mais avec aussi feu de succès. Ce qui est étrange, c’est que l’ours ne l’attaqua point. Comme l’homme continuait à garder sa fermeté et son immobilité, l’animal recula près des antres et se tint en observation. Chaque fois que L’Assiniboine essayait de se retirer, l’un ou l’autre des ours s’élançait vers lui en grondant. Cela dura quelque temps ; puis les ours reprirent leur travail et se remirent à briser les troncs pourris. L’homme se déroba sans qu’ils le vissent. Mais cette heureuse fuite ne lui suffisait pas ; il voulait se venger. Quand il fut bien hors de vue, il renouvela la poudre et les capsules de son fusil, se glissa, en tournant avec précaution, afin d’attaquer ses ennemis d’un autre côté. Il les trouva à la même place et livrés aux mêmes occupations. S’accroupissant derrière une barricade naturelle, fermée par des arbres tombés, il visa avec le plus grand soin le vieil ours et tira. Aucun des coups ne partit encore ; mais les trois bêtes, averties par l’explosion des capsules et regardant auteur d’elles, l’eurent bientôt vu ; elles s’élancérent en grognant et montrant les dents, mais s’arrêtèrent en touchant à la barrière que faisaient les arbres et qu’elles n’essayèrent pas de franchir. La même scène déjà décrite se renouvela ; les animaux s’irritaient chaque fois que l’homme faisait mine de s’éloigner, mais ils s’abstenaient de l’attaquer. Enfin, tout à coup, ils se mirent à courir de toute leur force, et, après avoir attendu quelque temps, L’Assiniboine put regagner notre bivac sans être autrement inquiété. Selon toute vraisemblance, cet homme a dû en cette circonstance la vie à son sang-froid et à n’avoir pas pu faire feu ; car il est certain que, s’il eût blessé un seul de ces animaux, tous les trois l’auraient attaqué et ne l’auraient laissé que mort.

Pendant le récit émouvant de L’Assiniboine, M. O’B. était tranquillement resté roulé dans sa couverture, ignorant parfaitement qu’il fût arrivé rien d’extraordinaire, parce qu’il ne comprenait pas un mot du patois mêlé de français et de crie dont se servait L’Assiniboine. Milton lui dit donc en anglais : « Monsieur O’B., L’Assinmiboine vient d’être attaqué près du camp par trois ours gris. » Au mot ours, il s’élança en pied hors de sa couche, montrant dans toute sa personne la plus vive anxiété, et demandant avec angoisse si le fait était vrai et comment il avait eu lieu. Nous lui racontâmes l’aventure et, à mesure qu’il l’entendait, sa mâchoire tombait d’une façon lamentable et sa figure prenait l’expression de l’agonie. « Docteur, dit-il quand nous eûmes achevé, le cas est fort sérieux, le danger est très-grand. Voici un terrible voyage. Voulez-vous me rendre l’extrême service de me prêter votre revolver ? Je suis résolu à vendre chèrement ma vie, et comment me défendrais-je, en cas d’attaque cette nuit, si je reste désarmé ?

— Oh ! certainement, répliqua Cheadle en prenant le pistolet et en jouant avec la détente ; c’est avec le plus grand plaisir ; le voici ; oui, si vous le voulez ; peut-être, dans ces circonstances, ferez-vous bien de le prendre ; mais je dois vous avertir que vous ne pouvez le manier qu’avec la plus grande précaution, car ordinairement il part tout seul. »

M. O’B. retira promptement la main qu’il tendait, réfléchit, hésita et finit par conclure qu’il valait sans doute mieux ne pas toucher à une arme si dangereuse. Il se contenta de prendre la grande hache et, bien qu’on pût douter qu’il s’en servît d’une façon très efficace en cas de besoin, il la mit sur son lit. Quant à nous, le récit de L’Assiniboine nous avait fort excités et nous convînmes d’aller, au point du jour suivant, à la poursuite des ours.

Aussitôt que la lumière commença, nous fîmes nos préparatifs de chasse. La femme et le garçon devaient nous accompagner pour chercher le castor que L’Assiniboine avait tiré la veille, et M. O’B., à sa grande épouvante, resterait seul chargé de la garde du camp. Il fit de fortes remontrances : à son avis, les ours ne manqueraient pas de profiter de notre absence pour attaquer une position sans défenseur. Nous fûmes inflexibles. Delirant reges, plectuntur Achivi[5], s’écria le pauvre désespéré. Il se retira dans la loge, fit tomber la portière, alluma un feu effrayant pour tenir l’ennemi à distance et demeura assis, tenant la hache à ses côtés et plein d’anxiété, jusqu’à notre retour. Quant à nous, sous la conduite de L’Assiniboine, nous arrivâmes au lieu où la veille s’était passée son aventure. Tout y confirmait les détails de son récit. Les troncs pourris étaient déchirés, le sol mou et l’herbe longue gardaient les énormes empreintes des ours ; une trace foulée montrait l’endroit où ils avaient chargé l’homme à plusieurs reprises ; on suivait la piste de ce dernier lorsqu’il avait fait le circuit pour aller se poster derrière sa barricade, et l’on voyait les marques des ours s’éloignant en toute hâte de cet endroit. Il semblait pourtant évident qu’ils avaient passé la nuit dans le voisinage, car nous trouvâmes très-fraîches les traces qu’ils avaient laissées en traversant le ruisseau et, sur l’autre rive, l’eau qui avait dégoutté de leurs épaisses fourrures n’était pas encore séchée.

Nous suivîmes la piste. L’Assiniboine nous guidait à grands pas, mais dans un silence parfait, à travers les épaisseurs du fourré, où nous trouvions des marques de plus en plus fraîches : un tronc pourri récemment déchiré, un nid d’abeilles qui venait d’être détruit et des empreintes où le gazon semblait encore se relever d’une pression qui cessait. Nous étions fort émus. Avançant doucement, nos fusils armés, respirant à peine, nous pensions à chaque instant voir se dresser les trois monstres devant nous ; malheureusement nous arrivions sur un terrain dur, sans herbe, où il fut impossible de reprendre la piste et, après une longue recherche, nous fûmes, bien malgré nous, contraints d’abandonner notre poursuite.

Milton et Baptiste retournèrent au camp pour faire les paquets et continuer le voyage, et Cheadle, avec L’Assiniboine, s’obstina à suivre une trace fraîche d’élan que nous avions coupée. Ils nous rejoignirent avant la nuit sans avoir réussi à trouver l’animal qu’ils avaient chassé.

En arrivant près du bivac, Milton observa la tête de M. O’B. passée avec précaution hors de la porte de la loge pour examiner ce qui s’approchait. Dès que M. O’B. fut bien certain que ce n’étaient pas des ours, mais des hommes qui venaient, il osa sortir. La réception qu’il leur fit fut chaleureuse, et il discourut longuement sur les horribles inquiétudes que lui avait données leur absence.

Le lendemain, Cheadle se disposait à prendre les devants, afin d’avoir la chance de trouver du gibier, quand M. O’B. vint lui recommander la plus grande prudence. Il devait charger les deux canons à balle et ne s’avancer que le fusil armé, prêt à faire feu. Cheadle lui assura qu’il était indispensable d’avoir un canon chargé à petit plomb pour le gibier à plumes, et il partit en riant. Mais M. O’B. le suivait des yeux avec une expression de pitié et branlant la tête de la façon la plus tragique. Milton et le reste de la compagnie marchèrent presque toute cette journée, s’étonnant à la fin de ne pas avoir vers midi rencontré Cheadle, qui avait l’habitude de les attendre dans un endroit favorable à poser le bivac. Ils maudissaient sa folie qui les avait entraîné si loin ; enfin ils s’arrêtèrent désespérés et attendirent, convaincus que Cheadle s’était égaré. Ce n’était pas l’avis de M. O’B. « Milord, disait-il à Milton, vous pouvez être certain que le docteur a rencontré les ours. Je l’ai averti à plusieurs reprises qu’il y avait imprudence à s’en aller seul ainsi. Et ce matin même, vous l’avez entendu, je lui ai recommandé de prendre garde à lui et de mettre une balle dans chacun des canons de son fusil ; mais il s’est moqué de moi, et est parti avec son arme au repos, négligemment jetée sur son épaule. Vous en voyez à présent les terribles conséquences. Je ne mets pas en doute qu’il a été surpris par ces trois ours et déchiré en morceaux, ce pauvre garçon ! » Heureusement, les sombres prophéties de M. O’B. ne tardèrent pas à être démenties par l’arrivée de l’absent. Cheadle, en traversant une série de marais, avait perdu sa route et ne l’avait retrouvée qu’avec assez de difficulté. Et comme, pendant ce temps, nous étions passés en avant, il lui avait fallu suivre notre piste avec une infatigable persévérance.

Dans cette après-midi, nous trouvâmes un sol plus ferme, bien que couvert encore de sapins rapprochés et de fougères de chêne et de hêtre, où l’on enfonçait jusqu’aux chevilles. Une marche assez courte nous conduisit aux rives du Mac Leod, où nous campâmes pour la nuit.

Le Mac Leod est une belle rivière qui a environ cent cinquante mètres de large. Il roule ses eaux claires et peu profondes, comme la Pembina, sur un lit de rocs et de cailloux. La Pembina, à l’endroit où nous l’avions passée, s’est coupé un canal dans des strates molles, qui ont formé des deux côtés une falaise perpendiculaire. Le Mac Leod, au contraire, a des rives plus évasées, qui s’élèvent assez roides, mais non dans le sens vertical, à une plus grande hauteur, et que revêtent de riches bordures de sapins et de trembles. Il est sujet, en de certaines saisons, à des débordements dont témoignent et les gros cailloux transportés au loin le long de ses rives et les amas de bois flotté accumulés dans différents endroits, et aux coudes que décrit la rivière. Le lendemain, nous le traversions aisément à gué ; et, après avoir fait filer en avant les bêtes de somme, nous attachions à un arbre nos chevaux pour chercher de l’or.

Après avoir lavé deux ou trois terrines d’ordures, nous n’avions découvert que des marques légères et douteuses du précieux métal. Nous remontâmes donc la rive pour rejoindre nos gens. Mais nos chevaux s’étaient détachés et avaient disparu. À quelque distance de là, nous trouvâmes le cheval de Milton, retenu par sa bride qui s’était entortillée à un tronc. L’autre était invisible. Nous rattrapâmes le convoi qui s’était arrêté dans un marais à castors et qu’avait rejoint le cheval de Cheadle, mais sans sa bride. La grande hache aussi s’était détachée d’un des paquets qu’il portait, et nous dûmes nous arrêter une couple heures, durant lesquelles nos gens revinrent sur leurs pas, en quête des objets perdus. On retrouva la bride ; mais la hache, qui avait bien plus d’importance, puisque c’était la seule que nous eussions de cette dimension, ne fut pas recouvrée.

La chaleur était accablante. Les moustiques et une espèce de taons, que les métis appellent des bouledogues, tourmentaient les chevaux, et bien que nous eussions fait un grand feu de bois vert à leur intention (la fumée écartant les insectes), nos bêtes ne pouvaient paître et s’élançaient en tous sens, affolées par leurs douleurs. Le bouledogue est une forte mouche, deux fois à peu près grosse comme la mouche bleue à viande ; elle a un long corps rayé de jaune ainsi que celui de la guêpe ; sa bouche est armée d’un formidable appareil coupant, composé de quatre lancettes. Fort nombreuses dans le pays marécageux et boisé, ces mouches sont très-acharnées quand elles attaquent les hommes et les animaux. Le bouledogue se pose avec légèreté, sans éveiller l’attention, sur un endroit exposé, et on ne s’aperçoit de sa présence que par une vive piqûre, pareille à celle d’une aiguille, et qui fait tressaillir le patient. Cependant cette piqûre ne laisse pas après elle, comme celle des moustiques, de l’inflammation ni de l’enflure. L’été, ces insectes font horriblement souffrir les chevaux, dont le col, qu’ils ne peuvent défendre avec la tête ni avec la queue, se couvre de grappes formées par ces vampires et toutes dégoûtantes de sang.

Quand nous eûmes passé le Mac Leod, nous continuâmes à remonter le long de la rive gauche ou occidentale. La route était devenue pire qu’aucune de celles que nous eussions vue encore. Le sol était marécageux et les sapins trop rapprochés. Le sentier n’était ouvert que dans une largeur suffisante pour laisser passer un cheval et son bagage, encore était-il encombré de racines et d’arbres tombés. Dans cette région, jamais les voyageurs ne s’arrêteront pour enlever un obstacle qu’un cheval peut à la rigueur franchir en sautant ou en grimpant par-dessus. La croûte moussue ayant été enfoncée par des piétinements réitérés, les chevaux entrent jusqu’aux jarrets dans le marais qu’elle recouvre, attendu que la véritable muraille d’arbres serrés qui s’élève de chaque côté les empêche de passer sur une terre plus ferme. En général, une journée de voyage sur le chemin de Jasper House se passe à se débattre au milieu du marais, exercice varié par les sauts et les plongeons qu’on fait par-dessus le bois, qui gît, couché, empilé, entrelacé de toutes parts, au travers du sentier. Les chevaux demeurent embourbés, culbutent avec fracas parmi les troncs, ou, poussés au désespoir, ils se jettent de côté, au milieu de l’épaisseur de la forêt ; mais ils ne tardent pas à y être retenus par leurs bagages, qui s’embarrassent dans quelque étroit passage entre des arbres contigus.

Le 16, nous atteignions un endroit où, la rivière remontant par un coude qu’elle fait vers le sud, le chemin s’en éloigne à angle droit pour l’éviter. Il y a ici une petite rivière qui tombe dans le Mac Leod, et les collines grossissent et s’élèvent vers l’ouest. La petite rivière nous fit voir des poissons qui sautaient pour attraper les mouches ; ses rives portaient des marques fraîches de castor et, de loin en loin, des traces d’élan et d’ours. Comme, depuis deux ou trois jours, nos chevaux n’avaient guère trouvé à manger et qu’un terrain incendié nous offrait un meilleur pâturage qu’à l’ordinaire, nous décidâmes que nous prendrions ici un jour de repos et que nous chercherions fortune en chassant et en pêchant. Cheadle et L’Assiniboine s’éloignèrent au point du jour, en quête de l’élan, et Milton, avec les autres, voulut prendre des truites. M. O’B, lui-même, entraîné par l’espoir de manger quelque chose de plus délicat que le pemmican, essaya de pêcher ; mais il pataugeait avec un tel bruit et réussissait si mal qu’il s’ennuya bientôt de cette occupation. Cette fois, Baptiste se montra fort rebelle et très-mécontent : il refusa de dresser la loge à l’endroit que lui indiquait Milton et, après une courte altercation, se prit à faire son petit paquet, en déclarant qu’il allait s’en aller de suite. Cependant, changeant d’idée, il se mit à pêcher comme les autres, On eut avant le soir un beau plat de poissons, parmi lesquels étaient deux ou trois grosses truites blanches, pêchées dans le Mac Leod, et plusieurs petites truites à bandes, avec des poissons ressemblant à la vaudoise. Avant la nuit, Cheadle et L’Assiniboine étaient de retour sans avoir trouvé de gros gibier. Ils avaient longtemps suivi une trace fraîche d’élan et avaient découvert la place où l’animal s’était tout récemment couché, où, dans cette posture, il avait brouté les petites branches à sa portée : la sève était encore humide dans les places où ses dents avaient rongé l’écorce. Notre chasseur, en suivant les pistes, déployait une sagacité vraiment admirable. Il se glissait rapidement, sans bruit, sans hésitation, à travers les bois épais, ou par-dessus les troncs tombés les uns sur les autres ; ses compagnons avaient peine à le suivre de près ; pourtant aucune de ces empreintes, que l’œil moins expérimenté de Cheadle ne pouvait reconnaitre qu’après l’examen le plus attentif, ne lui échappait. Non-seulement le chasseur est forcé de ne pas perdre la piste des yeux, mais encore i] doit chercher constamment l’animal qu’il poursuit, car il peut le rencontrer à chaque instant ; il ne doit non plus ni briser une branche sèche, ni faire du bruit dans le taillis qu’il traverse. Parmi les quelques facultés dont l’Indien Peau-Rouge est doué pour le bien ou pour le mal, on n’a rien exagéré dans ce qu’on a dit de la puissance de sa vue, ou de la sagacité qu’il possède pour suivre une piste et pour interpréter les indices qu’il rencontre. Il passera parfois des journées entières à poursuivre un élan, et, dans l’hiver, quand le son de la croute de neige qui se brise sous ses pieds trahirait ses approches, il prendra la peine de tailler au couteau chacun de ses pas. Dans le cas dont il s’agit, Glen était parti et la chasse avait été abandonnée.

Le soir, nous nous régalâmes bien avec notre plat de poissons, et nous aurions été assez gais sans la sinistre bouderie de Baptiste. La matinée suivante s’annonçait mieux. Baptiste aida volontiers à charger les chevaux, il fut aussi communicatif qu’à l’ordinaire et eut l’air tout à fait content. Cheadle partit en avant, et après une heure ou deux de marche il s’arrêta pour attendre le convoi. Quand celui-ci arriva, Baptiste avait disparu ; ce fut Milton qui, le premier, signala son absence. L’Assiniboine affirma que tout ce qu’il savait à cet égard, c’est que, lors du départ, Baptiste était resté en arrière sous prétexte d’allumer une pipe ; il me doutait point qu’on ne le revît d’u, instant à l’autre. Nous continuâmes de marcher jusqu’à midi. Alors, comme Baptiste ne reparaissait pas, nous demeurâmes convaincus qu’il avait réellement déserté. Nous nons arrêtâmes pour délibérer solennellement sur le parti qu’il y avait à prendre dans ces nouvelles circonstances. Il demeura évident pour nous que jamais Baptiste n’avait eu l’intention de nous accompagner au delà de la place où nous étions et qu’il n’avait cherché une dispute qu’afin de se procurer une excuse pour nous quitter. Il nous emmenait un de nos meilleurs chevaux et une petite quantité de nos provisions. Le suivre était parfaitement inutile, si nous ne nous proposions pas de rentrer à Edmonton. Nous en vînmes donc à la ferme résolution de continuer, coûte que coûte, notre expédition, bien que nous ne pussions pas nous dissimuler que ce serait une très-lourde tache. Nous avions treize chevaux à charger et à conduire à travers l’épaisseur des forêts ; nous ne pouvions attendre d’assistance que de la part de L’Assiniboine, qui était manchot, de sa femme et de son fils ; M. O’B. n’était qu’un embarras de plus. Or, nous avions devant nous, six au moins, peut-être sept cents milles, du pays le plus difficile au monde, et personne de nous n’y avait mis le pied auparavant. Cependant nous étions décidés à nous fier à L’Assiniboine, s’il voulait nous donner sa parole d’honneur de ne nous délaisser dans aucune circonstance, car nous avions la conviction que sa prodigieuse sagacité suffirait à nous trouver la route. Nous lui proposâmes donc immédiatement de l’élever à la position de Baptiste, de faire de lui notre guide et d’augmenter ses émoluments, nous contentant qu’il prît l’engagement formel de nous suivre jusqu’au bout. Nous l’envoyâmes consulter sa femme et, lorsqu’il eut causé quelque temps avec elle, il revint nous dire que tous deux étaient déterminés à nous servir fidèlement, et qu’il se sentait certain de n’avoir aucune difficulté à suivre la trace des émigrants.

Le lendemain matin, nous retrouvâmes le Mac Leod et nous le suivîmes durant une couple de jours. Un de ses petits affluents nous donna l’occasion de pécher la truite d’une manière assez nouvelle. Nous étions descendus avec le jeune Assiniboine vers le ruisseau, tandis qu’on préparait le dîner ; nous voulions pêcher avec des taons que nous avions pris sur nos chevaux. Il y avait un certain nombre de truites étendues à l’ombre d’un large saule qui dominait le courant. Nous nous appuyâmes le long du tronc pour laisser tomber devant le nez des poissons la mouche tentatrice. En cet instant, un faux mouvement précipita Cheadle dans l’eau avec un horrible fracas. Le jeune garçon, en riant du malheur de son compagnon, glissa aussi et éclaboussa tout autour de lui. Ces deux chutes n’empêchèrent pas les truites de revenir immédiatement à l’ombre qui les protégeait et ne les réveillèrent point suffisamment pour qu’elles tournassent leur attention vers notre amorce. Laissant donc le jeune Assiniboine manœuvrer la mouche, nous nous mîmes à exciter les truites avec le bout d’une longue perche. Ainsi réveillées de leur état léthargique, elles remarquèrent l’amorce, ce qui nous procura un bon repas. Avant d’avoir recours à cette invention, nous n’en avions pris aucune.

Comme le sentier suivait le long de la rivière et s’effaçait de plus en plus, L’Assiniboine eut l’idée que nous avions quitté le bon chemin allant à Jasper Bouse, pour prendre une route suivie accidentellement par des chasseurs ou par des mineurs. À midi, nous campâmes donc au milieu d’un bois épais de jeunes sapins. Les arbres étant fort près l’un de l’autre, nous fûmes obligés d’en abattre quelques-uns pour faire de la place à nos chevaux et à notre bivac. L’Assiniboine partit à la recherche du bon chemin ; sa femme et son fils descendirent à la rivière laver quelques vêtements et nous restâmes seuls avec M. O’B. Comme les taons étaient fort nombreux, nous fîmes, dans l’éclaircie que nous avions pratiquée, un grand feu dans l’intérêt de nos chevaux ; puis un plus petit pour notre usage particulier. Nous étions tranquillement assis à l’entour, occupés à faire cuire le pemmican. M. O’B. avait retiré ses bottes et prenait grand plaisir à fumer sa pipe. Tout à coup, l’autre feu se mit à pétiller et à ronfler plus fort. Nous regardâmes et nous fûmes frappés d’effroi en voyant que plusieurs des arbres qui entouraient notre clairière s’étaient enflammés. Il est probable que les chevaux, en se poussant mutuellement pour se mettre au plus épais de la fumée, avaient d’un coup de pied envoyé quelque tison parmi les sapins. Ceux-ci, bien que verts, brûlent avec plus d’intensité que le bois le plus sec. C’était un moment critique. Cheadle saisit la hache et abattit arbre sur arbre pour isoler des autres ceux qui avaient pris feu. Milton s’épuisait en courses pour apporter des seaux d’eau, qu’il allait prendre dans une mare, heureusement à proximité, et pour en inonder la mousse épaisse et sèche qui communiquait rapidement le feu à la surface du sol. Déjà cependant nous nous trouvions presque environnés par les arbres incendiés ; les flammes étincelaient et filaient de branche en branche, d’arbre en arbre, de la façon la plus épouvantable. Elles pétillaient et criaient. Elles dévoraient avidement la résine des troncs. Elles éclataient et sifflaient. Les feuilles inflammables des branches largement développées les attiraient. La peur rendait nos chevaux indociles. Plusieurs, en dépit des flammes, s’élançaient dans l’épaisseur de la forêt qui les environnait, et l’un d’eux, fort brûlé aux jambes, se jetait par terre et se roulait de douleur au plus fort du brasier. Jetant la hache et le seau, nous nous mîmes à le tirer par la tête et par la queue, mais en vain ; alors nous le battîmes férocement à la tête, il fit un saut et s’élança dans le bois. Mais le retard causé par cet incident fut près de nous devenir fatal. Le feu en avait rapidement pris avantage ; l’air devenait brûlant, la fumée, étouffante ; les flammes rugissaient avec fureur : un instant, nous nous demandâmes s’il ne valait pas mieux laisser tout là et nous réfugier dans la rivière. Cependant le courage nous revint ; nous reprîmes la hache et le seau, et, à mesure que nous abattions des arbres et que nous éteignions des espaces de mousse, nous recommencions à espérer. Au milieu de ces frénétiques efforts, l’idée nous vint que notre ami, M. O’B., ne nous avait encore donné aucune assistance. Regardant autour de nous, nous le vîmes assis où nous l’avions laissé, tiraillant faiblement one botte qu’il avait l’air d’avoir la plus grande difficulté à mettre. Nous lui criâmes de venir, au nom de Dieu, nous aider, s’il ne voulait pas que nous mourussions tous dans les flammes. Il répondit d’une manière assez indécise qu’il allait arriver tout de suite, dès qu’il aurait mis ses bottes. Enfin, excité par nos représentations, par la réflexion qu’il brûlerait aussi facilement avec ses bottes que déchaussé, il accourut tremblant, hors de lui, nous apportant une assistance aussi tardive que peu utile, sous la forme de demi-pintes d’eau qu’il puisait dans sa petite bouilloire d’étain. Néanmoins, peu à peu, nous réussissions à couper le feu qui continuait à faire rage loin de nous. Quand nous rassemblâmes nos chevaux, nous vîmes que celui-là même qui nous avait causé tant d’inquiétude n’était pas trop maltraité, bien que roussi par tout le corps et sérieusement brûlé aux jambes.


La forêt en feu.

L’Assiniboine revint peu après. Il avait trouvé le bon chemin. Nous remîmes donc le bagage sur les chevaux ; mais, dès que nous eûmes regagné l’endroit où les deux sentiers se séparaient, nous rétablîmes notre bivac. Des nuages de famée, que nous vîmes incessamment le reste de cette journée et le lendemain, nous prouvaient que l’incendie continuait de brûler. Le jour suivant, nous nous éloignâmes à angle droit du Mac Leod, traversant comme auparavant les muskegs et les forêts de sapins ; mais, avant la nuit, nous fîmes trempés jusqu’aux os par la plus épouvantable tempête de pluie et de tonnerre que nous eussions encore rencontrée, à l’exception de la mémorable que nous avions essuyée sur la Rivière Rouge. À notre campement du soir, nous lûmes, sur un arbre, une inscription où nous apprîmes que les trois mineurs qui avaient quitté leur compagnie dans le district de la Saskatchaouane, pour découvrir les sources de cette rivière, s’apercevant qu’ils étaient près de l’Athabasca, s’étaient détournés pour aller chercher les sources du Mac Leod. Une forte pluie persévéra le lendemain à tomber sans interruption et nous contraignait à demeurer à l’abri de notre loge. Mais la matinée suivante se leva claire et brillante, et un bon chemin d’environ un demi-mille nous conduisit aux rives de l’Athabasca. Comme la Saskatchaouane, elle coulait dans un canal qu’elle s’était creusé au fond de la large vallée de la rivière. Les coteaux escarpés qui la bordaient avaient deux cents pieds de haut et étaient couverts de bois épais de pins[6], de sapins et de peupliers, qui ressemblaient fort à ceux du Mac Leod. Cependant la vallée de l’Athabasca est plus enfoncée et plus large. Les eaux de la rivière étaient troubles, profondes et rapides. Elles avaient alors, étant gonflées dangereusement, toute l’élévation du printemps et contrastaient vivement avec les cours d’eau clairs et bas que nous avions récemment traversés. L’Athabasca remplissait son lit jusqu’aux bords, avait deux cents mètres de large, se précipitait, enflant ses grosses vagues, par-dessus les roches dont son lit est semé et entraînait dans le courant de larges pins de cinq ou six pieds de diamètre, qu’elle faisait sautiller et tournoyer comme les pailles qui descendent un ruisseau. Les Indiens nomment cette rivière Mistéhay Chéké Sipi ou la Grande Rivière des Bois, en opposition avec la Saskatchaouane, qui est la Mistéhay Paskomô Sipi ou la Grande Rivière des Plaines. Nous la contemplions avec assez d’inquiétude, car elle ne nous donnait guère lieu d’espérer que, dans son état actuel, nous pourrions avec sécurité la passer en radeau. Aussi nous reconnûmes avec plaisir que le chemin remontait le long de la rivière. Peu après, le sommet d’une butte ronde et dégarnie nous donna la première occasion d’apercevoir les Montagnes Rocheuses. C’était un magnifique point de vue et le plus encourageant que nous pussions rencontrer. Il y avait si longtemps que nous vivions dans une contrée plate ! Depuis trois semaines, nous avions vécu ensevelis dans les profondeurs de la forêt, qui nous fermait toute perspective et nous privait presque de la clarté du jour.

Des chaînes de collines couvertes de sapins, courant presque du nord au sud, s’élèvent, par gradins toujours plus hauts, vers l’occident ; à l’horizon, nous voyions, parallèlement à ces hauteurs, une chaîne de pics sourcilleux et rocheux, que dominaient les têtes neigeuses de quelques géants. Cette neige, couronne des sommets les plus hauts, demeurait encore dans les creux des parties moins élevées ; elle étincelait au soleil à travers la vapeur d’un bleu pâle qui fondait les tons du paysage et rapprochait, presque jusqu’à nous, ces montagnes éloignées. Dans la chaîne, une entaille, aussi nette que si elle avait été faite au couteau, montrait, à notre imagination, l’ouverture de la gorge par laquelle nous devions passer. Un rocher bizarre situé sur le côté gauche ou oriental de ce passage, et fort ressemblant à la moitié d’un gâteau de Savoie[7] coupé verticalement, devait être celui dont nous avions entendu parler sous le nom de la Roche à Miette, non loin de Jasper House. Quand nous remontâmes la vallée de la rivière, nous rencontrions encore des futaies épaisses, des marais et des muskegs, mais aussi, de temps en temps, de belles oasis pareilles à des parcs d’un ou deux acres d’étendue, et traversées par des ruisseaux que la crue des eaux avait transformés en boueux torrents.

Le soir, notre bivac fut mis dans une toute petite prairie émaillée de vesces en fleur. La gelée était fort vive, si bien que l’eau, laissée dans les vases durant la nuit, portait le lendemain matin une crotale de glace d’un huitième de pouce d’épaisseur, et que M. O’B., qui s’obstinait à garder ses bottes au lieu de moccasins, les trouva si fortement glacées qu’il nous fallut attendre pour partir qu’elles fussent dégelées. À midi, le jour suivant, nous gagnâmes un petit lac très-pittoresque, de forme circulaire et enfermé dans une enceinte de montagnes élevées, aux flancs abrupts et décharnés. Un plongeon solitaire qui se tenait sur la surface du lac, d’où il envoyait ses notes plaintives, ajoutait encore au caractère sauvage de cet endroit.

La flore dans les clairières était très-gaie. Le lis martagon, les roses, la gallardia picta, la bourrache bleue, la vesce blanche ou purpurine, l’orchide rouge et la violette des marais s’y faisaient remarquer. À partir du lac, les chemins s’en allaient en plusieurs directions. Celui que nous prîmes finissait au bord de la rivière. Nous en trouvâmes un autre, vieux, effacé, qui ne nous conduisit pas bien loin, se terminant à une construction de bois non dégrossi, trop petite pour avoir été une demeure, et qui nous semblait avoir dû servir de cache pour garder la viande. Ici, la rivière s’élargissait en forme de lac[8] sur une étendue d’un mille en long et d’un demi-mille en large. Nous nous établîmes là pour la nuit, espérant bien retrouver le bon chemin le lendemain. Les moustiques et les taons nous y tourmentèrent plus que jamais, et les chevaux ne purent pas se tenir en repos de toute la nuit. M. O’B. avait préféré coucher à la belle étoile. Il ne ferma donc pas l’œil, s’attendant toujours à être foulé aux pieds des chevaux, qui s’obstinèrent à passer sur lui, malgré les avertissements qu’il leur prodiguait à coups d’une gaule mise dans ce dessein près de sa couche. Vers la fin de la nuit, il voulut aller se réfugier dans la loge. Milton, qui rêvait alors, s’éveilla en poussant un cri. M. O’B., éperdu d’effroi, criait de son côté : « Mon Dieu ! mon Dieu ! quelle horreur ! — Qu’est-ce que c’est ? — Ce n’est que moi, O’B. ; ne tirez pas, milord ! » Alors chacun se réveilla ; l’émotion devenait générale ; mais quand on eut vu que tout était paisible, on se remit sous ses couvertures ; excepté la cause infortunée de ces troubles, qui se tint en silence le reste de la nuit, trop ému pour pouvoir dormir.

Le lendemain fut passé au bivac ; nous raccommodions nos mocasins, et nous cherchions en vain à attraper du poisson, tandis que L’Assiniboine tâchait de retrouver notre chemin. Il y réussit et revint le soir nous annoncer qu’il fallait continuer à côtoyer la rivière. Le chemin commençait à monter, quand nous nous vîmes entourés d’une épaisse fumée. Elle venait d’un feu qui couvait encore sous des arbres brûlés et renversés de façon à nous barrer la route. C’était un symptôme encourageant, parce qu’il dénotait la récente présence de l’homme. Cependant nous n’avancions que lentement. Tantôt nous nous heurtions contre les arbres qui fermaient le passage ; tantôt nous allions chercher un chemin jusqu’au bord de la rivière, ou bien nous remontions la côte rapide qui la longe, afin d’éviter autant que possible les obstacles qui nous entouraient. Vers midi, L’Assiniboine nous conduisit sur un petit plateau découvert, où il n’y avait que des fleurs sauvages, et situé à la base de la Roche à Miette qui s’élevait perpendiculairement au-dessus. Nous y déchargeâmes les chevaux et nous nous y arrêtâmes pour prendre du repos.


Gorge et lac du haut Athabasca et la roche du Prêtre. Vue prise aux environs de Jasper-House.

Dans l’après-midi, nous vîmes des traces nombreuse et fraîches du bighorn ou mouton gris, qui vit à l’état sauvage dans les Montagnes Rocheuses[9]. L’Assiniboine et Cheadle entrèrent en chasse et escaladèrent les pentes roides des montagnes qui alors fermaient complétement la vallée. Le reste de la bande suivit un chemin bien frayé et montant brusquement, pour éviter une falaise escarpée qui en cet endroit penchait au-dessus de la rivière. Ce chemin s’élevait de plus en plus, longeant des saillies rocheuses ou escaladant des pentes abruptes, vertes et glissantes. Enfin il atteignait le terme de la végétation et n’était plus séparé que par un précipice, de la hauteur où se tenaient les neiges perpétuelles. Nos chevaux s’arrêtaient souvent ; ils cherchaient à se dérober à leur tâche ardue ; même le coursier de M. O’B., un étalon rouan, plein de force et en excellent état, se couchait résolûment à terre et refusait d’avancer. M. O’B. se hâta de mettre pied à terre en s’écriant : « La pauvre bête ! je pèse trop pour lui ! » Le cheval, profitant de cette circonstance, se prit à descendre, tandis que son propriétaire, se tenant coi, observait qu’on ne devait pas essayer de rattraper l’animal, attendu qu’il était trop épuisé de fatigue pour aller plus loin. Cependant Milton et le garçon l’eurent bientôt ramené près des autres. Peu de temps après, la cime était surmontée. Nous eûmes alors en plein la vue des Montagnes Rocheuses. Le paysage était si admirable que Mme Assiniboine et son fils se mirent, dans leur enthousiasme, à s’écrier : Aiouékarken ! C’étaient de toutes parts des pics aux formes les plus étranges qui s’élançaient dans les airs. À l’ouest, la Roche du Prêtre, pyramide de glace, s’élevait éclatante au-dessus d’une sombre montagne recouverte de sapins ; à l’est, la remarquable Roche à Miette ; en face et derrière, des montagnes coniques, crénelées, hérissées ; à des centaines de pieds au-dessous de nous, courait la tortueuse Athabasca. Sortant du cœur des montagnes à travers une gorge resserrée, elle pénètre dans une assez large vallée où elle s’étale en un lac de trois à quatre milles de long, puis elle se rétrécit de nouveau et se divise en plusieurs bras qui enveloppent des îles boisées ; après quoi, elle se développe encore dans un second lac plus petit que le premier. C’est là, entre ces deux lacs, sur la rive gauche de l’Athabasca, que gisait au fond de la vallée, comme une tache, le petit bâtiment de bois que nous avions si longtemps désiré d’atteindre. Avec quelle joie nous l’aperçûmes ! Il était là, sous nos yeux ! Jusqu’alors nous avions pu nous demander si, au lieu de la route de Jasper-House, nous ne suivions pas en effet un sentier tracé dans les montagnes par les chasseurs.


Ascension des montagnes près de Jasper-House.

Nous descendîmes dans la vallée par un chemin pareil à celui qui nous avait fait gravir la montagne. Milton et ses compagnons campèrent, pour attendre Cheadle et L’Assiniboine, dans une étroite plaine sablonneuse, en face du fort. Jasper-House est un petit bâtiment propret et blanchi, entouré d’une basse palissade et situé au milieu d’un vrai parterre de fleurs sauvages. Elles forment tout à l’entour un tapis aux couleurs variées et brillantes, dont le fond est occupé par ces sapins au vert sombre qui étendent leur épaisseur jusqu’au pied des collines. Entre cette zone ténébreuse et les terrasses de rocs, dont les sommets étaient blancs de neige, brillait, par l’éclatant contraste, une zone de buissons au vert tendre et d’herbages qui conservaient encore leur fraîcheur printanière. Aux environs de Jasper House, les fleurs étaient aussi belles que variées. Les cinéraires y étalaient à profusion toutes les nuances du bleu ; la famille des composées y montrait des variétés sans nombre ; on y voyait aussi les vesces, les roses, les orchidées, les lis martagons et une espèce de lychide aux pétales d’une brillante écarlate.

Tandis que Milton, M. O’B., Mme Assiniboine et son fils faisaient passer les montagnes au convoi des chevaux, Cheadle et son compagnon gravissaient les rochers près de la Roche à Miette, sur la piste des moutons gris. Le long des corniches étroites d’un précipice de pierre calcaire, à une hauteur vertigineuse, nos chasseurs épuisaient leurs forces. Hors d’haleine. les jambes brisées par cet exercice de la montée qu’ils n’avaient pas pratiqué depuis si longtemps, ils allaient, sans apercevoir la queue d’un bighorn. Cependant, à sept ou huit cents pieds d’élévation, ils distinguèrent un bouc de montagne ou mouton blanc, qui, à une distance de quelques centaines de mètres, paissait tranquillement avec son petit. Faisant alors un long détour, ils montèrent plus haut afin de dominer l’animal. Puis ils se glissèrent avec précaution vers le point où ils avaient d’abord aperçu le mouton blanc et, regardant par-dessus le haut d’une roche, ils virent à une vingtaine de mètres plus bas sa tête, qui regardait en haut. Le reste du corps était caché par une pierre qui avançait. Cheadle le tira au front. L’animal s’abattit, puis se releva, tout effaré, et n’essayant pas de fuir. Il mettait alors son épaule en vue. L’Assiniboine y envoya une balle. Le bouc se traîna difficilement à quelque distance. On l’y suivit promptement et on le trouva à peu près mort. L’Assiniboine, qui n’avait plus de balle, tua le chevreau avec une charge de plomb. En examinant leur gibier, ils trouvèrent que le premier coup n’avait fait que frapper l’os frontal près de la racine de la corne et l’avait arrachée, mais sans plus d’effet, si ce n’est d’empêcher la bête de fuir en l’étourdissant. Les chasseurs poussèrent le bouc et le chevreau dans le précipice et s’aidèrent des pieds et des mains pour descendre à la suite. Quand ils regardèrent d’en bas le chemin qu’ils avaient pris, il leur sembla qu’un bouc même n’aurait pas dû trouver à y poser le pied, et Cheadle s’étonnait d’avoir osé s’y aventurer. De plus, maintenant que l’entraînement de la chasse avait disparu, ils reconnurent que leurs moccasins étaient coupés en lambeaux et que, sans s’en apercevoir à l’instant, ils avaient marché à peu près nu-pieds sur les pointes des rochers. Lorsqu’ils eurent découpé les meilleurs morceaux de la viande, ils suspendirent le bouc et le chevreau à une perche dont chacun d’eux prit un bout et ils partirent ainsi pour regagner la compagnie. Il leur fallut gravir ce flanc de montagne, où le cheval de M. O’B. avait commencé à refuser ses services. Rude besogne pour des hommes aussi chargés. Bien souvent ils s’arrêtèrent avant d’avoir atteint le sommet. Là, comme il faisait déjà presque nuit, ils aperçurent tout en bas, à deux ou trois milles plus loin, le feu de notre bivac. Mais ils n’en pouvaient plus et, se trouvant incapables de porter leur butin beaucoup plus loin, ils s’assirent, tirant plusieurs coups de feu pour qu’on leur amenât un cheval. Comme ils entendirent qu’on leur répondait, ils reprirent leur fardeau pour descendre, espérant qu’ils rencontreraient bientôt des aides. Mais cette descente leur parut plus pénible encore que ne l’avait été la montée ; car le gazon et, plus bas, l’arbousier, les faisaient continuellement glisser. Enfin, parvenus au pied, ils trouvèrent un ruisseau. L’Assiniboine, harassé, jeta là son fardeau et, pour se rafraîchir, se plongea la tête dans l’eau. Peu après, Milton et le jeune Assiniboine arrivaient avec un cheval et emportaient la viande. Nous eûmes donc, ce soir-là, le souper le plus délicieux que nous eussions fait depuis notre départ d’Edmonton. En effet, il y avait trois semaines que nous n’avions pas goûté à la viande fraîche, si ce n’est quelques perdrix des bois ; le chevreau rôti surtout nous parut excellent et, pour un instant, il fit même oublier à M. O’B. ses inquiétudes.



  1. Nous avons appris par le docteur Rae, qui, l’été suivant, a passé par le même col que nous, que le bruit courait à Edmonton, qu’après nous avoir tous massacrés, L’Assiniboine était en train de revenir enrichi par la possession de nos chevaux et de nos dépouilles. (Éd.)
  2. Le lac Isle. (Trad.)
  3. Le Mackenzie est un fleuve qui sort du Grand lac de l’Esclave et tombe dans l’Océan Glacial du nord. La Fumeuse est un affluent de droite de la Rivière de la Pais. L’Athabasca tombe dans le lac du même nom et reçoit à droite le Mac Leod. La Rivière de la Bataille tombe à droite dans la Saskatcbaouane du nord, et celle du Cerf, à gauche, dans la Saskatchaouane du sud. (Trad.)
  4. C’est aussi l’explication que Hugh Miller donne de la formation des dépôts tourbeux de l’Écosse. Les arbres qu’ont abattus les Romains pour ouvrir leurs routes à travers la forêt ont arrêtés les courants d’eau ; des marais se sont ainsi formés, qui, peu à peu, ont été convertis en tourbières par les détritus des plantes aquatiques. (Éd.)
  5. Ce sont les Grecs qui souffrent des folies des rois. (Trad.)
  6. Il y a bien, dans les gravures qui accompagnent en voyage, quelques pins, comme dans la vue qui a été prise en face de Jasper House ; mais, en général, ce sont des sapins qui y sont représentés. (Trad.)
  7. Sponge-cake, n’a pas exactement d’analogue en français ; mais, ce qui est la seule chose importante ici, le gâteau désigné a ordinairement la forme conique. Ce renseignement est dû à M. Cheadle. (Trad.)
  8. Est-ce le lac Burnt ? (Trad.)
  9. Le bighorn est un animal qui ressemble au mouton ordinaire, mais avec une tête fort grosse et des cornes énormes en forme de boucle. Le mouton blanc rappelle le bouc commun, mais a le poil doux, blanc et plus pareil à la laine. Les Indiens de la Colombie Britannique tissent de belles couvertures avec ce poil. Le mouton blanc et le mouton gris fréquentent les rochers les plus élevés et ont la légèreté du chamois. (Éd.)