Sixième livraison
Le Tour du mondeVolume 17 (p. 81-96).
Sixième livraison

Habitation de M. Mage, à Ségou. — Dessin de Émile Bayard d’après l’album de M. Mage.


VOYAGE DANS LE SOUDAN OCCIDENTAL
(SÉNÉGAMBIE — NIGER),


PAR M. MAGE, LIEUTENANT DE VAISSEAU[1].


1863-1866. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


Séparateur



Séjour à Ségou. — Notre maison. — Nos intimes. — Nos voisins. — Attente et anxiété.

Je devais longuement, péniblement apprendre ce que signifient, dans la langue diplomatique des cours africaines, les mots : bientôt, de suite, patience.

Chaque jour la chaleur augmentait, la contrariété altérait ma santé ; de tous côtés je ne voyais qu’obstacles. Je cherchais à me prémunir contre tout événement, et dans ce but je demandais à acheter des chevaux ; mais soit par suite d’un mot d’ordre donné, soit qu’il n’y en eût réellement pas à vendre, toutes mes tentatives à cet égard étaient vaines. Je tombai sérieusement malade et je dus, pour éprouver un peu de soulagement, venir m’installer sous la varangue de notre cour, car la case n’était plus habitable. Dès que je fus un peu mieux, je commençai quelques promenades sur le cheval de Samba-N’diaye. J’éprouvais ainsi le plaisir de me soustraire à tout contact, d’être seul. Je réfléchissais alors profondément aux difficultés toujours croissantes de ma situation. Dans une de ces promenades, j’étais tellement préoccupé de mes pensées que je m’abandonnais tout doucement au galop de mon cheval sans faire attention aux personnes que je rencontrais et qui se garaient ainsi que c’est l’habitude dans ce pays. Je ne vis pas une vieille femme à demi aveugle et sourde qui marchait appuyée sur un bâton, et j’arrivai sur elle sans qu’elle m’entendît. Mon cheval se détourna naturellement, mais la vieille, effrayée et perdant la tête, se jeta dans ses jambes et tomba à terre sans connaissance. Bien que le choc eût été très-léger, je crus à quelque grave accident. Des femmes qui revenaient du marché essayèrent de la remuer, mais, évanouie ou non, elle était roide. Aussitôt, je courus vers le village à la recherche du docteur et de mes laptots. J’en rencontrai quelques-uns que j’envoyai de suite au secours de la vieille ; ils la trouvèrent debout. Il paraît qu’en me voyant m’éloigner elle avait repris connaissance. On me l’amena ainsi que j’en avais donné l’ordre, et je lui fis de suite cadeau de mille cauris. Elle s’en alla enchantée, bien qu’elle n’eût peut-être plus que quelques jours à vivre. Le lendemain son maître, car c’était une esclave, vint chercher à m’extorquer aussi quelque chose sous prétexte que j’avais détérioré son bien. Je le reçus assez mal ; et le soir, comme je causais de l’événement avec Samba-N’diaye, en lui exprimant combien j’eusse été désolé qu’il eût eu une issue funeste : « Bah ! s’écria-t-il, et quand même tu l’aurais tuée ; ce n’est qu’une keffir l » Voilà encore un effet de la religion musulmane, et l’homme qui proférait ce mot avait été élevé par les blancs pendant vingt ans !

Le lendemain je fis à deux reprises demander une entrevue à Ahmadou : chaque fois on me répondit qu’il était à méditer sous les arbres devant la porte du palais de son père. Il m’ajourna au 1er avril ; je patientai, et, cette date arrivée, je réclamai l’audience promise. Ce fut en vain : il me remit à une autre époque. Très-malade depuis quelque temps, c’était à peine si j’avais la force d’écrire mes notes ; le docteur n’était guère mieux que moi. Le massage seul me soulageait un peu et me donnait du sommeil. J’employais à cette opération de braves femmes de mon voisinage, et je payais leurs soins de quelques cauris ou d’un peu d’ambre menu. Ahmadou en fut instruit et, saisissant ce prétexte, il nous envoya deux esclaves toutes jeunes, nous disant que, dans le pays, il savait qu’on ne pouvait se passer des soins d’une femme et que, quand nous partirions, si nous ne voulions pas les emmener, nous n’aurions qu’à les lui laisser. Mon premier mouvement fut de refuser ce cadeau, si contraire à nos mœurs ; mais Samba-N’diaye n’affirma que je blesserais Ahmadou, qui ne comprendrait pas nos susceptibilités. Souffrant depuis longtemps de la difficulté de me faire servir, et imitant l’exemple de Richard Lander, je finis par accepter[2].


Ségou vu du haut d’une terrasse. — Dessin de Tournois d’après l’album de M. Mage.

Pendant ce temps, les nouvelles arrivaient de tous les côtés, variant du tout au tout du jour au lendemain, mais révélant une situation impossible d’anarchie qui ne pouvait me laisser aucun espoir de me mettre en route sans être sous la protection d’un guide officiel connaissant le pays mieux que moi. Je ne pouvais d’ailleurs songer à partir sans chevaux, et Ahmadou, qui seul pouvait m’en donner ou m’en céder, ne paraissait pas
Autre vue de Ségou, prise d’une terrasse. — Dessin de Tournois d’après l’album de M. Mage.
disposé à le faire. En dépit de son hospitalité, assez inégale, je dépensais plus de mille cauris par jour pour le seul article ménage. Outre notre nourriture propre, poisson, viande fraîche, il fallait du savon pour laver le linge de tout le monde, quelques ustensiles tels que vases en terre pour l’eau fraîche, mortiers pour piler le mil destiné au couscous, ouvrage quotidien des femmes, et enfin du fourrage pour nos mules et notre cheval.

Puis, de temps à autre, il me fallait faire aux laptots une distribution de cauris pour leurs besoins personnels, et, quelque parcimonie que j’y apportasse, les marchandises que je vendais s’épuisaient petit à petit. C’étaient surtout les étoffes de coton qui avaient cours ; mais l’ambre, le corail, étaient dépréciés à cause de la misère générale. Le gros ambre seul se vendait parmi les chefs, et encore avec peu de bénéfice.

En dehors de ces dépenses, j’avais mille petits cadeaux à faire, d’abord aux mendiants qui abondent en ce pays plus que partout ailleurs, et auxquels il faut donner, ne serait-ce que pour ne pas se déconsidérer, et ensuite aux gens auxquels je demandais des renseignements sur le pays et dont je ne les obtenais le plus souvent, bons ou mauvais, que sous la promesse d’un présent.

Tout cela m’obligeait à songer au départ ; pendant ce temps, Ahmadou passait ses journées, les premières d’avril, sous les arbres de la maison de son père. Il y palabrait. De tous côtés arrivaient des renseignements contradictoires et de
M. Mage revêtu d’un boubou-loma. — Dessin de Émile Bayard d’après l’album de M. Mage.
fausses nouvelles. Un jour on annonçait l’approche de l’armée insurgée de Sansandig ; un moment après, une victoire, puis une déroute de quelque contingent, venant de l’est ou de l’ouest rallier les forces d’Ahmadou : la conclusion de tout cela était toujours un appel d’Ahmadou au dévouement de ses fidèles Sofas et des Talibés formés à l’école de son père ; mais ceux-ci, las de guerre, se souciaient peu de rejoindre l’armée.

Comme je le plaisantais à ce sujet, mon hôte Samba-Nidiaye me dit : « Ce n’est pas manque de courage, mais nous sommes fâchés contre Ahmadou ; nous manquons de tout, il ne donne rien, pas même des fusils. Il y a beaucoup d’hommes qui n’en ont pas, et, quand ils vont en demander, Ahmadou, qui en a plus de mille dans ses magasins, répond : Qu’as-tu fait du tien ? — Je l’ai vendu pour manger, pour nourrir ma femme. — Eh bien, vends ta femme, tu achèteras un fusil ! répond Ahmadou ; quoiqu’il ne s’agisse que de femmes esclaves, cela blesse, car chez les noirs il est rare qu’une esclave, une fois aimée de son maître, soit chassée ou vendue par lui, si elle ne se conduit pas mal, et à dater du moment où elle devient mère, sa liberté lui est acquise et elle ne peut plus être vendue. »

En résumé, cette conversation m’apprit qu’il y avait un mécontentement assez vif contre Ahmadou, une jalousie contre ses Sofas qu’il soigne bien, et surtout contre ses favoris intimes Mohammed, Bobo et Soutoukou, et autres, qu’il comble de cadeaux et qu’on accuse de toutes les fautes qu’il commet.

Samba-N’diaye me disait encore : « Si Ahmadou voulait, avec un seul des tonneaux d’or ramassés dans les magasins de son père, il pourrait faire vivre l’armée pendant dix ans. Au lieu de cela, il la laisse mourir de faim, et tous les six mois à peu près il fait un cadeau qui, une fois partagé, donne à chacun six cents cauris au plus et un morceau de sel. Que veux-tu qu’on fasse de cela ?

« Ce n’est pas ainsi qu’El Hadj agissait : il était très-généreux ; et quant à moi, sans ce qu’il m’a donné, je ne sais comment je vivrais. »

Parmi nos visiteurs de cette époque, je dois citer Dialy Mahmady, griot de la cour, poëte lauréat dans toute l’acception du mot ; capable de chanter pour n’importe qui, et de faire de la musique sur sa grande guitare mandingue pendant toute une journée, pour obtenir un cadeau.

Combien de fois ne l’avons-nous pas vu aller donner une bamboula (fête et danse nègre) à la porte d’Ahmadou, accompagné de ses sept femmes et de toutes ses griotes ou élèves de sa maison, et cela pendant six et sept jours de suite, pour obtenir un boubou richement brodé en soie, ou quelque autre chose qu’il convoitait ? La planche que nous avons donnée, page 27, est une reproduction fort exacte de ces sortes de ballets mêlés de chœurs. Ils ont lieu le plus souvent au clair de lune, ou aux lueurs d’un brasier.

Lors de sa première visite, Dialy Mahmady portait un bonnet de drap vert de la forme ordinaire des bonnets mandingues, mais ceint d’un turban en soie du Levant, broché d’or. Un manteau de soie rouge et jaune flottait sur son boubou de soie jaune et bleu, broché. Il resta longtemps assis en silence, et voyant que je ne lui faisais pas de cadeau, il finit par me demander un bonnet de velours brodé d’or, comme j’en avais déjà donné deux à Ahmadou ; je m’empressai de le satisfaire et je le renvoyai content ; j’étais sûr qu’il ne me serait pas hostile.

Dialy Mahmady était, du reste, un homme intelligent qui avait voyagé sur toute la côte ; il avait été à Sierra Leone où il avait séjourné. Il comprenait un peu l’anglais ; il avait le goût du luxe très-développé et sa maison en témoignait. Il était libre et le plus riche des griots libres, car il gagnait beaucoup avec ses sérénades et ses ballets.

Lorsque je quittai Ségou, il me confia vingt-huit gros d’or pour lui envoyer une paire d’épaulettes, un chapeau à claque, un habit d’uniforme, un pantalon et des souliers vernis. C’était une preuve de confiance bien peu commune de la part d’un noir.

Un autre de mes visiteurs fut Soukoutou, griot également, mais griot esclave, et néanmoins le plus grand seigneur de Ségou. Non-seulement sa maison, située près de celle d’Ahmadou, étonne par le style de sa construction, mais dans son habillement, dans ses manières, il y a un cachet de propreté et même de luxe et de douceur qui surprend de la part d’un noir qui n’a jamais vu de blancs. Il ne demandait jamais de présent, et, chose extraordinaire chez un griot, il donnait beaucoup, et ne venait jamais chez moi sans m’apporter quelques gourous ; quand j’allais le voir, il m’offrait en retour soit une poule grasse, soit autre chose. Je ne manquais pas, du reste, de lui faire aussi quelques cadeaux, ambre ou argent. En somme, il ne perdait pas au change, mais, je le répète, il n’agissait pas dans un but intéressé et donnait beaucoup à tout le monde. C’était un de mes plus gros acheteurs, et il payait à terme, très-régulièrement pour Ségou.

Ces impresarios africains, leur confrère San-Farba et deux ou trois vieux citadins, affectant une certaine importance, et surtout un crédit en cour qu’ils n’avaient pas, formèrent, avec notre hôte Samba-N’diaye, le fond de notre société pendant de longs mois d’attente anxieuse et d’inaction dévorante. Quelques rares promenades vers les lougans ou jardins qu’ils possédaient dans un rayon d’une ou deux lieues de la ville, furent les seules excursions que nous pûmes nous permettre du mois de mars au milieu de juillet. À cette époque, j’appris que l’armée, ramassée avec la plus grande peine par Ahmadou, allait entrer en campagne. Le 24, elle opérait le passage du fleuve à Ségou-Koro. J’allai pour la première fois à cheval jusque-là. La campagne, baignée par la saison des pluies, était verdoyante ; le mil grandissait à vue d’œil.

Rien de moins militaire, à notre point de vue, que ce transport en pirogues de l’armée à travers le Niger. Il ne put s’effectuer sans de nombreux naufrages et de nombreuses pertes de chevaux, par suite du désordre général et d’excès dans les chargements.

Dès que l’armée fut en route, il fut impossible de voir Ahmadou qui attendait, renfermé chez ses femmes, le résultat de l’expédition. Personne ne savait au juste où elle était dirigée. Mais nous apprîmes bientôt que L’armée était allée du côté de Yamina attaquer un village nommé Tocoroba, dans lequel les Bambaras révoltés s’étaient fortifiés et d’où ils pillaient à la ronde tous les villages du Fadougou. Elle avait été repoussée avec des pertes sensibles. De nombreux blessés arrivèrent dans les premiers jours d’août. On vint de la part d’Ahmadou prier le docteur d’aller soigner un chef blessé gravement : c’était le frère d’un Talibé de haut rang qui avait été tué sur place.

Une de nos voisines, brave femme de Fouta, avait perdu son mari. C’était un pauvre ménage, qui vivait du coton que filait la femme et d’un petit commerce de sel que faisait le mari. Ils avaient une petite fille et la femme était grosse ; cet événement la laissait dans la plus profonde misère. Aussi son désespoir était-il réel, et les pleurs et sanglots — qu’on entend toujours en pareille occurrence et qui sont souvent plus d’étiquette que sincères, surtout à Ségou, où une femme se déconsidérerait si on n’entendait pas ses pleurs de tout son quartier trois jours durant, — étaient cette fois l’expression d’une douleur véritable.

Dans cette même cour habitait un jeune Toucouleur d’une vingtaine d’années, avec sa femme, âgée d’à peu près quatorze ans. C’était ce qu’on peut appeler un ménage de moineaux. Pour toute fortune, le mari avait ses habits, car son fusil même n’était pas à lui. Samba-Djenéba était un pauvre hère, bon garçon au demeurant. Il avait épousé une jeune fille qui n’était pas plus riche que lui. Après avoir gaspillé un bœuf, qu’un des princes leur avait donné en cette occasion, ils étaient venus percher dans une hutte en sécos, dont tout le mobilier consistait en un tara ou lit de bambou et en une ou deux calebasses. On ne faisait pas souvent la cuisine dans ce ménage, on ne mangeait même pas tous les jours, et souvent cela occasionnait des querelles, il faut croire, car, à travers les nattes mal jointes de leur nid, on entendait quelquefois des plaintes et, disons-le à la honte du mari, il les accueillait généralement d’une façon trop énergique. Alors, au lieu de tendres paroles, c’étaient des pleurs qui nous parvenaient.

De ce côté, la muraille n’avait guère qu’un mètre vingt-cinq centimètres de haut, de telle sorte que nous suivions jour par jour les événements de ce ménage. Une fois, à la suite d’une querelle, Coumba, la jeune femme, disparut. On la ramena et le ménage vécut encore quelque temps d’amour, de querelles, et de l’air du temps ; puis Coumba repartit, revint et partit définitivement séparée légalement, et peu après cette jeune divorcée, qui n’avait pas quinze ans, se remariait avec un ami de son premier mari ; il était un peu plus à l’aise que celui-ci.

Pendant ce temps, les pleurs et les cris des veuves ne cessaient pas dans nos environs, ce qui témoignait assez du grand nombre des pertes éprouvées par l’armée royale. Un jour, l’un des captifs venus de Koundian avec Fahmara nous annonça que notre infortuné guide avait été tué. Son griot et ami Niansa était revenu avec son cheval et ses harnachements, son fusil et sa poire à poudre ; c’était tout ce que nous devions recevoir de ce pauvre garçon.

Puis j’appris quelques jours après que Kourouha, le chef des Sofas qu’on avait placés à notre porte lors de notre arrivée et qui s’était joint à cette expédition, avait la jambe cassée.

À partir de cette date, les bruits publics, qui tiennent lieu à Ségou de presse et de journaux, devinrent de plus en plus inquiétants ; ils constataient tout à la fois l’impossibilité de la continuation de notre voyage vers l’Est
Maison du griot Soukoutou, à Ségou. — Dessin de Tournois d’après l’album de M. Mage.
et la difficulté de notre retour au Sénégal. Il devint évident que la révolte des Bambaras enlaçait comme d’un cercle de fer le centre de la puissance d’Ahmadou et de son père El Hadj, depuis les montagnes du Djalonkadou au sud-ouest, jusqu’aux environs du lac Debou vers le nord-ouest. Bientôt on en vint à dire tout bas qu’El Hadj, le prophète, battu par les Kountahs de Tombouctou, répudié par ses propres coreligionnaires et compatriotes du Macina, avait été contraint d’abandonner Ham-Allahi sa capitale et de se réfugier dans la région sauvage du sud. Enfin on sut que Mari, représentant des anciens rois indigènes du Ségou, venait de franchir le Bakhoï ou rivière blanche, avec une armée recrutée parmi les Bambaras méridionaux.

Le 25 janvier, on disait que les Bambaras avaient repoussé l’armée d’Ahmadou en rase campagne, après lui avoir enlevé son tabala et ses poudres, et étaient entrés ensuite dans le village de Toghou.

Nous apprîmes bientôt qu’Ahmadou, furieux de ce nouvel échec et comprenant peut-être qu’il jouait sa dernière partie, s’était décidé à prendre le commandement de l’armée en personne. Il avait envoyé chercher des renforts de tous côtés et s’était fait précéder à l’armée par Oulibo et Turno Abdoul, ses lieutenants les plus accrédités. Tout le monde, à part quelques vieillards impotents, faisait ses préparatifs de départ ; la situation était grave ; Ahmadou battu ne rentrerait pas dans Ségou ; je n’apprendrais peut-être sa défaite qu’en tombant au pouvoir des Bambaras, et dans ce cas ma mort serait immédiate. Ces réflexions me décidèrent à lui demander à partir avec lui. Cela ne pouvait que lui être agréable, et, en cas de désastre, nous étions plus en sûreté avec son escorte que seuls dans Ségou. Ahmadou frappé de notre demande l’accueillit avec empressement.


Femmes pilant le mil (voy. p. 55). — Dessin de Émile Bayard.

La maison commune des somonos de Ségou. — Dessin de Émile Bayard d’après l’album de M. Mage.

Néanmoins, Je me préparai à tout événement. Je réparai mes harnachements et tout mon bagage portatif ; je mis mes carnets et journaux en bon ordre, et je donnai mes instructions relativement à ces papiers, dans le


Passage du Niger par l’armée d’Ahmadou (voy p. 86). — Dessin de Émile Bayard d’après l’album de M. Mage.

cas où il m’arriverait malheur ; puis je rassemblai ce qui

me restait d’argent, d’ambre et de corail, avec un peu d’or que j’avais acheté afin d’avoir une valeur portative : cela fait, j’attendis.


Campagne de guerre en Afrique. — Bataille de Toghou.

Le 26 et le 27 arrivèrent les contingents convoqués de toutes parts : les Sofas de Yamina, les Peuhls de la banlieue de Ségou. Le 28 janvier, réveillés par le tabala, nous nous hâtâmes de faire nos préparatifs. Le docteur qui, en me voyant décidé à accompagner Ahmadou, m’avait simplement dit : « Demandez aussi un cheval pour moi, » était prêt ; Ahmadou avait dit à Samba-N’diaye de me prêter le sien. Je lui en fis demander un second, il ne tarda pas à nous être amené. Vers deux heures nous allâmes rejoindre Ahmadou sous les arbres, d’où il ne bougeait plus depuis trois jours. On assemblait devant lui la poudre et les balles et, à quatre heures, après le salm, on en fit la distribution aux porteurs qui aussitôt après se mirent en marche.

Les munitions qu’ils emportaient se composaient de :

  • 140 barils de poudre du pays d’environ 30 kilog. l’un, soit 1 200 kilog.
  • 33 sacs de poudre d’Europe de 15 à 20 kilog.
  • 27 paquets de 4 fusils chacun, pour rechange ;
  • 9 gros toulons de pierres à fusil ;
  • 150 sacs de 1 000 balles de fer chacun, soit 150 000 balles.

À cinq heures et demie, le tout était chargé et en route, sur la tête de plus de trois cents somonos, dont quelques-uns ployaient sous le faix ; d’autres avaient chargé des ânes du soin de leur bagage. Enfin, une douzaine d’énormes calebasses représentaient le bagage d’Ahmadou et ses provisions. Quant à nous, nous n’avions qu’un toulou de couscous, deux de bourakie ou couscous mélangé de miel et d’arachides pilées et un sac de sel, puis des outres en peau de bouc pour contenir l’eau. La marche fut lente tout d’abord, l’armée occupait un immense espace, et à travers la poussière éclairée des rayons du soleil couchant, les costumes bigarrés, cette énorme foule mélangée de piétons, de chevaux et même d’ânes, présentait un coup d’œil pittoresque. Je voulais d’abord me tenir près d’Ahmadou, mais comme il marchait au milieu de sa garde de Sofas, je dus y renoncer sous peine d’en écraser quelques-uns.

Nous passâmes successivement par les villages de Soninkoura, de Koghou, Mbébala, Banancoro, Nérecoro, Dialocoro, Bafou, Bougou. En dernier lieu, nous quittâmes le bord du fleuve que nous avions suivi jusqu’alors. À dix heures quarante minutes, les sons du tamtam et de la flûte, joints à la vue de nombreux feux au milieu des arbres, nous annoncèrent le campement de Marcadougouba occupé par l’armée de Turno Alassanne. Après avoir erré quelque temps au milieu de ces feux et des détachements groupés alentour, je finis par rallier mes laptots, ainsi que le docteur, et nous bivouaquâmes au pied du premier arbre qui se trouva sur le bord de la route. Le difficile était d’attacher les chevaux qui, animés par le grand air et les hennissements, s’échappaient à travers le camp. Par trois fois le mien suivit cet exemple. Nos laptots trouvèrent un amas de cannes de mil dans le village et, sans plus de façon, s’en emparèrent, de telle sorte que nous eûmes un feu comme tout le monde. Au surplus, ce n’était pas de luxe, car la nuit était fraîche et nous n’avions emporté qu’une couverture pour tout campement, pensant que le lendemain serait jour de combat.

À peine Ahmadou fut-il campé qu’il nous envoya un demi-pain de sucre pour assaisonner le couscous de notre souper. Cette attention, en un pareil moment, avait bien son mérite.

Ce ne fut pas sans surprise qu’au milieu de ce tohu bohu général où chacun cherchait des ressources pour son compte, nous nous vîmes l’objet de politesses et d’égards de la part de tous. Depuis ce moment jusqu’à mon retour, il en fut toujours ainsi. Notre présence à l’armée avait modifié notre position, et il est impossible de dire quelle popularité elle nous valut.

Le lundi 30 janvier, nous fûmes réveillés comme d’habitude par la musique du corps de Fali et presque aussitôt, malgré l’heure matinale, Ahmadou commença un palabre avec les Talibés. Tout d’abord, il leur reprocha leur mollesse, leur rappelant tout ce qu’ils devaient à son père et à lui ; leur disant que depuis le départ de son père ils ne faisaient rien, que les Sofas se battaient ainsi que les Toubourous, et qu’eux ne songeaient qu’au repos ; que s’ils avaient ainsi agi sous les ordres de son père, ils n’eussent pas conquis tant de contrées. Puis il invita chaque compagnie à nommer cent hommes d’élite pour marcher en avant. Cela se fit sans peine. Alors Ahmadou, continuant son palabre, demanda la restitution des Kouloulous (objets pillés à la guerre et soustraits au partage général), disant qu’il fallait, si l’on mourait, aller vers Dieu les mains vides du bien de ses frères. Cette opération fut longue ; nul soldat ne se décidait à commencer ; enfin lentement, très-lentement, on en vit se lever : l’un restituait un peigne, l’autre une outre en peau de bouc, un couteau, un chapelet ; enfin l’un avoua qu’il avait vendu un fusil cinq mille cauris, disant que s’il était tué il avait un esclave qui représenterait plus que cette valeur ; un autre confessa le détournement d’un captif dont il avait dissipé le prix.

Cette scène vraiment curieuse se prolongea longtemps. Une fois terminée, Ahmadou alla à chaque compagnie s’assurer lui-même du nombre de ses hommes : on les comptait par les fusils alignés sur le sol à côté les uns des autres. Il assigna à chacune des grandes compagnies son campement pour la nuit, afin qu’elles fussent prêtes à partir au premier signal. Ensuite il retourna haranguer de nouveau les Sofas qui venaient de voir faire une fantasia pendant qu’Aguibou, son frère, monté sur le beau cheval d’Arsec (chef de Sofas, garde-magasin, cuisinier, barbier d’Ahmadou et bourreau à l’occasion), défilait en caracolant.

Aux Sofas il ne fit pas de longs discours. Il leur dit qu’il comptait sur eux ; il leur rappela ses bienfaits et ceux de son père, les cadeaux qu’il leur faisait, leur recommanda de ne pas s’arrêter à piller, mais de se battre jusqu’à ce que la victoire fût complète ; il leur ordonna d’avancer jusqu’à dix pas de l’ennemi sans tirer, de mettre beaucoup de poudre et dix balles dans chaque canon, et enfin de ne jamais reculer.

Revenant aux Talibés, ce ne fut qu’à grand-peine qu’il put obtenir dans leurs rangs le silence et l’ordre, et jeter un peu de calme sur les passions vindicatives et jalouses qui animaient ces vétérans de son père ; car il ne faut pas oublier qu’entre Sofas et Talibés, bien que servant la même cause, le même homme, il y a une haine immense.

Il lui fallut essuyer patiemment de la part des deux contingents rivaux de longs discours, chargés de récriminations et rappelant, par l’âcreté et l’amertume, ceux que plusieurs héros d’Homère débitent dans l’Iliade.

À quatre heures seulement il rentra dans son gourbi et, comme la veille, reçut toute la soirée des visites, répondant à tout, s’occupant de tout avec une activité vraiment merveilleuse de la part d’un homme habitué à la mollesse. J’envoyai, dès qu’il fut rentré, Samba Yoro le saluer de ma part. Il répondit qu’il m’avait vu dans tous ses palabres et que cela lui avait fait plaisir. Il fut très-gracieux et le soir m’envoya, par le Sofa de sa porte, nommé Moussa, deux grands paniers de poissons, que le village avait fait pêcher pour lui.

31 janvier. Ahmadou avait annoncé le départ pour quatre heures du matin. À deux heures, je me réveillai et, travaillé par une impression qui m’a toujours dominé la veille d’un combat, il me fut impossible de me rendormir. Je fis chauffer un reste de bouillon, et, profitant des derniers moments d’isolement, j’écrivis sur mon carnet ces notes que je reproduis, car elles peuvent faire apprécier la situation comme je le faisais moi-même, en présence du danger.

« Dans une heure on va se mettre en marche. J’espère que nous aurons la victoire, mais si je suis tué, que ma femme sache bien que ma dernière pensée se sera partagée entre elle, mon frère et ma sœur. Dans tous les cas, j’aurai fait mon devoir, ou ce que je croyais l’être, et maintenant, à la grâce de Dieu ! »

En effet, d’après les précautions que je voyais prendre à Ahmadou, d’après le déploiement de toutes ses forces, il était évident que la partie qui allait se jouer sur l’échiquier de la guerre était un véritable va-tout.

Si la victoire était douteuse, si le succès était seulement balancé par Mari, tout le pays allait se rallier autour de lui. Les Sofas même d’Ahmadou le trahiraient. La route de Nioro, déjà interceptée, serait fermée indéfiniment, et nous serions retenus à Ségou.

Si Mari était vainqueur, les Talibés étaient perdus sans ressources ; et les murailles de Ségou ne les protégeraient pas longtemps contre les Bambaras. Dans ce cas, notre position serait des plus critiques, et, n’ayant nul espoir de recueillir le fruit de la neutralité, je m’étais décidé à jeter dans la balance du côté qui me semblait offrir le plus de garanties, le poids moral de ma présence et à l’occasion celui de neuf bras courageux et bien armés. Cette résolution m’avait coûté, mais elle était indispensable et, par la suite, je n’ai eu qu’à m’en applaudir.

À trois heures et demie, un des princes, Alioun, vint prendre son cheval, qui était attaché près des nôtres, et me dit qu’Ahmadou était déjà aux avant-postes. Je m’empressai de l’y rejoindre au moment même ou la musique de Fali sonnait le réveil dans la plus grande obscurité. À quatre heures on se mettait en marche sur plusieurs colonnes, et à la lueur de grands feux, au milieu d’un désordre apparent, on pouvait déjà distinguer sur les flancs devant nous, des compagnies groupées, se formant par colonnes.

Sur un demi-cercle se trouvaient les quatre grandes colonnes de Talibés ; les Sofas et les Djawaras étaient à la gauche. Quant aux Peulhs, ils étaient allé fermer par une autre route le chemin de l’Est.

Ahmadou, quittant sa garde, passa la revue de toutes ses compagnies, et parla à chacune rapidement. Je le suivis dans ce mouvement et je pus ainsi me rendre compte de ses forces. Il y avait bien là quatre mille chevaux et six mille fantassins au moins. Ahmadou donna ses ordres pour la formation des colonnes d’attaque, et on se remit en marche. Ces colonnes se formaient de suite en ordre grossier et plutôt massées qu’alignées. À neuf heures on faisait halte en vue du village de Toghou, dans une grande plaine. Je me portai à l’avant-garde, suivi du docteur et de mes hommes. Nous n’étions pas à six cents mètres de l’ennemi. Mari, sorti du village, avait rangé son armée à cinquante pas en avant des murailles. La ligne de ses fantassins s’étendait au loin ; trois à quatre cents cavaliers occupaient la gauche et, derrière cette armée, ou voyait sur les murailles de Toghou et sur les toits des maisons une deuxième ligne de défenseurs. Je fis de suite offrir à Ahmadou de démonter à coups de carabine les cavaliers qui faisaient de la fantasia, mais il avait son plan et me fit prier de ne pas tirer avant qu’il eût donné le signal de la fusillade.

Cinq colonnes s’étaient formées, composées des hommes à pied et d’une grande partie des cavaliers qui avaient mis pied à terre.

À la droite étaient les Talibés Irlabés, au pavillon noir, commandés par Turno Abdoul ; puis venaient les Sofas, au pavillon rouge, conduits par Fali. La colonne du milieu, au pavillon rouge et blanc, formée des Toucouleurs du Toro était commandée par Turno Alassanne ; à la suite marchaient sans pavillon les Toubourous ; à la gauche, Turno Abdoul Kadi, l’un des soldats les plus braves de l’armée, conduisait les Talibés du Gannar.

Ces colonnes, aussitôt formées, s’avancèrent vers l’ennemi, marchant au pas, et les Talibés chantant en cadence : Lahilahi Allah, Mohamed raçould y Allah[3]. L’ennemi ne bougeait pas. Les Bambaras étaient accroupis par terre, attendant sans doute qu’on eût tiré pour se lever et se précipiter sur les Talibés désarmés ; mais on ne leur en laissa pas le temps. Les colonnes s’avancèrent jusqu’à moins de cent pas de l’ennemi et se précipitèrent en courant, jusqu’à ce que les Bambaras effrayés se levassent en masse. Alors commença la fusillade au signal donné par un homme désigné à l’avance par Ahmadou dans chaque compagnie. Ce tir à bout portant sur une foule épaisse la rendit en un instant folle de terreur ; elle chercha à rentrer dans le village. Entassés aux portes, foudroyés par la fusillade des Talibés, et achevés à l’arme blanche, les Bambaras tombaient en× rangs serrés les uns sur les autres, et les Talibés, à travers les morts et les mourants, poursuivaient sur les toits, dans les rues, les nombreux fuyards. Quant à la cavalerie ennemie, au premier coup de fusil elle avait pris la fuite, en tournant le village de toute la vitesse de ses chevaux, et était allée rejoindre Mari qui, au milieu d’une garde peu nombreuse, était sur une colline, laissant à ses esclaves le soin de sa cause.


Talibé enfant allant à l’école des marabouts. — Dessin de Émile Bayard d’après l’album de M. Mage.

Dès que je vis les colonnes d’attaque pénétrer dans le village, je revins au galop vers Ahmadou lui annoncer la victoire, puis je partis à la recherche de mes hommes qui, eux aussi, emportés par l’ardeur guerrière et par l’amour-propre, s’étaient portés au premier rang. Je n’en trouvai d’abord aucun.

La défense du village était plus sérieuse que je ne l’avais supposé. Les Bambaras et, entre autres, toute une compagnie de Sofas de Mari, réfugiés dans une case, et sachant qu’ils n’avaient pas de quartiers à attendre, se défendaient avec l’énergie du désespoir. Un instant je vis la colonne des assaillants ramenée en déroute ; il fallut plus d’un quart d’heure pour les rallier.

Quelques bandes de Bambaras s’enfuyaient sur la gauche, où je m’étais placé pour mieux voir. Ils allaient se réfugier, dans le plus grand désordre, au milieu de broussailles épaisses, où l’on ne pouvait les poursuivre. Entraîné par des cavaliers qui faisaient mine de les charger, je partis avec le docteur, qui s’exposait beaucoup et qui, sous prétexte qu’il avait la vue basse, s’approchait sans cesse du péril, malgré mes prières ; mais bientôt nous fûmes abandonnés de tous les cavaliers, et, comme j’étais à bonne portée de pistolet, voyant toute une bande qui s’enfuyait de mon côté, je la maintins à distance avec six coups de mon revolver.

On avait fait des prisonniers qui semblaient hébétés et fous de terreur ; les uns disaient que Mari était dans le village, d’autres qu’il avait fui. On prit une de ses griotes qui, lors de la conquête de Ségou par El Hadj, avait déjà été prisonnière, puis s’était enfuie. Elle courait certes un grand péril ; mais elle était couverte d’or et elle se mit à chanter les louanges d’Ahmadou, qui lui fit grâce. En revanche, deux chefs de village, faits prisonniers les armes à la main, dans leur propre maison, furent exécutés de suite. En rejoignant Ahmadou je vis devant lui deux corps sans tête, étendus sur le ventre, avec les articulations coupées et un coup de sabre en travers sur les reins, qui avait entamé l’épine dorsale. Ces mutilations avaient été faites après coup. Mais je ne passai pas ma journée sans avoir l’atroce spectacle d’une exécution, et ce souvenir restera gravé dans ma mémoire. J’en vois encore les moindres détails. C’était un jeune Sofa de Mari qu’on avait retiré vivant de dessous un tas de cadavres. Au lieu d’être rasé comme tous les musulmans, il portait les cheveux tressés en casque, comme ceux des femmes, et à la mode bambara ; on lui avait attaché les coudes derrière le des de manière à lui disloquer en partie les épaules. Il était debout, dépouillé de tout vêtement ; un Sofa, accroupi, se tenait par derrière. Il regardait de tous côtés d’un air inquiet, quand Ali Talibé, en grand honneur à Ségou, et qui alors était bourreau en titre, homme athlétique, à la figure bestiale et à l’œil féroce, s’avança derrière lui et d’un seul coup de sabre fit voler sa tête. Le corps tomba en avant ; deux longs jets de sang s’élancèrent du col, quelques convulsions agitèrent encore ce qui avait été un homme, et, pendant qu’Ali essuyait son sabre dans l’herbe avec un calme atroce, tout mouvement cessait.


Talibé en costume de guerre. — Dessin de Émile Bayard d’après l’album de M. Mage.

Cependant, je m’inquiétais de ne pas voir revenir mes hommes : dans le village on se battait toujours ; une case se défendait et, malgré le feu qu’on introduisait par les toitures, elle ne se rendait pas ; ce ne fut que lorsque ses défenseurs furent atteints par les flammes que ces malheureux essayèrent de fuir et tombèrent un à un près de la porte, fusillés à bout portant.

Vers une heure, je vis Samba Yoro rentrer épuisé, portant deux fusils ; je devinai un malheur. Alioun, le plus brave peut-être de mes hommes, était tombé ; il avait une balle dans le crâne. Cependant il respirait encore, il fallait le secourir. Je dis à Samba Yoro de chercher ses compagnons ; il ne tarda pas à les réunir dans le village : Dethié avait reçu une brique sur la nuque, il avait été contusionné par l’explosion d’un baril de poudre, avait eu ses vêtements traversés par les balles, mais c’était tout ; les autres n’avaient reçu que des balles mortes. Vers trois heures on m’apporta Alioun sur une porte de case qui servait de brancard. Il avait repris connaissance, mais souffrait beaucoup. La balle logée dans l’os du crâne, au beau milieu de la tête, était tellement encastrée que d’abord le docteur crut qu’elle n’avait fait que déchirer la peau. Une fois pansé, il parut soulagé ; nous conservions encore l’espoir de le sauver, et j’achevai ma nuit sans me réveiller, malgré les impressions d’horreur dont javais fait provision pendant cette journée.

Le lendemain, le jour paraissait a peine que toute l’armée se transportait dans les broussailles pour en finir. On y trouva les Bambaras sans défense et on en fit une horrible boucherie. Une bande de quatre-vingt-dix-sept, espérant peut-être dans la clémence des vainqueurs, posa les armes et sortit d’une broussaille en criant (toubira) pardon.

Ils furent aussitôt conduits à Ahmadou entre des rangs pressés de Sofas.

On les interrogea longuement, puis tous furent livrés au bourreau, et Ahmadou, supposant que ce spectacle pouvait m’intéresser, envoya un Talibé me prévenir, afin que je pusse y assister. Mais je ne me sentais pas le cœur d’être témoin d’une pareille exécution. Les scènes sanglantes de la veille, déjà trop nombreuses, m’avaient agité ; le soir seulement, voulant me rendre compte du nombre des morts, je passai près de ce champ de suppliciés. On les y avait conduits tous bien serrés par la foule et tenus simplement par les bras. Au milieu du cercle se tenait le bourreau qui avait commencé à abattre les têtes au hasard, sans ordre, comme elles passaient à portée de son bras ; quelques-unes n’étaient même pas détachées du tronc, et, chose curieuse, elles avaient presque toutes le sourire aux lèvres. Les yeux, qui n’étaient pas fermés, avaient dans leur immobilité une expression indéfinissable et grosse de méditations. Faut-il donc croire qu’au seuil d’une autre vie, ces victimes de la barbarie musulmane, ces martyrs inconscients d’un patriotisme d’instinct ont eu, au moment de leur cruel supplice, une apparition, qu’une lueur immense s’est produite dans leur intelligence et qu’un horizon nouveau s’est étendu devant leurs yeux !

Cette pensée m’obséda longtemps, et je ne me détachai pas facilement de ce lieu d’horreur.

Au jour, j’avais commencé avec le docteur une tournée de blessés. Déjà la veille, il en avait opéré bon nombre. Malheureusement, manquant d’instruments et réduit aux ressources de sa trousse, il ne pouvait rien pour beaucoup de cas. Je l’aidai de mon mieux dans ces extractions de balles toujours si douloureuses pour le patient. J’eus ainsi l’occasion de remarquer encore une fois combien le système nerveux des noirs est moins développé ou moins sensible que le nôtre, et c’est à cela qu’ils doivent la facilité avec laquelle ils supportent les opérations, de même qu’ils doivent au climat d’en guérir d’une façon merveilleuse et dans des cas désespérés.

Il est impossible de décrire le spectacle que présentait Toghou. Dans les maisons, dans les rues, les cadavres étaient étendus dans toutes les positions. Au réduit où l’on s’était si longtemps défendu, chaque case était transformée en un charnier infect. Les toitures, enflammées par le haut, avaient brûlé des centaines de malheureux dont les cris sourds avaient seuls révélé l’agonie. Dans quelques cases, on s’était pendu de désespoir. À une porte de la ville, plus de cinq cents cadavres étaient couchés les uns sur les autres ; c’était la porte attaquée par les Talibés. Plus tard, j’allai dans les broussailles. Le sol n’y était comme celui du village qu’une litière de morts, et le lendemain, lorsque de dessous les décombres enflammés du village on eut retiré ces cadavres à demi brûlés, et qu’on les eut traînés dans la plaine, l’odeur infecte qui s’en exhalait empestait l’air à une grande distance. Certes, c’est rester au-dessous du chiffre réel que d’évaluer à deux mille cinq cents le nombre des Bambaras qui avaient péri là, et plus tard, quand les cavaliers Peuhls revinrent de la poursuite, leurs lances encore sanglantes témoignaient des coups portés par eux aux fugitifs. Ahmadou envoya visiter le terrain de leurs exploits, et on m’affirma qu’ils l’avaient jonché de morts. En somme, d’une voix unanime, on reconnaissait que depuis le commencement des guerres d’El Hadj, on n’avait pas vu un pareil massacre. Quant aux pertes d’Ahmadou, elles étaient presque insignifiantes ; on ne comptait pas cent morts et deux cents blessés.

Il faut, du reste, avoir vu les fautes commises par les Bambaras pour comprendre cette disproportion de pertes. S’ils eussent attendu l’attaque derrière leurs murs, le résultat eût été bien différent, et Ahmadou eût dû peut-être retourner à Ségou avec un échec de plus.

La cause de Mari semblait perdue après une semblable défaite. Cette opinion était aussi la nôtre, mais nous comptions sans les fautes d’Ahmadou. S’il eût entraîné en ce moment, contre Sansandig, son armée animée de l’enthousiasme du triomphe, il eût sans doute enlevé, presque sans coup férir, ce centre de l’insurrection, et alors il était maître du pays ; mais dès le lendemain, cédant aux sollicitations de ses favoris et de ses chefs, tous avides de partager le butin, il reprenait le chemin de Ségou.

Le retour fut ralenti par l’âpreté des vainqueurs à se charger des dépouilles de l’ennemi ; les plus habiles s’étaient procuré des baudets pour porter leurs bagages, et c’était un spectacle bien curieux que ces guerriers de la veille transformés en marchands fripiers. Tout leur était bon : les uns portaient des calebasses de haute forme, d’autres des sacs de mil, des chandeliers du pays, tiges en fer munies d’une ou plusieurs coquilles dans lesquelles on brûle une mèche de coton qui trempe dans l’huile d’arachide ou le beurre de Karite ; d’autres enlevaient des fusils, des lances, des haches ou des outils de forgeron et de tisserand, et jusqu’à des portes. Les uns avaient du coton, d’autres du tabac ou des boules d’indigo ; puis venait la file ou plutôt les files de captifs. Dire ce qu’il y en avait, je ne le sus qu’à Ségou quand on fit le partage. Environ trois mille cinq cents femmes ou enfants étaient là, attachés par le col, lourdement chargés, marchant sous les coups des Sofas. Quelques-unes, trop vieilles, tombaient sous leur fardeau, et, refusant de marcher, étaient assassinées. Un coup de fusil dans les reins et tout était dit. Je fus témoin d’un crime de ce genre, et il me fallut rester calme et ne pas faire sauter la tête au misérable qui venait de le commettre. Nos laptots et quelques Talibés même en étaient indignés, mais ils formaient l’exception, et la masse passait, et ne donnant à la victime qu’un geste de dédain accompagné de cette exclamation qui devait être sa seule épitaphe : « Keffir ! »

Tels sont, en Afrique, les résultats de la domination de l’islamisme.

Nous trouvâmes Ségou dans le délire du triomphe. Jusque sur les toits des maisons les esclaves chantaient, dansaient, battaient des mains, et c’est à peine si, au milieu de la joie générale, on faisait attention aux femmes qui pleuraient un frère ou un époux. La fusillade devenait de plus en plus vive et dangereuse, car les fusils chargés outre mesure détonnaient avec le bruit du canon mais éclataient et blessaient ceux qui les tiraient ainsi que leurs voisins. Je me séparai de la foule et suivi de Boubakary Gnian, un de mes hommes venu au-devant de moi, je contournai l’enceinte de la ville et rentrai par la porte de l’Ouest. Dans chaque rue, les femmes, et même celles qui jusqu’alors nous avaient à peine regardés, nous donnaient la main par-dessus les murs de leurs maisons ; nos voisines accouraient nous souhaiter la bienvenue ; enfin, on peut dire que ce jour on n’aurait pas trouvé à Ségou quelqu’un qui ne nous fût sympathique, sauf peut-être le ministre influent d’Ahmadou, Mohammed Bobo, notre adversaire invétéré.

Alioun, notre blessé que l’on transportait sur une espèce de palankin, arriva deux heures plus tard. Je le fis installer dans une manière de chambre improvisée sous le hangar au moyen de nos tentes de campagne. Le docteur le pansa, et alors seulement on trouva la trace de la balle dans le crâne où elle s’était incrustée. — Le lendemain elle fut extraite, mais, hélas ! notre fidèle serviteur ne devait pas aller loin : le 10, après une mauvaise nuit, une hémorragie terrible se déclara, le cerveau s’embarrassa, peu à peu le froid gagna les extrémités ; à onze heures, il était sans connaissance, et à une heure trois minutes la respiration sifflante s’atténua, le hoquet disparut, et le cœur cessa de battre.

Je fis de suite prévenir Ahmadou de ce triste événement. Il répondit qu’il prierait Dieu pour Alioun, qui était mort comme un bon musulman doit mourir, en combattant pour la cause de Dieu. Vers deux heures et demie, il envoya pour l’ensevelir deux marabouts qui n’étaient
Soldat de Mari conduit au supplice. — Dessin de Émile Bayard d’après l’album de M. Mage.
rien moins que Tierno Alassanne et Alpha Ahmadou. On traitait mon pauvre compagnon comme un chef ; il fut conduit en terre par un général et par un prince.

On enleva le cadavre et on le porta en plein air près de la petite mosquée d’Alpha Ahmadou. Il fut posé sur une claie, au-dessous d’un grand trou, et pendant qu’on creusait une fosse très-étroite, d’un mètre de profondeur, Tierno Alassanne avec ses adjoints lava le corps, puis il l’enveloppa dans une pièce d’étoffe de manière à former une espèce de capuchon sur la tête. La prière alors commença : tous nos amis qui avaient suivi le convoi se rangèrent pieusement sur deux rangs derrière le vieil Alpha, debout, au bord de la fosse. Alpha récita les prières du rite musulman, auxquelles je joignis celles du chrétien, du plus profond de mon cœur.

À la suite de cet événement, une tristesse immense s’était emparée de moi. Je sollicitai une entrevue d’Ahmadou, mais, occupé du partage des dépouilles des Bambaras, il m’ajourna indéfiniment.

C’était un labeur interminable, parce que chacun cachait les prises qu’il avait faites, les captifs qu’il avait emmenés, et n’en accusait qu’une partie. Ahmadou se fâchait, faisait appeler les chefs Sofas et leur ordonnait de livrer dix, vingt, quarante captifs, en proportion de ce qu’il supposait qu’on avait volé et celé. Mais les pillards n’avaient garde d’obéir et, sans connaître le latin, opposaient aux prescriptions royales un non possumus qui est la grande force des noirs comme de bien des blancs ; force d’inertie qui paralyse tout.

Pendant ce temps, soit contre-coup de toutes nos émotions, soit résultat de la fatigue extraordinaire causée tant par l’expédition que par les soins qu’il donnait aux blessés le docteur était tombé malade ; il avait une fièvre lente ; je n’étais guère mieux, et les chaleurs plus intolérables de jour en jour nous fatiguaient beaucoup. À notre grand chagrin, à la même époque, le lait, notre meilleur aliment, devint très-rare ; il nous était très-difficile de nous en procurer. Malgré mes réclamations et les ordres d’Ahmadou lui-même, cette excellente nourriture nous fit défaut de plus en plus et notre malaise s’en accrut d’autant.

Nous atteignîmes ainsi la fin de février. Elle fut remarquable par une grande pluie qui rafraîchit l’atmosphère, au point de nécessiter de notre part l’emploi des vêtements de drap ; l’année précédente, pendant notre voyage, à la même époque, il était tombé une petite pluie, mais cette fois c’étaient de belles et bonnes averses.

L’effet le plus désagréable de ces pluies anomales était sans contredit de faire fuir les vendeurs du marché, qui devenait désert et où nous ne pouvions plus rien trouver à acheter. Paralysés par l’influence atmosphérique, les bouchers ne tuaient pas, les somonos n’allaient pas à la pêche, et, sans un mouton gu’Ahmadou nous envoyait de temps en temps, nous eussions dû jeûner ou à peu près.


Mode d’exécution à Ségou. — Dessin de Émile Bayard d’après l’album de M. Mage.

La pluie dura jusqu’au 28 février, jour de la fête religieuse du Cauri.

Cette solennité fut une répétition de celle dont javais déjà été témoin l’année précédente. Elle consista principalement en une grande revue des troupes, — Talibés et Sofas, — accompagnée de prières et de lecture du Coran, faites par le roi.

Les princes y assistèrent en grands costumes. Ahmadou avait un manteau de drap blanc brodé en soie bleue et jaune. Aguibou, son frère, un manteau de velours jaune safran, et les autres étaient à l’avenant.

Ahmadou termina la cérémonie en réclamant de nouveau les Kouloulous ou parts individuelles prises, frauduleusement soustraites à la masse du butin de guerre. Il ajouta qu’il allait de nouveau réunir l’armée ; que toutefois il ne le ferait que quand on aurait rendu tout ce qu’on avait volé, et que, par conséquent, si on ne remettait pas les Kouloulous, c’est qu’on voudrait l’empêcher de former une armée et qu’il saurait alors qu’on avait peur d’aller se battre. Puis après, passant à un autre ordre d’idées, il dit qu’il ne fallait pas tatouer de coupures la figure des enfants nouveau-nés, comme le faisaient les Keffirs ; qu’il était indécent que les femmes se fissent des chignons en rembourrant leurs cheveux avec des chiffons ; qu’on ne devait pas laisser les femmes mariées aller dans la rue ni au marché, et enfin que les Talibés devaient venir faire le salam à la mosquée au lieu de le faire chez eux ; qu’on abandonnait la mosquée et que ce n’était pas bien.

Mage.

(La fin à la prochaine livraison.)


  1. Suite.— Voy. pages 1, 17, 33, 49 et 65.
  2. Relation de R. Lander dans le Voyage de Clapperton. Voy. Le Niger de M. de Lanoye, p. 316.
  3. Prière musulmane : « Dieu est grand ; Mahomet est son prophète. » Je l’écris comme on prononce à Ségou.