Septième livraison
Le Tour du mondeVolume 17 (p. 97-112).
Septième livraison

La pointe des Somonos, à Sansandig. — dessin de Tournois d’après l’album de M. Mage.


VOYAGE DANS LE SOUDAN OCCIDENTAL
(SÉNÉGAMBIE — NIGER),


PAR M. MAGE, LIEUTENANT DE VAISSEAU[1].


1863-1366. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


Séparateur



Expédition nouvelle contre les Bambaras. — L’armée remonte la rive droite du Niger. — Siége et prise de Dina. — Retour. — Siége de Sansandig. — Panique et déroute de l’armée royale.

D’après ce qui précède, on voit que les citoyens actifs du royaume de Ségou jouissent aussi, de temps à autre, d’un « discours du trône. » Au début de celui que je viens de citer, un fait s’était produit qui excita d’abord mon hilarité, mais qui, tout ridicule qu’il soit, donne une assez triste idée de l’ordre social et politique de la contrée. Ahmadou, voulant faire dégager la place du palabre pour les Talibés, avait ordonné de refouler en arrière les Bambaras ou indigènes, et ceux-ci se prenant de peur et croyant peut-être qu’on allait les fusiller en masse, s’étaient sauvés de toute la vitesse de leurs jambes dans le village des Somonos qui forment le groupe le plus dense, le plus industrieux, le plus respectable de l’ancienne population ; le seul groupe indigène, peut-on dire, avec lequel les conquérants actuels soient tenus de compter.

Il y avait plus d’un an déjà que j’étais à Ségou, et Ahmadou ne semblait pas plus disposé à nous permettre de partir que le premier jour. Non qu’il eût le dessein d’attenter à notre liberté ou qu’il nous considérât comme des auxiliaires dont le concours n’était pas à dédaigner sur un champ de bataille, mais les nécessités de sa politique lui défendaient impérieusement de nous laisser soupçonner la misérable situation des pays qu’il gouvernait, ainsi que les revers qui terminaient, à la même époque, la carrière aventureuse de son père El Hadj ; — toutes choses que cependant nous ne pouvions manquer d’apprendre, soit en continuant notre voyage vers l’Est, soit en retournant au Sénégal. Les mêmes motifs lui faisaient entraver, par tous les moyens possibles, le retour des courriers qu’à plusieurs reprises j’avais expédiés à Saint-Louis, ainsi que l’envoi de nouveaux émissaires. Je ne pense pas me tromper dans mes appréciations ; mais j’ai tout lieu de croire qu’Ahmadou, comme tous les hommes chargés d’un pouvoir sans contrôle, changeait souvent d’avis, et il pouvait très-bien se faire qu’après avoir adopté une idée il l’abandonnât au moment de la mettre à exécution ; c’était du moins ainsi que le jugeaient presque tous ses conseillers, qui prétendaient que Bobo seul lui faisait faire ses volontés.

La campagne de Toghou, si meurtrière qu’elle eût été pour les Barbares, n’amenait pas leur soumission comme je l’avais espéré, et, presque immédiatement après la fêle du Cauri, on entendit parler d’une nouvelle expédition. Elle devait être dirigée vers les provinces du sud-ouest, et comme elle m’offrait une chance, la seule que j’eusse, de les visiter, je fis dire à Ahmadou que je désirais l’accompagner. Il refusa d’abord, prétextant qu’Alioun avait été tué, que c’était trop déjà ; mais il finit par céder à mon insistance, et cela si facilement qu’il était clair qu’il n’avait refusé que pour la forme. Il me fit dire de préparer beaucoup de couscous, et je me décidai, prévoyant de longues marches, à emmener une mule chargée de divers bagages.

Le 25 mars le tabala battit à la mosquée ; les différents corps de l’armée se réunissant tant bien que mal, allèrent camper, pour la nuit, à Ségou-Koro ; là commencèrent d’interminables délais. Chaque soir les griots parcouraient le camp en criant à tue-tête : Hé Conou ouatambo dali diango Khoy ! ce qui veut littéralement dire : Eh ! l’armée, que personne ne sorte demain surtout ! et le lendemain Ahmadou faisait un palabre, répétition de celui qu’il avait fait à Toghou, c’est-à-dire qu’après une lecture des guerres de Mahomet, il recommençait à réclamer la restitution des Kouloulous volés dans les dernières expéditions. La plus importante de ces restitutions fut une somme de 30 000 cauris, détournée par un Talibé à Toghou et 200 boules d’ambre prises par un Peulh.

Nous pensions qu’on allait enfin se mettre en route ; mais le lendemain on recommença le dénombrement des compagnies, et le soir les griots proclamèrent l’ordre de chercher et de réunir les traînards. Sur ces entrefaites il s’éleva entre Ahmadou et les Talibés une querelle qui retarda encore le départ.

Le 30 mars, plusieurs Talibés de haut parage, parmi lesquels des Toros des premières familles de Fouta, voulurent entrer chez Ahmadou ; mais les Sofas de garde à la porte s’y étant opposés, ils tentèrent de forcer la consigne. Les sentinelles appelèrent leurs camarades qui vinrent à leur secours, et une bataille à coups de poings, qui allait devenir sanglante, s’engageait quand Ahmadou sortit lui-même et ordonna aux Talibés de se retirer. Ceux-ci s’éloignèrent furieux et humiliés d’avoir eu tort et d’avoir eu le dessous vis-à-vis des Sofas, qui, je dois le dire, les traitent parfois assez insolemment, imitant en cela les domestiques de bien des maisons européennes. Le soir ces Talibés allèrent trouver Ahmadou pour s’excuser, mais en faisant des conditions que celui-ci ne voulut pas même écouter. Aussi le lendemain les choses s’aggravèrent. Les cinq chefs dissidents ralliaient à eux de nombreux partisans, mécontents de longue date. Ahmadou les ayant réunis en un palabre ne put en obtenir de réponse, même en les interpellant directement. À ces questions ils baissaient la tête et murmuraient des prières en défilant leur chapelet, opposant à la volonté de leur chef la force d’inertie dont il donne si souvent l’exemple.

Or, il s’agissait d’une chose capitale ; c’était d’obtenir des Talibés la parole de descendre de cheval pour marcher à l’assaut des villages que l’on allait attaquer.

Cette querelle dura jusqu’au 2 avril dans l’après-midi et ne fut apaisée que par l’intermédiaire de Tierno Abdoul Kadi, un des hommes les plus considérables du royaume, devenu chef de la justice.

Le lendemain l’armée se mit enfin en marche, remontant la vallée du Niger qu’elle laissait à sa droite.

Après avoir traversé les cultures et les villages d’une colonie de Peuhls pasteurs et agriculteurs, établis de date immémoriale, dans le voisinage de la capitale, qu’ils fournissent de lait et de jardinage, et qui ont conservé le type de leur race, nous fîmes halte le soir près des ruines de Fogni, village bambara, centre d’une insurrection récente, et dont on pouvait juger l’importance passée et la prospérité morte, par le nombre des squelettes et des ossements blanchis qui jonchaient la plaine et craquaient sous les pieds de nos chevaux.

L’aspect du pays est beau pourtant et le sol est plein de promesses pour le laboureur et le pâtre, dès que la guerre voudra les respecter.

C’est une grande plaine limitée au sud par une chaîne de collines qui semblaient s’élever à mesure que nous avancions vers l’ouest ; les espaces cultivés n’étaient plantés que de shéas (karités), dont quelques-uns étaient d’une taille remarquable ; ils atteignaient jusqu’à quarante centimètres de diamètre en dessous des branches ; autour du village nous avions vu comme d’habitude quelques centeniers et des khads, arbres de la famille des légumineuses dont la gousse sert à l’engrais des bestiaux. Dans les broussailles assez clair-semées d’ailleurs, on trouvait différents fruits sur lesquels on se précipitait. Ils sont en général mauvais, mais quand on a bien faim on est heureux de les trouver, et l’acidité de quelques-uns ne laisse pas que d’être agréable.

Mais ce qui abondait surtout, c’était le gibier. L’armée en marche, formant une ligne d’une grande largeur, rabattait en quelque sorte les perdrix et les pintades ; quand elles ne prenaient pas les devants à tire d’ailes, elles ne tardaient pas à être cernées, et prises vivantes, dans les broussailles, ou forcées à la course par de jeunes Talibés. Les lièvres, par suite d’un préjugé musulman ou autre, étaient respectés ou plutôt méprisés ; mais ce qui me séduisait et ne tarda pas à m’entraîner, ce fut la chasse à la biche ou à l’antilope. D’abord, voulant ménager mon cheval, je me contentais de voir ces agiles animaux levés et poursuivis ; bientôt, le charme l’emporta sur la raison, et je m’élançai vers une gazelle qui passait à quelques pas de moi : quelques Sofas me suivirent, et dans la journée, je forçai successivement deux belles antilopes.

C’était la première fois de ma vie que je faisais une chasse à courre ; j’éprouvai de vives émotions, et, je dois le dire, cette journée me restera comme un des souvenirs agréables de mon voyage.

Cette vie au grand air m’avait rendu mon énergie ; je me sentais revivre ; je n’étais plus, comme à Ségou, indifférent à tout ; la moindre chose attirait mon attention, et malgré les fatigues de la route, je trouvais le temps de noter mes impressions.

Le 7 avril, nous arrivâmes en vue de Dina, but de l’expédition. — C’est, ou plutôt c’était un village situé sur la rive droite du Niger, au sommet de la berge que le fleuve vient battre pendant les grandes eaux. Un mur de terre muni de quelques angles rentrants et de nombreuses meurtrières, croisant leurs feux, lui servait de ceinture. Ce rempart et les terrasses des maisons qui l’avoisinaient, étaient couverts de Bambaras, dont l’attitude et les armes témoignaient de la résolution où ils étaient de nous attendre et de se défendre.

Les colonnes d’assaut s’organisèrent immédiatement. À gauche, marchait la compagnie des Talibés avec son drapeau noir.

Au milieu, l’armée conquérant de Ségou (les Toros), avec un drapeau rouge et blanc.

À droite, les Sofa et Toubourous, groupés sous leur drapeau rouge.

Ahmadou était comme d’habitude en arrière du centre avec sa garde et les porteurs de bagages ou les captifs, tenant les chevaux de ceux qui allaient monter à l’assaut…


Jeunes filles peulhes des environs de Ségou (voy. p. 98). — Dessin de Émile Bayard d’après l’album de M. Mage.

Mais le Tour du Monde n’est pas un recueil de bulletins de guerre. Je n’infligerai pas à ses lecteurs le récit d’une lutte qui, du reste, ne fut que la répétition de celle que je leur ai dépeinte succinctement lors de l’expédition de Toghou. À deux mois d’intervalle et à soixante lieues de distance, je vis se renouveler les mêmes scènes ; même bravoure mal habile et mal armée chez les assaillis, même fougue indisciplinée et flottante chez les assaillants ; même résignation désespérée chez les premiers après la défaite, même fureur sans pitié chez les seconds après la victoire. Toujours le pillage suivant le massacre, toujours, de sang-froid, les femmes et les enfants livrés en proie à la soldatesque, et les hommes faits au bourreau. Réduite à ses proportions bestiales, et dépouillée du prestige de l’art et des combinaisons de la stratégie, la guerre est doublement horrible.

Après la prise et le sac de Dina, Ahmadou remonta deux jours encore la rive gauche du Niger, abandonnant aux flammes et au pillage les malheureux villages échelonnés le long du fleuve dont la vallée se resserrait de plus en plus entre deux rangées de montagnes. Devant Manabougou, la plus méridionale de ces localités condamnées, le fleuve offrait un gué praticable. L’armée en profita pour passer sur l’autre rive et reprit immédiatement le chemin de Yamina.

Cette route était celle que, soixante-sept ans auparavant, Mungo-Park avait suivie en revenant de Ségou, et par laquelle, un bâton à la main, épuisé de fatigues et de misères, à bout de forces et de ressources, mendiant de village en village, il s’était efforcé de regagner les comptoirs anglais de la Gambie. Plus heureux, si l’on veut, j’y cheminais sous la protection d’une horde de conquérants barbares qui me respectaient comme l’hôte et l’allié de leur souverain.

C’est à ce prix que j’ai pu relever topographiquement sur une soixantaine de lieues les rives et les cours du grand fleuve du Soudan et dresser la première carte exacte de cette section de son bassin.

Le second jour de notre marche nous longeâmes, par une chaleur ardente, sous un ciel de plomb, une ligne d’étangs qui semblent devoir former dans la saison des hautes crues un second fleuve parallèle au Niger. Il y avait là beaucoup de perspectives vraiment admirables, et de belles plaines d’une splendide fraîcheur, déroulant leur verdoyant tapis d’herbages jusqu’aux bornes de l’horizon, en dépit de la saison sèche alors à son apogée. Malheureusement, ces pâturages favorisés où des milliers de bestiaux s’engraisseraient à l’aise, étaient complétement déserts. Les villages qu’ils pourraient si bien enrichir étaient détruits ou abandonnés. Le plus beau des étangs de cette contrée (il mériterait le nom de lac) porte le nom de Mira.

Arrivé à Yamina, Ahmadou n’eut rien de plus pressé que de frapper cette ville de fortes impositions de guerre. Quant à moi, j’allai visiter mon ancienne habitation, la case de Sérinté. Le vieux chef n’y était plus depuis plusieurs mois ; on l’avait accusé de complot, et il avait été appelé à Ségou avec ordre d’y fixer sa résidence. Je trouvai son fils qui commençait a être un homme, et ses femmes qui me reçurent avec effusion et me remercièrent de ma visite comme d’un honneur auquel elles ne s’attendaient pas.


Chasse à l’antilope (voy. p. 98). — Dessin de Émile Bayard, d’après l’album de M. Mage.

Je suis sûr que dans cette maison on garde un bon souvenir des voyageurs blancs.

Nous regagnâmes Ségou par une suite de marches forcées, en doublant, pour ainsi dire, les étapes ; la route était couverte de soldats qui, cédant à la fatigue, s’étaient couchés et ne pouvaient se relever. Je fus tenté plus d’une fois de les imiter.

J’arrivai à Ségou malade, souffrant d’affreux maux de tête et d’une gastrite aiguë. Pendant bien des jours, mon estomac délabré ne put rien supporter, et cette fois encore ce fut au régime exclusivement lacté que je dus de ne pas succomber. Mes forces étaient épuisées ; cependant de nouveaux ennuis m’attendaient.

Nous étions a la fin de mai et l’hivernage approchait ; je songeais à faire partir un nouveau courrier pour Saint-Louis ; mais c’était la chose dont Ahmadou se souciait le moins. Il se préparait encore à une nouvelle expédition. Chaque jour des détachements partaient en razzias et allaient piller, soit aux environs de Sansandig, soit dans l’Est ; presque toujours ils ramenaient du butin, ce qui montrait assez que le pays était démoralisé. C’était donc le moment de frapper un grand coup, et si Ahmadou eût mieux conduit ses affaires, il aurait pu, en peu de mois, regagner bien du terrain perdu. Mais à Segou les chefs ne sont jamais d’accord avec le roi, et quand ils le sont, les soldats à leur tour sont mécontents. Aussi, bien qu’Ahmadou eût ordonné un nouveau dénombrement de l’armée, personne ne bougeait. Chacun ne songeait qu’à cultiver, ce qui s’expliquait d’ailleurs fort bien, car le mil avait en partie manqué et atteignait un prix exorbitant. Cet état de choses se prolongea jusqu’au 6 juin : alors Ahmadou tint un grand palabre avec les chefs de l’armée qui exposèrent leurs griefs et firent leurs conditions. Ils demandaient :

1o Qu’Ahmadou ne fermât pas sa porte aux Talibés, qui


Assaut et prise de Dina. — Dessin de Émile Bayard d’après l’album de M. Mage.

ne pouvaient le voir quand ils en avaient besoin, et que

les Sofas reçussent l’ordre de ne jamais arrêter un Talibé comme cela avait eu lieu la veille de l’expédition de Dina ;

2o Qu’Ahmadou nourrît et fît soigner les blessés, qui restaient abandonnés sans ressources et souvent sans autre moyen d’existence que la mendicité ;

3o Qu’Ahmadou prît soin des enfants et des veuves des Talibés tués à la guerre.

Ces deux dernières demandes étaient fort justes, et Ahmadou, qui le sentait bien, s’empressa de répondre que chaque fois qu’un Talibé blessé lui avait demandé des secours, il lui en avait envoyé, mais qu’il ne pouvait secourir ceux qui n’en demandaient pas, vu qu’il ne savait même pas s’ils étaient blessés.

Cette réponse, bien qu’inexacte et grosse d’objections, était assez adroite et ne souleva pas la plus petite récrimination. Ahmadou avait répondu, et on n’avait pas l’habitude de le forcer à s’expliquer.

Trois semaines de tergiversations et de délais s’écoulèrent encore, puis le 21 juin au soir, le tabala retentit ; les griots parcoururent la ville en convoquant l’armée à un nouveau départ ; il s’agissait de marcher sur Sansandig, et je me tins prêt, cette fois encore, à accompagner Ahmadou. J’allai le rejoindre à quelques lieues en amont de la ville, au bourg de Bafou-Bougou, où il s’était installé pour présider au passage du fleuve par son armée, opération longue, difficile, toujours féconde en accidents, et qui ne prit pas moins de trois jours, bien qu’elle fût activée par la présence et les incitations du monarque. Le fleuve, sur ce point, n’a pas moins de 1 800 mètres de largeur.

Le 7 juillet, Ahmadou passa à son tour le Niger, dont la rive méridionale ne conservait plus que quelques retardataires. J’avais assisté à toute la traversée du fond d’un couvert, où l’ombre et l’humidité du sol m’avaient garanti de la chaleur et du soleil ; mais le soir, remarquant dans l’horizon de l’est des nuages et des éclairs de mauvais augure, j’allai camper avec mes bagages sur le sommet le plus élevé de la berge. Bien m’en prit, car vers dix heures du soir une violente tornade éclatait sur les deux tentes que j’avais fait confectionner avec six tentes-abris réglementaires, comme on en donne à nos soldats en campagne.

Sous l’une d’elles, mes laptots étaient pelotonnés au nombre de quinze. Dans la mienne nous n’étions guère mieux. J’avais deux cantines, ma selle, des sacs de mil, trois selles du pays, six fusils, je ne sais combien de poires à poudre et huit hommes. Tout à coup nous fûmes envahis par de pauvres diables inondés et ruisselants. Bien que fort à l’étroit, comment repousser un malheureux qui, n’ayant pas d’habits de rechange, les a enlevés et arrive avec son paquet sous le bras et sa selle sur la tête vous demander un abri pour son corps nu ? On ne peut que lui dire de remettre son pantalon et d’entrer. Ce fut ce que je fis à l’égard de notre ami San Farba et de quelques autres. Le mince tissu de ma tente opposant aux torrents de la pluie un obstacle à peu près imperméable, était pour eux un sujet d’étonnement sans fin, et le lendemain, tout le monde venait la voir ; si j’eusse écouté toutes les demandes, à la première tornade il m’eût fallu loger plus de cent personnes.

Le lendemain, pendant que l’armée doublait un grand coude que le Niger décrit vers le nord, elle reçut la soumission de sept ou huit villages de l’intérieur. Le chef de la bourgade importante de Velentiguilla, qui jusqu’alors avait fait cause commune avec Sansandig, vint avec son contingent grossir les rangs d’Ahmadou, et, le 9 juillet, après une marche d’une lieue au sud-est de Velentiguilla, nous vîmes l’enceinte de la ville ennemie se dresser devant nous.

C’est un parallélogramme de 1 000 mètres sur 500, étendu le long du fleuve dont il ne s’écarte qu’à ses deux extrémités nord et sud. L’extrémité nord a joué un rôle important pendant le siége, sous le nom de pointe des Somonos qu’elle doit aux habitations des pêcheurs qui l’occupent. Ce quartier était séparé jadis de la ville par une rue aujourd’hui fermée à ses deux bouts par une forte muraille, garnie de corps-de-garde ou bilour de communication ; les murailles de la ville avaient été exhaussées de façon à présenter une escarpe de 5 mètres de hauteur sur la plaine ; elles étaient garnies de bastions disposés de manière à croiser leurs feux sur tous les points susceptibles d’être attaqués.

Après quelques heures données à l’attente d’une reddition que de faux rapports avaient fait espérer à Ahmadou, mais qui n’était certes pas dans l’esprit des défenseurs de Sansandig, le roi ordonna l’assaut.

L’attaque fut énergique autant que la défense. Pendant toute la soirée, toute la nuit et toute la journée du lendemain, on se battit avec un acharnement égal des deux parts, au pied des murs, sur les brèches pratiquées à la sape, et surtout dans le village des Somonos, où des feux plongeant partaient de chaque terrasse, et où, tout en cédant du terrain, les Bambaras ne reculaient que pas à pas, en se fortifiant de case en case, et en ne laissant derrière eux que des ruines.

Cependant le 10 au soir, on avait pris presque tout le tata des Somonos et un bilour de communication avec le grand tata, et la peur commençait à gagner la population de la ville ; plusieurs pirogues en sortirent ; on en captura une qui portait douze femmes et quatre hommes ; ceux-ci naturellement furent mis à mort.

Le 11 au matin, les chefs de l’armée voulurent reprendre l’attaque au point où ils l’avaient laissée la veille ; mais Ahmadou s’y refusa, sous prétexte que leurs hommes avaient besoin de repos et qu’il fallait attendre une distribution de vivres. À partir de ce moment et pendant toute la durée du siége, Ahmadou ne commit que des fautes.

Ses irrésolutions laissèrent toujours échapper les occasions favorables d’attaquer l’ennemi, et sa barbarie implacable qui n’épargnait aucun prisonnier, quelle que fût son origine, Maure, Peulh ou Bambara, retrempa toujours, au moment décisif, dans la haine et le désespoir, la résolution ébranlée de ses adversaires aux abois

Le 14, on fit à l’armée une distribution de bœufs, à raison d’une tête de bétail par cinquante hommes. Mais cette ressource dura peu. Bientôt les Sofas affamés mangèrent les chevaux morts, bien que la loi musulmane s’y oppose de la façon la plus formelle. On dévora jusqu’aux peaux des bœufs, après les avoir fait bouillir pour en enlever le poil, puis griller sur les charbons. D’autres, et en grand nombre, surtout parmi les Talibés, mangeaient du mil cru ; j’essayai moi-même de cette nourriture qui me donna des maux d’estomac ; elle produisait le même effet sur les jeunes gens du pays.

Dans les murs de Sansandig, la famine sévissait aussi, du moins sur la population non armée. Chaque jour, des femmes sortaient de la ville et disaient qu’on y manquait de vivres ; mais si on n’en trouvait pas au marché, il y en avait au moins chez les chefs, car je vis un vieux Bambara criant, à travers les murailles, aux Talibés : « Allons, hommes du Fouta ! vous mourez de faim, venez donc au moins nous attaquer, il ne manque de rien ici, voici des gourous ; » et pour compléter l’ironie, il leur lançait des poignées de ces précieuses noix.

Pendant deux mois il n’y eut de changement que de mal en pis dans le camp d’Ahmadou et dans la ville assiégée. Indiscipline, irrésolutions, maraude, privations, meurtres de sang-froid dans l’un ; famine, abattement et même trahison dans l’autre, où l’on mourait de faim littéralement, et où les blessés succombaient plus encore de misère que des suites de leurs blessures.

Sur le fleuve dérivaient, à demi cousus dans des nattes, les cadavres venus de la ville et dont le nombre augmentait tous les jours. De quelque côté que vînt la brise, elle nous apportait des odeurs nauséabondes et des miasmes putrides. Ces cadavres empestaient le camp et semblaient chargés de venger les souffrances de leurs compatriotes. Néanmoins tout le monde dans l’armée dévorait déjà Sansandig des yeux comme une proie qu’on tenait enfin ; on récapitulait toutes les richesses qu’il contenait et qui allaient tomber aux mains des vrais croyants, et on faisait des châteaux en Espagne dont quelques-uns me concernaient. Ahmadou devait, après cette éclatante victoire, renvoyer tous les contingents qu’il retenait depuis si longtemps, et entre autres une partie de l’armée. de Nioro. Nous partirions enfin avec elle.

Tels étaient les bruits en circulation, lorsque le 11 septembre la face des choses changea. Dès le matin, la garnison de Sansandig recommença un feu nourri comme par fanfaronnade, puis un cavalier se précipitant au galop à travers le camp, vint prévenir Ahmadou que dix mille Bambaras, après avoir franchi le Bakhoï et le Niger, en aval de la place assiégée, venaient la secourir et le suivaient de près.

Il fallut encore une bonne heure à Ahmadou pour se décider à monter à cheval, mais, comme toujours, il avait trop attendu ; les Bambaras arrivaient et avant que son armée fût en ligne, ils prirent l’offensive.

Ils tombèrent presque sans tirer sur les Talibés, qui les reçurent énergiquement. Malheureusement, les Sofas de Ségou, qui formaient la droite, lâchèrent pied et furent poursuivis jusque dans le camp, laissant de nombreux morts percés de coups de lance et abattus par le tranchant du sabre. Les Irlabés et les Gannar, qui voulurent les rallier, furent entraînés dans leur fuite par un retour offensif des Bambaras qu’ils avaient d’abord repoussés. La colonne de Toros qui couvrait Ahmadou et son escorte, se débanda en courant au secours des Irlabés, et Ahmadou se trouva isolé au moment où toute l’armée des Bambaras revenait à la charge en fourrageurs ; un moment je crus que nous étions perdus.

Je m’étais d’abord tenu près d’Ahmadou. En voyant les Irlabés et leur pavillon blanc reculer à la droite, je m’y portai avec Ali, un des princes ; mais la retraite était si rapide que tout d’un coup nous fûmes enveloppés par les cavaliers bambaras, et que nous dûmes, pour ne pas être pris ou tués, fuir vers le camp au milieu d’une grêle de balles et de nos hommes affolés, qui, tirant au hasard en arrière, n’étaient pas moins dangereux pour nous que ne l’étaient les Bambaras.

Par bonheur, ceux-ci, satisfaits d’avoir rejeté l’armée assiégeante dans ses quartiers, ne poussèrent point leur succès à fond et se replièrent sur la ville, poursuivis à leur tour par notre cavalerie.

C’était un miracle que nous fussions restés maîtres du terrain ; mais, dans cette guerre, les deux partis, tout en déployant un véritable courage, semblaient lutter de fautes et d’incapacité.

Les cinq jours suivants furent marqués chacun par des engagements sans résultats, mais dont l’issue indécise devait finir par fatiguer les défenseurs de la ville plus encore que les assaillants. On crut même savoir par des transfuges que Boubou Cissey, l’héroïque chef de Sansandig, se préparait à profiter de la présence de l’armée alliée pour opérer avec tout son monde l’évacuation de la ville condamnée.

Les choses en étaient là le 17 au soir, lorsque survint un incroyable événement. Je me sentais malade ; la nourriture de poule au riz à laquelle j’étais condamné depuis soixante-douze jours, sans variante, m’avait affadi le goût et affaibli l’estomac. Je m’étais jeté tout habillé, comme je le faisais depuis deux ans, sur la peau de bœuf humide, infecte, qui me tenait lieu de lit. Jamais, en outre, les émanations de l’atmosphère n’avaient été plus abominables ; les pluies des jours précédents avaient activé la putréfaction des cadavres du champ des suppliciés que l’ardeur dévorante des rayons du soleil avait momifiés jusqu’alors ; le fleuve nous envoyait les odeurs des nombreux cadavres qu’il charriait : c’était à n’y pas tenir. Je m’enveloppai la tête pour respirer le moins possible, et je finis par m’endormir dans ce milieu malsain.

J’étais plongé dans un demi-sommeil fiévreux, rendu plus léger encore par l’action excitante de quelques gourous que j’avais mangés. Tout à coup j’eus conscience de rumeurs vagues et de mouvements précipités autour de moi ; puis ce cri retentit à mes oreilles : L’armée s’en va ! On part pour Ségou !

Je me levai vivement et je courus chez Samba N’diaye pour lui demander ce qui se passait ; il ne savait rien, sinon qu’Ahmadou venait de faire embarquer immédiatement la poudre et les blessés ; qu’on partait, que beaucoup même étaient déjà en route. « Et, presse toi, » me dit-il en terminant.

Je revins à ma tente à travers un camp presque désert. Je n’avais pas un instant à perdre ; mais là, comme dans toute circonstance grave, je fis appel à mon sang-froid, je recueillis mes pensées. On n’entendait plus que le bruit vague d’un grand mouvement d’hommes et de chevaux, opéré en silence. Les bœufs beuglaient en se jetant à l’eau pour traverser le fleuve sous coups des bergers. Chacun parlait a voix basse, quelques feux brillaient dans des cases où des retardataires ficelaient leurs paquets, où gémissaient les malheureux blessés, tremblant d’être abandonnés.

La terreur de tous était à son comble, on échangeait des questions et des réponses, et chacun allait droit son chemin, effaré, avec le sentiment d’un danger.

C’était une véritable panique, inexplicable, et, en ce moment, le plus petit détachement ennemi paraissant à l’improviste, cinquante cavaliers seulement sortant des murs qui abritaient l’agonie de Sansandig, eussent eu bon marché de toute l’armée et de la puissance d’Ahmadou.

Ainsi fut levé le siége de Sansandig.


Attaque de la pointe des Somonos à Sansandig (voy. p. 102). — Dessin de Émile Bayard d’après l’album de M. Mage.


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Je rentrai à Ségou extenué et malade, gravement atteint de cette fièvre paludéenne dont l’hémorragie nasale est un des plus fâcheux symptômes. Je restai longtemps entre la vie et la mort ; les bons soins du docteur Quintin et la joie que me causa le retour successif des courriers que j’avais envoyés à Saint-Louis, finirent par triompher du mal. J’avais enfin des nouvelles d’Europe, de ma famille, de mes amis. Je respirai à l’aise, et des instructions précises du gouverneur, jointes à de nouveaux cadeaux pour Ahmadou, me permirent enfin de triompher de la politique versatile de celui-ci et de lui faire accepter le traité suivant :

Traité passé entre MM. Mage et Quintin, envoyés du gouverneur du Sénégal, agissant en son nom, et S. M. Ahmadou, fils de Cheick El Hadj Omar, roi de Ségou.

Article premier. — La paix est faite entre tous les pays respectifs où commandent les deux chefs.

Art. 2. — Les hommes du gouverneur du Sénégal pourront circuler librement dans tous [les pays où commande Ahmadou, dans tous ceux où il pourra commander plus tard, et y seront protégés, qu’ils viennent pour commerce, mission ou par simple curiosité.

Art. 3. — Une fois qu’ils auront payé le droit de 1/10 auquel sont soumises toutes les caravanes entrant dans les pays d’Ahmadou, les Diulas ou marchands du Sénégal n’auront plus rien à payer à qui que ce soit pendant tout leur séjour.

Art. 4. — Ahmadou promet d’ouvrir toutes les routes du pays qu’il commande vers nos comptoirs.

Art. 5. — Le gouverneur du Sénégal promet que la route du Fouta aux pays d’Ahmadou sera ouverte et que les hommes ou femmes pourront y circuler librement sans qu’aucun chef puisse les arrêter.

Art. 6. — Les hommes envoyés par Ahmadou à Saint-Louis pourront y acheter ce dont ils auront besoin, et


Razzia et défaite des Massassis à Tomboula. — Dessin de Émile Bayard d’après l’album de M. Mage.

recevront dans la route protection contre tous ceux qui voudraient

les maltraiter.

Art. 7. Tous les marchands venant du Sénégal dans un pays où commande Ahmadou, payeront le droit d’entrée dans le chef-lieu qui sera le but de leur voyage, Dinguiray, Koundian, Mourgoula, Kouniakary, Nioro, Diala, Tambacara, Diangounté, Farabougou ou Ségou Sikoro.

Ce traité fut conclu en paroles le 26 février ; les articles 5 et 6 avaient été convenus sur la demande expresse d’Ahmadou, qui voulait conserver la faculté de faire venir des Talibés du Fouta et d’y envoyer ses agents recruteurs, et l’article 2, avec la mention aléatoire des pays où il pourrait dominer plus tard, avait été libellé par lui. Le brouillon du texte était fait. Je proposai au roi de le remettre de suite au net, lui en arabe, moi en français. Mais alléguant l’heure avancée, il me dit de rentrer préparer cela chez moi, qu’il allait en faire autant de son côté, et le palabre fut levé.

Le lendemain, j’envoyai prévenir Ahmadou que j’étais prêt ; mais Samba N’diaye, mon intermédiaire, fut remis à l’après-midi, et alors, quand il dit que je demandais à partir, de nouveaux délais furent invoqués, de nouveaux motifs d’ajournement me furent opposés ; bref, des semaines et des mois s’écoulèrent et j’étais toujours à Ségou.

À cette époque, après avoir espéré, puis douté, je ne croyais déjà plus à l’existence d’El Hadj, et le docteur y croyait encore bien moins.


Femmes du Macina. — Dessin de Émile Bayard d’après l’album de M. Mage.

Depuis longtemps nous avions eu de vrais détails sur les affaires du Macina, par Déthié N’diaye, l’un de nos meilleurs hommes, qui s’était marié à Ségou. Avec la facilité qu’offrent à cet égard les usages musulmans, il avait donné à sa femme un pagne pour se couvrir le corps, un bourtougueul pour orner sa tête, puis on avait été devant un marabout qui, moyennant cent cauris, avait consacré cette union qui devait se rompre à notre départ, Ahmadou ne permettant pas l’exportation des femmes. Il lui était né un enfant qui devait grossir un jour les rangs des Talibés, et ce n’était pas le seul de nos laptots qui fût dans cette condition.

Dans la case même de sa femme logeait une autre femme arrivée depuis assez longtemps du Macina d’où elle était venue à Sansandig avec une épouse d’El Hadj. Une pirogue les avait ensuite déposées à Soninkoura. Elles avaient été remises à Oulibo. Quand Ahmadou l’apprit, il fut tellement furieux de ce qu’on n’eût pas retenu pirogue et piroguiers, qu’il fit mettre Oulibo aux fers, dans sa propre maison, pendant huit jours, et il refusa de recevoir la femme de son père. La compagne ou la suivante de celle-ci resta séquestrée encore toute une année ; enfin on la laissa sortir en lui recommandant de ne pas parler. Mais peu à peu un mot fut dit, puis un autre, et l’on sut ce qu’elle avait vu. En rapprochant ses rapports d’autres informations, je pus me faire des événements du Macina l’idée suivante :

El Hadj avait expédié une grande armée pour Tombouctou sous les ordres d’Alpha Oumar. Cette armée arrivée devant la ville la trouva déserte de ses défenseurs, s’en empara, y ramassa un grand butin et se mit en route pour revenir ; mais elle rencontra sur son chemin tout un pays révolté à la voix de Balobo, et des chefs dissidents du Macina, ainsi qu’à celle de Sidy, fils de Sidy Ahmed Backay de Tombouctou. Au premier combat qu’il livra, Alpha Oumar eut l’avantage. Au deuxième il chassa l’ennemi, mais il perdit du butin et ses canons. Au troisième il abandonnait tout le butin fait à Tombouctou, et, après une lutte désespérée, vivement poursuivi dans sa retraite, il parvint à un jour et demi de marche d’Hamdallahi. Là il fut tué, et de son armée quelques hommes seulement rentrèrent dans cette capitale. C’était un désastre irréparable. El Hadj, trop faible pour tenir la campagne, se décida à s’enfermer dans les murailles qu’il avait fait bâtir et à y attendre l’ennemi. Mais il manqua bientôt de vivres. Assiégé par toutes les forces du Macina, et étroitement bloqué, il eut à subir toutes les souffrances de la famine. Ses Talibés en étaient réduits à manger des chevaux morts et même, dit-on, des cadavres humains. Dès lors deux versions se présentent : l’une dit qu’El Hadj espérait toujours que les Maciniens se fatigueraient et s’en iraient ; l’autre qu’il avait expédié des émissaires près des Peulhs de la montagne et attendait des secours. Toujours est-il qu’un beau jour on s’aperçut qu’un grand nombre de Talibés désertaient. Alors tous les vieux chefs, les fidèles zélateurs du prophète vinrent le trouver et lui dirent qu’on ne pouvait plus rester dans cette position, et que s’il les forçait encore à demeurer dans la ville, il répondrait devant Dieu de tous les péchés qu’ils commettaient en mangeant des chevaux et des hommes, et aussi de toutes les morts qu’il occasionnait.

El Hadj comprit que s’il résistait encore, bientôt il n’aurait plus qu’une poignée d’hommes incapables de résistance, qu’il tomberait vivant au milieu de ses ennemis, et il se décida à fuir le soir même. On fit donc tous les préparatifs de la retraite, et, au moyen de la sape, on ménagea dans la muraille une large tranchée qu’on abattit à la nuit pour fuir. Les Maciniens s’étaient aperçu de quelque chose ; peut-être un déserteur avait-il trahi ce projet ; car, bien que la nuit fût noire, lorsque la muraille tomba, la plaine fut presque aussitôt éclairée par d’immenses feux de paille préparés à l’avance, et on se mit à la poursuite des fuyards.

La femme qui donna ces détails, et qui fut prise le lendemain avec toutes les autres femmes par Balobo et Sidy, supposait qu’El Hadj s’était sauvé, mais comme elle ne citait aucun fait à l’appui de son assertion, il est permis de soupçonner qu’elle avait reçu l’ordre de parler ainsi. L’évacuation d’Hamdallahi remontait au mois d’avril 1864 et nous avait été, au mois de mai de cette même année, présentée comme une sortie triomphale d’El Hadj contre ses ennemis.

Aujourd’hui, il n’y a plus de doute à cet égard. C’est bien en fuyard qu’El Hadj est sorti d’Hamdallahi, après un siége de sept ou huit mois, pendant lequel son armée, décimée déjà par la guerre, a été réduite à bien peu de chose par les horreurs du siége et de la famine. Ce qu’on sait de plus, c’est que Sidy, fils d’Ahmed Backay, et Balobo son allié, entrés ensemble à Hamdallahi, ne se sont pas entendus pour le partage de leur proie et que peu de jours après ils ont abandonné leur conquête.

Quant à l’existence d’El Hadj, nous sommes d’autant plus fondés à n’y plus croire, qu’il est notoire que depuis les événements dont il vient d’être question, ni lui ni ceux de ses fils qui l’avaient suivi dans l’Est, n’ont été cités dans les récits plus ou moins erronés qu’on nous a faits de la guerre du Macina, récits où il y a certainement un fond de vérité qui confirme une fois de plus le vieux proverbe, qu’il n’y a pas de fumée sans feu.

D’ailleurs cette mort n’avait-elle pas été annoncée par les Bambaras ? Souqué, le chef qui fit révolter Fogni et y périt, ne promenait-il pas un mannequin (qui n’était peut-être que le bras momifié d’El Hadj), sous le nom de bras du prophète, et ne réussit-il pas ainsi à soulever presque tout le pays qui était encore soumis à Ahmadou au moment de notre arrivée ?

Enfin, peu après le siége de Sansandig, un homme de l’armée d’El Hadj, qui du Macina était venu dans cette ville, rentra à Ségou ; il fut d’abord bien accueilli, mais on ne tarda pas à apprendre que cet homme ayant été interrogé par les premières personnes qu’il avait vues avant même d’être entré à Ségou, avait ainsi répondu à leurs questions : Où est El Hadj ? — Il est mort. — Où sont ses fils ? — Morts. — Où sont Alpha Oumar, Alpha Ousman et tels et tels autres ? — Tous morts ! — Ahmadou, informé par sa police, avait fait saisir l’indiscret et, sans autre forme de procès, lui avait fait couper la tête.

Notre opinion bien arrêtée est donc que El Hadj a péri dans le courant de 1864 ou de 1865 au plus tard et que, selon toute probabilité, ceux de ses fils qui se trouvaient au Macina sont morts aussi.


Audience de congé. — Adieux d’Ahmadou. — Route de retour. — Arrivée à Médine. — À Saint-Louis. — Conclusion.

Sept longs mois s’étaient encore écoulés depuis la retraite de Sansandig, quand, le 2 mai, Ahmadou me manda au palais pour terminer les affaires concernant le traité, que je relus article par article, en les lui expliquant.

Il me répondit : « C’est bien cela dont nous sommes convenus ; moi aussi j’ai mon écrit qui contient ces mêmes choses ; le voici, dans ma lettre au gouverneur. » Et il me traduisit cette lettre du texte arabe en peulh. Les articles y étaient bien contenus, mais dans un ordre différent. Alors le docteur et moi nous signâmes l’acte que je lui présentai, en lui disant de le garder, afin que si quelque blanc venait il pût le lui montrer. Mais Bobo s’y opposa ; il parla à Ahmadou à voix basse en langue houssani, et ce dernier me répondit qu’il était inutile qu’il gardât un texte qui n’avait pas de signification pour lui, puisque personne dans son pays ne savait lire l’écriture des blancs. Samba N’diaye soutint ma cause, mais Bobo l’emporta et je n’insistai pas, de crainte de faire encore retarder mon départ. En somme le traité était fait, accepté, consenti par lui, il en avait les conditions écrites en arabe et, qui plus est, gravées dans sa mémoire et dans celle des assistants (et la mémoire des noirs est excellente, en raison du peu de faits qu’ils y logent).

C’était là tout ce qu’il me fallait. Du reste, Ahmadou fit immédiatement faire un double de sa lettre au gouyerneur, en me disant que de cette façon il était sûr que ce papier, conservé dans son livre (le Coran), ne serait jamais changé.

Ensuite il me dit : « Eh bien, tout est fini ; tu n’as plus qu’à préparer tes bagages pour partir. » J’allais me lever, pensant que j’aurais encore une audience dans laquelle il me remettrait le cadeau que Samba N’diaye m’avait annoncé et qu’un roi nègre qui se respecte se croit obligé de faire à un hôte qui le quitte. Mais au moment où je partais, Ahmadou reprit la parole pour me remercier de la patience avec laquelle j’avais supporté mon long séjour dans le pays, pour me faire des protestations d’amitié, pour me dire qu’il savait bien que je l’aimais aussi et qu’aucun envoyé n’eût pu faire plus que je n’avais fait pour bien arranger les affaires, et une foule d’autres protestations de ce genre.


San Farba, griot influent à Ségou. — Dessin de Émile Bayard d’après l’album de M. Mage.

Je lui répondis que j’avais beaucoup souffert, mais que le jour où je partirais tout serait oublié, que j’étais venu pour une mission sérieuse, que j’avais cherché à faire le bien de son pays en même temps que celui des blancs et que je n’avais plus rien à demander, maintenant que les affaires étaient arrangées et que mon seul vœu était de partir sans plus de retard.

Il me dit alors qu’il avait préparé ce qu’il voulait me donner en signe d’amitié, que c’était peu, trop peu même, mais qu’il savait que les blancs ne regardent pas aux richesses, mais à l’intention.

Je lui répondis que cela avait peu d’importance, que partir était tout, et que si petit que fût son cadeau, j’étais content de ce qu’il me donnait en signe d’amitié et de satisfaction pour la manière dont je m’étais conduit vis-à-vis de lui ; que quant à moi, j’avais déjà beaucoup reçu de lui pendant mon séjour et que j’eusse désiré lui faire un beau cadeau avant de partir, que mes ressources étaient bien minces, mais que néanmoins je ne partirais pas sans lui laisser un souvenir.

Il sortit alors de dessous ses vêtements deux bracelets d’or, du poids de 200 gros chacun et il les passa à Samba N’diaye en lui disant : « C’est pour le commandant, » et cela avec une telle intonation qu’elle frappa tout le monde, même Quintin. Puis il ajouta : « J’aurais envoyé un cadeau pour le gouverneur, mais dernièrement j’ai appris que Faidherbe (sic) qui t’a envoyé était parti de N’dar (Saint-Louis)[2] ; et comme je ne connais en aucune maniére le nouveau gouverneur, que je ne puis pas même savoir s’il sera bon pour moi, je ne lui enverrai pas de cadeau avant le retour de mon messager, qui va vous accompagner. Alors je saurai ce que je dois faire. »

Insister eût été avoir l’air de demander un cadeau pour le gouverneur ; je ne crus pas devoir le faire.

La conversation alors continua, générale et sans but bien arrêté ; mais cependant Ahmadou, à un moment, me dit, et je lui fis répéter, que s’il venait encore


Combat et délivrance de Médine (18 juillet 1857). — Dessin de Émile Bayard d’après l’album de M. Mage.

d’autres envoyés, jamais il ne les retiendrait. Je lui demandai

s’il consentirait à ce que des blancs vinssent avec un canot pour descendre le fleuve. Il allait répondre quand Bobo lui parla à l’oreille, et il me dit : « Quand mes envoyés seront revenus de Saint-Louis, je saurai ce que je dois faire. »

Le 11, j’allai faire mes adieux, qui furent accompagnés, chez tous ceux dont j’avais eu à me louer, de promesses de cadeaux, et comme j’étais près de mon départ, je fus non-seulement bien reçu, mais j’obtins même de quelques habitants des témoignages de grande confiance ; c’est ainsi qu’Oulibo m’avoua que Bobo perdait Ahmadou aux yeux de tous les Talibés, et que quant à lui il n’était pas sans crainte pour leur avenir, si Ahmadou continuait à écouter ce favori en tout et pour tout.

Vers trois heures et demie lorsque le jour parut, le 7 mai 1866, j’avais quitté Ségou-Sikoro pour n’y plus rentrer.

Avant le départ j’avais désiré régler le sort des deux femmes esclaves qu’Ahmadou nous avait données pour notre service, peu après notre arrivée. Suivant Ahmadou je pouvais les emmener, les vendre ou les lui rendre, mais lui, ne pouvait consentir à ce que je les laissasse libres, parce que cela n’était pas dans les usages. J’insistai cependant pour leur donner la liberté, mais Ahmadou s’y refusa formellement.

Nous fîmes savoir à ces deux captives la volonté du roi, leur laissant le choix de rester ses esclaves ou de venir avec nous pour être libres au Sénégal, promettant de leur donner une case et de quoi vivre à Bakel ou à Médine.

Elles choisirent de rester esclaves, mais en me disant : « Tu es notre maître, si tu veux nous te suivrons, mais ce que nous aimerions mieux ce serait de rester. » Cette résolution ne m’étonna point. Esclaves de naissance, filles d’esclaves dans un pays d’esclaves, le mot libre ne pouvait éveiller chez elles aucune aspiration. À Ségou elles retrouvaient leur famille, leurs amitiés. Que leur importaient Bakel, Médine ou la liberté !

Il ne nous restait plus qu’à les traiter le plus généreusement possible, et nous le fîmes.

À partir du Niger, notre route de retour fut, à peu près, la même que celle que nous avions suivie en venant. À Tomboula laissant le Diangounté sur notre gauche nous remontâmes vers le nord à travers le Bakhounou et nous dûmes croiser plus d’une fois le chemin suivi jadis par Mungo-Park, lorsque s’enfuyant de chez les Maures Oulad-Imbariks, il s’avançait au hasard vers les rives du Djoliba. Le chef de Ouasibougou (le Wasibou du voyageur anglais), vieillard blanchi par quatre-vingts hivers, me dit qu’il se rappelait, comme un souvenir d’enfant, le passage de l’homme blanc, se dirigeant, pauvre, misérable, mais animé d’une indomptable résolution, vers le grand fleuve, d’où il n’était pas revenu.

À Tomboula notre petite caravane se trouva exposée à un de ces désordres si communs dans ces contrées mal gouvernées, et qui rappellent les plus mauvaises époques de l’histoire de notre Europe. Au milieu du profond repos que nous rendaient nécessaire les fatigues des jours précédents, le tabala se fit tout à coup entendre. Une razzia tombait sur les lougans du village, une bande de cavaliers poussaient devant eux les chameaux et les ânes des Maures qui nous accompagnaient, et poursuivaient, dans tous les sens, les captifs et les enfants qui travaillaient dans les champs ; mais bientôt la scène changea. Toute notre escorte sortit avec mes laptots bien armés.

En moins d’une demi-heure, une douzaine de ces assaillants tombaient sous les coups de nos hommes, et mon brave Déthié, bien qu’à pied, en prenait un vivant, qui fut amené ainsi que cinq ou six autres plus ou moins blessés.

On les interrogea, et l’on sut que cette bande de pillards était dirigée par les Massassis de Guéméné.

Après cet interrogatoire, on les livra aux Talibés pour être exécutés. Leurs bourreaux étaient malhabiles, leur supplice fut horrible, et pour ne pas en être trop impressionné, je dus me rappeler ces mots de Raffenel, parlant du Kaarta : « Ce pays ne renaîtra que lorsque le dernier des Massassis aura été exterminé. »

À Nioro ou nous amenèrent des marches forcées, je trouvai tout l’état-major des forces musulmanes qui maintiennent le Kaarta dans la dépendance de Ségou. À une étape plus loin, nous rentrâmes dans l’itinéraire de Raffenel en 1846.

À Koniakary on me conseilla de marcher de compagnie avec tout mon monde, afin de ne pas m’exposer à une rencontre et à un pillage des Maures. Mais mon impatience ne me le permettait pas ; à six heures, le 28 mai, je quittai Koniakary et me dirigeai sur Médina, village de Khartoum Sambala, auquel j’avais à donner des nouvelles de sa fille, première femme de Samba N’diaye, à Ségou. Il me reçut avec affabilité et me fit servir un déjeuner de couscous et de lait frais. Je pris ce repas avec d’autant plus de plaisir, que partout sur ma route j’avais vainement demandé du lait de vache ; la réponse était partout la même : « Les vaches sont mortes. »

Après une heure d’arrêt je quittai le village, et nous commençâmes une lutte avec nos chevaux ; les éperons ne cessaient de déchirer les flancs de ces pauvres bêtes auxquelles de temps en temps nous réussissions à faire prendre le galop. Vers dix heures et demie nous arrivâmes à Kana-Makounou, où le marigot était presque sec. Il y avait de l’eau dans des mares ; nous fîmes rafraîchir nos montures et reprîmes notre course.

Bientôt j’aperçus des montagnes devant nous, et sur la gauche je reconnus la fameuse montagne de Dinguira. Le docteur, à qui je le disais, ne pouvait croire à cette nouvelle, et Ali Abdoul, le chef de notre escorte, qui n’était jamais venu sur cette route, ne pouvait le renseigner ; néanmoins nous pressions d’autant plus nos montures, et tout à coup je m’écriai : « Voilà le poste ! » Le docteur parvint à faire prendre le galop à sa jument ; mais mes coups d’éperons aussi bien que ceux d’Abdoul furent vains sur nos montures elles étaient fourbues. Nous arrivâmes au petit trot sur la berge située en face du poste, presqu’au même point où le 18 juillet 1857 le colonel Faidherbe, alors gouverneur du Sénégal, était apparu en libérateur, à l’héroïque garnison de Médine et avait mis en pleine déroute l’armée d’El Hadj[3] (voy. p. 109). Là nous rejoignîmes notre guide qui, parti la veille au soir de Koniakary pour nous devancer, avait dormi trop longtemps en route et arrivait en même temps que nous.

Dire nos impressions au moment ou, haletants, nous nous penchions sur l’eau claire du Sénégal pour y boire ; dire de quels battements notre cœur était agité dans nos poitrines, est chose impossible ; ce pavillon tricolore surmontant les blanches murailles du poste nous assurait que nous étions en France, que désormais nous n’avions plus rien à craindre ; que bientôt nous serions dans les bras de nos compatriotes, de nos amis.

Oh ! c’est là un de ces moments inexprimables dont on peut mourir aussi facilement que dune balle ennemie, car il est vrai que la joie tue aussi bien que la douleur : mais il était dit que cette fois encore nous ne mourrions pas. Nos coups de fusil et nos cris donnèrent l’éveil. Le canot d’un traitant, du nommé Clédor, un des héros de la défense de Médine en 1857, se détacha, et quand nous arrivâmes sur la berge française, nous fûmes reçus dans les bras de l’officier commandant, qui ne nous connaissait cependant ni l’un ni l’autre et qui, réveillé en sursaut par la nouvelle de notre arrivée, osait à peine y croire.


M. le docteur Quintin. — Dessin de A. de Neuville d’après une photographie.

Que cette accolade fraternelle me fit de bien !

Il serait superflu de dire quelle fut notre réception. À Médine, à Bakel, partout sur notre route, nous marchâmes d’ovations en ovations jusqu’à Saint-Louis. La nouvelle de notre arrivée nous avait précédés de quelques jours, et sur les murs de la ville nous trouvâmes affiché de tous côtés l’avis suivant :

Saint-Louis, 15 juin 1866.

MM. Mage et Quintin sont arrivés à Médine le 28 mai, de retour de leur voyage dans l’intérieur de l’Afrique.

Le gouverneur s’empresse d’annoncer cette heureuse nouvelle à la colonie, persuadé qu’elle l’accueillera avec les sentiments qu’inspirent à tout homme de cœur le courage, la persévérance et le dévouement déployés dans les entreprises grandes, périlleuses, et qui intéressent au plus haut degré l’humanité.

Le colonel du génie, gouverneur,
Signé : Pinet Laprade.

Le même soir la colonie s’associait sous la présidence de son gouverneur pour nous offrir une fête au Cercle. Je ne crains pas de dire qu’on en garde encore le souvenir à Saint-Louis comme je le garde dans mon cœur.

J’avais appris à Médine que depuis dix-huit mois j’étais officier de la Légion d’honneur ; quelque plaisir que j’en eusse éprouvé, celui que me causa cette soirée fut plus grand encore.

Une dernière joie m’était réservée. Le courrier du 28 juin m’emportait vers la France, et si le succès de mon entreprise m’a souvent valu des témoignages d’estime et des satisfactions d’amour-propre d’un très-grand prix, aucune de ces émotions ne peut valoir cependant celle de revoir une famille tendrement aimée qui, sans nouvelles de moi pendant deux années, avait vécu de tristesses et d’inquiétudes, désespérant souvent de me revoir et à laquelle mon retour seul pouvait rendre le calme et le bonheur.

Enfin la Société de Géographie avait à juger mes travaux qu’elle avait suivis d’un œil bienveillant : elle a daigné leur donner sa sanction dans sa séance du 12 avril 1867, et m’a décerné une médaille d’or pour mes découvertes géographiques en Afrique.


CONCLUSION.

En 1863, lorsque je partais pour le voyage dont je viens d’esquisser le résumé succinct, il y avait plusieurs années que tout commerce régulier était interrompu entre le Kaarta et nos établissements de Médine et de Bakel.

Aujourd’hui ce débouché à notre commerce est ouvert.

Alors on ignorait la position d’El Hadj, de ses fils, leurs forces, leurs ressources, l’histoire même de la conquête du Ségou et du Macina si intéressante pour guider la politique coloniale dans les relations que tôt ou tard elle doit établir avec ces pays riverains du Niger.

Aujourd’hui nous savons qu’El Hadj est mort, que son fils Ahmadou pourra résister longtemps encore à la révolte du pays contre lequel il lutte, mais que s’il maintient encore sa position, ses forces diminuent, que ses Talibés se lassent et que ses recrutements sont de plus en plus difficiles ; que par conséquent il n’est pas probable qu’il parvienne jamais à affermir son autorité et à établir un gouvernement régulier dans le vaste territoire que lui a légué son père, entre des populations hostiles par leur origine, ou aliénées par sa politique barbare.

Aussi, bien qu’Ahmadou nous ait montré quelque empressement à établir des relations commerciales avec nos comptoirs, bien qu’il ait envoyé un de ses Talibés saluer le gouverneur, je pense qu’on ne saurait en ce moment attendre de ces pays éloignés d’autre commerce que celui de l’or du Bouré, qui remonte jusqu’à nos comptoirs par la voie de Nioro et de Kita, et de temps à autre l’arrivée d’une caravane venant de Ségou.


M. Mage. — Dessin de A. de Neuville d’après nature.

Le résultat le plus efficace de mon voyage sera certainement de permettre aux nombreux Diulas qui peuplent le Diafounou, le Guidimakha, le Diombokho, le Kaniarémé et en général tout le Kaarta, de venir s’approvisionner de marchandises dans nos comptoirs, et d’aller, à la faveur de périodes de calme, les échanger à Ségou contre de l’or et des esclaves. Ces derniers, non dépaysés, s’établiront autour de leurs nouveaux maîtres, prospéreront dans ces provinces dépeuplées par la guerre, y augmenteront la production, c’est-à-dire les richesses, et par conséquent le commerce.

Quant à nos résultats géographiques, ils sont tous consignés dans la carte annexée à cette relation, et un seul coup d’œil sur cette carte mise en regard de celles qu’on connaissait seules avant mon voyage, suffira pour les faire apprécier.

Si la France veut intervenir d’une manière efficace dans la politique du Soudan, il n’y a, suivant moi, qu’un moyen sérieux, c’est de remonter le Niger avec des bâtiments, soit qu’on parvienne à leur faire franchir le rapide de Boussa, soit qu’on les construise au-dessus de ce barrage.

Ma conviction est que l’opération est possible.

Une fois rendus dans le haut Niger, avec la force matérielle de chaloupes à vapeur armées de canons, il sera facile de s’y emparer de suite d’une influence considérable et d’amener la pacification générale du pays en dictant des conditions au parti que l’on soutiendra.

Cette expédition ne serait pas très-coûteuse ; elle ne demanderait qu’une bonne organisation et deux ou trois cent mille francs d’argent pour faire des cadeaux. Si elle réussissait, on pourrait dire que la civilisation aurait fait un grand pas en Afrique, car, ainsi que l’a écrit le docteur Barth avant moi :

« Je pense que le seul moyen d’implanter la civilisation en Afrique serait l’établissement de centres coloniaux sur les principaux fleuves, afin que de ces points il se produisît un rayonnement salutaire et un courant civilisateur qui ne tarderait pas à les joindre l’un à l’autre. »

Je n’ajouterai qu’un seul mot.

Tous les maux de l’Afrique proviennent de l’islamisme. Ni dans nos colonies actuelles, ni dans celles qu’on fondera plus tard, ni même quand il se présente sous les dehors les plus séduisants, comme cela arrive quelquefois au Sénégal, jamais, dans aucune circonstance ou ne doit l’encourager.

Le combattre ouvertement serait peut-être un mal, l’encourager en est un plus grand ; — c’est un crime par complicité.

Mage.


  1. Suite et fin. — Voy. pages 1, 17, 33, 49, 65 et 81.
  2. La santé du général Faidherbe, rudement éprouvée par le climat de la Senégambie et des labeurs sans trêve, venait de le forcer en effet à demander son rappel. Il commande en ce moment (1868) la subdivision de Bône (province de Constantine).
  3. Voy. Tour du Monde, t. III, p. 31 et 32.