Voyage dans les royaumes de Siam, de Cambodge, de Laos et autres parties centrales de l’Indo-Chine (éd. 1863, Le Tour du monde)/03

Troisième livraison
Le Tour du mondeVolume 8 (p. 241-256).
Troisième livraison

Débarcadère d’une pagode moderne d’Ajuthia. — Dessin de Thérond d’après une photographie.


VOYAGE DANS LES ROYAUMES DE SIAM, DE CAMBODGE, DE LAOS

ET AUTRES PARTIES CENTRALES DE L’INDO-CHINE,


PAR FEU HENRI MOUHOT, NATURALISTE FRANÇAIS[1].
1858-1861 — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


VI

Remonte du Ménam. Rives, riverains et embarcations. — Ajuthia ancienne et moderne. — Un fragment d’histoire par une plume royale.

Ayant terminé, ou à peu près, mes observations et mes visites à Bangkok, je m’empressai d’arrêter mes dispositions de voyage. Je fis l’achat d’une légère petite barque qui pût contenir toutes mes caisses, un étroit espace couvert pour ma personne et un autre pour les bipèdes ou quadrupèdes composant toute ma famille d’adoption : deux rameurs, un singe, un perroquet et un chien. L’un de mes domestiques était Cambodgien, l’autre Annamite, chrétiens tous deux et connaissant quelques mots de latin[2] et d’anglais, qui, joints au peu de siamois que j’avais déjà pu apprendre, devaient me suffire pour me faire généralement comprendre.

Le 19 octobre je quittai Bangkok et remontai le Ménam dans ma barque avec mes deux rameurs, dont l’un était en même temps mon cook ou cuisinier. Le courant est toujours très-fort en cette saison, et nous mîmes cinq jours pour faire soixante-dix milles à peu près. La nuit nous avions terriblement à souffrir des moustiques, et même pendant le jour je faisais une chasse incessante à coups d’éventail à ces terribles petits vampires. Comme la campagne était entièrement inondée, nous ne pouvions mettre pied à terre nulle part ; et quand près des habitations mêmes je tuais un oiseau, il était très-souvent perdu pour moi. C’était là un vrai supplice de Tantale, car les bords du fleuve sont si riants et si gais ! la nature si belle et si riche !

Dans cette saison de l’année les pluies cessent entièrement et pour plusieurs mois ; depuis quelques jours la mousson du nord-est commençait à souffler ; le temps était constamment beau et la chaleur tempérée par la brise. Les eux allaient également se retirant. C’était l’époque des fêtes religieuses des Siamois, et la rivière était presque sans cesse sillonnée par une foule de longues et belles barques, chargées de banderoles, et conduisant en pèlerinage des dévots des deux sexes dans leurs costumes d’apparat. Beaucoup de ces barques, armées de plus de cinquante rameurs, couverts de vêtements neufs et éclatants, luttant de vitesse et s’excitant par de longues clameurs et des cris perçants, voguaient aux sons d’instruments dont l’harmonie, amortie par celle de l’onde, ne manquait point de charme. Des lignes interminables d’embarcations escortaient un mandarin dont la barque, ou, suivant l’appellation locale, le ballon, éclatant de dorures et couvert de sculptures, brillait dans la flottille comme un cygne au milieu d’une troupe de canards. Ce magistrat allait offrir des présents aux pagodes des environs et des étoiles jaunes aux talapoins.

Le roi se montre rarement en public : deux ou trois fois par an seulement, une fois en bateau et une fois sur la terre ferme, dans le courant du mois d’octobre. Sur le fleuve, il est toujours accompagné par trois ou quatre cents barques, contenant souvent plus de douze cents personnes, et l’aspect de cette procession nautique, dont les rameurs sont couverts d’habillements aux couleurs éclatantes, et les barques de banderoles, est réellement d’une splendeur indescriptible et telle que l’Orient seul sait en déployer encore.

Chemin faisant, je ne cessais de m’étonner de la gaieté et de l’insouciance du peuple siamois, malgré le joug qui pèse sur lui et les impôts exorbitants dont il est surchargé ; mais la morbidesse du climat, la douceur native des indigènes et le pli de la servitude, creusé de génération en génération, font oublier à ceux-ci les soucis privés et les amertumes inséparables du régime oppresseur. Partout aussi sur mon passage on faisait des préparatifs pour la pêche, car le moment où les eaux se retirent des champs est aussi celui où l’on prend le poisson, qui, séché au soleil, fournit à la consommation de toute l’année, et s’exporte même en assez grande quantité. Ma barque était tellement encombrée de caisses, de boîtes et d’instruments que l’espace qui me restait était très-restreint ; j’y souffrais de la chaleur et du manque d’air, mais surtout des moustiques, si nombreux, qu’on pouvait les prendre à la poignée et que leur bourdonnement était comparable à celui d’une ruche. C’est la plaie des pays tropicaux ; mais c’est ici particulièrement qu’ils pullulent d’une manière effrayante, à cause des marécages immenses, de la vase et du limon que les eaux, en se retirant, laissent à découvert et où la chaleur du soleil en fait éclore en peu de temps des nuées. Mes jambes surtout étaient une chair vive.

Le 23 octobre j’arrivai à Ajuthia, et mes deux rameurs me conduisirent directement chez l’excellent P. Larnaudy, missionnaire français, qui m’attendait. Je fus parfaitement bien reçu par ce bon prêtre, qui mit à ma disposition, pour le temps que je désirais, ce qu’il avait de mieux à offrir, c’est-à-dire sa petite maison de bambou.

Le bon père est aussi naturaliste et chasseur dans ses moments de loisir ; il voulut bien de temps en temps m’accompagner, et tout en courant les bois, nous parlions du charmant pays de France. Après une longue chasse ou une promenade en bateau, nous rentrions à la case, où nous trouvions notre repas préparé par les soins de Niou qui excelle dans la cuisine siamoise, et que la fatigue nous faisait apprécier peut-être plus que de droit. Du riz avec une omelette ou du poisson cuit au « carry, » des tiges de bambous, des haricots crépus et autres légumes sauvages entraient dans la composition de nos menus avec des poulets pour rôti ou du gibier quand la chasse avait été fructueuse. Trois poulets se vendent un « fuand » (trente-sept-centimes).

Ajuthia est aujourd’hui la seconde ville du royaume. Comme elle est presque entièrement située sur les bords d’un canal qui relie le principal fleuve a un autre cours d’eau qui remonte vers Pakpriau et Korat, sur la route du Laos, les voyageurs qui se dirigent vers ces lieux s’arrêtent d’ordinaire à Ajuthia pour visiter les différents temples de l’île où était l’ancienne cité.

Canal d’Ajuthia. — Dessin de Thérond d’après une photographie.

Le nombre actuel des habitants est de vingt à trente mille, parmi lesquels se trouvent beaucoup de Chinois, quelques Birmans et des naturels de Laos. Ils s’occupent généralement de commerce, d’agriculture et de pêche, car ils ne possèdent pas de manufactures importantes. Les maisons flottantes forment la plupart des habitations, parce que les Siamois les regardent comme plus saines que les maisons construites sur la terre ferme.

Le sol est admirablement fertile. Le principal produit est le riz, qui, bien que d’une excellente qualité, ne se vend pas aussi bien au marché que celui qui croît plus près de la mer, parce qu’il est moins dru et que ses grains sont plus petits. On fabrique aussi beaucoup d’huile et de toddi, sorte de boisson enivrante et sucrée.

On tire ces deux produits du palmier, qui croît en abondance dans ces parages. J’ai vu dans les jardins des légumes européens qui avaient atteint d’assez belles dimensions. Les fruits du pays sont aussi beaux que bons, cependant la végétation n’est pas tout à fait la même que celle des environs de Bangkok. Le coco et la noix de palmier deviennent de plus en plus rares en montant vers le nord et font place au bambou.

Ajuthia est naturellement considérée comme une des plus importantes de la contrée, mais elle n’est défendue par aucune fortification. Elle a un gouverneur, un député et quelques officiers en sous-ordre.

Pagode moderne à Ajuthia. — Dessin de Thérond d’après une photographie.

Le roi vient généralement passer huit ou quinze jours chaque année dans la capitale de ses ancêtres. Il y possède un palais construit sur une des rives du fleuve, sur l’emplacement de l’ancienne habitation de ses pères ; mais cet édifice, construit en bambou et en bois de teck, a peu l’aspect d’une résidence royale.

La plupart des principaux marchands de Bangkok ont à Ajuthia des maisons qui leur servent à la fois de magasin et de pied-à-terre ; ils viennent s’y reposer une semaine ou deux pendant les chaleurs.

Ruines à Ajuthia. — Dessin de Thérond d’après une photographie.

Les seuls restes visibles de l’antique sont un grand nombre de wats ou temples plus ou moins ruinés. Ils occupent une surface de plusieurs milles d’étendue et sont cachés par les arbres qui ont poussé tout alentour. Comme la beauté d’un temple siamois ne consiste pas dans son architecture, mais bien dans la quantité d’arabesques qui recouvrent ses murs de brique et de stuc, il cède bientôt à l’action du temps et devient, s’il est négligé, un amas informe de bois et de briques recouvert de toutes sortes de plantes parasites. Il en est ainsi des monuments d’Ajuthia. Un monceau de briques et de terre, que surmontent encore quelques sommets, marque la place où, dans un temps, des milliers de croyants sont venus se prosterner devant l’autel de Bouddha. Les angles de cet immense quadrilatère de décombres, dont j’ai suivi en tous sens, mais non sans peine, les murailles bouleversées et frangées de broussailles, sont encore indiqués par des dômes ébréchés et des pyramides écroulées, dont les gravures ci-jointes représentent fidèlement l’aspect actuel. Au centre d’une niche antique, démantelée, dont la base seule résiste encore aux outrages du temps et de l’atmosphère, j’ai mesuré une statue de Bouddha (ou de Gautama, comme on l’appelle ici). Elle a dix-huit mètres de hauteur et paraît de bronze au premier coup d’œil ; mais j’ai constaté que, tout entière maçonnée en brique à l’intérieur, elle était simplement revêtue de plaques d’airain de trois centimètres d’épaisseur. Mgr Pallegoix prétend que les ruines d’Ajuthia recèlent d’inépuisables trésors et qu’on y fouille toujours avec succès. Selon lui, une seule des statues qui dorment aujourd’hui sous les éboulis des temples antiques avait exigé, pour sa confection, 25 000 livres de cuivre, 2 000 livres d’argent et 1 100 livres d’or ! Aujourd’hui le vautour et l’orfraie nichent dans la couche de décombres qui les a ensevelis.

Ruines du temple et d’une statue de Bouddha, à Ajuthia. — Dessin de Catenacci d’après une photographie.

Au centre d’une plaine, à quatre milles environ de la ville, il y a une pyramide sacrée d’une hauteur et d’une largeur immenses ; elle sert en quelque sorte d’asile et le roi vient encore parfois la visiter. On n’y arrive qu’en bateau ou à dos d’éléphant ; car il n’y a, en fait de route, pour aller jusque-là, qu’un canal ou des terrains marécageux. Cet édifice est très-célèbre chez les Siamois à cause de sa hauteur ; mais le seul attrait qu’il puisse avoir pour un étranger, c’est la vue magnifique qu’on a de son sommet. Ainsi que tous les autres monuments du même genre, celui-ci est composé d’une succession de degrés partant de la base pour arriver au faîte ; quelques images mal faites viennent distraire la monotonie de cet édifice de brique. Il n’a aucun de ces ornements de faïence dont les temples et les pyramides de Bangkok sont si abondamment recouverts.

Au troisième étage de ce monument, quatre corridors, formant la croix, aboutissent dans l’intérieur du dôme, aux pieds d’une colossale statue dorée de Bouddha, qu’entourent, assiégent et souillent incessamment des tourbillons de chauves-souris et de chats-huants. Les fétides excréments des oiseaux nocturnes sont désormais le seul encens du dieu abandonné, leurs cris aigus et sinistres son seul cantique ! Sic transit gloria mundi.

L’histoire d’Ajuthia se liant à celle du développement et de la décadence du royaume de Siam, nous ne pouvons mieux faire que de l’emprunter à un récit succinct des destinées de la monarchie siamoise, récit qui n’est pas sorti d’une plume moins érudite que celle de Phra-Somdetch lui-même[3].

Ruines, à Ajuthia. — Dessin de Thérond d’après une photographie.

« Ajuthia est située à 15° 19’de latitude nord, et 98° 13’de longitude est de Paris ; elle couvre l’emplacement de plusieurs autres villes qui reconnaissaient l’autorité cambodgienne. Vers l’an 1300 les habitants qui occupaient toutes ces localités étaient de beaucoup décimés par les guerres fréquentes avec les Siamois du nord et les Pégouans ou Moas, de sorte que ces cités furent évacuées ou délaissées en décombres : il n’en est resté que les noms. Au mois d’avril 1350, le roi U-Tong, prince plus puissant qu’aucun de ses prédécesseurs, cherchant une localité salubre pour sa résidence, arrêta son choix sur le district d’Ajuthia, et fonda la ville de ce nom, qui dès lors s’étendit et s’embellit graduellement ; sa population s’accrut non-seulement par l’augmentation naturelle, mais par l’affluence de familles du Laos, du Cambodge, du Pégou, d’habitants de la province chinoise d’Yunnam, qui y étaient amenés captifs, puis de Chinois et de musulmans de l’Inde qui y venaient trafiquer, Quinze rois de la dynastie d’U-Tong régnèrent à Ajuthia ; après quoi le puissant souverain du Pégou, Chamnadischop, rassembla une armée nombreuse où l’on comptait des Pégouans, des tribus de Birmans et du nord de Siam, et il vint attaquer Ajuthia. Les ennemis, après un siége de trois mois, prirent cette capitale, mais ne détruisirent ni ne massacrèrent ses habitants ; le monarque pégouan se contenta de faire prisonniers le roi et la famille royale pour les emmener à la suite de son char de triomphe au Pégou ; et il laissa comme gouverneur de sa nouvelle dépendance Mathamma-raja, dont il emmena le fils aîné comme otage au Pégou : ce fils s’appelait Phra-Naret. Ceci se passait en 1556.

« Cet état de dépendance et de soumission ne dura toutefois que peu d’années. Au milieu de la confusion que l’on vit naître à la cour du Pégou, au sujet de l’avénement d’un nouveau roi, le prince Naret s’échappa avec sa famille, et, avec l’aide de plusieurs Pégouans influents, il s’aventura à reprendre le chemin de son pays. Le nouveau roi du Pégou envoya des troupes à sa poursuite ; mais le prince Naret s’attaquant à leur chef, lui lança un de ses traits, qui le fit tomber mort de son éléphant. Le prince arriva ensuite sain et sauf à Ajuthia.

« Une guerre s’alluma avec le Pégou, et le Siam redevint État indépendant. Six générations après, sous le roi Naraï, plusieurs marchands européens s’établirent dans le pays, et parmi eux se trouvait Constance Phaulcon, à qui ses services valurent le gouvernement de toutes les provinces du nord du Siam. Il conçut le projet d’établir un fort d’après le système européen pour la défense de la capitale ; le roi ayant accueilli très-favorablement ce plan, Constance fit choix d’un terrain sur un canal près de Bangkok, ville qui tire son origine de cette construction.

« Le même célèbre Européen amena le roi Naraï à restaurer l’ancienne ville de Nophaburi (Louvo), et y construisit un palais royal magnifique d’après les principes de l’architecture européenne ; il y établit ensuite une demeure spacieuse pour lui-même, puis une église catholique dont les inscriptions se reconnaissent même de nos jours. Ces bâtiments, tombés en désuétude, offrent encore le spectacle de ruines imposantes. Constance avait commencé ou projeté bien d’autres travaux, des aqueducs, des exploitations de mines, etc., lorsque la jalousie des nobles siamois vint l’arrêter dans sa carrière et causer sa perte. Accusé d’avoir trempé dans un complot, il fut assassiné sur un ordre du roi. (C’est du moins la tradition reçue ; les annales écrites de Siam cependant prétendent qu’il a été tué par un prince rebelle, qui comprenait bien que Constance en vie, il ne pouvait rien contre l’autorité du roi.) On montre encore quelques vestiges des travaux utiles du malheureux favori, tels qu’un canal, qui devait aller de Nophaburi au lieu sacré dit Phrâbat, et un aqueduc dans les montagnes.

« La mort de Naraï fut le signal de nouvelles révolutions de sérail ; un fils illégitime tua son successeur, donna d’abord la couronne à son tuteur, se réservant pendant quinze ans les fonctions de premier ministre, jusqu’à ce qu’enfin, à la mort de son tuteur, il prit lui-même le sceptre. Il s’appelait Nai-Dua. Deux de ses fils et deux de ses petits-fils régnèrent successivement à Ajuthia ; un de ces derniers ne régna que peu de temps et entra dans les ordres religieux après avoir cédé la couronne à son frère. Pendant ce règne, en 1759, une invasion formidable eut lieu ; le roi des Birmans, à la tête de trois corps de troupes nombreuses, pénétra dans le pays et concentra ses forces devant la capitale Ajuthia qu’il cerna. Le roi siamois (Chaufa-Ekadwat-Aurak-Moutri) n’opposa point une résistance réfléchie, et ses grands dignitaires ne lui prêtèrent nulle assistance. Il appela bien tous les habitants des petites villes voisines au sein de sa capitale et concerta des plans pour sa défense, mais la division et la jalousie rendirent tous les efforts infructueux. Le siége se prolongea deux ans ; les assiégés éparpillèrent leurs forces dans de petits combats et des sorties où, pour la plupart, les Birmans étaient victorieux. Leur général Maha-Noratha mourut en vain ; ses principaux officiers choisirent un autre chef, qui, profitant de la saison de sécheresse, franchit les fossés, ouvrit des brèches, enfonça les portes et se rendit maître de la ville. Les provisions des Siamois étaient épuisées, la confusion était à son comble, et l’ennemi victorieux mit le feu à la ville. À peine le roi, grièvement blessé, put-il s’échapper avec les flots de fuyards ; il mourut bientôt des suites de ses blessures et de ses fatigues, complétement délaissé ; ce n’est que plus tard qu’on a trouvé et enterré son corps. Son frère, le grand talapoin, et alors le personnage le plus considérable de son pays, fut emmené prisonnier par les Birmans. Ceux-ci s’apercevant que le Siam était trop vaste et trop éloigné pour y établir leur gouvernement, se résolurent à y porter partout le pillage et l’incendie ; ils massacrèrent impitoyablement les habitants pour leur extorquer le secret de leurs trésors supposés. Cette œuvre de destruction et de carnage dura deux mois ; les officiers birmans s’enrichirent des dépouilles des malheureux habitants, dont ils emmenèrent un grand nombre captifs ; non satisfaits encore de ces actes de cruauté et de brigandage, ils laissèrent un chef pégouan, nommé Phaya-Nackong, pour administrer le pays selon son bon plaisir, et avec la charge spéciale de réunir encore des esclaves et du butin, pour transporter le tout en temps opportun dans le pays des Birmans.

« Ainsi périt Ajuthia, en mars 1767, après quatre cent dix-sept ans d’existence, sous trente-trois rois et trois dynasties.

« Et tout le pays des Thai tomba dans l’anarchie, parcouru en tous sens par des bandes armées et déchiré par ses propres enfants autant que par ses ennemis. Les forêts, les déserts même les plus inaccessibles cessèrent d’être un asile pour les opprimés, et se changèrent en repaires de bandits qui s’égorgeaient les uns les autres pour s’arracher leur butin.

« Un homme aussi habile que brave entreprit de mettre un terme à ce triste état de choses. Pin-Tak, Chinois d’origine, né en 1734 dans le nord du Siam, avait su obtenir, sous le dernier roi, d’abord un poste secondaire, puis celui de gouverneur de sa ville natale, Tak ; il y prit, de son chef, le titre magnifique de Phaya : de là vient le nom qu’il a gardé dans l’histoire. Il avait été appelé à une espèce de vice-royauté des provinces occidentales peu de temps avant l’invasion des Birmans ; ayant dû céder devant le nombre, il se retira sur Ajuthia ; mais s’apercevant que le gouvernement n’était pas capable de résister à l’ennemi, il se réfugia avec sa troupe à Chantaburi (Chantaboun), ville située sur le bord est du golfe de Siam. Il en fit le centre de la résistance à l’étranger et l’asile de braves compagnons qui désertaient les drapeaux des bandes de brigands pour les siens. Phaya-Tak se trouva bientôt à la tête de dix mille hommes, et fit des traités avec les chefs du nord et du sud-est du Cambodge et de l’Annam ou Cochinchine. Usant tantôt de ruse, tantôt de force, il s’empara des districts du nord et surprit Phaya-Nackong, le gouverneur des Birmans, à Bangkok, le tua et s’empara de tout le butin de l’ennemi : argent, provisions et munitions de guerre. Toutefois, ne jugeant pas ses forces capables de résister à une nouvelle invasion qui était probable, il se décida à se retirer plus au midi et à établir le centre de son pouvoir à Bangkok : cet endroit, plus rapproché de la mer, était aussi plus favorable à une retraite si la fortune lui devenait contraire. Il y arriva à la tête de ses troupes, y établit sa capitale, et bâtit son palais sur le bord occidental du fleuve, près du fort qui est resté debout jusqu’à présent.

« Poursuivant son œuvre avec une rare persistance, il eut encore plusieurs rencontres avec les Birmans, et les vainquit surtout au moyen d’une flottille qui multipliait ses forces. Une fois il s’empara de tout leur camp et d’une partie du butin qu’ils avaient ramassé ; enfin il délivra complétement le pays de ces ennemis, qui y avaient porté la désolation et la terreur. Le peuple, le reconnaissant comme son sauveur, ne s’opposa nullement à son désir de ceindre la couronne ; il envoya de Bangkok des ordres, des gouverneurs et des colonies même pour repeupler le pays dans diverses directions. Ainsi, à la fin de 1768, il se voyait le souverain absolu de toute la partie méridionale de Siam et de la province orientale baignée par le golfe. Profitant d’une guerre acharnée de la Chine avec les Birmans, il reconquit la province du nord ou de Korat. Deux autres provinces qui, pendant l’invasion étrangère, s’étaient affranchies complétement, furent recouvrées encore par Phaya-Tak ; au bout de trois ans, il était le maître incontesté du Siam, et il consolida de plus en plus son autorité, rétablissant partout l’ordre et la paix. Ayant réorganisé complétement le royaume, il lui fut facile de résister à une nouvelle attaque des Birmans en 1771 ; l’année suivante, il dirigea une expédition contre la péninsule malaie, dans l’intention de prendre possession de Ligor, la capitale, dont le gouverneur, ancien sujet des rois d’Ajuthia, s’était revêtu lui-même de la royauté et avait montré des dispositions hostiles contre le nouveau roi de Siam, qu’il traitait d’usurpateur. Après quelques rencontres assez vives, le gouverneur de Ligor se réfugia chez le chef de Patawi, autre ville de la péninsule malaie ; cependant il fut livré aux affidés de Phaya-Tak, qui, dans l’intervalle, était entré à Ligor et y avait saisi toute la famille du gouverneur et tous ses trésors. Parmi les membres de cette famille quasi royale se trouvait la fille du gouverneur rebelle, personne d’une grande beauté, à laquelle le roi de Siam daigna donner une place dans son harem ; grâce à son intervention, son père et tous les membres de sa famille eurent la vie sauve, et même plus tard (en 1776) le gouverneur de Ligor fut réintégré dans la vice-royauté de cette contrée, gouvernée jusqu’aujourd’hui par ses descendants. »

Tels sont les traits rapides du travail historique écrit, il y a peu d’années, par le premier roi de Siam. Complétons ce récit d’après d’autres données. Le terme du règne de Phaya-Tak ne fut nullement heureux. Tombé, dans les dernières années de sa vie, dans une noire mélancolie, il devint cruel et perdit sa popularité. Un de ses généraux, Chakri, qui commandait dans le Cambodge, se prévalut de ces circonstances pour ourdir contre lui un complot ; il surprit le roi à Bangkok, le mit aux fers et peu après à mort (1782). Alors Chakri lui-même prit le sceptre ; toutefois il mourut peu de temps après et eut pour successeur son fils, sous lequel les anciennes querelles avec les Birmans se ravivèrent, surtout à propos de quelques districts du nord, aux frontières indécises. Deux fois le roi de Siam sortit vainqueur de ces luttes ; lorsque les Birmans revinrent à la charge pour la troisième fois, le roi perdit la partie occidentale du pays, qui depuis relève de la Birmanie. Le roi mourut en 1811 ; son fils et successeur, craignant ou feignant de craindre de nouveaux complots, fit décapiter cent dix-sept nobles siamois, parmi lesquels il y avait plusieurs généraux qui avaient vaillamment combattu à côté de son père contre les Birmans ; un de ses cousins, très-aimé du peuple, tomba également victime parmi ces supplices multiples qui aliénèrent au prince l’affection de ses sujets. Sous d’autres rapports, son règne portait cependant le cachet d’une certaine habileté. Il avait repoussé avec succès les attaques incessantes des Birmans et réprimé plusieurs révoltes. Il emmena tous les prisonniers de guerre captifs à Bangkok, leur donna des terres à cultiver, et contribua ainsi d’une manière efficace à la prospérité de sa résidence. Il sut maîtriser aussi l’humeur inquiète des Malais.

C’est sous son règne que parut à Bangkok la mission anglaise dirigée par sir John Crawfurd, diplomate aussi estimable que savant distingué.

Quand ce souverain mourut, en 1824, son fils Chào-Fa-Mongkut n’avait guère que vingt ans ; en sa qualité de fils aîné de la reine, le trône lui appartenait ; mais un de ses frères, fils d’une concubine et plus âgé que lui, s’empara du pouvoir en disant au prince : « Tu es encore trop jeune, laisse-moi régner quelques années, et, plus tard, je te remettrai la couronne. » Il se fit donc proclamer roi, sous le nom de Phra-Chào-Prasat-Thong. Une fois assis sur le trône, il paraît que l’usurpateur, s’y trouvant bien, ne songea plus à remplir sa promesse. Cependant le prince Chào-Fa, craignant que s’il acceptait quelque charge dans le gouvernement, tôt ou tard, et sous quelque spécieux prétexte, son frère ne vînt attenter à sa vie, se réfugia prudemment dans une pagode, et se fit talapoin. Il se passa deux événements mémorables sous le règne de Phra-Chào-Prasat-Thong : le premier fut la guerre qui eut lieu en 1829 contre le roi laotien de Vieng-Chang ; ce monarque, fait prisonnier, fut amené à Bangkok, mis dans une cage de fer, exposé aux insultes de la populace, et ne tarda pas à succomber aux mauvais traitements qu’il endurait. Le second fut une expédition dirigée contre les Cochinchinois, par terre et par mer, et qui n’eut d’autre résultat que de procurer à Siam des milliers de captifs.

Au commencement de 1851, le roi, étant tombé très-malade, rassembla son conseil, et proposa un de ses fils pour successeur. On lui répondit : « Sire, le royaume a déjà son maître. » Atterré par cette réponse, le monarque rentra dans son palais et ne voulut point reparaître en public ; le chagrin et la maladie le minèrent bien vite, et il expira le 3 avril 1851. Ce jour-là même, malgré les complots des fils du roi défunt, que le premier ministre sut habilement comprimer, le prince Chào-Fa quitta son monastère et ses habits jaunes, et fut intronisé sous le nom déjà connu de nos lecteurs de Somdetch-Phra-Paramander-Mahà-Mongkut, etc. J’abrége : l’énumération de tous les titres de Sa Majesté siamoise tiendrait plus d’une page. Vingt-six années d’études solitaires n’avaient pas été sans fruits pour l’âme honnête de ce monarque. Il avait vu, pendant ce quart de siècle, grandir irrésistiblement la puissance des Anglais sur cette terre de l’Inde, berceau des plus antiques traditions et des dieux de son peuple, et la domination néerlandaise sur le grand archipel malais, auquel les intérêts commerciaux d’une grande partie de ses États sont entièrement liés. Dans le même temps il avait été témoin de la chute et du dépècement du royaume birman, si longtemps le rival et la terreur du sien ; enfin les signes manifestes de la décadence du Céleste-Empire, modèle et régulateur séculaire de tous les États de l’extrême Orient, n’avaient pu lui échapper. Salutaires spectacles pour des yeux intelligents !… Phra-Somdetch y puisa, sinon une conviction bien arrêtée, du moins une tendance à se tourner vers l’Occident pour y chercher des conseils et des appuis, puisque c’est de là que rayonne aujourd’hui la lumière. Il sortit de sa retraite claustrale avec un grand fonds de tolérance. Une de ses premières mesures fut la révocation d’un arrêt d’exil qui frappait plusieurs missionnaires. Dans l’audience qu’il accorda à l’évêque Pallegoix, partant pour l’Europe en 1852, il lui remit pour le pape une lettre autographe écrite en langue anglaise, et dans laquelle il exprimait sa haute considération pour le chef du culte catholique, et lui communiquait en même temps sa résolution d’accorder à cette religion, dans ses États, toutes les libertés dont elle pourrait avoir besoin. Il ajoutait qu’il agissait en harmonie avec l’esprit de ses ancêtres en assurant à ses sujets une liberté de religion complète. Dans ce but il fit recueillir des renseignements sur les travaux des missionnaires catholiques, afin de protéger les indigènes convertis au christianisme contre les exactions des fonctionnaires païens. À dater de cette époque les relations d’amitié avec la France et l’Europe n’ont pas discontinué et sont devenues de plus en plus intimes. Ces résultats déjà acquis et ces bonnes intentions devront rendre l’histoire indulgente pour les faiblesses du caractère de Phra-Somdetch, et pour son impuissance à cautériser les plaies séculaires de son pays.

Pyramides ruinées d’Ajuthia. — Dessin de Catenacci d’après une photographie.

Les limites du Siam ont beaucoup varié à diverses époques de son histoire ; et aujourd’hui même, à l’exception de la frontière occidentale, les autres lignes de démarcation ne sauraient être tracées d’une manière bien exacte, la plupart des frontières étant occupées par des tribus plus ou moins indépendantes. Toutefois ces limites, en y faisant entrer la péninsule malaie, s’étendent aujourd’hui du quatrième au vingtième degré de latitude nord, et du quatre-vingt-douzième au centième méridien. D’après cette évaluation, la longueur des États siamois atteindrait à peu près quatre cent cinquante lieues ; sa largeur varierait depuis quelques kilomètres jusqu’à cent soixante-dix lieues.


VII

Pakpriau. — Le mont Phrâbat. — Le prince-abbé. — Temple et monastère. — Le pied de Bouddha. — Empreintes géologiques.

La chaleur est quelquefois accablante à Ajuthia ; pendant huit jours nous avons éprouvé trente-deux degrés centigrades à l’ombre nuit et jour, mais peu de moustiques, ce qui était un grand soulagement. Mes courses m’ont ramené plus d’une fois vers les grandes ruines qui se trouvent au milieu des bois, et j’y ai fait une collection de beaux papillons et plusieurs insectes nouveaux. En quittant Ajuthia, je me dirigeai vers Pakpriau, qui est à quelques jours de marche, au nord, sur la frontière du Laos ; c’est un pays de montagnes qui me promettait une ample récolte d’insectes et de coquilles terrestres.

La grande comète (1858) que j’avais déjà observée pendant mon voyage sur mer brillait maintenant sur le fleuve de tout son éclat ; sa queue était vraiment splendide. Il est difficile de ne pas croire que c’est à cet astre que nous devons les fortes chaleurs qui ont marqué l’été et l’automne de cette année.

Jusqu’à présent ma santé est restée excellente ; je ne me suis jamais mieux porté, même dans le nord de la Russie. Depuis l’arrivée des vaisseaux anglais et d’autres navires européens à Bangkok, tout y a doublé de prix ; néanmoins tout est encore ici à très-bon marché relativement aux prix d’Europe. Je ne dépense pas plus d’un franc par jour pour mon entretien et celui de mes hommes. Le peuple vient en masse pour voir mes collections, et il ne peut s’imaginer ce que je puis faire avec tant d’animaux et d’insectes.

Quel contraste entre cette nature-ci et celle de notre Europe ! Comparé à ce globe enflammé, à ce ciel étincelant, que notre soleil est pâle, que notre ciel est froid et sombre ! Qu’il est doux, le matin, de se lever avant ce soleil éclatant ! Et qu’il est plus doux encore, le soir, de prêter l’oreille à ces mille sons, ces cris stridents et métalliques, qui s’élèvent de tous les points du sol, comme si une armée d’orfèvres et de batteurs d’or étaient à l’ouvrage ! De silence, de repos, nulle part ; partout et toujours on ne voit, on n’entend que le bouillonnement de la vie dans cette nature exubérante.

Je reste étonné chaque fois que je vois de petits bambins de deux à trois ans dirigeant des barques de toute dimension et nageant et plongeant sans cesse au milieu de ce fleuve rapide et profond comme une mer. Répétons-le, ils vivent en amphibies. Je m’amuse souvent à voir ces petits êtres fumer mes bouts de cigares, pour lesquels ils courent après les papillons et me les rapportent sans les endommager.

J’ai découvert, chemin faisant, cette espèce d’araignée que l’on trouve aussi, je crois, au Cap, et que l’on pourrait élever pour en tirer la soie ; en saisissant le bout de celle-ci qui lui sort du corps, l’on n’a qu’à dévider, dévider toujours ; le fil est très-fort, élastique, et ne se rompt jamais pendant l’opération.

Que le peuple, dans ce pays, serait heureux s’il ne croupissait pas dans l’esclavage le plus abject ! La nature féconde, cette excellente mère, le traite en enfant gâté : elle fait tout pour lui. Les arbres des forêts sont chargés de légumes et de fruits exquis ; les rivières, les lacs et les étangs abondent en poissons ; quelques bambous suffisent pour la construction d’une maison. Le débordement périodique des eaux se charge dans la plaine de rendre la terre d’une fertilité extraordinaire. Ici l’homme n’a qu’à semer et planter ; il abandonne le soin du reste au soleil, et il ne connaît ni ne sent le besoin de tous ces objets de luxe qui font partie de la vie de l’Européen.

Le 13 novembre nous arrivâmes à un village nommé Arajiek ; le terrain y était déjà plus élevé, et pouvant enfin mettre le pied sur la terre ferme et battre la campagne, je tuai plusieurs écureuils blancs que je n’avais pas rencontrés dans les environs de Bangkok. Plusieurs semaines de courses et de voyages ne m’ont pas encore habitué à ce cri perçant que font entendre pendant toute la nuit des milliers de cigales et d’autres insectes qui semblent ne dormir jamais. C’est sur les deux rives un mouvement et un bruit continuels.

À peine le soleil commence-t-il à dorer la cime des arbres que les oiseaux, toujours alertes et gais, entonnent chacun leur hymne du matin ; c’est un concert enchanteur, une variété de sons sans fin. Ce n’est que dans la solitude et dans la profondeur des bois qu’on peut réellement admirer et observer l’espèce d’accord ou d’ensemble du chant des nombreux oiseaux qui retentit de manière à former comme un chœur symphonique ; ainsi la voix de l’un est rarement étouffée par celle de l’autre ; on jouit en même temps de l’effet que produit l’ensemble et du charme du musicien ailé que l’on préfère. Les martins, les fauvettes, les drongos, les dominicains, répondaient aux tourterelles roucoulant au sommet des plus hauts arbres, tandis que des grues, des hérons, des martins-pêcheurs et une quantité d’autres espèces d’oiseaux aquatiques ou de proie poussent de temps en temps quelque cri rauque ou perçant.

Je me fais conduire chez le mandarin du village, qui m’accueille avec affabilité et m’offre, en retour de quelques petits présents, un déjeuner composé de riz, de poisson frais et de bananes. Je lui demande de me faciliter les moyens de visiter le mont Phrâbat, pèlerinage fameux où les Siamois vont en grand nombre adorer tous les ans le vestige du pied de « Bouddha ; » il m’offre de m’accompagner, proposition que je reçois avec reconnaissance. Le lendemain, à sept heures du matin, mon hôte m’attendait à la porte avec des éléphants montés par leurs cornacs et les hommes nécessaires à notre excursion. Le même soir, à sept heures, nous étions rendus à notre destination.

Peu d’instants après notre arrivée, tous les habitants du mont en étaient instruits, et talapoins et montagnards ne purent résister au désir de voir « l’étranger ; » je distribuai aux principaux d’entre eux quelques petits présents qui les enchantèrent, mais mes armes étaient surtout l’objet de leur admiration.

Je me rendis à la demeure du prince de la montagne, qu’une maladie retenait dans sa maison ; il me fit servir à déjeuner, me témoignant du regret de ne pouvoir m’accompagner en personne, mais il eut la gracieuse prévenance de m’envoyer quatre hommes pour me servir de guides et d’aides. En retour de son amabilité et de l’empressement qu’il mit à me rendre service, je lui présentai un petit pistolet, qu’il accepta avec les marques de la plus grande joie.

Rives du Ménam. — Dessin de Sabatier d’après M. Mouhot.

Le mont Phrâbat et la plaine qu’il domine à huit lieues à la ronde forment le fief de ce dignitaire, dont l’existence est tout à fait celle des princes-abbés de l’Europe féodale. Il a des milliers de vassaux taillables et corvéables et sa merci, et en emploie autant qu’il veut au service de son monastère, où rien ne rappelle le vœu de pauvreté de son ordre ; il ne sort jamais qu’en magnifique palanquin, tel qu’en ont les plus grands princes, et la suite de pages qui l’entoure, ainsi que la troupe de jouvencelles alertes qui est chargée du soin de son réfectoire, ne m’ont pas paru affectés de la plus légère teinte d’ascétisme.

Vue du monastère bouddhiste de Phrâbat. — Dessin de Catenacci d’après M. Mouhot.

Je me rendis, de sa demeure, sur le versant occidental de la montagne où se trouve le fameux temple qui renferme l’empreinte du pied de Samonakodom, le Bouddha de l’Indo-Chine. Je fus saisi d’étonnement et d’admiration en arrivant à cette partie de la montagne, et je me sens incapable d’exprimer convenablement la grandeur du spectacle qui s’offrit à ma vue. Quel bouleversement de la nature ! Quelle force a soulevé ces roches immenses, transporté et entassé les uns sur les autres tous ces blocs erratiques ? À la vue de ce pêle-mêle, de ce chaos, j’ai compris comment l’imagination de ce pauvre peuple, resté enfant en dépit des siècles qui ont passé sur lui, a cru retrouver là des traces du passage de ses fausses divinités. On dirait qu’un récent déluge vient de se retirer. La vue seule de ce tableau me récompensa de mes fatigues. Jusqu’au sommet de la montagne, dans les vallées dans les crevasses des rochers, dans les grottes, partout, je rencontrai des empreintes d’animaux, parmi lesquelles celles d’éléphant et de tigre sont les mieux marquées et les plus communes ; mais j’ai pu me convaincre que plusieurs de ces empreintes provenaient d’animaux antédiluviens et inconnus. Tous ces êtres, selon les Siamois, formaient le cortége de Bouddha à son passage sur la montagne. Quant au temple lui-même, il n’a rien d’admirable ; car il est comme presque toutes les pagodes du Siam : inachevé d’un côté, et dégradé de l’autre. Il est construit en briques, quoique les pierres et le marbre abondent à Phrâbat, et l’on y arrive par une suite de larges degrés. Les murs, couverts de petits morceaux de verre de couleur, forment des arabesques d’une grande variété, et resplendissent au soleil avec des reflets chatoyants qui ne sont pas sans charme. Les panneaux et les corniches sont dorés ; mais ce qui surtout attire l’attention par la finesse et la beauté du travail, ce sont les portes massives en bois d’ébène, incrustées de nacre de diverses couleurs qui forment des dessins d’un fini admirable. L’intérieur du temple ne répond pas à l’extérieur, toutefois le sol est recouvert de nattes d’argent, les murs portent encore des traces de dorure, mais noircies par le temps et la fumée ; un catafalque est élevé au milieu de la salle, entouré de lambeaux de serge dorée ; c’est là que l’on conserve la fameuse empreinte du pied de Bouddha. La plupart des pèlerins la couvrent de leurs offrandes : de poupées, de grossières découpures en papier, de tasses et d’une quantité immense de bimbeloterie ; plusieurs de ces objets sont en or et en argent.

Rocher au sommet du mont Phrâbat. — Dessin de Catenacci d’après M. Mouhot.

Après un séjour d’une semaine sur ce mont, d’où je rapportai, avec d’intéressantes collections, des reliques pétries avec les cendres d’anciens rois, je fus reconduit par les éléphants de mon hôte d’Arajiek, qui ne m’avait pas quitté, et par un guide que le prince de Phrâbat m’obligea d’accepter. Nous reçûmes encore l’hospitalité dans la maison de ce dignitaire, et le lendemain la rivière nous ramenait à Sarabüri, chef-lieu de la province de Pakpriau et résidence d’un gouverneur.

Reliques en argile mêlée de cendres royales et trouvées au mont Phrâbat. — Dessin de Catenacci d’après M. Mouhot.

Sarabüri, ville d’une assez grande étendue et peuplée de cultivateurs siamois, chinois et laotiens, est composée, comme toutes les villes et villages de Siam, de maisons faites en bambous et à demi cachées sous le feuillage le long de la rivière. Au delà sont les champs de riz ; puis plus loin sont d’immenses forêts où habitent seuls les animaux sauvages.

Le 26 au matin nous passâmes devant Pakpriau, village près duquel commencent les cataractes ; les eaux étant encore hautes, nous eûmes beaucoup de peine à lutter contre le courant. À peu de distance au nord de ce bourg, je trouvai une pauvre famille de chrétiens laotiens dont le bon P. Larnaudy m’avait parlé[4]. Nous amarrâmes notre barque auprès de leur habitation, espérant qu’elle y serait plus en sûreté qu’ailleurs pendant le temps que j’emploierais à l’exploration des montagnes des environs et à visiter Patawi, qui est le pèlerinage des Laotiens, comme Phrâbat est celui des Siamois.

Dans tout le district de Pakpriau, depuis les rives du fleuve, à l’est comme à l’ouest, tout le terrain, jusqu’aux montagnes qui commencent à une distance de huit ou dix milles, ainsi que sur toute cette chaîne, du sommet à la base, est couvert de fer hydroxyde et de fragments d’aérolithes ; aussi la végétation y est-elle chétive, et les bambous en forment la plus grande partie ; mais partout où les détritus ont formé une couche d’humus un peu épaisse, elle est au contraire d’une grande richesse et d’une grande variété. Les arbres, hautes et innombrables futaies, fournissent des gommes et des huiles qui seraient précieuses pour le commerce et l’industrie, si on pouvait engager les habitants paresseux et insouciants à les recueillir. Les forêts sont infestées de tigres, de léopards et de chats-tigres. Deux chiens et un porc furent enlevés près de la chaumière des chrétiens gardiens de notre barque pendant notre séjour à Pakpriau. Le lendemain j’eus le plaisir de faire payer au léopard le vol commis à ces pauvres gens, et sa peau me sert de natte. Où le sol est humide et sablonneux, je trouvai en grand nombre des traces de ces animaux ; mais celles du tigre royal sont beaucoup plus rares. Pendant la nuit les habitants n’osent pas s’aventurer hors de leurs habitations ; mais dans la journée ils savent que ces animaux, repus du fruit de leurs chasses, se retirent dans leurs antres au fond des bois. Étant allé explorer la partie orientale de la chaîne de Pakpriau, il m’arriva de m’égarer en pleine forêt à la poursuite d’un sanglier qui se frayait un passage dans le fourré avec beaucoup plus de facilité que mes gens et moi, chargés de fusils, de haches, de boîtes, etc. ; nous manquâmes sa piste ; cependant, par les cris d’effroi des singes et autres animaux, nous savions ne pas être éloignés de quelque tigre ou léopard, digérant sans doute sa proie du matin. La nuit arrivait, il fallait songer à regagner le logis sous peine de quelque affaire désagréable ; mais, en dépit de nos recherches, nous ne pûmes trouver de sentier, et nous dûmes, très-éloignés du bord de la forêt, passer en conséquence la nuit sur un arbre, où, avec des branches et des feuilles, nous nous fîmes des espèces de hamacs ; le lendemain seulement, au grand jour, nous pûmes reconnaître notre chemin.


VIII

Patawi. — Vue magnifique. — Retour à Bangkok.

Ayant fait inutilement chercher des bœufs ou des éléphants pour porter nos bagages et explorer cette partie du pays, dont tous les cultivateurs sont occupés à la récolte du riz, je laisse ma barque et son contenu à la garde de mes hôtes laotiens, et nous partons à pied, comme des pèlerins, pour Patawi par une belle matinée et un temps légèrement couvert, « le temps des chasseurs, » et qui me rappelle les agréables journées d’automne de mon pays ; je suis accompagné seulement de Küe et de mon jeune guide laotien. Nous suivons pendant trois heures un sentier au milieu des forêts infestées de bêtes sauvages, et croisons ensuite la route de Kôrat ; enfin nous arrivons à Patawi. Comme à Phrâbat, au pied de la montagne et à l’entrée d’une longue et large avenue qui conduit à la pagode, se trouve une cloche que frappent les pèlerins à leur arrivée, afin d’informer les bons génies de leur présence et les disposer à écouter leurs prières. Le mont, isolé, de cent cinquante mètres de hauteur, est de même formation que celui de Phrâbat, mais d’un aspect différent, quoique aussi grandiose. Ici ce n’est plus cet amas de blocs rompus, superposés, comme si des géants les avaient bouleversés en se livrant un combat pareil à ceux dont parle la fable ; Patawi semble composé d’un seul bloc, d’une immense roche, qui s’élève presque perpendiculairement comme une muraille, à l’exception de la portion du milieu, qui, du côté sud, surplombe comme un toit et s’avance de six à sept mètres sur la vallée, qu’on domine comme du haut d’une plate-forme. Au premier coup d’œil, on reconnaît l’action de l’eau sur un sol qui n’était primitivement que de l’argile.

Il y a beaucoup d’empreintes semblables à celles de Phrâbat, et en plusieurs endroits des troncs entiers d’arbres couchés sur le sol et pétrifiés à côté d’arbres existants et pareils ; on dirait que la hache vient seulement de les abattre, et ce n’est qu’en essayant leur dureté avec le marteau que l’on peut s’assurer de ne pas commettre de méprise. Après avoir franchi plusieurs larges degrés en pierre, je trouvai à main gauche la pagode et à droite l’habitation des talapoins, qui, au nombre de trois, un supérieur et deux hommes pour le servir, gardent et honorent les précieux rayons de Somanakodom. Les auteurs qui ont écrit sur le bouddhisme ignorent-ils la signification du mot « rayons, » employé par les sectateurs de Bouddha ? Or, en siamois, le même mot qui signifie « rayon, » veut dire également « ombre ; » et c’est par respect pour leur divinité que la première acception est généralement reçue.

Le talapoin et ses deux hommes furent très-surpris de voir arriver un « farang » étranger, dans la pagode. Quelques petits présents ne tardèrent pas à me mettre dans leurs bonnes grâces. Le supérieur surtout fut enchanté d’un morceau de fer aimanté que je lui donnai ; il s’amusa longtemps avec ce jouet et poussa des cris d’admiration chaque fois qu’il le voyait attirer et soulever tous les petits instruments qu’il mettait à sa portée.

Je me rendis à l’extrémité nord de la montagne, où quelque être généreux, pour faire une œuvre méritoire, a eu la bonne idée de construire une salle pareille à celles que l’on trouve sur beaucoup de chemins et auprès des pagodes pour abriter les voyageurs.

La vue dont on jouit de cet endroit est d’une splendeur indescriptible, dans toute la valeur significative de ce mot. Je n’ai pas la prétention, on a pu le voir du reste, de dépeindre avec toutes leurs couleurs ces spectacles grandioses qui vont désormais se multiplier sous mes yeux ; à peine ma plume et mon crayon ont-ils pu en saisir les contours et quelques détails, mais ce dont on peut être sûr, c’est que mes esquisses n’admettent que ce que j’ai vu et rien de plus. Je n’avais rencontré jusqu’alors au Siam que des horizons très-restreints ; mais ici la beauté du pays se montre dans toute sa splendeur. Je voyais se dessiner à mes pieds, comme un riche et moelleux tapis velouté, aux nuances éclatantes, variées et fondues, une immense ligne de forêts, au milieu desquelles les champs de riz et les autres lieux non boisés paraissent comme de petits filets d’un vert clair, puis peu à peu s’élevant comme en gradins, des monticules, des monts, et enfin à l’est, au nord et à l’ouest, sous la forme d’un demi-cercle, la chaîne de montagnes de Phrâbat, puis celles du royaume de Muang-Lôm, et enfin celles de Kôrat jusqu’à plus de soixante milles au delà. Toutes se relient les unes aux autres et ne forment pour ainsi dire qu’un seul massif, dû au même bouleversement. Mais comment décrire la variété de formes de toutes ces sommités ? Ici ce sont des pics qui se confondent avec les teintes vaporeuses et rosâtres de l’horizon ; là des aiguilles où la couleur des roches fait ressortir l’épaisseur de la végétation ; puis des mamelons aux fortes ombres, tranchant sur l’azur du ciel ; plus loin des crêtes majestueuses ; enfin ce sont surtout les effets de lumière brillants, les teintes délicates, les tons chauds qui font de ce spectacle quelque chose d’enchanteur, de magique, que l’œil d’un peintre pourrait saisir, mais que son pinceau, tant de secrets eût-il, ne saurait jamais rendre qu’imparfaitement.

À la vue de ce panorama inattendu, un cri d’admiration sortit en même temps de toutes les bouches. Mes pauvres compagnons, généralement insensibles aux beautés de la nature, éprouvaient cependant un moment d’extase devant ce tableau sublime et grandiose. « Oh ! di ! di (beau) ! » s’écriait mon jeune guide laotien ; et demandant à Küe, qui restait silencieux, ce qu’il pensait de cette vue : « Oh ! master, » me répondit-il dans son jargon mêlé de latin, d’anglais et de siamois, « les Siamois voir Bouddha sur une pierre et ne pas voir Dieu dans ces grandes choses ; moi content d’être venu à Patawi. »

Du côté opposé, c’est-à-dire au sud, le tableau est différent ; c’est une plaine immense qui s’étend de la base de Patawi et des monts voisins jusqu’au delà d’Ajuthia, dont on aperçoit même les hautes tours qui se confondent avec l’horizon à plus de cent vingt milles de distance. Du premier coup d’œil on voit quel était le lit de la mer à une époque peu reculée, où toute cette vaste plaine du sud du Siam formait un golfe : de nombreux coquillages marins que je trouvai sur le sol et dans la terre, et parfaitement conservés, en sont une autre preuve, tandis que les empreintes, les roches, les coquilles fossiles prouvent également un bouleversement de beaucoup antérieur à cette époque.

J’eus à Patawi, avec les bons montagnards laotiens, une répétition des veillées que j’avais eues à Phrâbat ; tous les soirs, après le travail des champs, plusieurs venaient pour voir le farang. Ces Laotiens diffèrent un peu des Siamois, ils sont plus grêles et ont les pommettes un peu plus saillantes ; ils sont généralement aussi plus bruns et portent les cheveux longs ; tandis que les autres se rasent la moitié de la tête, ne laissant croître de cheveux que sur le sommet. On ne peut refuser aux Laotiens le courage du chasseur, s’ils n’ont pas celui du guerrier. Armés d’un coutelas ou d’un arc avec lequel ils lancent adroitement à plus de cent pas des balles d’une argile durcie au soleil, ils parcourent leurs vastes forêts, malgré les léopards et les tigres dont elles sont infestées. La chasse est leur principale amusement, et lorsqu’ils peuvent se procurer un fusil et un peu de poudre chinoise, ils vont traquer le sanglier, ou attendre le tigre et le daim à l’affût, perchés sur un arbre ou dans une petite hutte qu’ils élèvent sur des pieux de bambou. Leur pauvreté approche de la misère ; mais, comme presque toujours, elle provient de leur excessive paresse, car ils ne cultivent que le riz nécessaire à leur entretien. Ce point atteint, ils passent le reste de leur temps à dormir, à flâner dans les bois, à faire de longues courses aux villes et villages voisins, et à se visiter chemin faisant.

À Patawi j’entendis beaucoup parler de Kôrat, qui est la capitale d’une province du même nom située au nord-est de Pakpriau, à cinq journées de marche de cet endroit (cent ou cent vingt milles) et que j’ai l’intention de visiter plus tard. Il paraît que c’est un pays riche et qui produit surtout beaucoup de soie d’une bonne qualité ; il s’y trouve également et en grande quantité un arbre à caoutchouc ; mais les habitants négligent cette gomme, ignorant sans doute sa valeur. J’en ai rapporté un magnifique échantillon qui a été très-admiré à Bangkok par les négociants anglais. La vie y est, dit-on, d’un bon marché fabuleux. On peut y acheter six poules ou poulets pour un fouang (37 centimes), cent œufs pour le même prix, le reste à proportion. Mais, pour y arriver, il faut traverser pendant cinq ou six jours la vaste et profonde forêt du Roi-du-Feu que l’on voit du sommet de Patawi, et ce n’est que pendant la saison sèche que l’on peut s’y aventurer ; durant celle des pluies, l’eau et l’air y sont mortels. Les Siamois, gens superstitieux, n’osent pas non plus y tirer des coups de fusil, dans la crainte d’y attirer les mauvais génies qui les feraient périr.

Vue des montagnes de Kôrat, près de Patawi. — Dessin de Catenacci d’après M. Mouhot.

Pendant le temps que je passai sur la montagne, le supérieur des talapoins redoubla de soins et d’égards pour moi ; il fit transporter mon bagage dans sa chambre et étendre ma natte sur les siennes, dont il se privait pour moi. Les talapoins se plaignent beaucoup du froid qu’il fait à Patawi dans la saison des pluies, des torrents qui tombent du sommet de la montagne, et aussi des tigres, qui, chassés de la plaine par l’inondation, se réfugient sur les montages, et viennent jusque contre leurs habitations enlever leurs poules et leurs chiens. Toutefois ce n’est pas seulement en cette saison qu’ils leur rendent visite, car la seconde nuit que nous passâmes sous leur toit, vers dix heures, les chiens poussèrent tout à coup des hurlements plaintifs :

« Un tigre ! » s’écria mon Laotien, couché près de moi.

Je m’éveillai en sursaut ; saisissant mon fusil, j’entrouvris la porte, mais la profonde obscurité ne me permit ni de le voir ni de sortir sans m’exposer inutilement ; je me contentai de décharger mon arme en l’air pour effrayer l’animal. Ce n’est que le lendemain que nous nous aperçûmes de l’absence d’un de nos chiens.

Après avoir parcouru cette intéressante localité pendant une semaine, nous revînmes lever l’ancre de notre barque pour regagner Bangkok, où j’avais à mettre en ordre mes collections et à les expédier.

Les lieux qui, deux mois auparavant, étaient recouverts de six mètres d’eau, étaient à sec, et partout autour des habitations on bêchait les potagers et on commençait la plantation des légumes ; mais les horribles moustiques avaient reparu en essaims plus formidables encore, et après avoir ramé tout le jour, mes pauvres domestiques ne pouvaient même goûter de repos pendant la nuit. Pendant le jour, surtout près de Pakpriau, la chaleur était excessive. Le thermomètre était ordinairement à quatre-vingt-dix degrés Fahrenheit (trente-deux degrés centigrades) à l’ombre, et cent quarante degrés Fahrenheit (soixante degrés centigrades) au soleil. Heureusement nous n’avions plus à lutter contre le courant, et, quoique passablement chargée, notre barque filait rapidement. Nous n’étions plus qu’à trois heures de Bangkok, lorsque j’aperçus deux canots européens amarrés au bord du fleuve, et dans une salle de voyageurs, auprès d’une pagode, trois capitaines anglais de ma connaissance qui, avec leurs femmes, faisaient un joyeux pique-nique. L’un des trois était celui qui m’avait amené à Singapore ; il vint au-devant de moi et m’entraîna partager leur déjeuner.

Le même jour j’arrivai à Bangkok, et je ne savais encore où descendre, lorsque M. Wilson, l’aimable consul du Danemark, vint au-devant de moi et m’offrit gracieusement l’hospitalité dans sa magnifique demeure. Je dois considérer la partie du pays que je viens de parcourir comme très-saine, sauf peut-être à l’époque des pluies ; il paraît qu’alors l’eau qui découle des montagnes, après avoir passé sur une foule de détritus vénéneux et s’être imprégnée de substances minérales, donne naissance à des miasmes délétères d’où s’échappe la terrible fièvre des bois (jungle fever), qui, si elle ne vous emporte pas au premier accès, ne vous quitte qu’après plusieurs années de souffrances.

Mon voyage a eu lieu à la fin de la saison des pluies, lorsque les terrains qui avaient été inondés commençaient à se dessécher ; il s’en élevait quelques miasmes, et j’ai vu plusieurs indigènes atteints de fièvres intermittentes ; cependant je n’ai pas cessé un instant de me bien porter. Dois-je l’attribuer au régime que je suivais et qui m’a souvent été recommandé, c’est-à-dire de ne boire que du thé, jamais ou très-rarement de vin ni de spiritueux, et jamais d’eau fraîche ? Je le pense, et je crois qu’en agissant toujours ainsi on ne courrait aucun danger sérieux dans les localités les plus malsaines.

Henri Mouhot.

(La suite à la prochaine livraison.)



  1. Suite. — Voy. pages 219 et 225.
  2. Le latin est en honneur chez les indigènes chrétiens, grâce au rituel des missions.
  3. Cet opuscule, publié d’abord par M. Dean dans le Chinesse repository, a été reproduit in extenso par M. John Bowring dans sa belle compilation sur le Royaume et le peuple de Siam (the Kingdown and people of Siam, London, J. W. Parker and Son, 1857).
  4. Le P. Larnaudy était l’interprète de l’ambassade siamoise qui a visité la France en 1860-1861.