Voyage dans les provinces russes de la Baltique, Livonie, Esthonie, Courlande/03

Troisième livraison
Le Tour du mondeVolume 12 (p. 145-160).
Troisième livraison


Route aux environs de Volmar (Livonie). — Dessin de d’Henriet.


VOYAGE DANS LES PROVINCES RUSSES DE LA BALTIQUE,

LIVONIE, ESTHONIE, COURLANDE[1],


PAR M. D’HENRIET.


1851-1854. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


II (suite.)

Que faire ? Il revint chez moi.

« Que veux-tu ? Le médecin de la police, les officiers, le pope ont dit que tu es mort ; ta femme aussi l’a dit.

— C’est une femme ; elle ne sait ce qu’elle dit.

— C’est écrit et parafé. Tu es un vagabond.

— Saints du paradis, je n’ai pas d’argent, mais je n’ai pas vagabondé. Si j’avais appris ma mort auparavant, j’en aurais profité, je ne serais pas entré ici : j’aime autant n’être plus soldat. Et pourquoi un vagabond, un coureur ? Tenez, on me connaît à la police. Je suis allé chercher ma femme, qu’on ne m’a pas retrouvée.

— Je crois bien qu’on ne l’a pas retrouvée ; ils lui ont donné à la police un diplôme de veuve ; mon ami, tu as perdu ta femme ; il faut t’en consoler ; elle est remariée.

— Ah ! bien, je comprends maintenant, dit Dmitri, c’est Marsa qui m’a fait mourir : elle voulait épouser l’autre, et ça ne se pouvait pas. C’est péché de dire comme il se fait des choses. »

Dmitri avait raison. Il n’ignorait pas les transactions de la police avec ses commettants. La veuve aura donné quelques roubles ; le mari ne s’est pas douté de sa propre mort, connue seulement de ses chefs.

Un instant il eut l’air de vouloir reprendre sa femme, mais je lui dis que cela était impossible, puisque le pope l’avait unie à un autre.

« Cela ne fait rien, reprit-il ; je crache sur elle. » Et il s’en alla tranquillement.

Cette histoire nous avait paru intéressante.

« En voici une autre, nous dit l’officier : ce n’est pas à moi qu’elle est arrivée, elle n’en est pas pour cela moins vraie.

« Je sais un général, qui était en mission non loin d’ici, il n’y a pas fort longtemps. Les fleuves n’étaient pas encore entièrement gelés. Il était tombé de grandes pluies ; les eaux débordaient. Le général arriva au bord d’une rivière, qui était sortie de son lit et roulait des glaçons. Il demanda à passer. Les gens de l’autre côté de la rivière répondirent qu’il ne le pouvait faire, qu’il y avait danger de mort d’homme ; le général cria, insista ; ils lui dirent que c’était tenter Dieu, que bien sûr un homme y périrait, qu’il ne faisait presque plus clair. La nuit venait en effet. Le général, qui voyait un village en face de lui, ne voulait pas rester là ; l’obstacle l’irritait : « Service de l’empereur, » cria-t-il. Le staroste décida un batelier. Cet homme détacha la barque qui faisait ordinairement le passage de la rivière, et qui avait à l’arrière une petite cloche. On lui apporta une lanterne, qu’il plaça, pour n’être pas gêné dans sa manœuvre, à un bâton au-dessus du montant de la cloche ; puis il fit le signe de la croix et se mit en mouvement, à l’aide d’une perche, pour aller chercher le général. Il n’arriva pas jusqu’à lui. Le courant était trop fort, et l’emportait : à une secousse, l’homme tomba à l’eau, on ne le vit plus reparaître ; il faisait noir, mais la barque continua à s’en aller à la dérive, tandis que la cloche de temps à autre sonnait comme le glas du batelier, qui se noyait. La lanterne continua à briller longtemps encore.

« Quelques jours après, les eaux s’étaient retirées, le général passa.

« Il fit un rapport à l’empereur.

« Il était arrivé sur le bord de la rivière, qui était débordée et roulait des glaçons. Quoiqu’il y eût danger à traverser, le batelier sachant qu’il s’agissait du service de Sa Majesté, avait voulu le faire passer ce soir-là même ; mais la barque avait chaviré, et il s’était noyé, heureux d’avoir perdu sa vie à remplir son devoir envers la couronne. Il laissait une femme et plusieurs enfants.

« L’empereur fut touché du dévouement de ce pauvre homme. Il félicita le général, et le remercia de ne pas lui laisser ignorer ce qui s’était passé ; il lui dit qu’il allait faire envoyer à la veuve un secours de trois cents roubles. Les trois cents roubles furent envoyés et touchés en effet ; mais la veuve n’en a jamais rien reçu, ni rien su, les enfants non plus. Les deux tiers sont passés dans les mains du général ; l’autre tiers a récompensé l’homme de la police, par qui les fonds devaient être remis, de son habileté et de sa discrétion. »


Petit retable à quatre faces se repliant les unes sur les autres ; — cuivre émaillé, style byzantin.

La causerie nous avait fait oublier le chemin que nous avions encore à parcourir ; mais la télègue étant attelée, il nous fallut reprendre notre course. Emportés rapidement, nous traversâmes la Bouza à Jambourg, petite ville de garnison que les Novgorodiens passent pour avoir bâtie dans l’année 1383, en l’espace de trente-trois jours. Nous eûmes bientôt devant nous un bois de sapin, un bois interminable, au milieu duquel s’ouvrait une route en ligne droite, qui s’étendait platement à perte de vue, si bien que les arbres à l’horizon paraissaient plus bas que les herbes des gazons que nous avions devant nous. La poussière et la chaleur s’appesantirent sur nous et sur le postillon. Celui-ci, à la sortie de cette longue avenue, comme nous côtoyions un champ semé de pois verts, ne put résister à la tentation. Il nous pria de tenir les rênes, et s’élançant dans la plantation, en moins d’une minute il eut récolté une gerbe qui lui servit à deux fins. Il chercha dans l’écorce un rafraîchissement pour tromper la soif qui le tourmentait ; nous l’imitâmes bientôt. De tout ce qui lui restait, des gousses et des tiges, il fit un matelas pour atténuer un peu les secousses de la charrette. Nous désirions un peu d’eau pour humecter nos lèvres et nous n’avions pas d’espoir que le ciel se mît à pleuvoir pour nous. Toutefois la Providence exauça nos vœux, sous la forme d’un pauvre serf, qui sortit du bois tenant en main une jatte pleine de framboises d’un beau rouge et d’un doux parfum, les plus appétissantes et les mieux venues que j’aie jamais vues. Le pauvre mougik était encore jeune ; il avait des yeux d’un gris bleuâtre et des cheveux blonds, séparés sur le milieu du front par une bandelette rougeâtre. Une chemise bleue à goussets rouges couvrait sa poitrine et retombait sur son pantalon. Il nous fit demander par le cocher de lui acheter ses framboises. Nous désirions savoir ce qu’il en voulait. « Ce qui vous fera plaisir, nous dit le postillon ; il sera content d’en avoir trois kopecks. » Cinq kopecks le comblèrent de joie ; les framboises furent placées dans un mouchoir blanc, et après avoir fait la part du postillon, nous goûtâmes Le reste avec une volupté dont ne peuvent se douter ceux qui n’ont jamais eu soif.

C’était un palliatif, et rien de plus, que ces fruits, une goutte d’eau dans le désert. Couverts de sable, les lèvres gercées par Le vent, la chaleur et la sécheresse, dans un état dont nous étions honteux, nous nous arrêtons à Orologie, plus longtemps que nous n’aurions voulu. Orologie est une station de poste. Il se trouvait là deux jeunes filles parées de cette beauté qu’on a appelée, je ne sais pourquoi, la beauté du diable, et qui est peu commune en Russie. Deux officiers aux gardes, à grandes moustaches cirées, dans leurs brillants uniformes, étaient auprès d’elles, devisant de manière à les faire tour à tour sourire et rougir. Comment, sans être fâcheux, introduire un tiers dans ce double tête-à-tête ? Je me risquai cependant à demander des chevaux. Ici l’insuccès dépassa mon attente ; les demoiselles eurent l’air de ne pas me comprendre, et pendant ce temps j’entendais l’entretien qui se faisait en français, et je dois ajouter en bon français. Faire du bruit eût été ridicule et inutile : le billet protecteur avait, à partir de Narva, perdu son à-propos ; nous essayâmes de la patience.

Après une demi-heure, nous vîmes des ombres de chevaux qu’on menait boire. Ces ombres nous étaient destinées, et se hâtaient fort lentement. Quand la télègue fut prête, beaucoup de temps s’était passé. Les officiers n’étaient plus là ; mais les belles jeunes filles lisaient tout haut, dans le texte original, un roman de Paul de Kock ; car, il faut Le dire, Paul de Kock est des plus goûtés en Russie : il passe pour un des grands écrivains modernes.

Je ne pus résister au désir d’adresser quelques mots de mal venue à ces deux demoiselles. Quand je fus installé, je leur fis, de la télègue, comme d’une tribune, un compliment désagréable et mal tourné. Elles rougirent encore une fois, et le cocher fouetta ses ombres.

Il était écrit pourtant que cela finirait comme dans les histoires de la morale en action. Dix minutes après notre départ, nous nous apercevions que nous avions oublié cannes, parapluies et foulards. J’étais puni de mon impertinence, bien que j’eusse regardé mon homélie un peu comme un devoir, envers ceux qui viendraient après nous. Je ne m’avisai pas d’aller réclamer mes gages.


Paysan portant un cochon de lait gelé.

À Kalkowa, nous trouvâmes sur la route une habitation de seigneur, autour de laquelle se groupaient les maisons des paysans, dominées de bien haut par les coupoles de la rustique église : type uniforme, sur lequel sont modelées ces sortes de communautés ! Toutes ces cabanes de bois, dont quelques-unes, penchées par le vent, semblent chanceler comme des vieillards, ont, malgré la vivacité des couleurs qui les revêtent, quelque chose d’attristant, même pour les yeux. Parmi ceux qui les habitent, et qui y sont attachés, heureux ceux qui ont un bon maître, si ce maître n’a pas d’intendant, race maudite du serf ! Plus heureux celui qui peut quitter la terre pour aller exercer quelque petite industrie ! Il ne reviendra plus à la culture, pour laquelle il a une antipathie que, malgré les consolations et les exhortations de l’église, la nécessité seule est capable de lui faire surmonter. Maîtres et serviteurs, au surplus, aiment à s’en aller à la ville, et le seigneur qui a passé l’été à la campagne n’y revient, le plus souvent, que pour avoir, durant l’hiver, trop épuisé ses revenus et son crédit.

Tandis que notre télègue allait suivant la ligne droite, par des chemins déjà mieux tracés, nous approchions du but de notre voyage ; nous nous laissions de temps en temps vaincre par le sommeil. Notre conducteur, plus endormi que nous, abandonnait à ses bêtes le soin de nous diriger. Elles nous eussent menés parfois, sans doute en rêvant, aux fossés qui bordent la route, si Louis, le plus éveillé de tous, n’eût secoué rudement l’iemschik pour le faire rentrer dans le sentiment de la réalité. Plus loin, nous commençâmes à côtoyer de longues files de voitures de paysans, lesquels, étendus sur leurs ballots, reposaient paisiblement côte à côte, s’en remettant, pour les conduire, à ceux qui étaient en tête du convoi, à la garde de Dieu et à l’instinct des animaux qui les traînaient : les uns comptaient sur les autres. Les chevaux ne se garant pas assez rapidement sur la droite, pour laisser passer le postillon de la couronne, il en résultait des chocs violents dans lesquels la télègue avait l’avantage, à cause de la rapidité de sa course, mais qui brisaient et dispersaient les pauvres charrettes. C’était alors de la part de notre iemschik des jurements effroyables à l’adresse de ces voituriers endormis, jurements trop grossiers pour que j’essaye de les traduire ici, même librement. Puis il appliquait du haut de son siége des coups de fouet impitoyables sur la figure des conducteurs jeunes ou vieux. J’ai vu ainsi des vieillards à barbe blanche frappés au visage. Ils recevaient ces coups sans paraître émus, avec une étonnante placidité de physionomie. Il faut que leur nature soit douce, ou bien avilie, peut-être quelque chose de l’un et de l’autre, pour supporter aussi tranquillement les injures. Une longue oppression sans espoir, une bonté native, une résignation trop chrétienne, qui amortit peu à peu les mouvements du cœur, une apathie vague, semblent former le fond ou les éléments de leur caractère.

La télègue cependant allait toujours, et la route était de plus en plus large. Enfin à l’horizon, quand le jour se leva, nous découvrîmes les dômes dorés de Saint-Pétersbourg, qui surgissaient au milieu des brouillards. Je les saluai avec reconnaissance, comme des libérateurs, car la fin du voyage excédait mes forces. Chaque sursaut des roues me faisait dans la tête des douleurs si cruelles, que je fusse mort volontiers. Il n’y avait plus que quelques lieues à faire, sur le pavé il est vrai, mais au moins j’entrevoyais le terme de nos fatigues et de nos changements incessants de voitures.

Des deux côtés, la route était bordée de maisons de campagne qui, dans tout autre moment, m’eussent paru délicieuses. Des pièces d’eau, des bassins les entouraient, d’où s’élevait une vapeur épaisse et flottante, sans cesse renouvelée, qui paraissait sortir de chaudières en ébullition. Quand nous pénétrâmes dans l’enceinte de la ville, l’octroi fit irruption sur nous. L’iemschik dit que nous ne parlions pas ; que nous n’étions pas muets cependant, mais ennemis, « Français, » ajouta-t-il en clignant des yeux. Je crois presque que ce dernier mot était dans son idée une recommandation. Elle ne nous servit pas. Sitôt après une visite assez minutieuse, passant sous un arc de triomphe revêtu de bronze, élevé à la garde impériale revenue en 1815, nous entrâmes dans Pétersbourg.


III

Voyage d’hiver. — Préliminaires. — Requêtes. — Noël. — La malle-poste perd ses voyageurs. — Tcherkowitch. — Riga. — La visite domiciliaire. — Départ. — Mitau. — Tauroggen. — La douane.

J’étais à Saint-Pétersbourg, quand on apprit coup sur coup le débarquement d’une armée en Crimée, et la victoire remportée à l’Alma. Il y eut un instant de stupeur générale, auquel succédèrent des récriminations amères. « Tout était perdu ; Sébastopol allait tomber, la presqu’île passait au pouvoir de l’Occident, et tout cela, par l’imprévoyance et l’impéritie du gouvernement, qui n’avait pas même été renseigné. « Ce qui prouvait bien, ajoutait-on, qu’il est plus difficile à un amiral de conduire une armée que de faire des bons mots[2]. »

Mais quand la défense fut organisée, le courage, la confiance et un peu d’arrogance reprirent le dessus. J’ai raconté dans l’Illustration comment, en compagnie de deux Anglais, nous étions allés visiter la flotte de Cronstadt, qui se regardait comme victorieuse, parce que les flottes occidentales s’étaient éloignées. Les sentiments pour la France n’étaient point malveillants et différaient encore, d’une façon tranchée, de ceux qu’on manifestait à l’égard de notre alliée.


La malle-poste arrêtée à Tcherkowitch. — Dessin de d’Henriet.

Nous habitions sur le bord du canal Catherine, que ne sillonnaient plus les longues barques de paysans ; la glace était couverte de laveuses qui venaient en casser à la hache quelques parties, et faisaient des trous sur lesquels elles se penchaient pour nettoyer leur linge. C’était vers la mi-décembre ; un ciel gris, qui ressemblait à du papier à filtrer, s’étendait au-dessus de nous ; vers dix heures et demie, nous voyions, derrière le toit d’une des maisons, le soleil se lever, pâle, terne, sans éclat, sans chaleur, comme un pain à cacheter. Lui-même paraissait être malade et avoir froid. Pendant trois heures et demie d’un jour qui ne mérite guère ce nom, il parcourait sa course, je veux dire qu’il gravissait un petit arc de cercle, pour aller se coucher bientôt derrière le toit d’une autre maison, assez près de la première. À trois heures le crépuscule était venu.

Nous résolûmes de quitter Saint-Pétersbourg et la Russie.

Nous allâmes au bureau des étrangers en demander l’autorisation.

Il y avait quelques formalités à remplir : D’abord une supplique au gouverneur militaire ; Puis une insertion dans les journaux, afin que nos créanciers, si nous en avions, ne fussent pas frustrés de notre personne ;

Une note de la police, constatant qu’il n’y avait aucune réclamation contre nous ;

Enfin un passe-port avec le podorojne, à moins que nous n’eussions des places dans la malle-poste.

Deux jours après notre demande, un employé aux départs nous remit un certificat établissant que nous étions inscrits depuis plusieurs semaines sur les colonnes du journal. Comment cela se faisait-il ? Je n’en sais rien. Je regardai l’employé, pour savoir s’il attendait quelque récompense. Il me fit au contraire l’effet d’un galant homme, qui nous avait obligés sans arrière-pensée. Sachant que derrière cette vieille nation des tchinovnicks ou gens de bureaux et d’emplois, si bien décrite par Gogol, race vénale et basse, humiliée et s’humiliant elle-même, s’élève une génération jeune et plus fière, qui rougit de tant de corruption, je craignis de blesser l’employé en le traitant en corrompu.

Si je me suis trompé, qu’il me pardonne !


Runes prosternés devant l’image de la Panagia. — Dessin de d’Henriet.

Nous finîmes quelques croquis ; nous achetâmes quelques objets en brocard et en broderie, quelques instruments de musique grossiers, tels que la balalaïka, puis des images saintes, la Panagia, la Vierge de Kasan, saint Photius et d’autres, peintes sur cuir, sur bois ou sur cuivre, œuvres de l’enfance de l’art. Le marchand ne veut pas vendre la Vierge et les saints,

« Comme Judas vendit son Dieu. »

Dieu « qui voit tout » le punirait ; mais « Dieu sait bien qu’il ne les vendrait pas ; » il les échange contre de l’argent. Il y perd. J’eus trois saints et une sainte martyrisée pour un peu plus d’un rouble. Je voulais rapporter un vêtement de serf, et porter la fourrure sur moi ; on me fit observer que l’odeur en était trop forte, et que mes compagnons de route ne me la laisseraient pas garder.

Nous échangeâmes quelques adieux. « Souvenez-vous de nous comme nous nous souviendrons. » L’intention était bonne, mais la seconde partie de la proposition affaiblissait de beaucoup la première. Le Russe est oublieux de nature ; il oublie comme un enfant. « Surtout, ajoutait-on, ne pensez pas, ne dites pas et n’écrivez pas de mal de la Russie. »

Nous eûmes de la place dans la malle-poste, en partant le jour de Noël, comme des mécréants, à l’heure où dans les maisons en fête, le jeûne de quarante jours allant finir, au bruit des cloches de toutes les chapelles, les cierges et les lampes s’allumaient devant les images des saints en l’honneur du Dieu naissant. Les postillons voyageaient à contre-cœur. Je ne raconterai point cependant ici, comment transis par le froid nous entrâmes dans une station, comment la malle-poste partit sans nous, emportant nos pelisses de voyage, nos effets et nos passe-ports ; comment, dans un mauvais traîneau, nous courûmes à sa suite, et la retrouvâmes au petit jour à Tcherkowitch. Les paysans sortaient de la petite église. Nous n’eûmes d’ailleurs plus d’autre incident jusqu’à Riga qu’une chute dans un fossé.


Ramasseurs d’ordures à Riga.

Nous nous réveillâmes les idées un peu à l’envers et la tête en bas, et sortîmes afin de remettre la malle sur ses pieds avec l’aide de quelques rouliers juifs.

À Riga, la glace du fleuve, pour faire entrer les navires, arrêtés tout l’été par les flottes de France et d’Angleterre, avait été brisée de main d’homme à coups de pics, depuis la mer jusqu’au port. Elle devait être brisée au départ depuis le port jusqu’à la mer. L’opération n’était pas sans danger : elle réussit, mais elle fut onéreuse, et on ne la recommença pas.

Nous restâmes quelque temps à Riga, nous voulions compléter nos croquis.

Sur le marché principal, qui se tient entre le fleuve et les remparts, nous trouvions pour le plaisir des yeux, malgré la rigueur d’un froid de quinze à dix-sept degrés du thermomètre de Réaumur, les paysans lethons, les juifs, les Russes et les Allemands, réunis dans des scènes populaires, qui s’arrangeaient d’une façon charmante, avec une décoration pittoresque, bien qu’un peu malpropre. C’étaient des baraques en bois disjointes et désassemblées, que je n’ai point rendues à mon gré, tant s’en faut, bien que les croquis soient pris sur nature. Elles laissent loin derrière elle, dans leur imagination fantasque et leur réalisme étrange, les plus beaux rêves de Callot. Là se vendent toutes sortes d’objets nommés et innommés, vieux et neufs, vieux vêtements, vieilles bottes, vieux bric-à-brac de tous métaux et de toutes matières ; puis le lait, les œufs et le beurre, les viandes, le gibier et le poisson : tout cela gelé et roidi, résonnant comme du verre, et attendant au besoin, faute d’acquéreurs, la saison suivante, pour reprendre son élasticité naturelle et se décomposer ; pêle-mêle au milieu de cela, des ustensiles, les objets nécessaires à la vie, les cuillers de bois, les gants de laine, les pipes, et enfin ce qu’il faut pour gagner le ciel, les images de saints, les cierges, les médailles, les chapelets. Au milieu de ces boutiques circulent les marchands de thé, marchands ambulants qui servent leur infusion chaude, comme nos marchands de coco servent la fraîche à qui veut boire. Plus loin, immobiles, les cabarets et les restaurants en plein vent, ce que les Russes appellent des Restaurazias, les Allemands des Restaurations, et où viennent se nourrir de thé, de vodko, de kwass, de piroggen (gâteaux à la viande), de pommes de terre et de bouillies de farine de pois, les marchands, les portefaix, les paysans lethois, les galériens (arrestants) avec les soldats qui les gardent paisiblement sans trop de rudesse ni de pitié.

Nous utilisâmes les jours de notre mieux. Parfois nous allions ensemble, Louis et moi, parfois chacun de notre côté. Nous ne rentrions pas à la maison sans rapporter quelque chose de notre chasse au croquis.

Par malheur, le marché est près des remparts ; les remparts sont près de la forteresse.

Je revenais un jour, cachant, sans pouvoir les réchauffer, mes doigts dans ma pelisse. Je me sentais incapable de tenir plus longtemps un crayon. D’ailleurs le soir n’était pas loin, il était près de trois heures. Louis était rentré ; je vis venir à moi un officier enveloppé dans son manteau. Avec un sourire mielleux, à la fois bienveillant, plat et banal, qui caractérise les fonctionnaires russes (je connais surtout parmi les plus jeunes d’heureuses exceptions, mais elles sont rares), il m’aborda en me demandant si je n’avais pas dessiné près des bastions.

J’avais compris, mais je n’en étais pas sûr, et je ne voulais pas répondre par un coq-à-l’âne. L’officier parlait russe ; il me demanda en allemand si je l’avais saisi.

« Je ne vois pas assez bien quel est le but de votre question, pour y répondre. Mais répétez-la-moi, et je serai certain de l’avoir entendue. »

Cette fois la phrase de l’officier ne laissa rien à désirer sous le rapport de la limpidité.

« Vous voulez savoir si j’ai réellement dessiné sur le marché ?

— Près des bastions ?

— Près des bastions, soit. J’ai dessiné en effet.

— Vous étiez accompagné d’un monsieur plus grand que vous. »

Ce monsieur était Louis. Je répondis affirmativement.

« Qu’avez-vous dessiné ?

— Quelques types de votre pays, des attelages, des marchands, des baraques.

— Pas de bastions ?

— Pas de bastions. »

Je n’avais point fait attention aux terribles bastions. En temps de paix, c’eût été s’exposer à une contravention. En temps de guerre, en l’absence des consuls, au milieu d’une population alarmée, c’était se créer un danger inutile et tout gratuit.

J’essayai de me faire comprendre, mon explication fut insuffisante.

« Veuillez me suivre chez le commandant.

— Quel commandant ?

— Le général Wrangell. »

Le général Wrangell était en effet commandant de la citadelle. Je le connaissais un peu ; c’était un excellent homme, doux et triste ; la crainte le rongeait. Depuis la guerre, il ne dormait plus ; il rêvait, dans son gîte, à la gravité de ses fonctions, aux moyens de préserver sa femme, ses enfants, sa forteresse des approches de l’ennemi. Ajoutons, pour être juste envers lui, qu’une vingtaine d’années de captivité dans la citadelle de Saint-Pétersbourg, et cela à propos d’une erreur de la justice et d’une similitude de nom avec l’un des conjurés de 1825, avaient pu lui donner à réfléchir, et affaiblir ou inquiéter sa volonté. Du reste un dévouement sans bornes à son empereur et à ses devoirs.


Chez le commandant de la forteresse.

« Deux minutes seulement, monsieur l’officier, j’ai affaire ici près au bureau du journal et je suis à vous. »

L’officier m’attendit près de la porte. Nous prîmes ensemble le chemin qui sépare le marché de la forteresse. Il voulut être aimable et me proposa un cigare. Nous rencontrâmes des officiers de garnison en grande tenue. J’en vis un qui se moucha sans façon et sans mouchoir, et qui s’essuya assez proprement sur un endroit peu apparent de la manche de son habit. Cela ne l’empêcha pas de saluer l’officier qui me conduisait (il appartenait à l’armée) avec le respect que la garnison, armée de troisième classe, doit et l’armée proprement dite.

Nous entrâmes chez le commandant.

Quand il m’aperçut, il me tendit la main.

« Comment allez-vous, me dit-il, et que désirez-vous de moi ? »

Je lui affirmai que je ne désirais rien, que je n’étais pas amené en cet instant chez lui par un mouvement spontané.

Sur un signe interrogateur du commandant, l’officier présenta son rapport verbal. Il m’avait vu, et aussi il avait vu une autre personne plus grande que moi, faire des esquisses auprès des bastions ; il était chargé, d’une façon subalterne, il est vrai, de veiller à la sûreté de la ville. Son devoir envers la Couronne et envers le pays était de m’amener auprès du général.

Je ne voudrais pas exagérer l’effet que fit la parole de l’officier. La figure du général se plissa subitement ; elle se rembrunit comme si un lourd nuage eût passé par dessus. L’indécision, le douloureux sentiment de la responsabilité s’y peignirent.

Il se couvrit le front de ses mains, et parut penser.

Cela, jusqu’ici, ne me paraissait pas fort sérieux :

« Délibérez-vous, général, si je dois être pendu haut et court ? »

La plaisanterie était hors de saison. Le général continua à songer ; sa main descendit lentement de son front ; il l’abaissa sur ses lèvres et sur ses moustaches grises, puis comme s’il eût pris une résolution, il la retira :

« Les temps, dit-il, sont durs… durs… bien durs ! »

Comme deux mois auparavant un étranger, père de famille, négociant, avait été passé par les armes, pour avoir envoyé, assurait-on, en son pays d’Angleterre un plan de Revel, l’exorde était sombre.

« Bien durs ! » continua le général.

« Faites-moi savoir, général, si je dois être pendu. »

La vérité est que je ne m’en souciais pas ; que la mort me paraît une loi détestable que je ne voudrais pas avoir faite, qu’aucun genre de mort ne m’est agréable, et qu’en y réfléchissant, je pensai qu’il est des pays, le nôtre par exemple, où deux lignes de l’écriture d’un homme ont été plus qu’il ne fallait pour le faire pendre, pendre sans retour, et dans toutes les règles de ce que nous appelons la justice.

« Pendu, non,… non… Il faut croire que non… Vous dessiniez ?

— Des paysans, des attelages, des marchands, des baraques.

— Montrez-les-moi. »


Les galériens près des remparts à Riga. — Dessin de d’Henriet.

Je les montrai.

« Et votre ami ?

— Mon ami en faisait autant.

— Vous n’avez pas de dessins des bastions ? »

Le fantôme des bastions revenait. J’essayai de le faire disparaître. L’officier disparut lui-même, non sans m’avoir, mû par un sentiment de pitié dont je lui sais gré, offert la main et demandé pardon d’avoir fait son devoir.

Je restai seul avec le général. Il était inquiet, quelque idée l’agitait ; la ritournelle de la dureté des temps revenait sur ses lèvres. Voulait-il frapper, s’attendrissait-il ? Je n’en sais rien. Il devint adroit, il employa les petits moyens, les insinuations.

« Vous vous en allez ? Vous quittez donc notre Russie ? Vous avez votre podjorone ?

— Pas encore ?

— Et vous comptez être en France pour le printemps, pour la reprise des hostilités ?

— Il ne faut pas, je vous en prie, général, faire coïncider deux choses qui n’ont entre elles aucun rapport, la reprise des hostilités et moi, nous n’avons rien de commun. »

La physionomie du général s’éclaircit, puis s’assombrit encore une fois ; il remit la main sur son front.

« Les temps sont durs !… reprit-il.

— Général, comment se porte madame Wrangell ?

— Oh ! vous savez.

— Je vous proteste que je ne sais pas.

— Si, vous savez, les femmes…

— Les femmes ?…

Les femmes… sont toujours malades. »

Un aide de camp du prince Souwaroff entrait. Le général me tendit la main.

Je sortis.

Heureux d’être quitte à si bon marché, je revins d’un bon pas. En rentrant je trouvai Louis causant avec un ingénieur de nos amis, un jeune homme depuis peu sorti des écoles de Saint-Pétersbourg. Je ne soufflai mot de l’aventure. J’attendais que nous fussions seuls.

On frappa à la porte. J’allai ouvrir.

Je vis deux messieurs en manteaux verts, la tête enfoncée dans leurs cols brodés. Ils avaient de ces visages impénétrables, solennels, propres en tous pays aux gens importants qui sont hautement convaincus de leur importance.

Comme je leur demandai le but de leur visite, l’un d’eux, évidemment le supérieur de l’autre, répondit avec un sourire presque bienveillant. Il s’adressait à Louis et à moi.

« Nous désirerions, messieurs, vous parler quelques instants en secret.

— Monsieur est notre ami, vous pouvez parler devant lui comme devant nous. »

L’ami s’esquiva. Il avait devant lui un de ses chefs.

« Nous sommes chargés par le gouverneur civil d’une démarche grave, très-grave, qui, nous l’espérons, restera sans aucun résultat : nous assurer s’il y a chez vous rien de soupçonnable. »

Je ne traduis pas : le fonctionnaire s’exprimait en français.

« Vous nous autorisez à visiter ? »

C’était une visite domiciliaire.

« Dites, messieurs, que vous prenez l’autorisation, répliqua Louis assez mécontent ; il nous serait inutile de vous la refuser ; faites, messieurs, nous sommes en Russie, et vous savez que vous êtes chez vous. »

Le chef salua.

Ces visiteurs dangereux ne nous étaient pas inconnus, et nous les avions déjà rencontrés, mais dans le commerce du monde, et non dans l’exercice de leur déplorable ministère.

L’un, le subalterne, un major Villebois, porte un nom français. Descend-il de ce général à qui l’impératrice Catherine écrivait en 1762 que la Livonie lui était moins connue que le reste de son empire ? Je n’en sais rien, et cela importe peu. Pour l’instant, celui-ci était l’assesseur favori du colonel maître de la police ; au demeurant d’un entendement borné, mais d’autant plus entêté et brutal. L’autre, le baron V…, homme de bonne compagnie, avait beaucoup voyagé ; la malignité publique avait laissé sa réputation intacte, chose rare en Russie. La suite du récit m’oblige à dire que nous avions, quelques années auparavant, crayonné son portrait en charge avec d’autres personnes d’une même société, et cela sur la demande réitérée de la maîtresse de la maison. Le consul de France, un des hommes les plus intelligents que j’aie rencontrés dans ma vie, et à qui je dois beaucoup, malheureusement mort depuis, était chargé de mettre les paroles à ces feuilles volantes. Tout cela était resté inédit pour plusieurs raisons. J’ajouterai que la façon d’agir de nos deux visiteurs offrait un contraste frappant. L’un semblait poussé par une haine patriotique, comme s’il avait quelque rancune à assouvir ; l’autre restait froid, et il devait l’être, mais parfaitement convenable.


Un roulier et un paysan en Esthonie.

Ils commencèrent à instrumenter, feuilletant des dessins, examinant avec attention, non-seulement la surface du papier, mais le papier dans sa transparence, s’assurant ainsi que rien n’était placé entre deux doubles ; soulevant le tapis d’une table pour regarder par-dessous.

« Avec l’espérance, disait le baron, de ne rien trouver. »

Le major feuilleta des livres, des cahiers, des albums, où étaient réunis quelques portraits, dont plusieurs faits de mémoire par Louis : parmi ceux-là, celui du supérieur immédiat du major, le colonel maître de la police.

« Que voulez-vous faire de cette figure ? demanda-t-il rudement.

— Un monument, » répondit Louis.

Le baron prit le cahier, regarda et rit.

« C’est bien lui.

— Je l’ai flatté, » reprit l’implacable Louis.

Le major ayant vu rire le baron, grimaça aussi un sourire.

Au fond d’une armoire gisait sans sépulture un cahier de notes d’une écriture hiéroglyphique, fine et serrée.

« Qu’est ceci ? interrogea le major.

— Des notes.

— Sur quoi, sur quels sujets ?

Omnibus et quibusdam aliis.

— Et pour quoi faire ? Je n’y comprends rien. »

Cela était illisible.

Une armoire était dans l’ombre. Il avait hâte de la fouiller. Il y trouva je ne sais quoi enveloppé de plusieurs doubles et couvert de poussière. Il sortit pour épousseter le paquet d’un revers de main.

Je vis alors des soldats dans les escaliers. Précaution bizarre en un pays si bien fermé, que si l’on se dérobait par la porte ou par la fenêtre, on ne pourrait pas une fois sur cent échapper aux poursuites !

« Qu’y a-t-il sur cette armoire ?

— Je ne suis pas payé pour vous le dire ; cherchez, major, en vous faisant faire la courte échelle. »

La crainte de gâter ses habits d’uniforme empêcha le major de tenter l’escalade.

Il tira lentement un tiroir, qui rendit un son plaintif. Il regarda ce qu’il renfermait : une correspondance de famille, assez bien mise en ordre et garantie des indiscrétions par une enveloppe cachetée.

« Vous permettez ? » demanda-t-il en rompant le cachet.

Mon frère pâlit, et se jetant devant lui :

« Ce ne sont pas des secrets d’État, mais de famille, et je ne sais pas, monsieur, qu’aucune police ait rien à démêler à cela.

— Vous permettez cependant, » répliqua le major avec une ironie aigre-douce. Il brisa un autre cachet, et ne trouva que des détails insignifiants pour lui, sans valeur aucune, quoiqu’il se confondît à chercher. Un petit portefeuille était fermé à clef, il le présenta pour être ouvert.

J’ouvris. Il y avait là de l’argent, de l’argent-papier, en papier de toutes couleurs, blanc, jaune, rouge, bleu, carmin : c’étaient des assignats russes. L’œil du major s’illumina d’une clarté subite ; ses doigts palpaient les billets. Il devint gracieux : sur notre prière, il remit le papier dans sa loge, puis il prit une lettre timbrée du sceau impérial, et s’abstint d’en lire le contenu.

Mais, par une compensation providentielle, il découvrit un plan, non pas informe ou mutilé : un plan complet, celui d’une ville de la Russie, avec un texte explicatif, moitié russe, moitié français.

Il l’examina sous plusieurs faces, le passa à son supérieur ; son geste était celui d’un homme qui a trouvé, qui n’a pas perdu son temps.

« Voyez ! » dit-il.

M. V… vit que c’était un plan de Pétersbourg, détaché d’un guide de l’étranger. Même en temps de guerre ce ne saurait être un cas pendable que de posséder cette feuille de papier. Je n’oserais en dire autant d’un plan à vol d’oiseau représentant Riga, la ville et les fortifications, qu’on était venu nous proposer quelques mois auparavant, et que nous avions eu l’heureuse idée de refuser, à cause des complications qui commençaient à surgir. Il était de grande dimension, car nous le déroulâmes comme un tapis, dans une chambre, et nous en examinâmes les détails en nous étendant tout autour sur des coussins. Je ne sais trop ce qui serait arrivé si cette pièce, fort inoffensive entre nos mains, eût été trouvée pendant une semblable perquisition.

« Nous n’avons plus, messieurs, qu’à vous exprimer nos regrets, nous dit le major.

— Nos regrets, corrigea le baron, d’avoir fait une démarche pénible, et qui devait, nous l’espérions, n’amener aucun résultat. »

Ces messieurs s’apprêtaient à sortir.

« N’y a-t-il plus rien à visiter ? demanda le défiant major s’adressant à Louis.

— Comment donc, plus rien ? mais pardon, il y a les vitres, les bois, les portes, l’intérieur des murs.

— N’y a-t-il pas d’autre chambre à la suite de celle-ci ? »


Russe mendiant.

L’instinct du major lui avait fait deviner juste. Il demanda à entrer. Je l’engageai à s’en donner la peine et lui fis les honneurs de la chambre.

C’était une sorte de grand cabinet à moitié vide ; quelques esquisses accrochées au mur blanc en rompaient la monotonie criarde. Le major remplissait ses fonctions d’inquisiteur en conscience ; il prenait successivement les études pour les regarder à l’envers.

Sur l’entablement de la double fenêtre étaient rangés des cahiers pleins de croquis dont quelques-uns inachevés, mais d’autant plus suspects ou dangereux. Alors commença entre mon frère et le major une série non interrompue de questions et de réponses.

« Qu’est-ce que cela ?

— Vous le voyez : des notes, des croquis, des aide-mémoire.

— Des aide-mémoire ! Pour quoi faire ?

— Pour aider la mémoire.

— Vous me répondez par la question. »

Et Louis s’inclinant :

« À quoi serviront ces cahiers ?

— Pourquoi me le demander ? Est-ce qu’on peut répondre de l’avenir ?

— Vous avez dessiné des bastions, c’est cela que nous voulons voir.

— Si vous l’aviez dit plus tôt, je vous aurais affirmé que vous vous trompez. Il n’y a pas de bastions dans tous ces cahiers, mais vous pouvez en voir d’ici. »

De la fenêtre, nous avions la vue sur des bastions véritables. Des artilleurs faisaient encore l’exercice avec leurs canons de bois.

« Ni là non plus ? »

Et le major indiqua, sur un signe du baron, un tiroir de meuble que je croyais débarrassé.

Deux sûretés valent mieux qu’une. C’était l’avis de ces messieurs, et ils eurent raison.

Le tiroir renfermait des papiers. Le major en exhuma d’abord quelques-uns que je ne m’attendais pas à trouver là et qu’il présenta au baron.

Par une coïncidence imprévue, fort invraisemblable, mais vraie, et que je ne m’explique pas encore, la première chose qui s’offrit aux yeux du baron fut sa propre caricature. Il se reconnut.

J’ai dit comment cela était resté inédit, le moment étant mal venu pour une publicité compromettante.

Le baron se contempla à l’œil nu d’abord, fit un signe à M. de Villebois, qui rougit d’indignation et de plaisir, et commença à parler très-haut.

« Bien !… dit-il ; et il prit son lorgnon pour regarder encore. Bien… cela est plus fort. Allons ! je serais curieux, messieurs, de m’assurer si vous me direz en face, à moi, ce que vous avez représenté là. »

La tournure de l’affaire devenait équivoque.

« Pourquoi non, monsieur, dit Louis résolûment. Ceci, monsieur, est votre figure en pied, tel que vous vous êtes fait voir l’année dernière dans un des quadrilles de mascarade particulière. Vous trouverez vos complices dans les pages suivantes. »

La réponse, si nette qu’elle fût, était débitée d’une façon tranquille, mais non agressive.


Un Lithuanien.

Le baron se consultait. Il reprit la feuille, la ploya avec un calme de commande et du plus mauvais augure. Le major était immobile, roide comme la statue du Festin de Pierre. Son supérieur nous regardait d’un œil froid et fixe. Sans parler davantage, il plaça le papier dans la poche de côté de son manteau d’uniforme.

Puis silencieusement il le retira avec la même solennité.

« Je voulais savoir si vous auriez peur.

— À quoi bon ? »

La pièce de conviction remise sur la fenêtre, il s’excusa d’avoir cassé le papier avec une courtoisie que je trouvai, je l’avoue, d’assez bonne grâce, et cessa sa perquisition.

« Il me semble, major, que nous en avons vu autant que nous pensions. »

Le major approuva par une grimace ; au fond, il me parut indigné.

Après ce final un peu gaulois, nous causâmes, ou plutôt, pour être vrai, le baron causa quelques instants de la température, de bastions, de la paix et de la guerre ; puis il prit congé de nous en nous demandant pardon de la démarche et de la liberté grande, qu’il rejeta sur le général commandant la citadelle et sur la nécessité.

Nous les reconduisîmes ; les soldats descendirent derrière eux.

Je racontai alors à mon frère mon entrevue avec le général Wrangell. Nous pouvions croire que tout était fini. Une voix officieuse, des plus bienveillantes et des mieux informées, que je voudrais pouvoir remercier, nous prévint de nous tenir sur nos gardes. À la demande expresse du colonel de la police, le chef immédiat du major, nos effets devaient être, on nous en avertissait, très-spécialement visités à la frontière, au moment du passage de Russie en Prusse. Il n’était pas impossible qu’on nous fît éprouver des ennuis, dont le moindre était un séjour forcé à Tauroggen.

« Vous seriez bien aimable, répondit Louis, de faire savoir au colonel que la première chose qu’on trouvera dans nos malles, à l’intérieur et par-dessus, ce sera le portrait du colonel, non pas flatté cette fois, mais enrichi de ses attributs. »

Ainsi fut fait. Ce n’était peut-être pas de la prudence et de la sagesse, mais tous les âges ne raisonnent pas de la même façon.


Jeune paysan lithuanien.

Quelques jours après, à la suite d’adieux émus, car je regrette sincèrement quelques personnes que j’ai connues en Livonie, nous quittions Riga. Un pereklednoï, une lourde voiture posée sur patins, nous emportait, la malle-poste manquant de places suivant l’usage. Mal garantis du froid, quoique nous eussions le corps entouré d’un double rempart de fourrures, les pieds chaussés de trois paires de bas et de bottes de feutre, la tête préservée par un bonnet fourré et des cache-nez, nous allions rapidement, sur le chemin plat à perte de vue, par une route couverte d’une neige épaisse et grise, sans autre incident que des chocs qui nous jetaient brusquement dans la neige, tapis fort doux. Nous nous y trouvions assis tout d’un coup, le cocher un peu en avant de nous dans la même posture. Il se relevait après nous en disant : « Cela ne fait rien, nitchevo, » et remontait sur son siége, faisant pour l’acquit de sa conscience quelques remontrances à ses chevaux.

Quelques verstes après la station d’Oley, nous laissons les terres de Livonie ; nous entrons en Courlande, ancienne possession des Livoniens, en franchissant, sans presque nous en douter, un affluent de l’Aa. Dans les lits des fleuves gelés et couverts de neige, la voiture descend par des plans inclinés et glisse comme sur les chemins frayés. Voici les longues files de sapins et de bouleaux bordant la route, ou l’on ne voit de vivants que quelques juifs à longue robe, quelques paysans voituriers, et des corneilles qui s’acharnent à chercher des moyens d’existence dans les rares ordures de la route.

Le soir se fait. Nous découvrons de loin une sorte de grande caserne, immense maison informe percée d’ouvertures régulières donnant vue sur la morne campagne où nous sommes. Nous entrons dans le lit glacé de l’Aa, où reposent couchées sur le flanc de grandes barques mâtées. Nous voici dans Mitau. Nous avons laissé à droite le bâtiment de sinistre aspect, qui n’est autre que le château, celui où s’ennuya royalement, au milieu d’une petite cour d’émigrés, sans autre horizon, durant les jours d’hiver, que la monotonie de la neige blanche, rompue par les sapins noirs, le comte de Lille, qui devait plus tard revenir en France régner sous le nom de Louis XVIII. La ville de Mitau passe pour être une des plus hospitalières de Russie.

Un peu avant Gamozki, nous avons dépassé la Courlande pour entrer dans l’ancienne Lithuanie.

La route, encombré de neige, est bordée des deux côtés par des paysans de corvée, hommes faits et vieillards, femmes et enfants, armés de pelles, de marteaux, de pioches : ils ouvrent comme une tranchée un passage pour les voitures ; ils examinent les voyageurs avec une respectueuse curiosité. L’iemschik, en passant, donne quelques coups de fouet à ceux qui soufflent dans leurs mains pour se réchauffer. Pauvre Lithuanie, pauvre pays de désolation, pauvres villages !


Ouvriers charpentiers revenant de leur ouvrage.

Aux carrefours des chemins, de vieilles colonnes de bois vermoulu, taillées à jour et pieusement découpées, servent de refuge à quelque saint de bois, quelque ancien évêque convertisseur, qui, maintenant au ciel, est, suivant la croyance de ceux qui l’invoquent, chargé de bénir le pays et de le faire prospérer. Ils s’acquittent mal de leur mission. Les habitants ont un aspect de dégradation et à la fois de résignation morne, douloureuse à voir. Près des villages, sur de petites éminences qu’on appelle des montagnes, les cimetières ont un air désolé. L’un surtout m’a paru le plus triste qui fût jamais : sous un ciel gris, d’un gris terne et sourd, coupé à l’horizon d’une tranche de lumière jaunâtre, de grandes croix de bois, de hauteur d’homme, s’élevaient, moitié brisées et pourries, du milieu de leur linceul de neige. À peine elles étaient défendues par de maigres sapins, à verdure noire, usés par le vent et tout dépouillés du côté du nord. Là viennent aboutir et se reposer après la vie les populations des villages qui bordent la route, et ils sont nombreux. La Lithuanie catholique est peuplée, malaisée au delà de ce que j’ai jamais vu nulle part, et malpropre jusqu’à l’idéal. Des cabanes qui tombent en ruines si l’on peut appeler ruines ces restes de pièces de bois grossièrement équarries, disjointes par l’humidité, le froid et la bise, des cours infectes, des portes mal assemblées, des trous dans le toit en guise de cheminées ; en guise de fenêtres des auvents qui se relèvent de haut en bas pendant le jour, pour se fermer entièrement le soir aux regards indiscrets.


Un cimetière en Lithuanie. — Dessin de d’Henriet.

On se cache les uns des autres. Partout des églises, construites en bois, le plus souvent sur des assises de pierres et revêtues de couleurs vives, discordantes, d’un goût plus que douteux. Couverts de haillons de toutes sortes, de toutes couleurs, ou plutôt sans autre couleur que celles de leurs taches, les mendiants venaient, se pressaient près de la voiture, dans la nudité de leurs vêtements ; des femmes qui étaient mères et qui nourrissaient leurs enfants, découvraient en tendant la main une poitrine et des seins nus que le froid marquait d’un rouge violet ; elles frissonnaient sous leurs loques trouées ; elles essayaient de réchauffer leur nourrisson, tandis que nous avions froid sous nos fourrures. Les porcs, à moitié sauvages, vaguaient dans les rues ; ils paraissaient ne pas souffrir, étant abrités par leur robe d’hiver, un poil rude et serré qui les rend assez semblables à des sangliers.

Nous voici à Chawle, une ville juive. Là se retrouve le type oriental, et sur la tête de l’homme le turban dépaysé en Russie. Nous visitons un petit bazar d’un assez joli aspect avant de rentrer à la station de poste. La salle, meublée d’objets de brocantage empruntés à tous les pays, était ornée d’images coloriées, parmi lesquelles on remarquait un grand tambour-major, l’impératrice Joséphine et le roi de Rome. On nous apporta une machine à thé, samovar, qui nous fit pousser une exclamation de surprise et de dégoût, tant était rebutante la malpropreté qu’on semblait y avoir entretenue. Cependant nous fûmes bientôt convaincus que nous aurions pu ménager nos exclamations pour le sucre et pour le pain, et surtout pour les tasses qu’on devrait laver à tout le moins une fois l’an. Si peu rassurant que fût le vase à eau chaude, et si malpropre que fût le calice, le thé étant fait, il fallut le boire ; mais nous ne voulûmes pas boire jusqu’à la lie.

Je ferai grâce au lecteur d’un détail particulier sur un réduit indescriptible que le latin, bravant l’honnêteté, ferait seul comprendre. L’hiver qui glace tout n’avait pas malheureusement arrêté les fumées nauséabondes qui s’élevaient de la petite maison en planches où l’on entasse pendant plusieurs mois les détritus fermentés des provisions de ménage. Sous ce rapport, du reste, les autres cités de la Russie du Nord ont, sans en excepter Saint-Pétersbourg, peu de chose à envier à la ville juive.

Quand nous arrivâmes le lendemain à Tauroggen, la dernière ville de la Russie, par conséquent sur la ligne et de la frontière, le pereklednoï nous mena droit à la douane (tamojna). La couronne, pour parler le langage du pays, y entretient une foule d’employés qui pullulent, gravement assis dans de grandes salles.

On nous conduisit vers un directeur.

J’avoue que je ne songeais pas sans quelque perplexité aux ennuis qu’on pouvait nous susciter pour une foule de raisons, dont la plus mauvaise n’eût pas été le portrait du colonel de Grün, enrichi de divers ornements, en tête de nos malles.

« Je suis prévenu, messieurs, de votre passage, » nous dit le directeur.

Cette formule polie me flatta médiocrement.

« Vous allez avoir un homme de confiance… »

L’homme de confiance arriva : c’était un vétéran. De grandes moustaches blanches rejoignaient ses favoris ; une longue rangée de médailles et de croix était placée en brochette sur sa poitrine. Nous descendîmes avec lui.

Devait-il avoir confiance en nous, ou nous en lui ?


Mendiant en Lithuanie.

À la troisième marche de l’escalier :

« Je suis père de famille, » nous dit-il ; et il tendit la main.

La glace était rompue.

« Tu es père de famille, est-ce notre faute ? lui répondit Louis. Voyons, que te faut-il pour adoucir les ennuis de la paternité ?

— Donnez-moi un impérial, Gospodin. »

Louis donna environ vingt francs. Le vieillard ferma la main avec joie. Nous n’étions pas mécontents de lui. Sauf l’immoralité de ces moyens de corruption qui avilissent celui même qui donne, l’argent n’était pas mal placé. Le père de famille rangea nos effets, prêt à y apposer sa marque, une croix de craie blanche avec un parafe. Un chef parut.

« À qui ces bagages ? »

Le douanier nous montra.

« Est-ce visité ?

— Pas encore tout à fait.

— Je vous adjoins quelqu’un ; attendez. »

L’homme de confiance n’attendit pas. Pourquoi partager son pourboire ? Il était trop bon père pour en avoir l’idée. Il courut s’assurer qu’aucun de ses supérieurs ne venait ; puis, marquant nos effets du signe rédempteur, il fit un clignement d’yeux au postillon, qui comprit qu’un verre de vodki l’attendait au retour, et il le conduisit jusqu’à la porte. Nous montâmes dans la voiture.

« Pachol, en route ! » cria-t-il en saluant.

Nous partîmes au galop de nos chevaux, regardant comme autrefois la sœur Anne, craignant que quelqu’un ne nous poursuivît pour finir la visite ; mais nous ne vîmes que la neige qui poudroyait au soleil sur la route et de lourds chariots conduits par les juifs. L’iemschik chanta, agita debout sur son siége les rênes de ses chevaux, les appelant de leurs plus doux noms. Nous montions : les chevaux allèrent plus vite encore. Il ne nous resta plus qu’à atteindre le cordon frontière, gardé par un poste au bout de l’horizon.

Une grande barre de bois formant bascule était abaissée sur la route, un Cosaque auprès, dans une guérite.

Nous y arrivâmes.

Le Cosaque fit sonner une cloche ; un officier sortit d’une baraque placée à quinze pas de la guérite. Nous exhibâmes, par les mains du postillon et du Cosaque, notre permis de sortie. L’officier rentra pour voir si tout était en règle.

Puis il reparut sur la porte et leva le pouce.

Et le Cosaque leva la barre.

Nous étions hors de l’empire de toutes les Russies.


Soldat de police.

Je passe rapidement sur les pays, les fleuves, les rivières, les villes. Tilsit, où nous franchissons le Niemen, Kœnigsberg, où nous ne séjournons que le temps qu’il faut pour voir une exposition de peinture et un musée assez bien pourvu. Nous nous dirigeons sur Dresde. À notre arrivée à l’hôtel, on sonne les cloches (de l’hôtel), comme si nous étions des personnages, et peu s’en faut que maîtres, sommeliers, interprètes, garçons de service et d’écurie ne se prosternent devant nous. Je n’aime pas ces démonstrations dont on fait payer fort cher au plus simple voyageur le désagrément. Nous voulions visiter la galerie, qui n’était pas encore installée dans son palais nouveau. Il fallait passer l’Elbe. Nous cheminions assez tranquillement sur le pont, regardant parfois l’eau couler, quand un officier vint à nous, en nous engageant à passer de l’autre côté. Ce n’était pas que ce côté du pont fût dangereux : c’est qu’il est réservé seulement à ceux qui viennent du quartier où nous allions. Prévoyance et règlements ! nous prîmes à notre droite. À l’entrée de la galerie, nous payons un thaler par suite d’un autre règlement sans doute, sous prétexte d’un chauffage illusoire, car nous étions forcés de battre des pieds dans ces salles vides et sonores pour nous réchauffer ; un thaler par jour d’entrée. Un jour même, le gardien nous en demande trois, sous prétexte que c’est un jour de pénitence publique. Je ne sais si les Allemands placent parmi les choses dont ils se repentent leur dureté à l’égard des étrangers qu’ils tiennent dans leurs mains, et la rançon qu’ils leur font payer sans pudeur.

Nous reprenons notre route pour Berlin.

À notre arrivée dans la ville :

« Votre empereur est mort, nous dit-on en voyant notre passe-port.

— Lequel ?

— L’empereur Nicolas. »

Notre passe-port était en langue russe, avec un duplicatum en langue allemande. On nous croyait Russes ; cela nous permettait d’entendre un certain nombre d’observations assez piquantes pour nous, et, en général, il faut l’ajouter, assez désobligeantes et partant d’un sentiment malveillant pour nos compatriotes. Il n’était pas malaisé de juger combien les Allemands de Berlin nous regardaient d’un œil jaloux, pour ne pas dire plus. Je ne sais pas s’ils ont changé depuis. Dans le palais du roi, les employés se plaisaient à montrer le tableau de « Bonaparte traversant les Alpes, » de David, tableau qu’ils supposent unique, et dont une répétition, sinon l’original, existe au musée de Versailles. « C’est là devant, nous disaient-ils, que les Français enragent, puis aussi devant la peinture qui représente le vainqueur de la grande nation, foulant sous ses bottes la pourpre et le sceptre impérial. » Ils désignaient ainsi le portrait de Blücher, le maréchal en avant, vorwartz.


Dans la neige au bord du chemin.

Si le musée de Dresde était si bien défendu contre les amateurs, celui de Berlin, sauf quelques petites salles, est ouvert à tous, à tous sans exception. J’y ai vu des gens de campagne en sabots. Par malheur il est moins riche. Les grandes compositions de Cornelius et de Kaulbach me parurent ce qu’elles m’avaient semblé une première fois : les unes singulièrement compliquées, discordantes et inintelligibles ; les autres, celles de Kaulbach, de larges et splendides compositions.

Quant au grand Frédéric sur son cheval de bronze, que nous avions vu à notre premier passage, au moment où il venait d’être inauguré, la pluie commençait à le fatiguer un peu, et le clair métal était remplacé par un platine vert qui n’était pas d’un plus mauvais effet.

Nous voulûmes visiter la Kunzkammer, assez importante collection d’objets historiques. Les billets étaient donnés longtemps à l’avance. On ne pouvait nous remettre que ceux d’un Américain, qui nous les céderait contre argent.

Nous transigeâmes et prîmes un billet.

Quand nous arrivâmes, la porte était entre-bâillée ; un huissier reçut le billet.

« Il ne vaut rien, dit-il ; vous reviendrez demain. »

Le billet était bon.

« Non, répondis-je ; ce billet coûte déjà trop cher : je ne veux pas être exploité davantage. » Et comme l’huissier prétextait qu’il y avait en ce moment trop de monde dans la Kunzkammer, et qu’ils n’étaient qu’un petit nombre de surveillants :

« Ces gens sont fous ! » dis-je à part à mon frère.

Le gros huissier comprenait le français, qu’il parlait en allemand. Il entendit ma remarque.

Il en prit occasion de faire un raisonnement, qui me parut être presque un chef-d’œuvre d’éloquence accusatrice. Je n’essayerai pas d’imiter l’accent :

« Ces gens sont fous ! » et il scandait, en les séparant, chacune de ses paroles avec une fureur qui, certes, n’était pas jouée. « Ah ! ces gens sont fous ! Vous l’avez dit, monsieur ! Moi, monsieur, je suis un employé du roi de Prusse. Ah ! ah ! ah ! vous dites que les employés du roi de Prusse, ils sont fous : ah ! je vous ferai voir si on est fou en Prusse, et si le roi de Prusse choisit des employés qu’ils sont fous : ah ! vous dites du mal du roi de Prusse ; suivez-moi chez le commissaire. »


Jeune fille russe en Lithuanie.

Ce beau raisonnement méritait une récompense. Je me contentai de parler plus fort que le gros huissier, sans lui donner un kreutzer. Je lui dis de laisser à sa place le roi de Prusse, qui ne pouvait malheureusement pas s’occuper des exactions de tous ses employés. Il se radoucit aussitôt.

« Eh bien, monsieur, moi, je vous montrerai que le roi de Prusse est capable de choisir ses employés : vous entrerez, monsieur. »

Nous entrâmes avec les autres visiteurs.


Deux paysans sur la route près de Tauroggen.

Quand nous eûmes assez longuement regardé ce que faisaient voir Les huissiers de la Kunzkammer, le gardien laissa passer à la sortie ceux qui étaient avec nous, et nous retenant vivement par nos pelisses :

« Ce monde-là ne connaît rien, nous dit-il ; ne vous en allez pas. Je vous montrerai ce qu’ils n’ont pas vu. »

Il nous conduisit dans la salle des gemmes ou des pierres précieuses, où se trouvent entre autres de monstrueuses topazes qu’il nous mit en main pour nous les faire soupeser.

Nous eûmes soin seulement, suivant sa recommandation, de ne pas les laisser tomber.

Nous quittons Berlin ; voici Magdebourg, Hanovre, Cologne.

Ici, l’étranger venant de Russie commence à sentir le voisinage de la France dans les mœurs extérieures, la langue et les usages. Un peu plus loin, nous entendons les enfants même et les pauvres gens parler français… Nous sommes en France ! À Bruxelles, on nous fait des difficultés pour viser nos passe-ports ; on veut nous voir et nous parler sous prétexte que nous pourrions être des Russes, mais bien plutôt de crainte que nous ne soyons des réfugiés.


Un juif lithuanien.

Aujourd’hui, me reportant à ce voyage, je me sens une certaine sympathie pour ce pays de Russie, qu’on peut juger très-durement, et dont les vices sont nombreux, dont le plus grand malheur peut-être est d’avoir été, par des procédés despotiques et nécessairement artificiels, recouvert, depuis Pierre le Grand, d’une mince couche de civilisation occidentale. Les classes élevées, polies, galonnées d’or, sont, suivant l’expression de Diderot, pourries avant d’être mûres. Les classes inférieures, douces, intelligentes, douées de pénétration, sont moins atteintes. L’étranger se rencontre rarement avec elles ; elles ne se présentent point à lui ; il faut qu’il aille les chercher. Ces populations, écrasées depuis deux cents ans sous un régime soi-disant patriarcal, mal enseignées, dépourvues d’éducation morale, ont, avec leurs défauts, qui sont ceux de l’esclavage, une certaine jeunesse, qui est l’avenir. Peut-être le salut leur viendra-t-il de publicistes exilés qui ne ménagent pas à la Russie de dures leçons. L’émancipation des asservis se fera dans un délai de douze ans, dit-on, mais les paysans se rendent compte de ceci, qu’on leur vend cher une liberté restreinte, et qu’avec le prix dont ils doivent payer au propriétaire actuel la cabane et l’enclos, ils achèteraient des terres, et des meilleures, dans toute l’étendue de la Russie. Plusieurs dans les villages disent que la terre est aux paysans, et qu’ils ont gagné, et au delà, ce qu’on veut leur vendre ! Par malheur pour tous, et quelques Russes en tombent d’accord, la Russie s’est fait elle-même, en s’incorporant la Pologne, une plaie que les remèdes les plus coûteux ne fermeront pas, il faut l’espérer, pour ne pas désespérer de la justice finale ; la Russie y perd son sang, dans la Lithuanie comme dans les autres provinces polonaises, en essayant d’accomplir une œuvre que ceux qui ne la haïssent point déclarent indigne d’elle.

d’Henriet.

  1. Suite et fin. — Voy. pages 113 et 129.
  2. Mentschikoff était à la tête de la marine.