Voyage dans le Soudan occidental/05
Types et coiffures de Bambaras (Voy. p. 68). — Dessin de Émile Bayard d’après l’album de M. Mage.
VOYAGE DANS LE SOUDAN OCCIDENTAL
(SÉNÉGAMBIE — NIGER),
Le marché de Yamina est une grande place carrée autour de laquelle on a disposé, sans grande régularité, de petits hangars dont les cloisons sont, en général, en bois ou même en nattes, mais dont les toitures sont généralement recouvertes en pisé de manière à servir d’abri à la fois contre le soleil et la pluie.
Sous chacune de ces échoppes on voit un, deux et jusqu’à trois marchands assis sur des nattes, ayant devant eux sur d’autres nattes ou pendus à des cordes les objets de leur commerce : sel, verroteries, étoffes, papier, soufre, pierres à fusil, anneaux de cuivre ou d’argent pour les oreilles, le nez, les doigts du pied ou de la main, colliers de ceinture, bandeaux de front tressés de petites perles, coton du pays tissé, depuis les étoffes les plus grossières jusqu’aux pagnes, boubous et burnous les plus fins. Dans un coin, voici un barbier public qui manie, fort adroitement, ma foi, des rasoirs, venus de Sierra-Leone, mais qu’il a détrempés au feu pour les affiler. Il rase la tête d’un enfant attaché sur le dos de sa mère et qui pousse des cris perçants ; malgré tous les mouvements du bambin, il ne le coupe pas. Du reste pas de savon ; de l’eau claire.
En peu plus loin, voici les raccommodeuses de calebasses fêlées ou percées par le fond. Puis, un marchand de sel qui, avec une espèce de très-petite herminette, casse méthodiquement son sel par morceaux gradués, ramasse jusqu’aux moindres miettes avec la cuiller en fer forgé dans le pays et dispose sa marchandise en petits tas, très-petits, qui varient de cinq cauris à cent et deux cents. Quant à la pierre entière, lors de mon séjour à Yamina, elle valait vingt mille cauris, c’est-à-dire le prix d’un captif.
Nous arrivons aux boucheries. Ce n’est pas la partie la moins curieuse du marché, et en dépit de la foule qui nous serre, nous coudoie et se dédommage de la distance à laquelle on l’a tenue de notre case, nous avons sous les yeux un spectacle original. Les boucheries sont toutes du même côté du marché. Elles ne diffèrent des autres baraques que par des piquets munis de crochets naturels auxquels on suspend les morceaux de viande, et par les fours placés, soit sous le hangar, soit devant, et dans lesquels on fait griller jusqu’à des gigots entiers de bœuf. Ce sont des fours circulaires, en terre, sur lesquels sont placées des traverses en bois de cailcédra qui tiennent lieu de grils à rôtir. On allume en dessous et la viande se cuit en se fumant.
Généralement le bœuf est tué à la boucherie au milieu même du marché. Suivant l’usage musulman, après lui avoir attaché les jambes, on le couche tourné vers l’est, et un marabout qui, pour cela, reçoit une part de viande, vient lui couper la gorge, en murmurant une invocation ou simplement le mot Bissimilahi. Quelques bouchers soufflent ensuite le bœuf avec la bouche, mais c’est un raffinement auquel on ne se livre pas toujours au marché et presque jamais dans les autres circonstances. Le bœuf est alors dépouillé de sa peau, sur laquelle on le dépèce. Le sang a été recueilli avec soin dans des calebasses ; ce qui a échappé glisse, par une rigole, dans un trou qui est quelquefois garni d’un vase en terre où on ira le recueillir.
Rien ne se perd, ni les boyaux qui vont servir à faire un boudin grossier, dans lequel on ne met pas le sang, mais bien des morceaux de tripes, ni la rate, ni le poumon qu’on laisse sécher au soleil pour entrer, fortement faisandés, dans l’assaisonnement du coulis du lack-lallo. Le sang sera bouilli et réduit en grumeaux. Dans cet état, on le débitera par petites mesures soit pour être mangé tel quel, soit pour assaisonner une sauce quelconque. Enfin, le foie sera grillé et mangé au naturel. Ces morceaux, qui se vendent cuits, sont ceux des pauvres. Au Sénégal, dans les villages du fleuve, nul ne mange du bœuf s’il ne l’a tué dans sa case ou chez ses parents ; là il y a déjà progrès, et quiconque a de l’argent peut manger de la viande selon ses moyens.
L’argent ici, c’est le cauri.
Le cauri, en yoloff petauw, en peuhl tiédé, en bambara koulou, est une coquille univalve des mers de l’Inde, qui sert dans une grande partie de l’Afrique de monnaie pour les transactions. Son taux ou sa valeur relative varie énormément suivant les localités et quelquefois à vingt lieues de distance.
Elle arrive à la côte d’Afrique par chargements de navire et sert tout le long de la côte de Guinée, entre le cap des Palmes et Lagos, à tous les achats des traitants qui, grâce à elle, réalisent d’immenses bénéfices, surtout sur le commerce de l’huile de palme. Dans le bas Niger elle a également sa valeur ; mais dès qu’on arrive à Libéria et qu’on remonte la côte on n’en trouve plus trace qu’à titres d’ornements, comme dans certains costumes des Yolas de la Cazamance, ou dans la coiffure des Peuhls. Ce n’est véritablement que dans le bassin du Niger, c’est-à-dire de Tombouctou au nord jusqu’à Kong au sud et du Bélédougou au lac Tchad, qu’elle a un cours bien régulier. Sa valeur sur les bords du haut Niger est d’à peu près trois francs le mille ; mais quand je dis le mille, il faut s’entendre ; car les cauris ont une numération toute spéciale. On les compte par dix, et il semble tout d’abord que le système de numération soit décimal ; mais il est appliqué de telle manière par les indigènes que, pour eux, 8 fois 10 = 100 ; 10 fois 100 = 1 000, 10 fois 1 000 = 10 000 ; 8 fois 10 000 = 100 000 ; ce qui fait que leur 100 000 (oguinaïé temedere en peuhl) n’équivaut en réalité qu’à 64 000, que 10 000 (oguinaïé sapo) représente 8 000 ; que 1 000 (guiné-oguinaïé) n’est que 800 et que leur 100 n’est que 80. Cependant avec un peu d’habitude un étranger arrive à compter assez rapidement, même dans ce système. Quant aux gens du pays, leur manière d’opérer est bien simple. Ils comptent par cinq cauris à la fois qu’ils ramassent avec une dextérité et une promptitude qu’on n’acquiert qu’à la longue, et quand, en agissant ainsi, ils ont compté seize fois cinq, ils font un tas : c’est leur cent. Quand ils ont cinq de ces tas, ils les réunissent, en font cinq autres, réunissent le tout : c’est mille.
Les commerçants et les femmes, pour éviter les erreurs, font d’abord ordinairement une masse de petits tas de cinq cauris et les réunissent par huit groupes qui font un demi-cent ou débé en bambara.
Outre cette monnaie courante, il y a une monnaie de convention qui est le captif. On fait un marché en captifs, comme on le ferait chez nous avec toute autre monnaie. On discute par exemple les prix d’un cheval ou d’un bœuf en captifs et fractions de captifs. Bien qu’en moyenne le captif corresponde, comme je l’ai dit, à une valeur de vingt mille cauris, en réalité lorsqu’il s’agit de l’achat d’un esclave, cette valeur varie suivant son âge, son sexe, sa beauté et sa force, de quatre mille à quarante mille cauris, mais bien rarement au-dessus.
Un spectacle hideux est celui du bazar des esclaves. C’est une grande hutte entourée de barrières. Une centaine d’esclaves des deux sexes de tout âge, depuis des vieillards jusqu’à des enfants non sevrés, s’y trouvaient, les uns aux fers, les autres libres, et une douzaine de marchands ou courtiers de commerce étaient là pour vendre ou pour acheter.
Dès qu’un amateur, rôdant autour de ce bétail humain, avait désigné celui ou celle qu’il voulait acheter, pauvre être, souvent plongé dans le plus profond sommeil, le maître de l’esclave le faisait lever : si c’était un jeune enfant, on le mesurait alors pour savoir son âge, on visitait ses dents, on tâtait ses épaules. Ce sont les seuls esclaves que j’aie jamais vu vendre, quant aux vieux ou plutôt aux vieilles (car, en général, les hommes faits sont rares sur les marchés, ayant presque toujours été tués au moment où on les fait prisonniers), on n’en veut pas, elles se vendent à vil prix, car on dit qu’il est impossible d’en venir à bout et de les empêcher de s’échapper.
Nous avions fait le tour du marché. Dans le milieu, se tenaient une masse de femmes avec des calebasses, des paniers, vendant un peu de tout : du mil, du pain de singe, du maïs, du tamarin, des herbes, des haricots, des arachides, du couscous, du piment, etc., etc.
Il y avait aussi des marchandes de poisson étalant leur marchandise à tous les degrés de fraîcheur et de décomposition, en passant par le poisson fumé. Une odeur infecte s’élève de leur étalage où se presse toujours un grand concours de femmes, qui, trop pauvres pour se payer de la viande, achètent un peu de poisson gâté pour assaisonner la sauce de leur lack-lallo.
En rentrant dans la case, je m’aperçus qu’il fallait songer à nous nourrir, et que nous n’avions pas de cauris. Je déballai de suite quelques marchandises que je priai Famahra de vendre, en lui assurant un bénéfice. Je lui fixai quelques prix assez peu élevés, et j’allai me reposer. J’en avais grand besoin ; je m’étais cru vaillant et les courses de cette journée m’avaient excédé.
Le soir, je demandai à Sérinté de me procurer une pirogue pour traverser le fleuve, afin de me baigner à l’abri des importuns ; je voulais en même temps sonder le courant et prendre un croquis de la ville.
Le lendemain de grand matin, nous allâmes chez un nommé Bakary Kané, Soninké, chef des bateliers de l’endroit, qui sont désignés sous le nom de somonos ou pêcheurs. En entrant dans sa maison je fus surpris de traverser un grand magasin d’engins de pêche de toute espèce, fabriqués dans le pays. Il y avait là des filets en grosse corde, à mailles d’un décimètre de côté, d’autres, en corde moyenne, de coton gros et fin, des lignes, des hameçons des fabriques d’Europe et de celles du pays. Les grosses cordes sont faites d’une espèce de chanvre indigène (n’da-dou en bambara) que j’ai eu l’occasion de voir travailler plus tard. Les Yoloffs l’appellent bissabbouki ou bissab sauvage ; il pousse en abondance sur les bords du fleuve, et fournit un chanvre gris très-solide, qui résiste surtout dans l’eau, où les cordes en écorce de baobab se pourrissent de suite.
Au moment ou j’entrai, Bakary peignait une perruque de ce chanvre avec un véritable peigne en bois sorti des fabriques du pays.
C’était un grand noir à barbe blanche, d’une physionomie douce et souriante. Il me reçut très-bien, nous fit visiter sa maison et nous présenta même ses femmes, qui, je dois le dire, n’étaient pas très-belles ; à notre entrée elles se sauvèrent tout d’abord, mais elles ne tardèrent pas à revenir sans trop de frayeur. Il fit disposer de suite une pirogue et nous accompagna lui-même de l’autre côté du fleuve.
Voici ce que sur le Niger on appelle des pirogues. C’est une triste machine de dix mètres de long sur environ un mètre de large ; la nôtre était composée de deux grandes pièces de bois ou demi-pirogues réunies par le milieu bout à bout, et fixées par un transfilage en grosse corde, fait assez artistement ; les fentes et les sutures sont calfeutrées avec quelques herbes, de l’étoupe du pays et un peu de terre glaise. De plus, comme généralement ces deux morceaux principaux sont plus ou moins troués, on y met force pièces de bois fixées absolument de la même manière. Quelquefois on met aussi, sur les fentes, des planches fixées au moyen de clous en fer fabriqués dans le pays. La forme de cet ensemble de pièces et de morceaux est relevée légèrement aux deux extrémités, mais plus fortement dans le centre. À mesure que la pirogue vieillit, les liens du milieu se détendent et les extrémités plongent, comme cela se voit dans les vieux navires européens. L’eau les envahit plus facilement alors, et il faut constamment un ou deux hommes pour la vider pendant qu’on est en marche ou à la pêche. De plus, sur un fleuve aussi large que le Niger, où, quand il vient une forte brise, les lames ont quelquefois jusqu’à un mètre de haut, les pirogues, surprises avant d’avoir pu relâcher, coulent en quelques instants.
Il n’entre guère dans leur construction que du bois de cailcédra, qui, dans le pays, atteint de très-belles dimensions. Si on voulait se limiter aux parties saines, on tirerait de ces arbres de jolies pirogues dont on pourrait réduire le poids, et qui, même au point de vue de la charge, porteraient plus que ne le font ces informes bateaux si lourds, et qui, par respect pour la routine, depuis les plus grands jusqu’aux plus petits, sont toujours formés de deux pièces au moins.
Pour nous éviter de faire la traversée les pieds dans l’eau, on avait garni le fond de la pirogue d’un gros paquet de filasse du pays. Mais, bien que je n’estime pas à plus de six cents mètres la largeur du chenal à traverser, nous n’étions pas de l’autre côté que déjà nous prenions un bain de pieds. Deux hommes poussaient sur le fond avec un bambou de quatre à six mètres de long, et, pour gouverner, un homme se tenait à l’arrière, debout, le pied appuyé sur une traverse et nous dirigeait ainsi au moyen d’une perche.
Nous avancions lentement. Dès que nous fûmes de l’autre côté, M. Quintin essaya de nager pendant que je me mis à dessiner un croquis de la ville et de la pirogue qui venait de nous faire traverser le fleuve. Quand j’eus fini, le docteur était déjà sorti de l’eau qu’il avait trouvée très-froide, et c’est une remarque que mes noirs firent constamment pendant leur séjour, que l’eau du Niger est bien plus froide que celle du Sénégal. En regagnant la rive où se trouve Yamina, je cherchai à estimer la profondeur du courant d’après les bambous qui tiennent lieu de gaffes ; dans l’endroit le plus profond, en face de la ville, elle dépasse à peine deux mètres dans cette saison.
La rive droite du fleuve est, comme celle de gauche, bordée d’un grand banc de sable fin, recouvert aux hautes eaux. La berge, située bien plus loin que nous n’étions, était très-déboisée. Il y régnait assez d’animation, car c’était jour de grand marché à Yamina, et des villages voisins on voyait arriver des hommes et des femmes, lourdement chargés, qui traversaient le fleuve pour aller vendre les produits de leurs champs ou de leur industrie.
En général, les femmes étaient proprement vêtues de pagnes. Les Bambaras vont ordinairement nu-tête, quelques Peuhls aussi, surtout les jeunes filles. Des femmes de la classe aisée portaient un boubou absolument pareil à celui des hommes ; mais en grande majorité elles avaient les seins nus ou couverts d’un simple pagne jeté en écharpe. J’en remarquai un certain nombre qui avaient sur le front une espèce de collier ou de diadème en perles de couleur artistement assemblées, de manière à former des dessins rappelant ceux que chez nous les petites filles font sur des ronds de serviettes ou sur des bourses en perles ; elles portaient aussi des anneaux d’or ou de cuivre aux oreilles et au nez, de l’ambre et de la verroterie au cou ; chez quelques-unes, on voyait à profusion des anneaux aux bras, et chez d’autres une chaînette à la cheville. Quant aux hommes, leur costume était le même que partout ; seulement, quelques-uns se paraient du bonnet bambara jaune ou blanc, fait en coton. C’est un bonnet dans le genre de ceux des pêcheurs napolitains, mais orné de deux pointes, dont l’une est ramenée de côté sur le front et l’autre tombe derrière la tête. Le sac formé par le bonnet est utilisé pour loger une masse de choses, et en particulier les gourous ou noix de kolats, que tout bon Bambara s’empresse de mâcher dès qu’il peut s’en emparer.
La boucherie à Yamina (voy. p. 66). — Dessin de Émile Bayard d’après l’album de M. Mage.
En rentrant à la maison, j’y trouvai foule, car Famahra avait commencé la vente de mes marchandises, et le bon marché attirait. Je n’avais cependant exposé que peu de choses ; mais les grenats du Brésil et le corail rond séduisaient les Mauresques, et l’ambre no 1 et no 2 attirait tout le monde.
Ce qui se vendait le mieux est ce qu’ils appellent en peuhl le niayé ou la verroterie très-fine ; petites perles de toutes couleurs.
Je réalisai, dans les journées du 24 et 25, cinquante-quatre mille cauris, qu’il me fallut compter ; or, pour un débutant, c’était, on le comprendra d’après ce que j’ai dit plus haut, chose pénible et féconde en erreurs.
Je retournai ensuite au marché. C’est vers trois heures de l’après-midi qu’il est le plus animé. Il y avait foule et il s’étendait dans toutes les rues qui aboutissaient à la place. Il s’y trouvait une assez grande quantité de sel par plaques de un mètre vingt centimètres de longueur sur quarante centimètres de largeur et dix d’épaisseur. C’étaient des plaques moyennes, dont la valeur dépassait déjà mille cauris. Il y avait aussi une espèce de sel terreux bien meilleur marché, que l’on emploie en le mettant dans de l’eau à laquelle il abandonne son goût de sel et qu’on verse dans les aliments.
Dans quelques boutiques on vendait des étoffes anglaises. À part l’animation, le marché était le même que la veille, mais mieux approvisionné. J’y remarquai du tabac en feuilles par gros paquets : on en vend aussi de tout préparé pour priser, et les noirs en font une très-grande consommation. Je marchandai une feuille de papier écolier commun ; on m’en demanda cinquante cauris. Depuis, j’en ai vendu du pareil à un prix plus que double.
Le soir, on vint me dire que le chef du village arrivait
combien y en a-t-il donc ? » Cependant cette fois c’était le véritable chef. Nous allâmes de suite lui rendre visite. Il nous reçut devant la porte de sa maison, sous un auvent entouré d’un petit mur de terre haut d’environ un pied et sablé très-proprement à l’intérieur. Sa tenue était très-simple, mais empreinte d’une assez grande dignité. Il nous demanda des nouvelles de notre santé, nous souhaita la bienvenue, tant en son nom qu’en celui d’Ahmadou. Je lui dis alors que je désirais partir le surlendemain pour Ségou, qu’il me fallait deux pirogues pour mes bagages, et que mes animaux suivraient par terre dès qu’ils auraient été amenés de l’autre côté du fleuve. Seulement, ayant pu juger le matin de l’état des pirogues, j’insistai pour en avoir deux grandes et neuves. Je lui demandai qu’on y fît une tente en nattes pour me mettre à l’abri du soleil, et qu’on y établît des cuisines en terre, comme celles qui servent à tout le pays. Il promit le tout, me dit qu’il irait lui-même chercher deux pirogues qui ne feraient pas une goutte d’eau. Nous le quittâmes sur ces belles promesses.
En dépit de ses dires, quand, le 26 au matin, je voulus partir, rien n’était prêt. Je pris alors Famahra, et avec Sérinté nous allâmes choisir deux pirogues ou plutôt les reconnaître. L’une était un peu plus grande que l’autre ; elles étaient, d’ailleurs, aussi percées et rapiécées l’une que l’autre. Je comptai dans la grande neuf morceaux ; mais épuisé, et tenant d’ailleurs à bien voir le fleuve, je préférai encore la perspective de faire route dans cette machine, qu’à celle d’une exploration par terre.
Du reste, il n’y avait pas la moindre cuisine, pas un séco, pas une natte pour abri. Je fis de suite acheter deux de ces écuelles en terre dans lesquelles on allume le feu, et deux charges de bois pour faire un plancher sur lequel je mis une bonne couche de paille. Pendant ce temps Famahra alla chez le chef prendre de force deux sécos remarquablement bien faits et comme je n’en avais pas vu jusque-là. Enfin, je fis embarquer les bagages, pendant que la moitié des hommes faisait traverser le fleuve aux animaux, et après nombre d’allées et venues, après avoir dépensé deux mille cauris, je fus prêt à deux heures et demie. Je fis pousser au large et nous commençâmes à descendre avec le courant.
Comme je l’avais remarqué en traversant le fleuve, toute la navigation se fait à la perche, et les fonds sont assez réduits pour que cette méthode suffise le plus souvent. Dans quelques endroits seulement on perd fond pendant plusieurs minutes ; le patron prend alors la pagaye, et franchit ce passage le courant aidant. Les pagayes sont en bois de caïlcédra ; la pelle est ovale, de trente centimètres environ de haut sur quinze ou vingt de large. Cette navigation, malgré un courant qui peut dans certains endroits resserrés atteindre deux nœuds, est lente, car les piroguiers ne travaillent qu’à la mode des noirs, c’est-à-dire ne donnent que cinq minutes de bon travail pour un quart d’heure de repos.
Chacune de nos pirogues avait reçu un patron et deux hommes à Yamina ; en outre, à chaque village on prenait un équipage qui se relayait ainsi de station en station. Cette opération exige une certaine perte de temps, surtout la nuit, où il faut aller réveiller les piroguiers dans les villages.
Ce service, tout mal fait qu’il était, avait été, me dit-on, organisé par El Hadj pour ses besoins. C’était un commencement d’ordre auquel je ne pouvais m’empêcher d’applaudir. Mais j’appris plus tard qu’en cela, comme en toutes choses, les conquérants se parent des dépouilles des vaincus, et que ce service était aussi ancien que la corporation des somonos. Si j’applaudissais à ce système, je doute qu’il fût du goût des pêcheurs, car ils ne fournissaient en général à cette corvée que des vieillards épuisés ou des enfants trop jeunes.
Néanmoins, nous étions entassés tant bien que mal dans nos pirogues ; j’installai mon compas sur une de mes cantines, en le fixant avec quatre épingles pour empêcher ses déviations, et je commençai à relever la route.
Nous passâmes tout d’abord devant quelques villages qui sont sur la rive droite, mais trop cachés dans l’intérieur pour que je pusse les relever. On me nomma Diétébabougou, Mamanabougou et Boko, et un peu plus tard Falena, qui se dresse sur la rive gauche, puis après avoir longé une île, on nous arrêta vers cinq heures et demie sur la berge, en face de Fogni, grand village où nous devions passer la nuit ; un grand banc s’étend devant cette localité, et nous n’y parvînmes pas sans nous échouer. J’ai lieu de penser que nous n’étions pas dans la partie la plus profonde du chenal ; car, plus tard, ayant eu l’occasion, à la saison la plus sèche, au moment des basses eaux, de franchir les gués du fleuve réputés pour avoir le moins d’eau, j’en ai toujours vu au moins cinquante centimètres dans le chenal, et notre pirogue certes ne calait pas cela.
Quoi qu’il en soit, notre désillusion fut profonde lorsque nous reconnûmes que, dès le 26 février, le fleuve n’était plus navigable dans cette partie de son cours pour le plus petit bateau à vapeur. Toutefois, des renseignements que je pris immédiatement, il résulte que de Mamanabougou à Tombouctou les pirogues circulent toute l’année, et comme quelques-unes calent autant d’eau que pourrait le faire un chaland de vingt tonneaux ; il s’ensuit que le cabotage en chaland est possible en toute saison.
Je me réveillai le lendemain à quatre heures ; j’aurais voulu partir un peu plus tôt, avec le clair de lune, qui m’était indispensable pour noter ma route puisque je n’avais pas de fanal (le nôtre étant brisé depuis bien longtemps), mais la fatigue avait eu le dessus, et personne ne s’était réveillé. Il fallut recharger les bagages que j’avais fait déposer sur la berge, de crainte que les pirogues ne se remplissent d’eau, et cette précaution ne fut que trop justifiée ; car au jour elles étaient aussi pleines que possible, et sans la précaution qu’on avait eue de les échouer, elles auraient coulé bas. Remis à grand’peine en route vers cinq heures et demie, nous naviguâmes toute la journée. Tantôt le lit du fleuve était encombré par d’immenses bancs de sable, tantôt il était coupé par des îles qui diminuaient la largeur au profit du fond. Ces îles, dont le sol était quelquefois assez élevé pour n’être pas entièrement couvert aux hautes eaux, étaient en général boisées. D’instants en instants nous passions devant des villages, presque tous assez bien peuplés, situés surtout sur la rive gauche et au bord même du fleuve, tandis que sur l’autre rive, les inondations périodiques les forcent à s’établir sur une berge intérieure à l’abri des eaux.
Nous laissâmes successivement derrière nous Tamani, Mignon, les ruines de Say, village visité par Mungo-Park, et nous vînmes coucher à Sama, immense village formé de trois hameaux, dont les noms de Sama-Soninké, Sama-Bambara, Sama-Somonos, indiquent suffisamment les différentes populations. Le premier avait été détruit depuis six mois par Ahmadou, et il paraît que les autres menaçaient de se révolter. Néanmoins, je me couchai et dormis sans crainte, jusqu’à minuit. Pendant ce temps, Bakary Guèye veillait.
À deux heures je fis faire le branle-bas et on se remit en marche quarante minutes après.
Dès le point du jour, les berges du fleuve présentaient une plus grande animation que la veille. Les troupeaux tachés de noir et de blanc apparaissaient sur les bords ; les silhouettes des noirs pasteurs se dessinaient grandes, élancées. Dans quelques endroits, ils traversaient le courant pour aller faire paître leurs troupeaux. Sur la rive droite, on voyait, de distance en distance, des files d’hommes, de femmes, portant des calebasses, quelquefois un ou plusieurs cavaliers cheminant paisiblement. Cette animation et quelques arbres plantés sur la berge même contrastaient avec le calme et la presque nudité du pays traversé la veille. Enfin, à sept heures vingt minutes, nous passâmes par le travers de Faracco, grand village de la rive gauche peuplé de sofas d’Ahmadou, et presque de suite nous vîmes Ségou-Coro (le vieux Ségou), situé sur la rive droite en face de beaux groupes d’arbres. Les restes d’un palais en terre très-ornementé, dont les façades en ruines sont encore debout, frappent tout d’abord les yeux au milieu des murailles à demi écroulées et désertes. Nous ne nous y arrêtâmes que le temps nécessaire pour acheter un peu de lait, du beurre et du bois, à un petit marché installé sous un arbre, et nous continuâmes à descendre le fleuve.
À neuf heures un quart, nous avions sur notre droite Ségou-Bougou ou village des jardins de Ségou ; presque en face, sur l’autre rive, ou apercevait Kalabougou. Nous changeâmes de canotiers. La foule s’amoncelait, de nombreux cavaliers passaient sur la plage quelques-uns lancés au grand galop. Nous en rencontrâmes un groupe plus nombreux qui prenait le chemin de Yamina ; ainsi que nous l’apprîmes plus tard, c’était un chef qui allait à Nioro chercher des hommes pour renforcer l’armée d’Ahmadou. Nous défilions lentement le long des rives bordées de monde ; le bruit de notre arrivée se répandait.
À dix heures huit minutes, nous arrivions à Ségou-Coura (le nouveau Ségou), et une demi-heure après, nous débarquions Famahra dans un de ces villages en paille désignés sous le nom de goupouillis, et formant le faubourg de Ségou-Sikoro. Dès lors, plus de trace de Ségou sur l’autre rive, et ce n’était pas mon moindre étonnement ; car toutes les traductions du voyage de Mungo-Park mentionnent l’existence de quatre Ségou, deux sur chaque rive du fleuve. N’en faut-il pas conclure qu’arrivé à Faracco ou Kala-Bougou, sur la rive gauche, et voyant en face de lui, sur la rive droite, Ségou-Bougou et Ségou-Koro, il aura supposé que ces deux localités portaient le même nom ? Cela me semble d’autant plus probable qu’il parle des hautes tours du palais du roi, et que, à l’exception d’une maison dont on voit encore les ruines à Ségou-Sikoro, et qui était le palais d’Ali, on m’a dit qu’il n’y avait aucune maison à un étage, au moment de la conquête, tandis qu’à Ségou-Koro, il y avait au moins deux palais, aujourd’hui en ruine, mais dont les murailles témoignent encore de la hauteur qu’ils avaient à cette époque.
Quoi qu’il en soit, tout en cherchant la solution de cette difficulté, je demandai, afin de ne pas être assailli par une foule sans cesse grossissante, que l’on me fît traverser le fleuve jusqu’au retour de Famahra qui se rendait chez Ahmadou, pour lui annoncer mon arrivée et prendre ses ordres. On me transporta donc sur la plage de sable qui s’étend en face et un peu à l’est de Ségou-Sikoro. Je profitai du délai pour prendre un bain. De ce point, nous apercevions Ségou-Sikoro en entier. Sa haute muraille grise, élevée sur le bord même de la berge, dominait une plage rocheuse littéralement couverte de population. Il y avait là des femmes, en grand nombre, se baignant, lavant, puisant de l’eau dans des calebasses ; les unes s’en allaient isolément, les autres en file et en ordre sous la conduite d’un chef de captifs ; mais ce qui éveillait le plus l’attention, c’était le bruit de la multitude dominant toutes les autres rumeurs à travers le fleuve ; c’était une animation que je n’avais jamais vue depuis mon départ de Saint-Louis et à laquelle on peut à peine, dans cette ville, comparer le quai de la Pointe du Nord, lorsque les laveuses y viennent en foule.
Nous attendîmes assez longtemps : vers deux heures, Famahra revint. Il nous fit signe, et nous retraversâmes de suite pour accoster presque au milieu de la ville, sur un banc de roches. Notre guide était accompagné d’un noir qui nous souhaita le bonjour en bon français. Cet homme était vêtu en musulman ; mais sous son turban, sa physionomie, intelligente d’ailleurs, avait une expression indéfinissable qui me fit de suite supposer que c’était un ouvrier de Saint-Louis. Son nom contribua à m’induire en erreur. Il s’appelait Samba N’diaye et les N’diayes sont des Yoloffs. Il parlait bien le français et on voyait qu’il avait dû le mieux parler encore. Il nous annonça que nous allions loger chez lui. Je demandai à y être conduit sur-le-champ, promettant d’aller faire ensuite ma visite au roi. Mais il insista ainsi que Famahra pour que je commençasse par cette dernière démarche, disant qu’Ahmadou m’attendait.
Alors nous nous mîmes en marche à travers une foule plus nombreuse qu’aucune de celles que j’eusse encore vues. Un peloton de gardes armés qui nous accompagnait la maintenait à grand-peine à coups de fouets de cuir.
Nous gravîmes ainsi la berge, au milieu d’une poussière aveuglante, causée par ce fourmillement d’hommes et de femmes, et nous franchîmes la porte des murailles, que j’appellerai porte de Soukoutou, en souvenir d’un personnage important et qui demeurait à côté.
Ces portes sont doubles comme celles d’un fort, et entre les deux, existe un véritable corps de garde fortifié, percé de meurtrières et de mâchicoulis. Assez larges et assez hautes pour laisser passer un cavalier, ces portes ont leurs battants en caïlcédra d’un seul morceau ou de deux au plus.
Ces battants ferment sur un châssis du même bois, au moyen de clefs également en bois, mais très-fortes. Chaque soir, au coucher du soleil, les sept portes sont closes et une seule reste ouverte pour le passage des campagnards qui apportent le lait jusqu’à une heure assez avancée de la nuit.
Pirogues du Niger. — Dessin de Émile Bayard d’après l’album de M. Mage.
Après quelques minutes de marche, dans des rues assez étroites, sinueuses et encombrées de monde, nous arrivâmes sur une place ou s’élevait, à notre gauche, une maison ornementée, et, en face de nous, une fortification véritable de six mètres de haut, avec tours aux angles et des fronts sur le milieu. C’est le palais d’Ahmadou.
Nous n’eûmes pas le temps de faire beaucoup d’observations, car la foule, qui nous ballottait, nous poussa rapidement vers la porte ; là nous passâmes seuls, car la garde ne plaisantait pas et arrêtait net la multitude.
Cependant, il y a dans cette garde des enfants armés qui ne seraient pas capables de résister ; mais on comprend que ce sont des factionnaires, et de fiers Toucouleurs s’arrêtent devant un esclave bambare qui a une consigne et la fera respecter bon gré mal gré. Au Sénégal, nous n’avons rien de comparable chez les noirs.
À peu de distance de cette porte on en rencontre une autre semblable ; on est alors dans une espèce d’antichambre sombre très-grande, très-haute, dont la toiture est soutenue par d’énormes piliers en terre ou en caïlcedra. Les murailles ont deux mètres cinquante à la base ; dans les coins, on voit les lits en bambous de la garde ; en différents endroits, des crochets servant de râteliers d’armes, et de tous côtés des factionnaires armés.
De là, en montant deux marches, nous franchissons une porte et nous entrons dans la cour du tata ou de l’enceinte fortifiée. C’est au milieu qu’est située la maison d’Ahmadou, qui ne se révèle par rien. Une petite muraille basse que dominent des toits en paille, des gourbis devant une porte basse en terre, voilà tout.
Le défaut de propreté et de soin contraste, du reste, avec la fortification. Un rang de meurtrières est placé à quatre mètres cinquante d’élévation ; elles sont très-régulièrement faites, à l’instar de celles de nos forts. Celles qui sont exposées aux vents d’est et aux pluies violentes des tornades, étaient garanties de la dégradation par des paillassons. En dehors, elles sont masquées par une mince couche de terre. En cas de siége, il y aurait place pour deux mille défenseurs sur les quatre côtés. La banquette fort élevée nécessairement, n’est que le toit d’une galerie qui fait le tour de l’enceinte, et permet de fusiller l’ennemi dans la place, s’il y entrait par-dessus les murailles. Cette galerie a son accès dans le corps de garde d’entrée et dans les tours des angles. En somme, l’ensemble est construit de telle sorte qu’il serait, je crois, difficile même a des troupes régulières d’y pénétrer sans l’aide du canon, à moins d’avoir recours à la sape et à des galeries de mine.
Mais si nous eûmes plus tard le loisir d’étudier ces
détails, pour le moment nous ne pûmes qu’y jeter un
coup d’œil, car on nous fit de suite franchir la porte, puis
un corridor nous mena dans une cour où, sous une varandah
en paille, se tenait Ahmadou entouré d’un petit
nombre d’intimes, personnages influents du pays. Il était
Vieux Bambara, chef des Somonos de Yamina. — Dessin de Émile Bayard d’après l’album de M. Mage.
assis sur une peau de chèvre, placée sur du sable fin ;
les autres personnes de son entourage étaient tout simplement
assises sur le sable. Une garde d’une cinquantaine
d’esclaves était rangée des deux côtés. Ces soldats
étaient debout, armés, tenant leur fusil dans toutes les
positions possibles et habillés de tous les costumes imaginables.
Ils se tenaient sur deux rangs, formant l’éventail.
Je m’avançai en saluant le roi à la française et je
lui donnai la main, en lui disant en français : Bonjour !
Le docteur Quintin et Samba-Yoro qui me servait d’interprète en firent autant. On nous apporta, pour nous asseoir, un tara ou lit en bambou de cinquante centimètres de haut et recouvert d’un dampé ou couverture de coton blanc.
Dès que le silence fut établi, Ahmadou s’informa en peuhl des nouvelles de ma santé et me souhaita la bienvenue. Puis il s’informa de ce qui se passait à Saint-Louis. Je répondis laconiquement, me plaignant de n’avoir pu effectuer ma route par le Bélédougou. Je m’enquis à mon tour d’El Hadj et demandai s’il était toujours à Hamdallahi. On me dit qu’il allait bien, qu’il était toujours en cet endroit. Je demandai si je pouvais aller le voir. À cette question, Ahmadou répondit : « Quand nous aurons causé. » Je lui remis alors la lettre du gouverneur ; il l’ouvrit et la parcourut. Elle était en arabe et français. Je crus voir sur sa figure un air d’embarras. Je craignis qu’il ne la comprît pas, c’est-à-dire qu’il ne sût pas l’arabe et je lui proposai de la lui faire traduire en peuhl sur le texte français. Il accepta. Je lus alors, phrase par phrase, en francais : Samba-Yoro répétait en yoloff et Samba N’diaye en toucouleur.
La séance fut levée sur la demande que je fis de traiter le plus tôt possible les affaires sérieuses, pour lesquelles j’étais venu le voir. Mais Ahmadou, prétextant que nous avions besoin de repos, ordonna de nous conduire à notre logement.
À première vue, j’avais donné à Ahmadou dix-neuf ou vingt ans ; en réalité il en avait trente ; assis, il paraissait petit ; il est plutôt grand, et il est bien fait. Sa figure est très-douce, son regard calme ; il a l’air intelligent.
Il bégaye un peu en parlant, mais il parle bas et très-doucement. Il a l’œil grand, le profil du nez droit, les narines peu développées. Son front est haut et assez large. Ce qu’il a de plus laid, c’est sa bouche dont les lèvres sont un peu retroussées, ce qui, avec le menton fuyant, est un trait de la race nègre. La couleur de sa peau se rapproche de celle du bronze ; elle est plutôt rouge que noire.
Samba N’diaye, ingénieur en chef d’Ahmadou. — Dessin de Émile Bayard.
Il était coiffé d’un bonnet bleu de cette étoffe de coton, désignée sous le nom de roum (rouennerie ou étoffe de Strasbourg) ; un boubou très-flottant de même étoffe était posé par-dessus un turkey de coton blanc très-fin. Sa guiba ou poche de devant de son boubou était très-vaste.
Il tenait à la main un chapelet dont il défilait les grains en marmottant pendant les intervalles de la conversation. Devant lui, sur sa peau de chèvre, étaient posés un livre arabe ainsi que ses sandales et son sabre.
Seuls, parmi toutes les personnes présentes à ce palabre, nous avions conservé nos chaussures.
Nous sortîmes du tata par le même chemin qu’en arrivant, et nous nous dirigeâmes vers notre demeure, accompagnés par une garde de sofas d’Ahmadou armés et munis de fouets dont ils se servaient énergiquement pour écarter la foule. Heureux d’avoir à exercer leurs bras, ils poussaient leur zèle jusqu’à frapper les femmes qui, de chez elles, nous regardaient passer.
Nous suivîmes une rue large qui passe entre la mosquée et la maison d’El Hadj, tata presque aussi fort que celui de son fils, plus grand d’ailleurs, mais moins régulier. C’est là que sont enfermées ses femmes, ses esclaves et entre autres les princesses des anciennes familles royales de Ségou et du Macina, ses captives.
C’est également là que sont ses magasins, sa fortune, selon l’expression de Samba N’diaye, magasins qui jouent un rôle politique considérable à Ségou, tant par leur importance véritable que par celle qu’on leur prête. Le sommet de la muraille du tata d’El Hadj est presque partout garni de piquets de bois dur, aiguisés et destinés à remplir l’office des morceaux de bouteilles dont on revêt chez nous le haut des murs. Cela peint assez la défiance du maître envers les hôtes qu’il détient. Samba N’diaye, en me confiant ces choses, chemin faisant, m’apprit aussi qu’il était le gardien de cette riche maison, et que seul avec Ahmadou il avait le droit d’entrer chez les femmes.
Un peu plus loin, nous trouvâmes une place, sorte de rond-point où se tenait un petit marché à l’ombre de ces beaux arbres dont j’ai déjà parlé : les doubalels. Ce serait un joli endroit si, à quelques pas, n’était point un de ces immenses trous creusés pour en retirer la terre nécessaire aux constructions et qui finit par se changer en un marais profond à l’époque des hautes crues, et en un foyer d’infection, un déversoir d’immondices à la saison sèche. De là, notre rue moins large s’inclina un peu sur la droite, et presque à l’extrémité occidentale du village, nous entrâmes dans une ruelle sinueuse qui nous conduisit à la maison de Samba N’diaye. C’était une série de cases en rez-de-chaussée d’environ trois mètres de haut, toutes bâties en terre avec une espace de charpente grossière en bois dur et une terrasse ; le tout, du reste, assez bien construit.
Les portes, sauf celles d’entrée, n’ont qu’un mètre soixante centimètres de haut ; elles sont fermées par des panneaux de bois composés de deux ou trois planches réunies par des barres en bois et des clous en fer. Ou leur a adapté les fermetures en fer usitées pour les magasins à Saint-Louis. La première cour, dans laquelle nous entrâmes par un petit
sur la droite est le bilour de communication avec la maison ou cour des femmes ; sur la gauche un grand hangar forme galerie dans toute la longueur de la cour c’est-à-dire de six mètres de long sur deux mètres cinquante centimètres de large. Ce hangar conduit à notre case, chambre de trois mètres de long sur quatre de large, dans un angle de laquelle je remarque une espèce de cheminée ; deux lits garnis de nattes en tiges de mil y sont préparés. Une seconde porte basse ouverte dans la chambre donne accès sur une cour dans le coin de laquelle est assez bien établie, comme dans presque toutes les maisons de ce pays barbare, une chose indispensable dont manquent plus de la moitié des habitations rurales de la France. Par malheur, c’est dans cette cour même qu’on fera notre cuisine particulière. Dans l’autre coin de la cour est un passage recouvert en nattes qui conduit à un magasin ou grenier à mil, dans lequel j’installe nos marchandises (voy. p. 81).
S. M. Ahmadou, roi de Ségou. — Dessin de Émile Bayard d’après l’album de M. Mage.
Mes hommes se placent dans la cour et sous la varandah, et pour plus de commodité on déloge le cheval de Samba N’diaye qui est attaché au milieu de la cour.
Une échelle de bois grossière, composée de deux morceaux torses en travers desquels on a attaché des bâtons avec des lanières de cuir non tanné, sert à monter sur la terrasse, où Samba N’diaye a bâti une charpente en bois qu’il a surmontée d’une toiture en nattes pour coucher au frais sans craindre l’humidité. Tout cela, bien que grossier, est intelligent ; il y a dans les fermetures en fer des portes, et dans certains détails, des réminiscences de ce que Samba N’diaye a vu chez les blancs. Du reste, disons de suite ce qu’est notre hôte, bien que ce ne soit qu’à la longue que nous ayons appris ce qui le concernait.
Samba N’diaye était un Bakiri de Tuabo, province de Guoy, sur le Sénégal ; en 1864, il pouvait avoir de
Saint-Louis, il n’avait quitté définitivement cette ville que sous le gouvernement de M. de Grammont, dont il conservait le meilleur souvenir.
Rentré dans son pays, il s’était mis à faire du commerce ; il avait eu un comptoir de traitant à Tuabo, dans son village, jusqu’au moment où El Hadj était venu dans le pays. Dès ce moment la religion musulmane s’empara de lui et, lorsque, deux ans après, El Hadj, vainqueur jusque-là, vint à Farabanna, Samba N’diaye liquida ses affaires, et, suivi de celle de ses femmes qui voulut l’accompagner et de ses captifs, il vint grossir les rangs du conquérant. Dès lors sa connaissance des usages des blancs, son expérience en constructions lui créèrent près d’El Hadj une position exceptionnelle. Il devint l’ingénieur de l’armée. Plus tard, quand El Hadj eut des canons, Samba en fut spécialement chargé, et c’est en partie grâce aux ressources qu’il inventa pour réparer sans cesse les affûts cassés, qu’El Hadj put pousser ses conquêtes jusqu’au bord du Niger, les obus jouant un rôle décisif dans ses batailles. Enfin, lorsque El Hadj, maître de Ségou, se décida à partir pour faire la conquête du Macina, Samba N’diaye ayant désiré rester à Ségou, reçut le poste d’ingénieur en chef des fortifications et de gardien de la maison d’El Hadj (voy. p. 74).
Dès qu’il avait su que des blancs venaient trouver El Hadj, il avait sollicité d’Ahmadou l’honneur de les loger, alléguant sa connaissance de leurs usages, de leur langue, et lui disant que si son père avait été là à coup sûr il les lui eût confiés.
Bien que Samba N’diaye ne jouisse pas près d’Ahmadou de toute la considération que le prophète lui accordait, il est écouté dans certaines questions et particulièrement en ce qui regarde les blancs, et cette fois, il avait eu gain de cause sur les griots favoris du roi et sur d’autres chefs qui se disputaient l’honneur de nous loger, uniquement au point de vue de leur intérêt.
En effet, sachant que, selon l’expression du pays, Ahmadou voulait nous recevoir, chacun prévoyait une abondance de vivres, de sel et de cadeaux en tous genres auxquels l’imagination des noirs ne donnait pas de bornes, et on se disait que celui qui nous logerait en aurait sa bonne part.
Samba N’diaye, bien entendu en sa qualité de Bakiri, n’était pas moins intéressé que les autres ; mais son long séjour parmi les blancs lui avait donné un certain respect humain, et il était moins mendiant que la plupart de ses frères ou cousins, qui ont pris depuis longtemps l’habitude de regarder les blancs comme des gens qui doivent forcément donner. Il faut bien dire que le système déplorable de donner des cadeaux avant de commencer la traite, système qui a été si longtemps en vigueur, était bien fait pour enraciner ces idées dans la tête des noirs du Sénégal, et il ne faut pas perdre de vue que c’était à des Sénégambiens, en général, que j’allais avoir affaire.
Jétais à peine installé dans ma nouvelle maison que je vis venir Seïdou et Ibrahim, les deux courriers expédiés par le gouverneur pour annoncer mon voyage à Ahmadou. Ils étaient arrivés depuis cinq mois. Leur route s’était effectuée sans difficulté par Médine, Koniakary, et Dianghirté, d’où ils s’étaient dirigés avant la révolte par la route directe du Bélédougou. Bien reçus par Ahmadou, ils avaient demandé en vain à aller au Macina trouver El Hadj ; sous prétexte de l’état de guerre du pays, on les en empêchait, et on ne les laissait pas retourner en leur disant qu’il fallait qu’ils rapportassent au gouverneur la réponse d’El Hadj.
On les avait logés chez un griot toucouleur dont ils se louaient beaucoup, et que je connus bientôt ; c’était un nommé Samba Farba ou San Farba, brave homme dont je n’ai jamais eu qu’à me louer. Il avait été à Saint-Louis, à Bakel et dans tous les postes du fleuve ; il connaissait un grand nombre de vieux traitants. Contre l’habitude des griots, jamais il ne me demanda rien, et, quand je lui faisais un petit cadeau, sa reconnaissance se traduisait de la façon la plus énergique. C’est certainement un des Africains dont je me souviens avec le plus de plaisir.
Seïdou et Ibrahim, depuis leur arrivée à Ségou, avaient été en mesure de se mettre au courant de la politique, et eussent pu me rendre de grands services ; mais à cette époque je ne parlais pas assez le yoloff, et pas du tout le toucouleur ; il leur eût fallu prendre un interprète, et telle est la défiance des noirs qu’ils n’eussent pas osé confier à quelqu’un de mes laptots la vraie position d’Ahmadou, de crainte d’être accusés près de ce dernier, dont, pendant leur séjour, ils avaient appris à redouter la colère. Enfin, soit prudence, soit insouciance, ils ne me renseignèrent pas suffisamment, et bien qu’il y eût, de la part de Seïdou surtout, certains mots qui me donnaient à réfléchir, jamais il ne fit connaître franchement et complétement ce qu’il savait, pas plus qu’il ne le fit plus tard à l’égard du gouverneur, quand je le renvoyai à Saint-Louis. C’est à mes dépens et à la suite d’un séjour prolongé que je suis arrivé à connaître la vraie situation du pays, l’histoire d’El Hadj dans ces dernières années, et le dernier mot de la politique locale.
L’hospitalité d’Ahmadou fut d’abord très-large. Le jour de notre arrivée, nous trouvâmes dans la case de Samba N’diaye un mouton gras, magnifique spécimen de l’espèce ovine, remarquable par sa taille, et surtout par sa graisse.
Au Sénégal, et surtout dans le haut du fleuve, on voit souvent chez les traitants, des moutons presque aussi beaux, engraissés pour la fête de la Tabaski ; ils valent de cinquante à soixante francs ; mais je n’en avais jamais vu d’aussi gras que celui-ci. Quelques instants après, on nous apportait deux grandes couffes de riz, une pierre de sel d’une valeur d’au moins dix mille cauris au taux du jour, et qui plus tard en a valu jusqu’à soixante mille, c’est-à-dire cent quatre-vingts francs environ.
Un peu après, ou nous annonça l’arrivée d’un bœuf gras ; mais comme il faisait une vive résistance on lui coupa les jarrets, de telle sorte que je fus obligé de le faire tuer ; nous eûmes une telle masse de viande qu’il y eut forcement gaspillage.
Le docteur, toujours critique mordant des noirs et surtout du système d’arbitraire inauguré par les musulmans, me fit observer que nous mangions au budget royal, et que nous prenions ainsi notre part d’impôts tyranniques, de pillages et autres mauvaises actions de ces malandrins de conquérants qui ont, au nom de Dieu, commis tous les crimes possibles ou imaginables.
Mais, tout en reconnaissant la justesse de son observation, je ne pouvais faire autrement que d’accepter ; car, après tout, du moment que j’étais venu en ambassadeur, il fallait subir les conséquences de mon rôle, et refuser les cadeaux royaux sous prétexte que c’était du bien mal acquis, eût été une singulière manière de concilier à mon pays les sympathies d’un roi qui n’était déjà pas trop bien disposé à notre égard.
Je me résignai donc, trop heureux après tout de pouvoir réparer nos forces abattues par une nourriture plus substantielle que celle des derniers temps.
On nous fournissait, soir et matin, du lait en abondance ; Samba N’diaye avait reçu cinq mille cauris pour pourvoir à nos besoins en poules, œufs, poissons, etc., et en me l’annonçant, il me répéta trois ou quatre fois de ne pas me gêner ; que la bourse d’Ahmadou était large, et qu’il ne pardonnerait pas s’il venait à apprendre que nous eussions à nous plaindre de manquer de quelque chose. Il termina ce petit discours en nous donnant un magnifique mouton qu’il élevait dans sa maison pour la Tabaski, grande fête musulmane pendant laquelle tout chef de famille qui en a le moyen tue un mouton.
On préposa une esclave de la case, nommée Maïram ou Marianne, à la cuisine des laptots. Les chevaux, mulets et ânes furent placés chez un ami de Samba N’diaye, un Bakiri du nom de Samba Naé, qui logeait dans le goupouilli. Enfin une garde de sofas fut installée à la porte sous le commandement d’un nommé Karounka Djawara, qui avait ordre de ne laisser entrer qui que ce fût sans ma permission et qui s’acquitta de sa consigne avec une rigueur toute militaire, frappant ceux qui voulaient passer outre sans la moindre façon, sans s’inquiéter de leur rang. Cette mesure contribua pour beaucoup à mon bien-être.
Le lendemain, mes laptots allèrent en corps saluer Ahmadou, qui leur fit bon accueil et leur donna un bœuf, ainsi que quarante mille cauris à se partager entre eux tous.
Pendant la journée, je reçus un cadeau véritablement princier ; c’était un panier de cinq cents gourous ou noix de Kolat. Famahra, notre guide, était allé causer avec Ahmadou et lui avait dit que les blancs aimaient beaucoup ces fruits ; il espérait que nous les laisserions à sa merci ; mais je savais trop la valeur de ce cadeau pour le gaspiller : j’en fis une distribution, car, à cette époque, nous n’en étions pas aussi friands que nous le fûmes par la suite : toutefois j’en mis une partie en réserve.
J’employai tous les instants dont je pus disposer à mettre mes notes au courant, mais, à chaque instant, j’étais interrompu par des visites que je ne pouvais refuser, et pour noter tous les événements il m’eût fallu écrire dix heures par jour.
Le 1er mars, je fis demander à Ahmadou une audience. Il était deux heures de l’après-midi, l’heure du Salma ; il me remit à plus tard. Vers quatre heures je renvoyai de nouveau Samba N’diaye, et à cinq heures seulement il me fut dit de venir.
Je trouvai Ahmadou chez lui, entouré d’une assez grande foule. Aussitôt les politesses échangées, j’insistai pour lui parler d’affaires. Il ordonna alors à tout le monde de sortir, ne gardant qu’un petit nombre d’intimes, tels que Sody Abdallah, Mohammed Bobo, Oulibo, Tierno Abdoul, et d’autres encore parmi lesquels Samba N’diaye et Samba-Yoro, mon interprète.
Je pris alors la parole et lui dis :
« Depuis Guémou, il n’y a plus eu de guerre entre nous. Cependant nous savions qu’il y avait des Talibés à Koniakary, à Koundian, et il nous eût été facile d’aller les chercher. Si on ne l’a pas fait, c’est qu’on a dit au gouverneur qu’El Hadj avait déclaré qu’il ne voulait plus faire la guerre aux blancs. Le jour où le gouverneur a su cela, il a voulu envoyer quelqu’un à ton père, car si nous faisons la guerre à ceux qui nous offensent, nous désirons la paix avec tous les gens de bien. Mais El Hadj était loin, nous étions souvent sans nouvelles de lui. Les routes n’étaient pas sûres, il n’y avait pas moyen d’envoyer un officier. Maintenant le gouverneur qui était allé en France est revenu, on lui a assuré que tu étais roi de Ségou et que ton père était maître du Macina ; il m’a envoyé te parler et m’entendre avec toi ; il ne te veut que du bien et comme preuve il t’a envoyé deux officiers. Maintenant que je suis arrivé, je te demande : Peux-tu m’envoyer à ton père ? ou veux-tu que je te dise ce que j’ai à lui dire, et si je parle, peux-tu me donner une réponse ? »
Ahmadou prit la parole avec une grande simplicité. Il répondit à mes questions sans se compromettre, comme on va le voir.
« Depuis que le monde est monde, on s’est fait la guerre et après cela on est devenu amis. Chaikhou (El Hadj) ne travaille que pour la gloire de Dieu. S’il avait le désir des richesses ou du pouvoir, il n’aurait qu’à se reposer et jouir de tout ce qu’il a acquis. Ce n’est pas là son but. Il veut faire la guerre pour organiser le pays et en chasser les keffirs et les mauvaises gens. Quant aux bons, il ne veut pas leur faire la guerre. Ce sont de méchantes gens qui ont brouillé les affaires avec vous. Maintenant tu es venu de France jusqu’ici, nous en sommes heureux, bien heureux. Si je pouvais te donner moi-même une réponse dès ce soir, nos affaires seraient arrangées suivant tes désirs, autant que je pourrais le faire. Mais, tu le sais, les vieilles gens aiment avant tout les égards. Chaikhou vit encore ; il est très-bien portant, et je ne puis, par respect pour lui, terminer sans le prévenir. Je pourrais, je le sais, agir sans lui, car il m’a tout laissé entre les mains ; mais je ne dois pas le faire. D’ailleurs il y a longtemps qu’il m’a dit : Les blancs viendront me trouver et j’aurai besoin de parler avec eux. »
Quant a mon départ, il me dit qu’il ne pouvait me fixer d’époque, mais qu’il le presserait le plus possible dès que la route serait praticable.
J’insistai à mon tour, car toutes ces réticences ne me semblaient pas d’un favorable augure, et pensant que cela pourrait être d’un bon effet, je lui déclarai que je ne pouvais rester longtemps et qu’à partir du 20 mai je renoncerais à aller à Hamdallahi parce que je désirais rentrer à Saint-Louis avant les pluies. Enfin je demandai à faire partir les deux courriers qui m’avaient precédé, pour annoncer mon arrivée à Ségou.
Il remit la réponse au lendemain.
En effet, le lendemain matin il me reçut en petit comité dans la cour intérieure où j’étais entré la première fois. Il me promit d’expédier mes courriers, mais pas de suite, et il me dit de préparer mes lettres.
Puis il causa de nos usages, et ainsi qu’il l’avait déjà
fait à chaque visite, me questionna beaucoup sur des
choses dont on lui avait parlé sur les divers peuples de
l’Europe, leur force, leur gouvernement, leur religion ;
sur la guerre de Crimée, Stamboul[2], les chemins de fer,
les télégraphes, l’armée. On conçoit que la conversation
Entrée du palais d’Ahmadou, à Ségou. — Dessin de Émile Bayard d’après l’album de M. Mage.
ne pouvait guère languir. Cependant j’essayai de lui
glisser quelques idées pratiques et je lui insinuai que si
dans tout son pays il y avait des routes droites, larges de
cinq à six mètres (dix à douze coudées), cela abrégerait
les distances et que bientôt il y aurait des voitures. Puis
il me demanda à voir mes dessins. Si les paysages ne le
frappèrent que médiocrement, les figures et les types
l’étonnèrent au plus haut point.
En rentrant chez moi, je reçus un mouton et un bœuf.
Je ne revis Ahmadou que le 6 mars. Le docteur venait d’avoir la fièvre ; comme dans tout le cours de mon voyage, après les grandes fatigues, nous en subissions le contre-coup. Ahmadou remarqua l’altération de ses traits. J’insistai pour expédier nos courriers, pour partir nous-mêmes, mais je n’obtins que ces réponses vagues avec lesquelles les diplomates d’Afrique ont toujours berné et exaspéré la patience des fils de l’Europe : « Tout à l’heure — Ché Allaho. — Bientôt. »
Je lui demandai s’il pensait que la chose fût possible dans huit jours, et il me répondit : « Peut-être. » Et moi, peu habitué encore à ces réponses, j’eus la simplicité d’y puiser une espérance.
Mage.
(La suite à la prochaine livraison.)