Quatrième livraison
Le Tour du mondeVolume 17 (p. 49-64).
Quatrième livraison

Maison d’El Hadj, à Dianghirté. — Dessin de Tournois d’après l’album de M. Mage.


VOYAGE DANS LE SOUDAN OCCIDENTAL
(SÉNÉGAMBIE — NIGER),


PAR M. MAGE, LIEUTENANT DE VAISSEAU[1].


1863-1866. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


La maison d’El Hadj, à Dianghirté. — Départ. — Les sauterelles. — Le Ba-Oulé du Niger. — Kalabala-Fabougou. — Troupeau de bœufs des Pouls du Bahkounou. — Nous commençons à souffrir de privations. — Traces d’éléphants. — Fin du Diangounté. — Nous sommes dans le Ségou. — Tiéfougoula. — Sa population. — Ses femmes. — Commencement des Botoques. — Visite des Massassis de Guémené. — Les Maures et leurs femmes. — Vol d’une baïonnette. — Médina. — Premiers bruits de guerre civile à Ségou. Arrivée à Toumboula.

Le monument le plus remarquable de Dianghirté est le tata ou palais d’El Hadj. C’est une maison en pisé comme les autres constructions du village, mais elle est ornée de deux tours carrées en bon état, et couronnées comme d’autres parties, d’un ornement dentelé ou festonné dans le genre mauresque.

Bien entendu, je ne pus obtenir de visiter l’intérieur de cette demeure royale. Je me souviens même de la singulière figure que fit le tamsir de l’endroit, auquel j’avais fait cadeau de quelques feuilles de papier, lorsque m’ayant invité à entrer chez lui, il me vit passer devant lui, et peu au courant des usages, pénétrer dans la cour où étaient les femmes, qui se sauvèrent en m’apercevant. Cette sauvagerie musulmane est une des innovations importées par El Hadj dans les mœurs des Toucouleurs, car chez tous les peuples du Sénégal les femmes ordinairement ne se cachent pas.

Notre départ avait été fixé au 10 février au matin. Tierno Boubakar, en me promettant des guides, me fit dire en secret que si j’avais un cadeau pour lui, il me priait de le lui faire à la nuit, sans quoi il serait obligé de le partager et qu’on le pillerait. Peut-être s’attendait-il à un beau cadeau ; mais fidèle à mon principe de très-peu donner, je lui envoyai une calotte de velours brodée d’or, du papier, un peu de poudre, et le tamsir vint à son tour me redemander quelques feuilles de papier. Je remarquai alors à son côté une curieuse épée ; elle était très-vieille, mais elle avait dû être une arme de prix. Sa lame damasquinée était très-riche, sa poignée finement ciselée, et on voyait sur une des coquilles une tête d’empereur romain, triomphateur, d’une grande beauté.

Plus tard Tierno Boubakar, en me remerciant, me fit encore demander un boubou de coton blanc, que je m’empressai de lui donner ; c’était du madapolam d’un mètre cinquante centimètres de large, fort estimé dans le pays.

Boubakar Djawara ne nous demanda qu’un peu de poudre ; j’en étais bien fourni, et je pus en cette occasion comme tout le long de la route, faire des générosités.

Le 10 février, au matin, nous nous dirigions enfin vers le Niger, auquel nous tournions le dos d’une manière inquiétante depuis quelque temps. Retrempé par un court repos, tout le monde était de bonne humeur, et on marchait vers l’est le cœur content. Les guides se firent un peu attendre comme d’habitude. Boubakar, à cheval, après avoir été les chercher, revint nous mettre en route. Il nous avait renforcés de trois talibés, dont un avait une lettre pour Ahmadou. En outre, ceux de Dinguiray, avec leurs esclaves en haillons, nous avaient rejoints, ainsi que deux hommes de Guémoukoura ; nous étions donc par le nombre prêts à tout événement. Au moment de me quitter, le vieux Boubakar me donna une espèce de bénédiction musulmane en se crachant légèrement sur la main, et se la passant ensuite sur la figure. Partis à sept heures et demie, nous laissions le chemin de Bélédougou sur notre droite, et vers dix heures vingt minutes, nous traversions un lougan dépendant de Dianghirté, dont les arbres étaient littéralement couverts de sauterelles qui, après en avoir dévoré les feuilles, semblaient s’attaquer aux écorces. Ces insectes, véritables fléaux des récoltes et dont la voracité est incroyable, faisaient, par leur vol et leurs mouvements continuels, un bruit analogue à celui de la grêle.

Quelques instants après, nous traversions un marigot qui, bien qu’à sec, avait un lit si marqué et si profond, qu’il frappa de suite mon attention. Je demandai ce que c’était, et un Maure m’informa que ce cours d’eau allait, à la saison des pluies, tomber dans le Niger, en sillonnant le Bélédougou ; c’était donc, selon toute probabilité, le fameux Ba-Oulé, décrit par tous les donneurs de renseignements, mais ce n’était pas à coup sûr une rivière. Quant au point où il joint le Niger, bien qu’à cette époque on m’eût dit qu’il allait tomber dans les environs de Bamakou, plus tard, lorsque je remontai le Niger, ayant eu à traverser presque en face de Dina un immense marigot, désigné comme le grand marigot du Bélédougou, j’ai dû conclure que c’était le même Ba-Oulé, d’autant plus qu’on m’affirmait qu’il n’y avait pas d’autres marigots dans le pays.

En suivant ses rives, nous arrivâmes à Kalabala, village peu important, habité par des Bambaras. À côté de nouvelles cases en paille, on voyait les débris de l’ancien village ruiné, comme tout le pays, pendant la conquête ; on pouvait encore juger de la disposition des cases qui étaient en terre comme à Dianghirté, et souvent en sous-sol. Le soir, à Fabougou, village en reconstruction sur le bord de l’une des branches du marigot, nous fûmes agréablement surpris par la vue d’un troupeau de deux à trois cents bœufs. Les bergers qui vinrent nous voir offraient le type peuhl dans toute sa pureté : nez aquilin, cheveux soyeux nattés, lèvres minces.

Notre nuit fut assez mauvaise, je ne dormis pas ; en dépit de l’hospitalité que nous recevions, nous commencions à nous épuiser ; notre biscuit était presque fini, notre café n’existait plus depuis longtemps, notre sucre avait été terminé avant le café, nous nous affaiblissions sensiblement, de telle sorte, qu’avant de me mettre en route, j’écrivis ces quelques lignes :

« Passé la nuit sans sommeil, presque malade ; peu dîné hier, il me faudra aller jusqu’à deux heures sans rien prendre. Si seulement j’avais un morceau de pain ! »

Eh ! mon Dieu ! oui, un morceau de pain ; tel était mon desideratum alors, tel il a été souvent depuis. Ce sont là de ces souffrances qu’on n’apprécie pas, et qui cependant sont intolérables pour qui les subit.

Les journées qui suivirent furent des plus fatigantes ; la seconde nous vit franchir les frontières du Ségou.

Plus nous avancions, plus le pays s’accidentait. Aux plaines de Kaarta et du Diangounté, succédait un pays plus boisé, des ravines rompaient la monotonie, de temps en temps un rocher perçait le sol. Autour des villages la culture du tabac devenait plus abondante ; mais quoique notant toutes ces remarques, j’y étais peu sensible, je n’avais qu’une idée : marcher, marcher quand même, pour arriver au Niger, avant que les forces ne me trahissent.

Ces pays fournissent à l’Afrique occidentale une bonne partie de ces colporteurs de marchandises qui, sous le nom de Diulas (mot soninké, qui démontre suffisamment leur origine), contribuent au développement du commerce sur une si grande échelle.

Partout où je passais, après avoir reçu l’hospitalité, je faisais un petit cadeau de poudre ou de quelque bagatelle ; c’était bien peu, mais j’aurais pu ne rien faire. Sans doute il y eut des mécontents, mais n’y en a-t-il pas toujours, et un secret instinct me disait de réserver mes marchandises, de ménager mes ressources. À cette époque je comptais bien, une fois arrivé au Niger, renouveler la tentative de Mongo Park, m’embarquer sur ses ondes et descendre jusqu’au golfe du Benin ; j’aurais alors besoin de toutes mes ressources, elles seraient même insuffisantes. Aussi, malgré la fatigue, malgré les souffrances, je pressais la marche, je ne voulais pas m’arrêter, et je me remis de suite en marche pour Tiéfougoula.

C’est un grand village à tata, entouré d’une immense goupouilli ou village en paille ; au pied d’une petite montagne, située au nord-est, on voyait un village de Peuhls dont les huttes en paille ont toujours un aspect misérable. Un grand nombre de bestiaux,



quelques bœufs et chevaux s’offrirent tout d’abord à nos

yeux.

La population était en grande majorité composée de Soninkés qui habitaient seuls le tata. En dehors de cette race, il y avait affluence de Peuhls et de Maures Ces derniers n’étaient que de passage et trafiquaient de leur sel.

Bien que Sarracolets pur sang et parlant le soninké, les gens du village avaient en partie adopté l’usage de se déchirer la joue de trois coupures, se dirigeant de la tempe au menton, ce qui est, on le sait, le blason des Bambaras ; de plus ils portaient presque tous la botoque dans la cloison nasale. C’est un anneau fendu, en or, en cuivre, ou même en cire, que l’on resserre après l’avoir passé dans un trou pratiqué dans la cloison nasale, absolument comme dans les oreilles des négresses. C’est absolument affreux, mais on y tient dans le pays, et les Soninkés ont adopté cet usage barbare qui semble, du reste, avec quelques modifications, régner dans tout le Soudan central depuis les chaînes de Kong jusqu’à Tombouctou, depuis l’Adamawa jusqu’au bassin du Sénégal, où cet usage n’a heureusement pas pénétré.

Notre campement fut de suite envahi par une foule proportionnelle à la grande population du village. On nous apportait à vendre, pour quelques verroteries, des oignons magnifiques, des tomates d’Europe (c’est-à-dire de l’espèce d’Europe), du lait, du beurre.

Je m’occupais tranquillement du dîner qu’on nous préparait quand on vint m’annoncer la visite d’un Massassi de Guémené. J’appris alors que tous les Massassis du Kaarta qui n’avaient pas été tués par El Hadj ou qui ne s’étaient pas réfugiés dans le Khasso et le Bambouk sous la protection de nos alliés, avaient été internés dans le village de Guémené, qui n’était guère à plus de trois heures dans le Sud.


Femme khassonkée, de Médina. — Dessin de Émile Bayard d’après l’album de M. Mage.

Deux beaux noirs, offrant ce type remarquable des Massassis, le seul type existant dans la race Bambara, dit Raffenel, se présentèrent alors avec une aisance remarquable. Beaux hommes comme toute cette famille, qui doit peut-être à de nombreux croisements avec les Peuhls ses qualités physiques, ils étaient vêtus d’un boubou lomas noir, c’est-à-dire d’une étoffe fine, fabriquée dans le pays et teinte de l’indigo le plus foncé ; un turban appelé tamba sembé s’enroulait sur leur tête ; des cordons de soie rouge, apportés par les Maures, soutenaient leur poire à poudre et leur cartouchière ; un sabre suspendu à une espèce de bretelle jetée sur l’épaule et un fusil à deux coups tenu à la main, tel était l’accoutrement de ces gens qui, je le répète, me frappèrent tout d’abord par leurs bonnes manières. Ils parlaient à voix basse, très-convenablement, contrairement aux Bambaras qui crient à se faire entendre de tous les sourds de la terre et qui gesticulent encore bien davantage.

Ils me dirent que leur père, ayant appris que deux blancs étaient dans le pays, les envoyaient au-devant de moi pour me saluer et m’offrir des secours pour traverser le pays ; que le Bélédougou était révolté et que son armée était près de Toumboula, village par lequel nous devions passer ; qu’il fallait venir chez eux où je serais en toute sécurité, qu’ils rassembleraient une armée pour me conduire, que de tout temps leur famille avait été l’amie des blancs, qu’ils avaient reçu Raffenel et qu’ils me recevraient de même. Ceux qui ont lu ce voyageur avoueront que c’était peu tentant.

Je refusai en les remerciant, mais je leur dis qu’allant à Ségou trouver El Hadj, sous la conduite de ses talibés, je ne pouvais que m’en rapporter à eux et que je continuerais le chemin que nous avions décidé de prendre. Peu après cette visite, le chef du village m’amena un superbe bœuf au pelage gris ; c’était le menu de mon souper, et le chef s’excusait de ne pouvoir faire mieux.

Je fis immédiatement tuer le bœuf et, selon l’usage malinké et bambara, je renvoyai au donateur, une jambe de devant avec deux ou trois côtes entières. Chose bizarre, ils préfèrent la jambe de devant à celle de derrière qui est plus grosse et de meilleure qualité ; mais enfin c’est l’usage. Je fis ensuite quelques cadeaux de viande et ne gardai que les deux quartiers de l’arrière-train pour faire de la viande séchée. Du reste, je voulus remercier ce brave homme de sa bonne réception, et après avoir consulté Fahmahra sur ce qui pourrait lui être agréable, je lui fis cadeau d’un boubou et d’un toubé ou pantalon ; environ dix mètres d’étoffe de coton en tout, et il fut enchanté.

Le 15 février, après une nuit très-froide (9° centigrades), notre camp fut assailli de nouveau par tous les curieux ; il faut presque autant dire par toute la population du village, et, de plus par les plus insupportables visiteurs, les Maures et Mauresques.

Il y avait près de là un camp d’une tribu de cette race : une fraction des Laklalls. Comme toujours, les Maures se montraient insolents et mendiants ; les noirs les craignent et ont pour eux un respect instinctif, en un mot ils subissent leur ascendant. Ceux auxquels nous avions affaire offraient le type arabe assez pur ; il y en avait même de très-beaux. Parmi leurs femmes qui se drapaient fièrement dans de la guinée sale et à demi usée, il y avait deux ou trois jolies créatures, mais qui sans doute, étaient déjà à l’engrais, car l’embonpoint déformait leur taille.

Sans l’aflluence extraordinaire du public, aucun lieu n’eût été mieux choisi que Tiéfougoula pour se reposer. Nous y étions dans l’abondance, mais les Maures m’exaspéraient ; depuis mon voyage au Tagant je les ai pris en horreur, et ici, encore, je les trouvai ce qu’ils sont partout : voleurs !

Depuis trois mois que nous étions en pays de nègres, rien ne nous avait été volé. Mais ici, au moment où, après avoir observé la latitude (14° 22′ 46″ nord), je fis charger les bagages pour aller coucher à Médina, il nous manqua une baïonnette. Je fis prévenir le chef du village, qui me répondit de suite : « Ce sont les Maures ; veille bien à tes bagages, car sans cela ils t’enlèveront tout !  ! »

Réclamer eût été vain ; nous nous mîmes en route.

On me fit d’abord remonter au nord jusqu’à Sébindinkilé, petit village qui touche presque au grand village bambara de Guigué. Ensuite nous inclinâmes au sud-est ; et à quatre heures et demie nous arrivions à Médina, assez grand village soninké. Fahmahra se rendit chez le chef, qui me fit prévenir de bien veiller à mes bagages parce qu’il y avait beaucoup de voleurs, et pour me montrer combien ils étaient


Près de Moroubougou (voy. p. 55) — Dessin de Émile Bayard d’après l’album de M. Mage.

adroits, il me dit qu’ils avaient pillé jusqu’à des Maures de passage auxquels ils avaient enlevé une pierre de sel et un fusil. C’était le cas de dire à voleurs voleurs et demi. Quant à moi en présence d’aussi adroits coquins, il n’y avait pas à balancer, et je me décidai à mettre un factionnaire et à tenir tout le monde à l’écart, chose plus facile imaginer qu’à faire exécuter au milieu d’une foule semblable. La nuit arriva sans qu’on m’envoyât rien pour mon souper ; mais on apporta, selon l’habitude des Bambaras, du lack lallo[2] aux hommes. Le soir les Peuhls envoyèrent du lait à Fahmahra qui m’en donna un peu ; ce fut tout ce que je reçus dans ce village.

En revanche nous apprîmes une nouvelle inquiétante dont je ne pouvais encore pressentir la gravité. On disait qu’Ahmadou, roi de Ségou, avait brûlé la ville de Sansandig. Ce bruit, qui révélait des troubles même à Ségou, et ne tendait à rien moins qu’à représenter comme foyer de révolte contre le fils d’El Hadj, une des principales villes du pays, était en partie démenti ; mais quand je demandais des explications on m’induisait en erreur et il m’était impossible alors de démêler la véritable situation de la contrée. Du reste, m’eût-elle été connue, toute tentative pour revenir sur mes pas m’aurait fait abandonner de mes guides, et je n’aurais pas passé vingt-quatre heures sans être pillé, attaché et transporté à Ségou comme espion.

Il fallait donc marcher en avant et quand même, en cachant nos inquiétudes ; aussi à sept heures, le 16, nous nous dirigions sur Toumboula.


Toumboula. — Badara-Tunkara. — Le Lambalaké. — Tikoura. — Bembougou. — Barsafé. — Marconnah. — Ouakha ou Ouakharou. — Les roniers et leurs fruits. — Les Foular. — Masoso ou Soso. — Un cadavre noroubougou. — Craintes des Bambaras. — Médina. — Nous rejoignons une caravane. — Marche en colonne. — Une attaque. — Article de journal sur cette attaque. — Comment les bruits se transportent en Afrique. — Arrivée à Banamba. — Pluie anomale.

Toumboula, le nom du village dans lequel nous venions d’entrer, n’est porté sur aucune carte, et je n’en avais jamais entendu parler. Mes noirs m’affirmèrent qu’ils le connaissaient de nom, et au fait la chose n’a pas lieu de me surprendre, puisque c’était un village soninké, dont beaucoup d’habitants, une moitié peut-être, avaient fréquenté les comptoirs français et anglais, et avaient dû y porter le nom de leur village. À Koundian, j’avais été reconnu par un Sarracolet Diula, qui avait passé plusieurs années dans la Cazamance et m’avait vu chez M. Jules Rapé, lorsque je commandais le Griffon, en station dans cette rivière ; la même chose eût parfaitement pu m’arriver à Toumboula. Néanmoins, je ne pus m’empêcher de penser que si dans les comptoirs on faisait subir à chaque caravane venant de l’intérieur un interrogatoire sur son lieu de départ, sa marche, le lieu de naissance ou de domicile de ses hommes, on aurait recueilli depuis longues années des renseignements précieux qui me manquaient totalement. Et, certes, ce ne serait pas chose difficile ; dans les comptoirs, où l’ennui et l’inaction sont des causes de mortalité, on a de longues heures de loisirs. Une telle étude profiterait à la science, serait utile à la colonie et salutaire aux personnes qui en seraient chargées. Quant aux interrogés, le plus mince cadeau après l’interrogatoire les indemniserait de leur perte de temps et les renverrait contents.

Je ne tardai pas à apprendre que le chef de Toumboula avait été placé là par El Hadj, qu’il lui était dévoué, que c’était un grand marabout, et qu’il se nommait Badara Tunkara.

Malgré son âge, il ne tarda pas à arriver entouré d’une foule qui paraissait avoir le plus profond respect pour lui. Il portait un burnous noir brodé d’or par-dessus les vêtements du pays, un bonnet rouge et un turban blanc très-étroit. Il me frappa de suite par sa bonne figure et sa ressemblance singulière avec Amat-N’diaye An, le tamsir ou chef de la religion musulmane de Saint-Louis. Il nous reçut avec effusion, me dit qu’il avait été longtemps à Sierra-Leone, qu’il connaissait les blancs, les aimait, et, comme péroraison, il me donna un joli jeune bœuf pour mon déjeuner. Il aurait bien voulu que je restasse à son village, il me demandait à acheter de la guinée et m’apporlait une belle tamba sembé ou écharpe, bleu foncé, en échange. Mais j’avais arrêté d’aller coucher à Marconnah, je ne me laissai pas tenter. Je fis un cadeau au vieux chef, le remerciai, m’excusai de ne pas tuer le bœuf dans son village, et dès que hommes et animaux eurent mangé et bu, je repris ma route.

Le docteur avait été assailli par les malades, mais il n’avait pu donner de soins et de médicaments qu’au frère du chef du village, atteint d’une ophtalmie assez grave. Du reste, la poussière était tellement intense, qu’il y avait de quoi causer des ophthalmies à tout le monde ; je mis mes lunettes de voyage, mais au bout de quelques instants je n’y voyais plus du tout, tant les verres étaient couverts de poussière ; nous mangions du sable, nous en buvions, bref, je quittai Toumboula sans regrets, malgré l’hospitalité de son chef.

Ce village était actuellement le chef-lieu du Lambalaké, petite province très-fertile, habitée par les Soninkés, qui, par leur travail, ont su y apporter une industrie et du bien-être. C’est de ce pays et du Fadougou que nous allions bientôt traverser, que sortent les Lomas noirs et tamba sambés les plus estimés et les mieux teints.

La route de trois heures qui mène de Toumboula à Marconnah sillonne un beau pays accidenté, couvert d’une belle végétation au milieu de laquelle apparaissaient quelques roniers ; un peu avant d’arriver au village, nous traversâmes un petit plateau de roches : c’était depuis longtemps le premier que nous rencontrions.

Marconnah est un grand village muni d’un tata ; là comme à Tikoura placé sur cette même route, je fus frappé de la culture du tabac très-soignée et faite sur une grande échelle. J’appris que c’était un objet de commerce important, qu’on en transportait des ballots sur les marchés du Djoliba (Niger). Il y en avait différentes variétés, mais je n’eus pas le temps de les examiner ; notre marche était si rapide, que dans nos haltes nous avions déjà trop à faire de remettre nos notes en écriture lisible, d’arrêter le tracé de la route et de répondre aux palabres. Toute autre étude, tout autre travail eût été impossible, je me trouvais déjà surchargé, et bien souvent pour faire en route mon lever graphique, pour le remettre au net, en arrivant, il m’a fallu faire appel à toute ma volonté et à toutes mes forces.

Famahra avait un frère dans ce village ; il vint me saluer avec le chef, et tous deux tentèrent de me décider à passer la journée du lendemain à Marconnah. Je refusai énergiquement, malgré la mauvaise humeur de Famahra qui aurait désiré se reposer chez les siens, chose bien naturelle du reste. On m’envoya alors deux chèvres, et comme j’avais abondamment de viande je fis porter au chef les deux épaules du bœuf qu’on m’avait donné à Toumboula.

Le 17 au jour je fis charger ; je voulais me rendre à Soso dans la journée, et on m’avait prévenu que la marche serait longue.

Au moment de partir Famahra n’était pas là. Je me mis en route sans lui, sous la conduite d’un guide fourni par le village.

Nous descendîmes de la colline sur laquelle est celui-ci, puis nous passâmes à Niarébougou, petit tata laissant Boïla, grand village, me dit-on, sur la gauche.

Nous entrâmes alors dans une forêt de roniers magnifiques ; à huit heures, nous dépassions les ruines de Moniocourou, au sud desquelles était, à environ cent cinquante mètres, le village de Yoromé. À huit heures cinquante-cinq minutes nous arrivions à Ouakha ou Ouakharou, village situé au milieu d’une plaine de toute beauté, parsemée de roniers chargés de nombreux régimes de fruits encore frais. Je me décidai à camper sous leur ombre. Dès que nous fûmes installés, Samba Yoro me demanda à couper des rones. Je ne m’y opposai pas et il escalada un des plus petits roniers, car nous en avions autour de nous qui mesuraient trente mètres de hauteur sous les branches. Mais il n’eut pas plutôt commencé à abattre les fruits, que les gens du village voulurent s’y opposer. C’était d’autant plus regrettable que les rones étaient mûres à point ; leur lait, qui plus tard devait former une amande, était encore liquide et frais ; c’était très-bon et au moins aussi sucré que le lait de coco. Mais Famahra, qui, pas plus que les gens du village, n’avait jamais mangé de rones fraîches, en ayant goûté cette fois, et les ayant trouvées très-bonnes, se mit à se disputer avec les gens du village, disant que ces arbres étaient au bon Dieu, que ce n’était pas eux qui les avaient plantés et qu’ils n’avaient pas le droit d’empêcher quelqu’un d’en manger. Force nous resta et nous abattîmes une centaine de rones. Ce qu’il y eut de plus curieux, c’est que les gens du village, s’étant hasardés à en goûter, se mirent de la partie, si bien que tous les roniers accessibles furent dépouillés. Je suis sûr qu’on se rappellera longtemps notre passage dans ce village, où nous avons révélé une nourriture succulente à côté de laquelle ils vivaient depuis des siècles sans songer à en profiter, attendant l’époque où le fruit tombe ; alors, au lieu d’avoir un goût exquis, il ne sent plus que la térébenthine, et au lieu d’une crème n’offre plus qu’une amande filandreuse.

Il y avait beaucoup de Peuhls dans ce pays ; on les désignait sous le nom de Foulars ; ils n’offraient pas de traits remarquables, mais avaient une taille très-élancée ; leurs visages, si ce n’est qu’ils étaient exempts de coupures, se rapprochaient assez du type des races soninkée et bambara, avec lesquelles ils devaient être très-mélangés.

Le chef me fit cadeau d’un cabri ; il donna un abondant repas de couscous aux hommes ; aussi, au moment du départ, je lui envoyai six coudées de guinée.

Le 18 au jour, nous reprîmes notre route par un temps brumeux ; nous marchions lentement malgré nous ; nos deux maigres chevaux nous supportaient à peine ; les ânes étaient tous blessés ; les mules, qui avaient jeûné plus souvent que de raison, traînaient un peu la jambe ; en somme, tout le monde sentait le besoin d’arriver. Heureusement nous étions dans la route, comme disaient les noirs, nous n’avions plus de broussailles à traverser, le chemin était net, bien battu, bien tracé. Ce pays était assez arrosé de marigots sans écoulement mais semés de flaques d’eau. Nous franchîmes trois villages détruits : Soumbounko, Coro et Tominkoro. Pendant cette route qui sillonne un pays magnifique, au milieu de forêts de roniers aux troncs séculaires, dont quelques-uns dépassaient tout ce que j’avais vu jusqu’alors et devaient bien atteindre quarante mètres de haut, nous rejoignîmes deux caravanes portant des ballots de coton au marché de Yamina ; c’étaient des gens de cette ville même qui étaient venus chercher ce produit dans le Fadougou ou nous étions. Ce pays est habité par les Soninkés et Bambaras ; mais, c’est l’idiome bambara qui y domine. Autrefois cette province dépendait du chef de Damfa ou Dampa ; il portait le titre de roi et commandait spécialement à la province de Damfari.

À mesure que nous nous rapprochions du Niger, notre caravane, grossie de groupes et de bandes de voyageurs suivant la même direction, prenait un aspect très-respectable. Il est vrai que je ne sais pas jusqu’à quel point j’eusse pu compter sur le courage de ces hommes, mais à cette époque, je n’avais encore nulle inquiétude à ce sujet. Aussi je cheminais sans autre préoccupation que celle d’arriver à Yamina et au Niger. À Toumboula, on nous disait que nous étions à trois jours de marche du fleuve, et voilà qu’à Masoso nous en étions encore à la même distance. Le Niger fuyait-il devant nous ?

Le 19, nous allâmes déjeuner à Moroubougou, village situé par 13° 50′ 38″ de latitude nord observée. Un peu avant d’y arriver, nous rencontrâmes sur la route un cadavre fraîchement tué. Les vautours ou tout autre animal avaient enlevé une de ses joues, mais il n’était pas encore en putréfaction, sa tête était posée sur un bras ployé, le corps était à demi retourné, le dos en l’air et l’autre bras s’étendant par terre. Il semblait que sa mort n’avait pas dû être instantanée.

En arrivant à Moroubougou, on pressa les gens du village de questions, car la vue de ce cadavre, constatant qu’il y avait eu lutte en cet endroit, terrifiait un peu mon escorte et malheureusement confirmait tristement les bruits de guerre auxquels, jusqu’ici, j’avais donné peu d’importance.

On nous dit qu’une bande de Diulas avait été attaquée par des révoltés du Bélédougou et qu’ils en avaient tué un en se défendant ; on ajouta que les révoltés couraient le pays, le cernaient, faisaient des razias et empêchaient même les natifs d’aller dans leurs champs récolter les arachides qui étaient encore en terre ; que quelques jours auparavant ils avaient enlevé une jeune fille du village.

Ceci devenait grave, mais c’était une raison de plus pour marcher. Car si on eût entendu dire que j’étais en route, certainement on eût tenté de me dévaliser et peut-être de me prendre. Or, avec nos chevaux nous étions dans l’impossibilité de nous sauver, et d’ailleurs, la perspective d’une lutte, sans m’effrayer, ne me souriait pas. Le caractère de ma mission était essentiellement pacifique et, à moins d’y être forcé, je ne voulais pas sortir de mon rôle.

À deux heures, je me remis donc en marche et j’allai coucher à Médina, grand village reconstruit depuis peu. Au moment ou nous arrivions, une caravane de coton et d’esclaves en partait pour profiter de la nuit. Souvent mes guides m’avaient offert de marcher la nuit, alléguant qu’il y aurait moins de fatigue, qu’on courrait moins de dangers. Mais je tenais trop à bien faire le lever de la route pour consentir, et puis si on ne dort pas la nuit on fatigue beaucoup ; d’ailleurs, il faut bien dormir quelquefois et le jour il n’y a pas moyen d’y songer. Nous étions arrivés à trois heures cinquante minutes. La caravane qui allait partir remit son départ au lendemain pour faire route avec nous. Je profitai des quelques heures qui restaient avant la nuit pour faire en éclaireur le tour du village ; en somme, les craintes de ces braves gens me semblaient très-exagérées ; ils disaient qu’on me poursuivait, que je serais certainement attaqué, et Famahra n’était pas à son aise.

Le village de Médina avait dû être fort grand, le nouveau tata n’occupant guère que la moitié de l’ancienne superficie. On voyait encore les cases en paille qui avaient formé le premier germe du nouveau village. Je vis là pour la première fois chez les noirs des briques fabriquées régulièrement. On dispose pour les faire une bande de terre glaise bien pétrie, on l’unit, on la rogne des deux côtés parallèlement, puis on y fait des séparations de manière à former des carreaux plats de vingt à trente centimètres de côté, sur dix d’épaisseur, qu’on laisse sécher au soleil. C’est avec ces matériaux que les Soninkés construisent leurs murailles en maçonnant ces briques au moyen de terre gâchée avec de l’eau, et crépissant avec une espèce de pisé, composé de terre, qu’on laisse détremper pendant un mois, souvent plus, avec de la paille, de l’urine de cheval, des crottins et toutes les ordures du village.


Palmie ronier. — Dessin de Tournois d’après l’album de M. Mage.

Nous examinions avec le docteur cette briqueterie primitive en fredonnant un air de je ne sais trop quel opéra, lorsqu’un noir qui passait, m’entendant chanter, resta tellement ébahi que je partis d’un éclat de rire qui le stupéfia encore davantage. Je laisse à penser à ceux qui connaissent les idées des noirs sur la musique les commentaires dont nous dûmes être l’objet. Ils se demandèrent si nous étions des griots, gens auxquels seuls est réservé l’état de musicien, classe adulée mais méprisée, sorte de bouffons dont on rit, qu’on emploie et qui vous extorque de l’argent ; mais que m’importait ? La figure de ce brave noir m’est restée gravée dans la mémoire, et souvent ce souvenir a réveillé ma gaieté.

Partis à six heures trente minutes, à huit heures quarante-cinq nous passions devant le village de Touta. À notre approche tout le monde s’était renfermé, on ne voyait personne. Nous étions plus de cent cinquante, et il était évident que l’aspect de cette troupe avait effrayé, et cependant quinze hommes bien résolus eussent eu bon marché de nous tous, encombrés comme nous l’étions de bagages, d’ânes, et la plupart mal armés. Nous suivîmes un chemin bien net ; on marchait avec précaution ; il y avait des éclaireurs ; on recommandait de faire silence. Tout à coup la tête de colonne s’arrêta. On avait reconnu des traces de pas, entendu des voix. L’armée du Bélédougou ne pouvait être loin. Je me mis à rire de la terreur générale, mais cependant il était prudent de se tenir en garde ; aussi pendant que tout le monde se rassemblait, Je visitai mes armes, je recommandai aux hommes d’entraver les animaux dès qu’ils entendraient le premier coup de fusil, et, autant que possible, de les attacher à un arbre par leur collier, puis j’attendis auprès d’eux les événements. Tout à coup notre suite se précipita sur la gauche de la route, j’entendis des cris dont quelques-uns me navrèrent, mais je ne bougeai pas d’à côté de mes hommes. Quelques minutes après on amenait trois captifs, un homme et deux femmes. C’étaient, disait-on, des Bambaras révoltés qui fuyaient dans le Beledougou. Les malheureux, attachés solidement par les bras derrière le dos, étaient dépouillés de tout vêtement, et ce ne fut que plus tard qu’on consentit à leur rendre quelques lambeaux de vêtements ; ils étaient de bonne prise. Une jeune fille et un jeune garçon avaient échappé en courant et on ne les avait pas poursuivis. Telle avait été cette expédition qui, dans la voix des noirs transmise jusqu’à Saint-Louis, avait pris de telles proportions, que je trouve dans un article de journal qui annonce mon arrivée sur les bords du Niger la relation suivante de ce fait :

« Bakel, 5 avril. — Deux Toucouleurs, arrivés hier au soir de Ségou, donnent les nouvelles suivantes : pendant


Forêt de roniers (voy. p. 55). — Dessin de Émile Bayard d’après l’album de M. Mage.

qu’ils étaient encore à Ségou, dans le mois de février,

MM. Mage et Quintin sont arrivés dans cette ville et ont été parfaitement reçus par le fils d’El Hadj Omar qui y règne ; ils faisaient leurs préparatifs de départ pour se rendre à Hamd-Allahi, capitale du Macina, où se trouvait El Hadj Omar.

« Dans le cours de son voyage de Koundian à Ségou, M. Mage avait été attaqué par des pillards ; mais grâce à son escorte, aidée par un renfort que lui avait donné Boubakar Cirey, chef du Diangounté, il avait mis ces malfaiteurs en déroute et leur avait fait deux prisonniers qu’il avait remis au fils d’El Hadj Omar, etc., etc. »

Voilà comme on raconte l’histoire en Afrique ! Eh bien non, et je m’en félicite, je n’étais pour rien dans cette aventure, je n’avais contribué en rien à réduire en esclavage trois pauvres êtres, dont deux étaient déjà. vieux, qui fuyaient la tyrannie de leurs conquérants et allaient se réfugier chez leurs frères. On me donnait un rôle belliqueux, mais je préfère y renoncer en faveur de la vérité.

Le soir de ce même jour nous arrivâmes à Banamba, le plus grand village que j’eusse vu jusqu’alors.

Banamba est un village de Soninkés. Le chef était allé dans un village voisin prélever l’impôt du mil, pour Ahmadou. En son absence, deux notables du village vinrent me souhaiter la bienvenue et tentèrent en vain d’éloigner la foule qui m’entourait de cercles concentriques et multipliés. Peu après, le chef revint en personne de son excursion et n’eut pas plus de succès. La foule s’éloignait à sa voix, puis revenait bientôt. Je pris alors un moyen héroïque, je les aspergeai d’eau. Mes hommes allaient en chercher aux puits du village, qui avaient neuf brasses de profondeur, et je la leur jetais à la figure. Les noirs craignent l’eau autant que les chats ; par ce moyen, j’obtins un peu de tranquillité. Dans une ville d’Europe, un étranger qui agirait ainsi serait écharpé. Là-bas, personne ne songea à s’en formaliser, et j’y gagnai peut-être en considération.

Quelques instants après que le chef m’eut quitté, je reçus un mouton gras avec une calebasse de riz pour mon souper, du bois pour le faire cuire et deux grandes calebasses de mil pour mes animaux. Cette provende arrivait à point. Les chevaux surtout étaient sur les dents. Depuis Dianghirté, celui du docteur tenait encore, mais le mien n’allait plus ; quoique encore assez gras il buttait à chaque pas, et trois fois dans la journée il était tombé sur les genoux. Une fois il n’avait pu se relever. Le soir, une grande discussion s’entama entre Famahra et les Diulas qui étaient venus avec nous, au sujet des captifs. Ces derniers voulaient les vendre de suite et faire le partage après avoir retiré le cinquième du butin, part d’Ahmadou. Famahra s’y opposait et voulait conduire les captifs à Ahmadou, qui déciderait de ce qu’on devrait en faire.

Avec la nuit, la brume se changea en petite pluie qui bientôt traversa le toit de notre hangar. De crainte de voir nos marchandises et notre couscous avariés, je les fis couvrir avec les tentes et couvertures et nous passâmes la nuit sans dormir. Je n’étais pas préparé à la pluie ; c’est presque un phénomène anomal, en cette saison, et cependant, ainsi que je le vérifiai, trois ans durant, il se reproduit chaque année au moins une fois, de décembre à janvier et quelquefois jusqu’en février. Le lendemain tout était trempé, et quelque pressé que je fusse de me mettre en route avant qu’il n’arrivât de complications de la part des Bambaras du Bélédougou, il fallut nous sécher et surtout sécher les bagages. J’en profitai pour aller voir le village.

Ses rues sont larges, sinueuses ; les maisons n’ont qu’un rez-de-chaussée à terrasse, elles ont des portes dans lesquelles on peut entrer debout ; ce sont les premières que je rencontre ainsi faites. Dans l’intérieur des cours, on voit quelques cases en paille. Quelques petites places, généralement ombragées par un arbre, semblent le siége de petits marchés. Dans un coin, sous un Karite (Shéa ou Cé en Bambara), je vis confectionner des espèces de galettes en farine de mil, cuites au beurre végétal et connues dans le pays sous le nom de momies ; j’eus la curiosité d’en goûter. J’en trempai dans du lait. Quand on a faim, cela passe ; mais le goût en est bien rance et la pâte bien aigre. Une poterie en forme d’écuelle servait de poêle ; une petite cuiller en fer, plate et ressemblant à une spatule, servait à retourner cette galette et à mettre du beurre qu’on garde dans une petite calebasse et qu’on ne prodigue pas, bien que pour mon compte, je trouvasse qu’il y en eût encore trop. C’est là tout ce que je vis du village à cause de l’heure matinale et du temps de pluie qui confinait tout le monde dans les cases.

Quant à la plaine qui entoure le village, elle est magnifique : de distance en distance des baobabs monstrueux, des cailcédras l’ombragent un peu, mais en somme, elle est dénudée de haute végétation par les cultures qui s’étendent à perte de vue.


Départ de Banamba. — Difia. — Sikolo. — Le terrain s’abaisse. — Dioni. — Kéréwané. — Encore une mauvaise nuit. — Bassabougou. — Bokhola. — Tamtam de guerre. — Morebougou. — Le Doubalel. — On dit Yamina révolté. — Arrivée à Yamina. — Aspect du Niger.

À neuf heures, en voyant le temps s’éclaircir, je me décidai à partir et fis charger rapidement les bêtes. Famahra se disputait toujours pour les captifs faits la veille ; aussi je le laissai et, conduit par le guide, je m’acheminai vers Difia. Au moment du départ, le chef de Banamba vint me dire adieu. Je m’aperçus alors que je partais sans lui avoir rien donné ; mais, ne voulant pas défaire les charges, je lui dis d’envoyer quelqu’un à la première station ou je lui donnerais un bonnet rouge. En effet, en arrivant à Difia, je fis ouvrir une cantine destinée aux marchandises et remis l’objet en question à son captif qui m’avait suivi. J’étais déjà entouré de la plus grande partie du village ; c’étaient des Soninkés dont quelques-uns avaient vu des blancs à la côte. Ils me sollicitèrent très-vivement de rester dans leur village. Peut-être était-ce par intérêt et dans l’espoir d’un cadeau, mais peut-être aussi par un sentiment de bienveillance instinctif à tous les noirs qui ont vécu au milieu des blancs et qui, en général, en gardent bon souvenir ; mais je fus sourd à ces prières et je continuai vers Sikolo, où je fus rejoint par Famahra, qui avait gagné son procès. L’homme pris avait été relâché ; après mûr examen, on avait reconnu qu’il était d’un village soumis ; quant aux femmes, il les ramenait ; elles appartenaient au village qui avait pillé les bœufs de Banamba et étaient par conséquent de bonne prise.

Sikolo est un village bambara. J’allai boire aux puits ; ils avaient douze mètres de profondeur et étaient en dehors du village. À l’est de Sikolo, on trouve le petit village de Kounama, habité par des Soninkés. Le frère de Famahra (frère à la mode du pays) y habitait ; il était venu pour le voir. À partir de Banamba, nous avions été en plaine, mais après Sikolo le terrain s’inclinait et nous descendions visiblement. L’horizon était très-étendu ; il devenait donc probable qu’entre le Niger et nous il n’y avait pas de montagnes.

Bientôt nous descendîmes, par un saut très-brusque, sur un plateau inférieur de six mètres à celui sur lequel nous nous trouvions : une heure après, nous descendîmes un second degré de la même hauteur, et peu après, nous passions au village de Dioni, où les puits n’avaient qu’un mètre et demi de profondeur. C’était un village bambara. Sans nous y arrêter, nous continuâmes à marcher et, à cinq heures dix minutes, nous campions à Kéréwané, peuplé de Soninkés. Nous nous installâmes le long du tata. Les puits profonds d’une brasse et demie étaient à l’intérieur du village dont l’extérieur était fort sale. À quelques pas de notre campement, que, par prudence, nous rapprochions ainsi de la muraille, était un goupouilli assez vaste. Le seul souper qu’on m’envoya du village fut une calebasse de lait aigre. J’étais déjà malade de fatigue, je ne me soutenais que par la volonté, et cette nuit fut une nouvelle épreuve. Les chiens hurlèrent tout le temps dans le goupouilli, où, au petit jour, on alluma de grands feux à la lueur desquels l’école des enfants commença. Quand on sait ce que c’est qu’une école musulmane, on comprend qu’il n’y a pas moyen de dormir. Une quarantaine d’enfants lisent ou récitent à voix haute et d’un ton nazillard de l’arabe que leur marabout a écrit sur une planchette. Cela n’est pas fait pour bercer. Le jour venu j’étais littéralement épuisé, mais j’avais enfin la certitude d’arriver le soir au Niger, et cette pensée me soutenait.

À six heures vingt minutes je repartais ; à sept heures nous dépassions une ruine ; à sept heures trente-cinq un petit village nommé Bassabougou, ou nous nous arrêtâmes cinq minutes, et nous continuâmes vers Bokhola. Nous marchions avec précaution, ayant devant nous des cavaliers en éclaireurs. Famahra, craignant une attaque, m’avait demandé de la poudre ; nous ne nous éloignions pas les uns des autres. En approchant de Bokhola, dès qu’on découvrit le village, on entendit le tamtam[3]de guerre. Quelques hommes, en armes et en costume de guerre, parés de leur gris-gris, entouraient cet instrument en avant de la porte du village. On nous recevait en branlebas de combat. Ce seul fait peignait assez la disposition des esprits. Nos hommes d’avant-garde leur crièrent : « Kanaké ! Kanaké ! » (Ce n’est pas bien !) et, comme nous continuions à avancer en file, les citadins reconnurent que nous ne venions pas les attaquer. Néanmoins, si le tamtam cessa de battre, ils ne nous reçurent pas sans défiance, et c’est à peine s’ils voulurent me donner à boire. Leur armement était peu redoutable : trois ou quatre mauvais fusils près desquels étaient des morceaux de bois enflammés pour mettre le feu à la poudre, les batteries ne fonctionnant plus, et quelques lances ; c’est tout ce que je vis. Laissant derrière nous Bokhola, nous allâmes déjeuner à Morébougou.

C’était un village bambara, remarquable par un magnifique doubalel, arbre à racines prenantes, toujours vert, et de la plus grande beauté ; son panache, immense dôme de verdure, était soutenu par une cinquantaine de colonnes formées par les racines descendant du tronc primitif. Ce fut sur la plate-forme dont on l’avait entouré que nous nous installâmes entre ces colonnes. Les puits avaient huit brasses et demie de profondeur. L’accueil du village fut froid sans être hostile. Ils paraissaient nous craindre et nous dirent que Yamina venait de se révolter ; mais je ne le crus pas, et cependant il y avait quelque chose de vrai, car, ainsi que je l’appris plus tard, la révolte avait été imminente.

Après un court repos pendant lequel nous mangeâmes à la hâte, nous reprîmes notre route sous une chaleur accablante. La plaine était unie devant nous. Je cherchais à apercevoir le fleuve, mais je n’avais devant moi qu’une colline dans le lointain et une autre sur notre droite ; enfin, vers trois heures et demie, on distingua, au milieu d’une rare végétation, quelques palmiers, puis des murailles : c’était Yamina, le second marché du Ségou. Nous tournâmes la ville et, à quatre heures, nous étions sur la berge du Niger. Un immense banc de sable s’étendait devant la ville. Au pied de la berge de grandes et petites pirogues étaient à sec ; sur des piquets, étaient étendus de nombreux filets ; de l’autre côté de l’eau, pareil banc de sable et une berge très-éloignée, voilà ce qui me frappa tout d’abord. Je m’étais attendu, d’après Mungo-Park, à une immense nappe d’eau et je ne voyais, entre les deux berges de sable, qu”un courant de six cents mètres environ de largeur. Je fus désappointé, et cependant lors des crues cette largeur doit dépasser deux mille mètres ; mais, sur le premier moment, je ne me fis pas la réflexion que Mungo-Park, aussi bien à son premier qu’à son second voyage, n’avait vu le fleuve qu’en plein hivernage, et, je le répète, mon cœur battit moins que je ne l’avais prévu ; l’émotion fut moins grande, parce que le spectacle était moins imposant. Cependant j’avais réalisé ce désidératum du gouverneur, qui me disait : « Si vous arrivez jusqu’au Niger, le seul fait d’avoir vu ce fleuve vous créerait de suite une position hors ligne. » Avec des ressources bien faibles, j’avais réussi où tant d’autres depuis Mungo-Park avaient échoué, et j’arrivais au grand fleuve sans avoir perdu un seul homme, presque sans avoir diminué mes ressources en marchandises. Allais-je pouvoir terminer ma mission avec un aussi plein succès ? Descendrais-je le fleuve ou reviendrais-je par Bamakou rejoindre Kita, en complétant ainsi la première route que j’avais suivie ? Il ne fallait pour cela qu’une forte escorte armée et, le pays étant révolté, il était de l’intérêt d’Ahmadou de l’expédier. Je partirais avec elle. Non ! Rêves, châteaux en Espagne, vous me berciez, et je devais me relever, comme une bête prise au piége, entouré de tous côtés d’une barrière infranchissable. Je devais apprendre à compter avec la force d’inertie, les lenteurs, la mauvaise foi, la ruse des noirs. Je devais passer vingt-sept mois sur les bords de ce fleuve que j’avais tant désiré d’atteindre !


Entrée à Yamina. — Nous sommes assaillis par la foule. — La maison de la fille d’Ali. — Sérinté. — Les Maures battus. — La maison de Sérinté. — Nous sommes assaillis par les Maures. — Position critique de Yamina. — Visite à Sambara Sacco. — Promenade au marché.

Après nous être rassasiés de la vue du grand fleuve, nous continuâmes à tourner la ville, longeant le rang de maisons qui fait face au courant. La berge, en cet endroit, est défendue, contre les empiétements du Niger à chaque saison des pluies, par une espèce de quai irrégulier au pied duquel on vient jeter les immondices et les ordures des cases qui s’ouvrent par de petites portes sur cette berge et sur la plage de sable qui s’étend entre elle et l’eau.


Le Doubalel de Morébougou (voy. p. 59). — Dessin de Tournois d’après l’album de M. Mage.

Nous entrâmes en ville par une petite place où travaillait un forgeron sous une échoppe composée de quatre piquets et de deux nattes grossières ; on nous fit alors arrêter, dans une encoignure, à la porte d’une maison que je pris d’abord pour une entrée de mosquée, tant elle était ornée de ces sculptures grossières en terre moulée qui sont un des cachets de l’architecture de ces pays et qui rappellent de loin les arabesques des architectes maures.

Je sus, plus tard, que c’était la maison habitée jadis par une fille du dernier roi de Ségou, Ali fils de ce Mansong qui régnait lors du passage de Mungo-Park.

Nous déchargeâmes les animaux, je fis entasser les bagages dans le coin, et je m’étendis sur mon fragment de matelas ; j’étais exténué de fatigue. Le docteur en fit autant et nous attendîmes là une demi heure, entourés d’une foule sans cesse grossissant, que nos hommes maintenaient à grand-peine, tant elle se pressait et se poussait pour voir un blanc. Comme partout, les Maures étaient les plus empressés et les plus curieux, mais aussi les plus insupportables.

Notre position devenait intolérable, quand Famahra arriva suivi d’un vieux noir qui, tout d’abord, employa son autorité à faire asseoir la multitude dont la muraille vivante menaçait de nous étouffer. Ce ne fut pas sans peine qu’il y parvint. Il criait acigui ! acigui ! (asseyez-vous ! ou assis !) On s’asseyait, mais bientôt de nouveaux curieux arrivaient et c’était à recommencer.

Après avoir échangé le bonjour avec nous, ce vieux noir, que je reconnus tout d’abord pour un Soninké, se mit à causer un instant avec Famahra et dit qu’il allait nous loger. Il entra avec moi dans cette maison habitée jadis par la fille des rois ; mais, bien que je fusse disposé à m’en contenter afin de mettre un terme à mon malaise, il ne la trouva pas convenable. Il est de fait que ses toitures étaient effondrées, que ses cases inhabitées servaient de lieux d’aisances publics, comme toutes les maisons désertes de la ville. Il n’y avait là qu’une cour intérieure à peu près propre et quelques personnes y avaient élu domicile. Or, avant tout, je désirais être seul. Il m’emmena alors chez lui. On rechargea les bagages, nous traversâmes la ville et nous arrivâmes à une porte simple mais propre. C’était la maison de Sérinté, notre hôte, le vieillard obligeant.

Cette promenade à travers la ville, où nous fûmes suivis d’une foule compacte que Famahra chassait à grands coups de corde, frappant sans plus de façon, et à ma grande joie, aussi bien sur les Maures que sur les enfants, ne manquait pas d’une certaine originalité. J’éprouvais un plaisir indicible à voir les orgueilleux Maures, pour lesquels un noir n’est jamais qu’un esclave, humiliés à leur tour, et je me prenais à penser que le jour s’approchait où les noirs, se relevant tout à coup de la léthargie dans laquelle ils sommeillent depuis des siècles, chasseraient ces dominateurs de leur frontière, changeraient leur rôle de victimes contre celui de conquérants et refouleraient dans le désert ces populations nomades qui n’auraient plus d’autre ressource que de se faire les courtiers de commerce du grand Sahara.


La maison de la fille du dernier roi de Ségou, à Yamina. — Dessin de Émile Bayard d’après l’album de M. Mage.

Malheureusement, je l’ai reconnu depuis, l’ascendant du Maure n’est pas près d’être ruiné dans l’esprit du noir, et la scène à laquelle j’assistais était un simple réveil d’un enfant en révolte, abusant de sa force du moment pour retomber le lendemain sous la férule de son maître.

Sans doute le jour viendra où les noirs auront une ère réparatrice. Il dépend de l’Europe d’en avancer l’heure, mais elle n’est pas encore sonnée, et ces malheureuses races, qui ont toutes nos sympathies, parce qu’au fond elles sont bonnes malgré tous leurs défauts, s’agitent encore dans les ténèbres de l’ignorance et de tous les préjugés que l’islamisme conquérant leur a inculqués.

La maison dans laquelle nous arrivions n’avait rien de remarquable à l’extérieur : à la porte, sous un petit hangar, se tenait une marchande qui vendait des arachides grillées, des haricots bambaras également grillés, deux ou trois préparations du pays, telles que boules de couscous aggloméré avec du miel, du poivre et d’autres aromates du pays, préparation désignée sous le nom de Bouraquié ou Bouraka. On y confectionnait aussi des momies, ou galettes de mil au beurre de karité.

Sous la porte travaillait un artisan important, le cordonnier du maître de la maison, c’est-à-dire son homme de confiance, son ami, son ouvrier en cuir, auquel, à un moment donné, on confie la mission la plus délicate, mais qui appartient à une caste méprisée à l’égal des griots, et à laquelle aucune femme d’une autre classe ne voudrait jamais s’allier, si pauvre qu’elle soit.

Un couloir sombre conduisait à deux cours intérieures habitées par les esclaves de la case, dont quelques-uns, serviteurs de père en fils, nés dans la maison, faisaient pour ainsi dire partie intégrante de la famille ; sur la droite, un petit couloir aboutissait au gynécée, c’est-à-dire à une cour autour de laquelle étaient les cases des femmes de Sérinté. On nous logea tout au fond dans une autre cour étroite sur laquelle ouvraient cinq à six petites cases dont les portes avaient presque la hauteur d’un homme, mais dont l’intérieur n’offrait guère que la place nécessaire pour mettre un lit.

On en dégagea deux pour nous et une pour Famahra et on nous promit que nous serions seuls, que la foule n’entrerait pas, que nous étions chez nous ; on nous prodigua enfin toutes les assurances qui pouvaient nous faire espérer le repos. Vaines paroles ! promesses faciles à faire, mais impossibles à exécuter !


Coiffures et anneau nasal des femmes bambaras (voy. p. 52). — Dessin de É. Bayard d’après l’album de M. Mage.

En effet, malgré les factionnaires qu’on plaça à l’entrée de la cour, j’avais à peine fini d’installer les bagages dans la case et de les mettre à l’abri, que notre maison était véritablement assaillie. Ce furent d’abord quelques chefs maures de caravanes, chérifs de Tichit ou de Oualata et un du Touat même plus insolent que les autres : ils avaient obtenu de Sérinté, par intimidation, de les laisser entrer et venaient m’accabler de questions. Je fus d’abord poli, puis je leur dis que je désirais me reposer, et comme cela ne produisait pas d’effet, je me couchai sur ma natte. Mais alors le chérif du Touat ne s’avisa-t-il pas, de vouloir, me faire réciter des prières musulmanes, me disant : Goulou Bissimilahi Rhamane e Rahemani. Alors la patience me manqua et ma réponse fut tellement énergique que je n’oserais pas la relater. Quoique musulmans pour la plupart, les hommes de mon escorte, qui ne pouvaient pas souffrir les Maures, en furent enchantés et se moquèrent d’eux, leur disant qu’ils perdaient leur temps avec les blancs.

Quant à moi, sentant que ma patience était à bout, je rentrai dans ma case, et le Maure du Touat ayant voulu m’y suivre je lui fermai, avec fureur, la porte sur la figure. Je crois qu’il comprit cette fois, car il se retira et ne revint point. Quant aux autres, peu à peu, je m’en débarrassai plus facilement, car n’ayant pas de ménagements à garder avec eux je les aspergeais d’eau chaque fois qu’ils me tracassaient, et l’eau pour les Maures est pire que le feu.

Je pus ainsi sortir de ma case et prendre l’air dans la cour. Le soir je reçus un cabri, deux poules, du riz et mes hommes eurent le repas national traditionnel, le lack-lallo. Le lendemain, sur ma demande, on me procura un peu de lait frais, article fort rare depuis que les Bambaras avaient enlevé les troupeaux de la ville et les avaient emmenés au Bélédougou.

Pour bien comprendre la position critique de Yamina, il faut savoir que cette ville de marchands, qui, jusqu’alors n’avait jamais eu de murailles et n’avait eu d’autre souci que son commerce, était en butte à toutes les misères. Depuis que Sansandig s’était révolté (et c’était dès maintenant un fait certain pour nous), tous les efforts des Bambaras tendaient à faire révolter Yamina, à y mettre garnison, pour couper ainsi à Ahmadou sa seule route d’approvisionnements, celle de Nioro, que nous avions suivie depuis Toumboula.

La population de la ville est toute composée de Soninkés, gens paisibles, dont j’ai déjà esquissé les principaux traits de caractère ; et telle est leur horreur de la guerre, que lorsque l’armée conquérante d’E] Hadj se présenta à Yamina désert et s’y établit, les chefs soninkés vinrent se rendre en disant : « Tu peux nous couper le cou, tu peux prendre nos richesses, nous te payerons l’impôt, nous te reconnaîtrons pour roi, nous ferons tout ce que tu voudras, tout excepté la guerre. Nous, nos pères et les pères de nos pères ne l’avons jamais faite et nous ne la ferons pas. »

Fatale déclaration qui les livra, pieds et poings liés, aux pillages des talibés d’El Hadj, et plus tard, quand j’arrivai, à ceux de l’armée d’Ahmadou, qui vit à leurs dépens sans les défendre contre les Bambaras révoltés.

Les trois quarts de la ville sont inhabités ; les maisons désertes tombent en ruine ; leur toiture a servi à allumer les feux de bivouac de l’armée conquérante, et elle n’a pas été rétablie.

Aussi cette ville, où arrivaient et d’où partaient chaque jour des caravanes qui se dirigeaient sur Tichit, Bouré, Sierra-Leone, Kankan et Tengrela, cette ville, la rivale, l’émule de Sansandig, est aujourd’hui morne, triste, découragée, sans chef, en proie aux factions. On n’y vit pas, on y tremble, et son aspect, dont je m’étais fait une joie à l’avance, me combla de tristesse.

Lorsqu’on arrive à Yamina, sur la plaine qui domine un peu les murailles, on n’aperçoit aucune culture, on ne voit rien qu’une herbe maigre et des broussailles qui témoignent de la lâcheté des habitants. Plus on approche, plus on est frappé de cette nudité, la ligne



grise des murailles se dessine nue à l’horizon ; quelques

masses la dominent ; ce sont des espèces de minarets qui surmontent les mosquées, tours de forme ogivale et massives, auxquelles on monte quelquefois extérieurement par des morceaux de bois débordant la charpente et servant d’échelons. De loin en loin quelques palmiers élancés rompent, par leur feuillage pittoresque, la monotonie de ce coup d’œil ; mais tout cela est mort, mort comme le commerce de plus en plus languissant de la ville.

Ah ! certes, il est beau d’éviter la guerre ; plus que personne peut-être je l’ai en horreur ; mais quand dans un pays il n’y a pas de patriotisme ; quand il n’est peuplé que de castes rivales se haïssant et oubliant tout autre soin que celui de leur antagonisme mercantile, ce pays, à l’heure des suprêmes dangers, périra, non faute d’habitants, mais faute de cœurs et de bras pour le défendre. Yamina languit et meurt. Sansandig s’est révoltée, a rompu avec les traditions de la paix à tout prix ; elle a sauvé jusqu’ici sa liberté et, tout ensanglantée qu’elle est, elle survivra peut-être.

Le 23 février, je m’éveillai un peu reposé et je m’occupai à me nettoyer. Ce ne fut qu’après plusieurs lavages à l’eau chaude que je parvins à me débarrasser de la couche de crasse dont le voyage avait enduit tout mon corps, en dépit de tous mes efforts journaliers. Je me rappellerai toujours l’effet que je produisis au sortir de ma case après
Jeune fille Soninké (voy. p. 52). — Dessin de Émile Bayard d’après l’album de M. Mage.
avoir quitté mon paletot de route, et remplacé la chemise de flanelle par une chemise blanche, la seule que je possédasse. Tous mes hommes furent étonnés du changement que cette toilette venait d’apporter à ma personne. Je n’étais pas bien élégant certes, et si, même au cœur de |’été, je m’avisais de paraître, dans ce costume, dans le plus petit salon, on s’empresserait de me chasser ou de me refuser la porte ; mais j’étais propre, mes vêtements n’étaient plus déchirés par les branches d’épines, et l’amour-propre de mes noirs était flatté de ce que leur-chef n’avait plus l’air d’un mendiant dans une contrée étrangère.

Je me disposais à aller visiter le marché quand Sérinté, notre hôte, nous arrêta et me proposa d’aller faire visite au chef du village. Jusqu’alors j’avais considéré Sérinté comme étant ce personnage ; mais dans ces pays, demandez à n’importe qui s’il est le chef et jamais son amour-propre flatté ne lui permettra de dire non.

Nous partîmes donc, et après nombre de détours, dans des rues étroites et sur des places qui n’étaient que d’immenses trous dont on avait retiré la terre pour construire la ville et qui aujourd’hui se remplissaient lentement avec les immondices, nous arrivâmes à une grande maison assez propre. De case en couloir, de couloir en cour, et de cour en case, on nous fit entrer dans une grande maison, haute de quatre mètres, dont la toiture, comme toutes les autres, était en terrasse soutenue par des piliers de bois. C’est ce que, dans le pays, on nomme un bilour ou bolérou, case inhabitée, destinée aux palabres ou conversations, à prendre les repas, à s’abriter le jour du soleil, et servant la nuit au coucher des gamins et des esclaves non mariés.

La muraille nue était peinte en gris avec de la terre glaise et de la vase mélangée de bouse de vache.

Nous attendîmes là un quart d’heure l’arrivée de Simbara Sacco, vieux Soninké, chef de tous les Saccos : clan ou grande famille de Soninkés. Nous échangeâmes quelques formules de politesse. Je dis que je venais voir Ahmadou, ce qui parut l’intéresser médiocrement, et nous nous retirâmes.

En le quittant je traversai le marché entraînant la foule sur mes pas. À Yamina, comme dans toutes les villes du Soudan, il y a, outre le marché quotidien ordinaire, un jour de grand marché ou de foire par semaine ; acheteurs et vendeurs y viennent en foule et même de fort loin, et à la vue de ce qu’étaient encore ces réunions commerciales dans cette ville ruinée, nous avons pu nous faire une idée de ce qu’elles étaient à l’époque où les grandes caravanes y affluaient du nord et du midi, et où le sel de Tichit apporté par les chameaux du Sahara, s’y échangeait contre l’or de Bouré et les noix de Kollat cueillies sur les montagnes de Kong.

Mage.

(La suite à la prochaine livraison.)


  1. Suite. — Voy. pages 1, 17 et 33.
  2. Lack-lallo, farine de mil bouillie, en pâte très-épaisse, accompagnée d’un coulis d’aloo ou de lallo, de viande séchée ou poisson séché. Les amateurs prétendent que pour que ce soit bon, il faut que la viande ou le poisson soit très-avancé. Le lallo est la feuille du baobab séchée et pilée.
  3. Tamtam ou tabala, tambour usité dans toute l’Afrique équatoriale : caisse hémisphérique recouverte d’une peau de bœuf ; on le frappe avec une pomme de cuir tressé et fixé au bout d’un manche.