Voyage dans le Soudan occidental/03
Vue de la montagne de Kita. — Dessin de Tournois d’après l’album de M. Mage.
VOYAGE DANS LE SOUDAN OCCIDENTAL
SÉNÉGAMBIE — NIGER).
Le 15 janvier j’arrivai au Bakhoy, dans un endroit où ses eaux se brisaient avec violence sur un banc de roches qui formait un gué naturel. Ce passage fut difficile ; les roches y sont glissantes, plusieurs hommes tombèrent avec les charges. Nous perdîmes un sac de sel qui représentait pour nous une grande valeur. Les animaux, surtout les ânes, regimbaient ; cela me rappelait les scènes décrites par Mongo-Park ; et en présence des difficultés que je rencontrais, je me reportais à l’époque où ce grand voyageur traversait ce même cours d’eau, à quelques lieues plus bas que moi, au village de Médina ou Gamfaragué, et je pensais que rien n’était exagéré dans son récit. De loin ces choses-là ont l’air toutes simples. Passer un fleuve sur un gué, quelle plaisanterie ! Mais en pratique c’est bien différent : tout devient obstacle au port des bagages, et quand on n’a emporté que le strict nécessaire, moins même, toute perte est un désastre. On tombe, on se blesse, et pendant huit jours voilà un homme qui ne peut plus marcher à pied ; il faut le mettre sur un âne, qu’on surcharge, et qui bientôt vous manque à son tour. On est en transpiration, on tombe dans l’eau, et voilà une pleurésie, une fluxion de poitrine, que sais-je ?
Nos provisions de viande séchée étaient épuisées ; je me décidai à abattre un bœuf ; mais pour n’être pas tourmenté de demandes, je voulus faire cela dans les broussailles. En effet, dans ce pays il n’y a plus de bestiaux ; la seule viande que l’on mange est le produit de la chasse, qui, du reste, fournit en assez grande quantité des cobas et des gazelles. Si j’avais tué un bœuf dans un village, il m’eût fallu en donner au chef, aux griots, aux forgerons, et la moitié de l’animal eût été gaspillée. Je fis donc camper mon escorte sur la rive gauche du Bakhoy qui, dans cet endroit, forme une île. Mon guide ne paraissait pas content ; il eût voulu aller à Kita qui n’était qu’à quelques heures, mais je persistai dans mon opinion. Quelques hommes vinrent au campement de différents endroits. Ils confirmèrent les bruits de guerre dans le Bélédougou qui se trouvait sur notre route, mais rien encore ne nous faisait supposer que nous ne pourrions pas le traverser.
Je profitai de mon séjour au Bakhoy pour déterminer par hauteur méridienne la latitude, que je trouvai de 13° 07′ nord.
Je remis mes cartes au net, observant la loi que je m’étais posée de ne jamais passer trois jours sans remettre au net le lever que je faisais jour par jour. Je regarde cette précaution comme indispensable pour faire un bon travail. En route, on note de la façon la plus rapide des relèvements de montagnes, un marigot, un ruisseau, une côte de montagnes, et quelques jours après on ne sait plus ce que ces notations veulent dire. Ce fut pendant ce séjour que les symptômes de discorde dans mon escorte arrivèrent au paroxysme. Déjà plusieurs scènes avaient eu lieu et j’avais été obligé d’intervenir, mais cette fois Samba-Yoro vint me déclarer qu’il ne voulait plus avoir rien de commun avec les autres, qui l’insultaient, oubliant qu’il était leur supérieur. Je le calmai, l’engageai à la modération. Je tançai les autres, leur rappelant qu’ils devaient le respect à leurs supérieurs, même quand ils faisaient tous le même service ; mais c’en était fait de la concorde que j’eusse désiré voir entre eux. Je m’en affectais et par la suite ces scènes se renouvelèrent souvent et même avec plus de violence.
Le 18 janvier je me remis en route ; mon guide tombait malade. Nous vînmes camper à Kouroukoto, premier village de Kita. J’avais cru que Kita était un nom de village ; c’est le nom d’une montagne au pied de laquelle nous nous trouvions et qui donne son nom à un petit pays enclavé dans le Foula Dougou où nous étions entrés un peu avant de traverser le Bakhoy.
Le Kita est habité par des Malinkés ; son chef-lieu est Makandiambougou ; seize villages entourent la montagne ; la plupart sont placés à l’est. Cette montagne[2] est un massif granitique isolé. Le plateau supérieur, très-accessible, est découpé par des gorges et surmonté de trois pics, dont j’estimai le plus élevé à 250 mètres au-dessus du niveau de la plaine. J’en fis l’ascension ; de là je voyais vers le S.-E. et vers l’E. un horizon assez lointain, et plusieurs plans de montagne qui semblaient courir perpendiculairement à la direction de mon regard. En descendant, je rencontrai des citernes naturelles formées dans le roc et pleines d’eau, puis un étage de la montagne cultivé, et plus tard j’appris qu’au temps de la guerre cette montagne avait été le refuge des habitants qui y trouvaient une défense naturelle et aussi quelques ressources pour vivre, et en y réfléchissant je fus conduit à me demander comment, même dans un pays aussi sujet aux révolutions, ils n’en avaient pas fait leur demeure perpétuelle comme certains villages du Bambouk qui se sont établis sur des sommets de montagne et ont dû à cela de n’être pas détruits par les armées d’El Hadj, auxquels ils ont fait essuyer des pertes sensibles.
En cet endroit de notre route nous fûmes arrêtés pendant neuf jours ; c’était le plus long temps d’arrêt que nous eussions subi jusque-là, et je maugréais ; mais notre guide était atteint d’une pneumonie qui ne laissait pas que d’inquiéter le docteur. Tout ce qu’il put faire ce fut de se traîner jusqu’à Makandiambougou, où nous devions trouver quelques secours. Je passai ainsi quatre jours à Sémé et cinq à Makandiambougou.
Nous fûmes partout bien accueillis, mais il était visible que sans l’influence de notre guide nous ne l’eussions pas été ; à Sémé, je trouvai un marabout maure presque noir de Oualet ; il me combla d’amitiés. Sa fille, grande et belle fille de seize à dix-sept ans, allait absolument nue, à l’exception d’une bande de toile de 0m10 de large, qui fixée à un mince cordonnet passé autour de ses reins, retombait derrière elle ; une ceinture de verroterie complétait ce costume primitif, qui, assez habituel aux petites négresses, se voit rarement chez les jeunes personnes. J’en fis l’observation à son père, qui me répondit que c’était l’usage de son pays, et en effet je me rappelai une fille de Bakar, le roi des Douaïchs, qui m’était apparue encore moins vêtue sans en paraître le moindrement gênée, et une autre qui habitait la même tente que moi avec sa famille dans un camp de Kountah, et qu’on avait mise littéralement à l’engrais ; des bourrelets de graisse venaient tomber jusque sur ses pieds ; elle valait très-cher.
Les villages de Kita sont entourés de cultures de coton, de giraumons, de pastèques. Les autres cultures, telles que le mil, les arachides, le riz, se font plus au nord. On trouve aussi des tomates, des légumes amers connus sous le nom de Diakhatou, et enfin du beurre de Karité, le Shéa Toulou de Mongo Park, le Cé de Caillé.
Nous vîmes fabriquer le savon noir avec le kata (lavure de cendres) et l’huile d’arachides. Un soir je fus attiré dans le village par le bruit d’un concert et de danses. L’orchestre se composait de deux balophons, de cymbales en fer, d’une flûte bambara percée dans un bambou et enfin de deux tamtams (ce sont les tambours du pays). Cela formait une grande cacophonie, mais il y régnait une mesure au son de laquelle on sautait et on gambadait tout autant qu’on eût pu le faire avec le meilleur orchestre d’Europe.
Sur ces entrefaites Boubakary Gnian tomba malade d’une pleurésie double ; il avait déjà une autre maladie chronique, et je craignis un instant d’être forcé de l’abandonner.
Puis le mieux survint et il se retrouva en état de nous
à partir.
La population de Kita est composée de Malinkés ; mais le voisinage du Foula Dougou y a introduit quelques Peuhls, non des Peuhls parlant le malinké, qu’il est si difficile de distinguer des Malinkés eux-mêmes, mais des Peubls Diawandous. Tous les Malinkés que j’ai vus dans le pays semblent se donner à l’industrie du tissage et les Diawandous semblent vivre à leurs dépens, comme du reste ils le font presque partout.
Les puits du Kita ont quatre mètres de profondeur et sont entourés de champs de tabac ; autour de l’un d’eux nous observâmes avec bien du plaisir quelques pieds de bananiers exportés de très-loin, nous dit-on. Ils ne produisaient rien, mais je recommandai aux indigènes de les bien soigner, leur indiquant la manière de les planter et de les couper. Lorsque je vis le départ approcher, je fis le recensement de mes vivres : j’en avais largement assez pour gagner le Niger, dont je ne devais être éloigné que de huit jours au plus en ligne droite.
Mes instructions me recommandaient de passer par Bangassi. C’était, en effet, la seule étape qu’on pût indiquer ; on en devait la connaissance à Mongo-Park qui y avait passé trois jours et où il avait été reçu par Sérénummo, roi du Foula Dougou. Cet État était alors tributaire de la couronne de Ségou aussi bien que le Bélédougou.
Ruines de Mambéri. — Dessin de Tournois d’après l’album de M. Mage.
Aujourd’hui il n’existait plus ; Bangassi n’était qu’une ruine ; le Foula Dougou n’était habité que par quelques bandits, il n’y avait donc pas à songer à y passer. D’ailleurs, de l’endroit où je me trouvais, cette voie me détournait du chemin du Niger ; ma route était plutôt de descendre à Mourgoula, place forte d’El Hadj, dans le pays de Birgo, pour gagner ensuite Koulikoro ou Nyamina.
Je comptais donc, ainsi que nous en étions convenu, suivre cette ligne, quand le 27 on nous signifia que le Bélédougou et le Manding étant en pleine révolte, il n’y avait plus de route possible dans cette direction, et qu’il fallait aller en chercher une à Diangounté.
Mais avant d’abandonner ce pays, je résumerai quelques observations.
Mankandiambougou est situé par 13° 2′ 56″ nord, latitude observée, et 14° 44′ 34″ ouest de longitude.
C’est un point important par sa situation même et par l’avenir qui lui est réservé si jamais la civilisation envahit ce coin du globe.
Sa position sur un plateau élevé, sain, riche en terres végétales, en bois de construction, adossé à une montagne qui forme une défense naturelle ; la facilité des cultures dans les plaines du Nord, le riz de bambous qu’on récolte en grande quantité, le beurre de Karité (le shéa ou cé de Mongc-Park et de Caillé, le bassia Parkii des botanistes), les bois de cailcédras, sont des richesses naturelles qui ne feraient que croître par suite du double passage des caravanes de sel et de bestiaux qui se rendent de Nioro à Bouré, et dont Kita est le lieu de passage obligé.
Point de départ de toutes les routes du Sénégal au Niger, cette localité acquerra une importance considérable comme place de commerce. Si donc jamais la France, réalisant le projet du général Faidherbe, s’avançait vers le Niger pour y prendre pied, Kita serait une de ses étapes naturelles les mieux indiquées.
Lorsque je quittai Kita, on me prévint que pendant
trois grandes journées de marche j’avais à traverser de
vastes solitudes inhabitées, sauf peut-être par quelques
brigands. En effet, nous trouvâmes un pays désert,
montagneux, souvent aride, mais quelquefois
offrant des vallées au fond desquelles nous apercevions
des bois de roniers, des marigots, des ruisseaux
bordés de bambous d’une force prodigieuse (ce sont
les plus beaux que j’aie vus dans la Sénégambie), et
nous arrivâmes, marchant quelquefois sur des ruines
qui attestaient l’existence passée d’immenses villages
(tels que Mambiri), au camp de Seppo, ainsi nommé
d’une source qui a créé, au milieu d’une plaine rocheuse,
Passage à gué du Bakhoy (voy. p. 33). — Dessin de Émile Bayard d’après l’album de M. Mage.
un peu de végétation, de l’herbe et quelques
baobabs. Sur notre droite nous avions la montagne
granitique de Dioumi ; selon le docteur qui l’explora,
elle offrait à l’œil des teintes violettes.
Sur notre gauche, faisant face au nord, était la montagne d’où sortait la source ; elle était entièrement composée de roches schisteuses dont je ramassai un échantillon que je crois bitumineux. L’eau était mauvaise, très-sale ; nous fûmes obligés de la filtrer dans un linge pour en séparer une vase noire.
Le lendemain nous étions au bord du Bakhoy no 2, affluent de la rivière de ce nom, tributaire elle-même du Sénégal. Le confluent des deux Bakhoy se trouve un peu en amont de Fangalla au district malinké de Feléba. Sur toute cette route nous n’avions rencontré que deux petites caravanes. L’une portait du sel et allait chercher de l’or à Bouré. L’autre que nous croisâmes à Seppo, conduisait des bœufs qu’elle allait échanger contre des esclaves. Tous parurent enchantés de me voir ; l’un des Diulas, pour me montrer sa joie, voulait m’embrasser ; sans doute il avait vu des blancs agir de la sorte, car ce n’est pas dans les habitudes des noirs, et j’eus bien de la peine à m’en défendre.
À l’endroit où je traversai le Bakhoy, il recevait de l’Est un affluent ; je crus y voir la solution d’un problème géographique et avoir trouvé un troisième tributaire du Sénégal. Mais quand je questionnai les gens qui nous accompagnaient, ils me dirent que cette rivière sortait du Niger ; c’était évidemment une erreur. Je demandai le nom de ce cours d’eau et on me dit qu’il s’appelait le Ba-Oulé. C’était bien, en effet, le nom qui lui était donné par tous les renseignements ; mais d’où sortait-il ? Après mille questions, j’appris enfin le soir, à Marena, que ce n’était qu’une branche du Bakhoy qui entourait de ses bras inégaux une petite île, et de fait, comme le courant y est rapide et qu’on y trouve des bancs de sable et des roches roulées, il est hors de doute que c’est bien un cours d’eau. S’il venait plus de l’Est que le Bakhoy et parallèlement, on le traverserait en allant de Bangassi au Niger, et, au contraire, tous les témoignages s’accordent à dire qu’il n’y a là qu’un marigot qui tombe dans le Niger ce qui sans doute a fait supposer que ces deux cours d’eau n’en faisaient qu’un.
Je crois donc devoir indiquer comme positif que le Ba-Oulé n’est qu’une branche du Bakhoy no 2[3].
Nous trouvâmes environ 70 centimètres d’eau dans cette rivière, dont le cours était rapide ; on put la passer sans grande difficulté, et nous campâmes de l’autre côté. Notre premier soin fut de nous baigner. Tous, nous en avions grand besoin, depuis le temps que nous n’avions pas trouvé d’eau courante et après des marches forcées sous des températures très-élevées et au milieu d’une poussière épaisse.
À midi, je pris la hauteur du soleil et je déduisis pour latitude du passage et du confluent du Ba-Oulé 13° 40′ 55″. Cette opération terminée, rien ne nous retenait plus et nous entrâmes dans le Kaarta, que le Bakhoy sépare du Foula Dougou.
Tout en cheminant j’avais fait la connaissance de la bande de Diulas qui nous servaient de guides ; la décrire ici ne sera pas inutile : c’étaient des Sarracolets ou Soninkés du Kaarta.
L’un d’eux était parti de Guémoukoura, son pays, depuis cinq ans. Il en était sorti pauvre, il y revenait avec une certaine fortune. Cependant ses vêtements étaient des plus simples, assez misérables même. Mais il ramenait cinq captifs, une femme et un enfant. Il s’était d’abord rendu avec du sel au pays de Bouré, où il l’avait échangé contre de l’or. De là, passant par Timbo, il était allé à Sierra Leone, où il avait travaillé longtemps à la culture des arachides ; alors possesseur d’une petite fortune il s’était mis en marche, achetant d’abord une esclave dont il avait fait sa femme et qui lui ayant donné un enfant, s’était élevée au rang de femme libre. Un fort captif portait l’enfant ; puis trois autres jeunes filles éclopées par la longue route qu’elles venaient de faire, atteintes par les vers de Guinée, les jambes enflées, suivaient, s’aidant d’un bâton. Outre cela un malheureux enfant de trois à quatre ans, aux membres maigres, courait entre les jambes des chevaux, faisant des marches de cinq et six lieues ; le docteur avait pris cet enfant en amitié et souvent il le mettait devant lui à cheval ; quant aux malheureuses captives dont j’ai parlé, à mesure que les charges de nos ânes diminuaient, par suite de la grande consommation de nos vivres qui servaient à presque tout le monde, je faisais placer dessus, d’abord les bagages qu’elles portaient, puis enfin les femmes elles-mêmes, car quelque endurci que je fusse je ne pouvais voir ces malheureuses au moment du départ, les membres engourdis, trop faibles pour se lever ; souvent leur maître arrivait, les frappait et quelquefois une larme coulait silencieusement le long de leurs joues. Sans doute elles pensaient au lieu de leur naissance, à la case de leur mère, et lentement, péniblement, elles se mettaient en marche.
Si l’on ajoute à ces épreuves le mauvais régime, l’abstinence forcée et la rareté de l’eau pendant les trois jours de route que nous fîmes entre Kita et le Bakhoy, on comprendra la souffrance de ces troupeaux d’êtres humains qu’on mène de marché en marché sur toute la terre d’Afrique, au nom des usages de la barbarie ou de l’islamisme.
En dehors de cette bande, nous avions le spectacle hideux de captifs enchaînés deux par deux. Le maître de ceux-ci était un Toucouleur des bords du Sénégal, d’un village du marigot de Douai, grand hableur s’il en fût jamais ; porteur d’un immense turban, d’un grand sabre à fourreau de cuivre, il était chargé par Abibou[4], chef de Dinginray (Fouta Djallon) de porter a son frère Ahmadou deux colis renfermant des burnous, de la soie et différents cadeaux. Les porteurs étaient les esclaves enchaînés deux par deux.
Ils étaient Malinkés ou plutôt Diallonkés. J’ignorais à cette époque l’existence d’une race Diallonké, et ce n’est que par la suite que l’idée m’en vint, en me rappelant entre autres particularités leur embarras à parler le malinké. Quant au type, il est sensiblement le même.
Un bâton de 3 centimètres de diamètre, percé d’un trou à chaque extrémité, les joignait l’un à l’autre ; chacun des trous aboutissait à un collier, tressé en cuir de bœuf, autour du cou des captifs, à la façon des erseaux de la marine. Comme ils n’avaient aucun couteau, il leur était impossible de se débarrasser de cette entrave qui les réduisait à la condition la plus misérable. Ainsi, quand il fallait passer un endroit dangereux, franchir un ruisseau sur un arbre, un gué sur des roches, qu’on se figure leur position ! et je ne parle pas des mille nécessités de la vie dans lesquelles à coup sûr il est pénible de se voir enchaîné à quelqu’un. L’autre bande avait le même genre d’attache, mais avec un petit adoucissement. Au lieu d’un bâton, c’était une grosse corde flexible en cuir qui les réunissait. Au moins ils n’étaient pas contraints à ne garder entre eux que la plus petite distance sous peine de s’étrangler.
Outre leurs fardeaux, ils portaient jusqu’à deux et trois fusils, quand il plaisait à leur seigneur et maître de leur confier le sien ; tant que nous fîmes route ensemble, ils portèrent de plus, à tour de rôle, un seau en toile que je leur prêtais et qu’ils remplissaient d’eau.
Leur costume défiait toute description. Au départ, ils avaient eu un boubou[5] et un pantalon (toubé) ; l’usure et les épines de la route avaient transformé tout cela. L’étoffe n’avait jamais brillé par la finesse ; elle avait dû être blanche, mais l’usage et l’absence d’ablutions l’avaient transformée en couleur isabelle foncé ; on peut dire qu’elle était en charpie, et que les pantalons même, en lambeaux, ne tenaient plus sur les corps que par la corde qui ceignait les reins. Si un chiffonnier avait la fantaisie de suspendre les chiffons qu’il ramasse à une corde et de s’en entourer comme d’une ceinture, l’effet serait le même.
L’arrivée dans le Kaarta fut un grand soulagement pour ces malheureux ; pour les uns, c’était la fin de leurs misères : ils allaient enfin entrer dans la vie sédentaire comme esclaves ; c’était peut-être leur condition première ; pour les autres, c’était un adoucissement, car ils devaient dorénavant aller de village en village comme nous-mêmes, et du moins ils étaient ainsi assurés d’avoir à boire et à manger.
Une halte dans le Foula Dougou. — Dessin de Émile Bayard d’après l’album de M. Mage.
Le Kaarta dans lequel j’entrais est un vaste pays limité au nord par le désert, à l’est par le Bakhounou, à l’ouest par le Diafounou et le Diombokho, et au sud et sud-est par le Bakhoy, le Foula Dougou et le Diangounté.
Avant mon voyage, deux Européens seulement l’avaient visité : Mongo-Park en 1796, sous le règne de Daisé Coro Massassi, et Raffenel en 1845, sous le règne de Kandia.
Il suffit de lire les relations de ces deux voyageurs pour se convaincre de la faiblesse du Kaarta considéré comme État ; ennemi redoutable pour ses voisins noirs, il est évident que ce pays, en proie aux dissensions intestines, constamment en guerre avec le Ségou, ne pourrait opposer aucune résistance sérieuse à une armée bien organisée.
Dès que j’eus franchi le Bakhoy no 2, par 13° 14′ 55″ latitude nord, j’entrai dans la province de Bagué, me dirigeant par deux villages kaartans : Marena et Kouroundingkoto. Le premier, auquel je parvins après trois heures et demie de marche, dans un pays aride et accidenté et par une route très-sinueuse, était petit et sale ; ses cases étaient réunies par groupes assez misérables ; on n’y trouvait que peu de poules et quelques chèvres. Le marigot que l’on passe avant d’arriver offrant une irrigation naturelle, ce village a des cultures privilégiées ; la plaine dans laquelle il se trouve est élevée de deux à trois mètres au-dessus de l’étage inférieur qu’on trouve de l’autre côté du marigot et qui doit être inondé à l’hivernage. À l’époque où je passai, elle était couverte d’une belle herbe. Malheureusement aucun bœuf n’apparaissait au milieu de ce tapis de verdure.
On nous y reçut bien, mais il était évident que Fahmahra, notre guide, perdait de son autorité, et que nous ne devions plus guère compter que sur notre titre d’ambassadeur auprès d’El Hadj. Ce territoire n’était plus du reste, sous la dépendance de Koundian, mais bien sous celle de Farabougou, autre forteresse d’El Hadj. On nous construisit des huttes en sécos (sorte de nattes grossières), et le chef vint nous apporter une poule et un peu de riz pour notre souper. Je ne pus rien me procurer pour les hommes ; aussi, après avoir mis mes notes au courant le lundi 1er février 1864, je partis à une heure pour aller camper à Kouroundingkoto.
Notre route longeait à droite des montagnes peu élevées ; nous traversions un pays plat, coupé de marigots, et dont les plaines présentaient des cultures de coton. Nous étions enfin sortis des pays de montagnes pour entrer dans les plaines de Kaarta.
Kouroundingkoto est un petit village de cases en
paille, situé au pied d’une montagne d’environ soixante
mètres de haut. Il est assez propre. Au moment où nous
arrivions, il présentait un aspect animé : de toutes parts
Un convoi de captifs (voy. p. 38). — Dessin de Émile Bayard d’après l’album de M. Mage.
des métiers de tisserands grinçaient en plein air : un
beau soleil animait la scène et égayait le village. Un
nombre considérable de femmes et d’enfants se rassemblèrent
autour de nous. Nous allâmes à l’extrémité du
village camper sous un gourbi destiné aux palabres (assemblées).
Le chef du village était absent ; son frère
Séma vint me saluer et me donner un cabri, s’excusant
de faire aussi peu pour un homme qui allait chez El
Hadj. Dans la soirée, il pourvut à tous nos besoins et
largement à ceux de nos animaux porteurs qui en avaient
grand besoin. Un marabout du village vint me trouver
et me dit : « que placé dans ce village par El Hadj, il
fallait qu’il me reçût, c’est-à-dire me logeât et me donnât
à souper, et que n’ayant pas de fortune il ne pouvait
m’offrir qu’un cabri. » Cet animal était tout jeune ; nous
l’emmenâmes, et il fut bien longtemps notre compagnon
de route ; nous l’avions baptisé du nom du village
où il avait vu le jour ; il faisait dans tous les endroits où
nous séjournions le désespoir des matrones par son
impudence à voler le couscous sous leur nez. Pris en
flagrant délit, il recevait une tape, mais alors, il ne
plaisantait plus et se précipitait à coups de cornes
sur ses adversaires, au grand bonheur de mes laptots
qui l’avaient pris en affection. Le jour de sa
mort fut un jour de deuil pour eux ; ils s’étaient fait
à son sujet une superstition et disaient que tant que
cet animal serait avec nous, nous ne subirions jamais
la faim.
On me donna encore à Kouroundingkoto un coq, du riz, et le soir un peu de pauvre foin, du lait et une poule. Mes hommes reçurent quatorze calebasses de nourriture du pays[6] ; enfin, nous nous trouvâmes dans l’abondance et nous pûmes nous refaire des fatigues des jours précédents. Ces fatigues avaient été telles qu’un de nos chevaux, celui du docteur, n’avait pas pu suivre. Je l’avais abattu l’avant-veille de mon arrivée au Bakhoy, et depuis ce temps le docteur montait à âne. Mon cheval étant très-blessé je montai le dernier de nos chevaux, celui de trente-six francs, vaillante petite bête, mais très-maigre, et que mes laptots avaient surnommée Farabanco, en souvenir d’un de leurs camarades d’une maigreur proverbiale. Nos bœufs ne marchaient qu’avec peine et nous occasionnaient des retards. Comme on le voit, il était grand temps de prendre un peu de repos, et je me décidai à faire de petites marches.
La fille d’un marabout du Oualet (voy. p. 34). — Dessin de Émile Bayard d’après l’album de M. Mage.
La montagne à laquelle est adossé le village de Kouroundingkoto l’abrite à l’est. Sa crête, du côté où nous la voyons, offre une particularité. Cinq baobabs espacés presque également la couronnaient, et celui du milieu, situé sur le sommet même de la montagne, était d’une dimension très-remarquable.
Entre les roches, un grand nombre d’arbres avaient trouvé l’aliment nécessaire à leur vie et deux d’entre eux étaient d’une très-grande dimension.
De l’endroit où nous nous trouvions, il y avait bien cinq cents mètres jusqu’au grand baobab du milieu. Je dis en plaisantant à Famahra que, s’il voulait, nous pourrions tirer à la cible. Depuis quelques jours il m’affirmait que les noirs tiraient mieux que les blancs, et le fait est qu’avec leurs mauvais fusils de traite, leurs balles en fer mal forgées, et leur poudre charbonneuse, j’en ai vu quelques-uns d’une adresse prodigieuse à petite distance. Il accepta le défi et je lui proposai de tirer sur le baobab. Il se mit alors à rire, et me dit : « Tire le premier. » Je pris la carabine de Mamboye, je m’assurai qu’on n’y avait mis qu’une cartouche[7], j’épaulai, et le coup partit. Non-seulement on entendit la balle frapper l’arbre, mais un hasard heureux fit qu’elle coupa un des pains de singe (fruit du boabab) qui dégringola sur les roches. Je crus qu’on allait crier au miracle. — Fahmahra n’en revenait pas. Il ne voulut même pas essayer de tirer. Cette histoire me suivit jusqu’à Ségou et m’y fit grand bien dans l’esprit des noirs.
Je ne quittai pas Kouroundingkoto sans prendre un croquis de mon baobab qui, le soir, dessinant sa noire silhouette sur le ciel éclairé par les premiers rayons de la lune, était d’un aspect fantastique (voy. p. 44). Puis, voulant remercier les indigènes du bon accueil qu’on nous avait fait, je fis cadeau de quelques charges de poudre et de quatre ou cinq coudées de coton blanc.
Ce village nous présenta encore le spectacle d’un nègre blanc ou albinos. C’était un enfant de sept à huit ans, très-bien constitué, dont les cheveux étaient presque blancs, mais dont les yeux n’étaient pas rouges. Son corps était d’un jaune mat très-clair. Il était repoussant d’aspect ; les traits de sa figure, qui étaient ceux du nègre, s’alliaient on ne peut plus mal avec cette couleur blanche maladive. Il avait un air craintif et malheureux, des rides précoces, et le grain de sa peau très-grossier augmentait encore sa laideur. Depuis j’ai eu souvent l’occasion de voir des albinos, les uns entièrement blancs, d’autres mouchetés blanc et noir, et j’ai toujours fait la même remarque quant à leur peau et à l’expression de leur physionomie. Si on ajoute à cela qu’ils sont généralement brûlés par des coups de soleil qui les marbrent de rouge et font écailler leur peau, on comprendra que leur vue ne saurait avoir rien d’agréable.
Moins de quatre heures de route nous conduisirent à Guettala, chef-lieu du pays. C’était un village en paille, de récente construction, à côté duquel nous apercevions les ruines de l’ancien tata en terre, détruit depuis environ trois ans. Les habitants paraissaient très-soumis à El Hadj, et peut-être parce qu’ils savaient être en présence de talibés, ils s’en faisaient gloire et me disaient qu’ils étaient heureux, qu’on ne les pillait plus, que le pays était tranquille, que tout le monde travaillait parce que le marabout (El Hadj) l’avait ordonné. Le chef de ce village un nommé Ouoïo, commandait à tout le Bagué. C’était un Bambara Kagorota, ou Kagoronké, ou simplement un Kagoro. Il avait trois fils : l’un d’eux, âgé d’environ cinquante-cinq ans, vint me voir et m’apporta un cabri et vingt-cinq œufs frais. Puis, le soir, mes hommes furent amplement pourvus de calebasses d’une nourriture qu’ils avaient baptisée du nom de nouroucouti, mot voulant dire, suivant eux, qu’il s’y trouvait de tout. On apporta deux paniers de mil pour les animaux.
L’accueil du village fut cordial ; au premier moment, la curiosité l’emporta : nous fûmes entourés de tout ce que le village renfermait de femmes et d’enfants et, quelque fatiguante que fût cette curiosité, je ne m’en plaignais pas trop et je n’y apportais obstacle qu’au point de vue de la sécurité de nos bagages. J’eus là l’occasion de faire quelques remarques, notamment que tous les gens parlaient le bambara et le soninké, ce qui tient au mélange de ces deux races qui forment la base de la population aussi bien dans le Kaarta que dans le Ségou et jusqu’aux montagnes de Kong. Dans toute cette vaste région, ces deux races peuplent tous les villages, tantôt séparées, tantôt mélangées, tantôt parlant une langue, tantôt l’autre, quelquefois les deux, et n’admettant d’alliance en dehors de ce cercle intime qu’avec la race Peuhl qu’on rencontre dans toute l’Afrique depuis l’Égypte jusqu’à l’Océan. Nous aurons l’occasion de revenir sur ces trois branches principales de la population du Soudan.
À Marena, je remarquai parmi les femmes, pour la première fois depuis Koundian, une autre coiffure que celles des Malinkés. Les hommes ont tous la tête rasée depuis la conquête du pays par El Hadj. Mais au lieu du casque qui distingue le beau sexe malinké, casque formé des cheveux relevés sur le sommet de la tête et nattés par-dessus des chiffons, je trouvai ici une coiffure bien plus jolie et plus originale qui rappelait beaucoup la coiffure si coquette des Yoloffes de Saint-Louis ; les cheveux étaient enroulés en mille petites tresses tortillées qui tombaient tout autour de la tête. Malheureusement si l’effet était joli, la propreté n’y gagnait pas ; ces tresses sont faites en miellant les cheveux ; on les graisse ensuite avec du beurre rance et de la poudre de charbon pour les noircir ; il est aisé de se figurer ce que cela peut devenir avec la chaleur, la transpiration et la poussière. De pareilles coiffures ne se font guère qu’une fois tous les quinze jours au plus, et elles demandent souvent deux ou trois jours de travail.
À une étape plus loin nous rencontrâmes une bande de Diulas venant de Nioro et apportant des charges de briques de sel gemme, dit sel de Tichit. Comme on le sait, ce sel vient de la Sebkha d’Idjil, visitée par le capitaine Vincent en 1860, dans son beau voyage à l’Adrar[8], et les Tichits, Maures sédentaires, vont le chercher et le transportent dans tout le Soudan, ou ils le vendent à d’autres Diulas, la plupart Sarracolets ou Soninkés qui le revendent eux-mêmes. Ces briques de sel que je voyais pour la première fois, avaient environ soixante centimètres de long sur quarante de large et dix à quinze centimètres d’épaisseur. Les Diulas avaient appris que j’étais en route quand ils étaient à Nioro, mais ils ne pouvaient pas croire que j’eusse réellement l’intention d’aller à Ségou, tant est profondément incrustée dan l’esprit des populations sénégambiennes l’idée qu’un blanc ne saurait vivre, dans l’Afrique, des ressources du pays. Ils me croyaient donc revenu sur mes pas et grand fut leur étonnement de me rencontrer ; ils me comblèrent d’amitiés, me disant que tout le pays m’aimait, parce que j’allais trouver El Hadj, que c’était bien bon pour eux qui pourraient aller voir les blancs et commercer avec eux quand je serais d’accord avec le marabout ; qu’ils avaient bien besoin des marchandises des blancs, mais qu’on les empêchait d’aller en acheter. Il est impossible de s’imaginer la joie que j’éprouvais de leur voir de pareilles dispositions. Cependant elle n’allait pas jusqu’à me soumettre à toutes les accolades que ces braves gens voulurent me donner.
Plus tard nous rencontrâmes deux troupeaux de beaux bœufs que leurs maîtres allaient échanger au Bouré contre de l’or et des esclaves. Ce fait confirmait ce qu’on m’avait déjà dit de la sécurité de cette route, par laquelle nous arrive le peu d’or du Bouré qui vient à nos comptoirs en passant par Nioro et quelquefois par Tichit, lorsque (ce qui arrive souvent) on le donne aux Maures en payement du sel livré à Nioro.
Notre route passa entre de petites collines élevées à peine de quelques mètres qui ne changent pas d’une manière notable l’aspect uniforme des plaines du pays. Partis à deux heures, nous arrivions à quatre heures et demie à Bambara Mountan, village où je vis pour la première fois reparaître, depuis le Foula Dougou où j’en avais aperçu, une forêt, les roniers. Ces arbres étaient nombreux, mais ils étaient trop élevés pour qu’on pût en cueillir les fruits.
Les noirs de ces pays ne les mangent que cuits quand le vent les abat. Ils ont alors une odeur de térébenthine très-accentuée et qui suffit pour empester une maison ; leur couleur est jaune safran.
Je remarquai aussi dans ce village quelques jeunes gens portant des cheveux longs tressés en petites nattes ; on me dit que c’était des Bambaras, mais on ajouta qu’ils étaient Soninkés d’origine.
Le 4 février, nous passâmes entre deux collines après lesquelles nous entrâmes dans des champs se succédant à de petits intervalles ; après deux heures et demie de marche nous traversions le village de Namabougou. J’avais devancé mon escorte avec Fahmahra. Je m’arrêtai quelques instants au bentang[9] ; le chef du village s’y trouvait ; c’était un vieillard entièrement blanchi par les années. Il s’éventait avec une queue de bœuf, mais n’articulait que des mots sans suite et incompréhensibles ; il était en enfance. Peu après ce village, nous apercevions à gauche quelques collines, sur lesquelles paissaient un troupeau de bœufs et un de chèvres. Peu après nous campions à Touroumpo pour déjeuner. C’est un petit village de cases en paille au milieu duquel on avait réservé une belle place munie d’un bentang.
Nous allâmes nous placer au bord d’un marigot où il y a beaucoup d’eau. La population y était mélangée de Diawandous et de Bambaras. Le chef m’envoya une poule. Peu après Fahmahra ayant reçu deux calebasses de lait, m’en donna une, que je reçus avec un vrai plaisir, car le lait en voyage forme la plus saine des nourritures et je lui dois certainement de n’avoir pas succombé en Afrique. Depuis Koundian j’en étais privé, le pays n’ayant pas de bestiaux ; aussi nous lui fîmes honneur.
Les femmes vinrent aussi apporter du beurre à vendre en échange de verroterie : je n’avais pas le temps de déballer mes paquets ; mais j’en eus assez pour les observer : de sang peuhl-diawandous, elles étaient en général jolies, coquettes et peu farouches. Après avoir fait boire les animaux et mangé au galop ce que nous avions apprêté, j’allais repartir quand on me dit qu’on nous préparait un repas. Je ne voulus pas priver mes hommes de ce surcroît de vivres ; j’attendis donc en me promenant un peu à travers les roniers qui croissent ici en grand nombre et étaient chargés de fruits. Leur hauteur varie de huit à dix mètres. J’aperçus également à mon grand étonnement des perroquets gris qui n’existent pas au Sénégal, mais qu’on rencontre en grande quantité depuis le Gabon jusqu’à Sierra Léone, et même jusque sur les bords du Rio-Géba.
À deux heures et demie, nous reprîmes notre route pendant une heure à l’est, et nous arrivâmes à un très-grand village nomme Guémou-Koura[10] dont on me parlait depuis notre départ de Makandiambougou comme d’une espèce de port de salut : après l’avoir traversé je devais voyager sans difficulté et dans l’abondance. De loin je fus agréablement surpris de voir un village en terre dont les maisons étaient surmontées de terrasses (c’était le premier que nous rencontrions) et dont quelques habitations semblaient avoir un étage.
En approchant, je vis que les murailles étaient à moitié ruinées, que tout autour du village, au milieu de champs de coton ou de tabac et des puits, il y avait bien des cases en paille, mais en somme c’était un grand village ; je devais y trouver un Tierno Ousman, Toucouleur, chargé des pouvoirs d’El Hadj, et j’espérais bon gîte et bon souper ; on va voir que je fus un peu désappointé.
J’avais cherché tout autour du village une place un peu propre pour camper, et partout je n’avais trouvé que des immondices ; je m’arrêtai enfin sous un arbre, et je me disposais à m’y établir quand on vint me dire qu’on m’avait préparé deux cases en sécos ; je m’y rendis : elles étaient à six cents mètres au nord du village : j’y étais à peine que Tierno Ousman vint me présenter ses compliments. Il était orné d’un vaste turban, tenait à la main un chapelet de musulman à gros grains et marmottait des prières. Il marchait entre deux Talibés qui semblaient le soutenir. C’était un tout jeune homme, et ses manières me déplurent souverainement à première vue. Il s’assit convenablement tout d’abord dans notre case, puis, sans transition se fit masser les jambes et le dos par ses gens. Si ces façons musulmanes de grand seigneur m’irritaient fort, en revanche elles avaient un grand succès auprès de Samba Yoro, mon interprète ordinaire qui, d’habitude très-timide en paroles, semblait paralysé. « C’est un grand marabout ! » me disait-il. Après cela, tirez le rideau : tout est dit.
Ousman ne tarda pas à me dire qu’il voyait que je n’avais besoin de rien, que j’avais des provisions, et autres phrases de mauvais augure quant au souper qu’il nous réservait. Les Diulas qui nous avaient accompagnés jusque-là devant nous quitter, Fahmahra m’avait conseillé de demander un guide pour nous conduire à Diangounté. Je demandai donc si on pourrait nous en donner un, et nous vendre un cheval dont le docteur avait besoin. Il me promit tout ; mais quand vint la nuit, on n’avait même pas garni ma case de nattes pour me servir de lit ; j’en fis demander pour les hommes et pour moi. Après une longue attente je les reçus, et en même temps mon souper composé d’une poule et de riz. Quant aux hommes, on ne leur envoya rien ; heureusement nos provisions n’étaient pas encore épuisées. Je fis demander du mil pour les chevaux et les ânes ; après deux heures j’en reçus quelques moules[11], et je m’endormis très-peu satisfait du village et de son chef.
Le Baobab de Kouroundingkoto (voy. p. 41). — Dessin de Tournois d’après l’album de M. Mage.
Le 5 février je me réveillai après une mauvaise nuit ; je craignais, je ne savais pourquoi, de nouvelles entraves. De plus, je m’affaiblissais de jour en jour d’une façon bien notable. J’avais eu avec notre guide deux ou trois scènes nécessaires pour me conserver mon autorité de chef de la bande, sur laquelle il voulait empiéter, en s’opposant aux temps d’arrêt, et voulant régler la marche, etc., etc. Comme je ne partais jamais sans m’être renseigné sur les villages que je devais trouver, sur leur distance, et cela jusqu’à deux et trois jours à l’avance, je ne voulais plus qu’une fois en route on vînt par caprice déranger ce que j’avais réglé. Cela m’avait irrité contre lui ; je constatais qu’il ne m’était que de très-peu d’utilité, maintenant que j’étais dans les pays dépendant du chef de Farabougou. C’était une bouche de plus, sans compter les quatre hommes qui l’accompagnaient, et nos provisions commençaient à diminuer. Toutes ces réflexions m’avaient assailli dans cette nuit d’insomnie, et je me trouvai au jour fort mal disposé.
Vers sept heures, Tierno Ousman vint faire palabre. Il avait pris des dehors encore plus cafards que la veille : Il venait me dire qu’il fallait que j’allasse à Nioro trouver Mustafa, grand chef placé par El Hadj, qui pourrait m’aider à franchir le route de Ségou, fort difficile et peu sûre par Diangounté. Ce n’était, me disait-il, que quatre jours de retard.
On peut se figurer l’effet de cette déclaration sur moi. Je le laissai causer une demi-heure, m’efforçant de rester calme. — Après tout, n’avais-je pas prévu ce qui arrivait ? — Quand il eut fini, je pris la parole et lui répondis que je n’avais rien à faire à Nioro, qui n’était pas sur ma route, que je n’étais pas venu pour voir Mustafa non plus que lui, que j’allais à Ségou, que j’étais parti parce que je croyais le pays soumis à El Hadj, que j’avais trouvé une première route fermée, que si la deuxième l’était, je n’en irais pas chercher une troisième, mais que je partirais pour Saint-Louis et non pour Nioro. — J’ajoutai que je lui avais déjà demandé un guide pour Diangounté, que s’il ne m’en donnait pas je partirais quand même le lendemain, et que je me plaindrais à El Hadj de tous ces retards et de la mauvaise volonté qu’on nous aurait montrée.
Il insista ; mais voyant que j’étais bien décidé, il se rabattit sur une autre proposition : c’était que je voulusse me rendre à Farabongou, où se trouvait un sofa[12] d’El Hadj, qui avait envoyé pour me saluer un homme qui assistait au palabre, et qu’on me présenta alors. Devant cette insistance, je laissai éclater ma mauvaise humeur, et je déclarai très-vivement que j’irais à Diangounté ou à Saint-Louis, et nulle part ailleurs.
Quand il me vit si décidé, Ousman se prit à avoir peur de ce que je pourrais dire ; il se radoucit, et me dit du ton le plus gracieux qu’il m’avait proposé cela pour m’être agréable, mais que je n’en ferais que ce que je voudrais, et que personne, à coup sûr, ne me contrarierait. Ce fut la fin de ce palabre.
Peu d’instants après lui succéda un autre personnage
important, Dandangoura, chef du Farabougou. C’était
un gros homme, coiffé d’un fez rouge, entouré d’un
immense turban. Il arrivait monté sur un magnifique
cheval de haute taille et de race maure, suivi
Tierno Ousman et ses masseurs — Dessin de Émile Bayard d’après l’album de M. Mage.
d’une vingtaine de cavaliers. Il portait pour vêtements
le pantalon de Haoussa à longues jambes étroites
dans le bas brodé sur les coutures et le boubou lomas
brodé de soie sur un autre petit boubou, connu
sous le nom de Turkey, qui est presque le vêtement
national des Bambaras. Il était, bien entendu, accompagné
de son griot, de son forgeron et d’un certain
nombre de talibés. Il vint s’asseoir dans ma case avec
tout son monde avec un sans-façon qui me déplut tout
d’abord. La case était petite, nous y étions les uns sur
les autres. La chaleur était si étouffante qu’il ne tarda
pas à se débarrasser de son turban, et que je vis que
la sueur ruisselait dessous. L’odeur de tous ces nègres
devenait insupportable, et les discours que j’entendais
n’étaient pas faits pour diminuer mon malaise et ma
mauvaise humeur. Dandangoura commença par me dire
qu’il fallait attendre qu’on allât rassembler une armée
pour me conduire, parce que les chemins étaient mauvais. — Ma
réponse fut la même qu’à Ousman : — Demain
je partirai pour Diangounté ou pour Saint-Louis.
— Croyant peut-être m’intimider, il me dit alors qu’il
était sofa d’El Hadj, qu’il commandait le pays, et qu’il
n’avait pas confiance, qu’il voulait voir si j’avais des
lettres pour son maître. Je les lui montrai immédiatement ;
mais comme il voulut les ouvrir, je me mis en
colère comme je l’avais fait à Koundian en pareille occasion,
et je déclarai que je ne le souffrirais pas, et que je saurais, au risque de ce qui pourrait arriver, me faire
respecter. Cette contenance lui en imposa. Au fond,
avec les noirs, c’est souvent celui qui parle le plus haut
qui a raison. Il baissa de suite le ton et me dit que j’étais
chez moi, que je ne ferais que ce qui me plairait ;
qu’on ne me demandait pas cela pour m’ennuyer, mais
dans mon intérêt, qu’on voudrait que j’allasse à Nioro
trouver Mustaf (Mustapha), ou tout au moins que je
restasse quelques jours à Farabougou. J’avais encore
trop présentes à la mémoire les scènes de cadeaux de
Koundian, pour aller me mettre entre les mains d’un
sofa. En conséquence, je tins ferme, et j’obtins gain de
cause. Mais on ne levait pas la séance. Nous étions
vingt-quatre dans une case de trois mètres quatre-vingt
centimètres de diamètre. Je fis dire à Fahmahra de faire
évacuer la case, ou je ne pouvais plus tenir. Mais Dandangoura
déclara qu’il était venu pour me voir, et qu’il
resterait avec moi, et ce disant, il s’étendit sur ma
natte sans plus de façons. J’avais bien envie de le
chasser, et aujourd’hui pareille chose ne m’arriverait
pas sans que je fisse sortir l’intrus à coups de bâton ;
mais je m’étais promis de rester calme et de ne rien
compromettre par la violence. Je lui dis donc que j’avais
à écrire, et que s’il n’avait plus rien à me dire, je le
priais de me rendre ma natte et de me laisser tranquille.
Mais ce fut comme si j’avais parlé à un sourd ; il n’en
bougea pas plus. Voyant cela, je me levai et j’allai me
promener en plein soleil, lui disant que puisque je n’étais
plus le maître chez moi, je lui laissais la case.
J’allai examiner ses chevaux, dont quelques-uns étaient
très-beaux. Je cherchai à en marchander un, mais on
m’en demanda la valeur de quarante pièces de guinée
(plus de 900 francs) ou huit captifs. Il ne m’était pas possible
de disposer de cette somme, malgré tout mon désir
de donner un cheval au docteur qui se fatiguait beaucoup
à âne. Après une longue discussion sur le prix, je
rentrai dans la case, et voyant que Dandangoura et sa
bande l’occupaient toujours, j’allai trouver Fahmahra
et le chargeai de lui dire que je me plaindrais à son
maître. Presque aussitôt Dandangoura vint m’annoncer
lui-même que ma case était libre. Je le quittai sans
lui répondre et je rentrai me reposer.
Au fond, je n’étais pas dupe de tous ces politiques ; ils s’étaient entendus comme larrons en foire pour m’extorquer des cadeaux, et ils venaient naïvement me dire : « Je ne te demande rien, je n’ai pas besoin de cadeaux ; si tu m’en fais je les prendrai, mais je ne t’en demande pas. » Plus tard, voyant que je n’avais pas mordu à tous ses hameçons, Dandangoura me fit dire qu’il ne me demandait qu’un bonnet rouge. En toute autre occasion, je l’eusse accordé, car je savais combien les cadeaux donnent de prestige, mais j’étais vexé, tourmenté, agacé ; je refusai avec entêtement, et j’eus le plaisir de voir repartir Dandangoura les mains vides de mon bien. Seulement, ne pouvant rien avoir de moi, il avait extorqué à Fahmahra son pistolet d’arçon.
Le soir, j’eus une nouvelle scène avec Tierno Ousman. Je lui reprochai ouvertement la réception qu’il me faisait et le menaçai de m’en plaindre à qui de droit. Il n’en fut que plus humble et employa toute son éloquence à me demander un bonnet rouge, de la poudre, du papier et des pierres à fusil. Je lui accordai le bonnet, un peu de poudre, mais je refusai le reste, et je lui rappelai le guide promis. Le lendemain matin, le guide n’étant pas arrivé, je fis charger les montures, décidé à partir quand même. Alors Ousman arriva ; je l’apostrophai vigoureusement par l’intermédiaire de Boubakar. Il répondit qu’il allait me chercher un guide aussitôt, et il rentra dans le village. Vers sept heures trois quarts, ne voyant rien venir, je payai avec une pierre à fusil un homme pour me mettre dans la bonne route et je partis. Un quart d’heure après, Fahmahra m’amenait le guide ainsi qu’un marabout qui l’accompagnait.
De Guémou-Koura, nous relevions Farabougou et Nioro presque droit au nord 18° ouest ; du moins d’après la direction qu’on m’indiqua. Farabougou, que je n’ai pas vu, mais qu’un de mes hommes a visité bien plus tard, a un tata en pierres solidement construit ; il n’est guère qu’à huit lieues de Guemoukoura ; Nioro serait à une quarantaine de lieues ou quatre jours de marche.
La plaine s’accidente à mesure qu’on remonte vers le nord. Le pays devient un peu plus boisé, on y voit bon nombre de figuiers sauvages et de roniers. Trois heures de marche nous conduisirent à Madiga, village riche en mil, mais composé de quelques pauvres cases en paille. J’étais rendu de fatigue en y arrivant, et considérant l’éloignement de Tinkaré, le premier village que je dusse rencontrer sur la route de Diangounté, je me décidai à y coucher. À midi, je pris la hauteur méridienne, et j’en déduisis 14° 22′ 15″ de latitude nord ; ce qui me démontra, une fois que j’eus tracé ma route, que l’estime faite de mon chemin depuis ma dernière observation était trop faible[13].
Le temps fut très-couvert toute la journée ; j’essayai d’acheter un cheval pour le docteur, mais je ne pus parvenir à conclure un prix. — Nos forces s’en allaient sensiblement. — Déthié-N’diaye, l’un de mes hommes, était malade ; c’était un homme très-courageux, et s’il se plaignait, c’est qu’il souffrait beaucoup. Mamboye avait bien mal aux pieds ; il ne pouvait plus conduire sa mule, qui elle-même était blessée au garot.
Le soir, un petit Maure Tenoïjib, berger du troupeau du village, vint m’apporter du lait et causer avec nous ; il m’amusa beaucoup par son babil. Comme je savais par expérience qu’un Maure ne fait pas un cadeau sans en demander salaire, je lui demandai ce qu’il voulait, et je finis par lui donner un petit couteau.
Le 7 février, au jour, quand je voulus repartir, on me dit qu’on ne pouvait pas faire lever notre dernier bœuf ; je le donnai au village, et la curée s’en fit immédiatement.
Quatre heures de route nous conduisirent à un marigot que nous traversâmes, et peu après nous fûmes au bord d’un lac magnifique ; des myriades d’oiseaux blancs, de la famille des échassiers, tranchaient sur la verdure des hautes herbes ; moins de trois quarts d’heure après, nous étions à Tinkaré, village composé de quelques cases en paille et d’un tata en construction dans lequel nous allâmes nous loger.
Ce village tire de la pêche toujours très-abondante du lac voisin une source de revenu ; les indigènes font sécher les produits de cette pêche et vont les vendre assez loin. Mais dans ce moment il nous fut impossible de nous procurer du poisson frais ou sec.
Le chef vint nous apporter trois poules, et des niébés ou haricots indigènes pour les animaux. Mamboye et Alioun allèrent à la chasse et nous rapportèrent trois pintades ; à la nuit on donna onze calebasses de couscous aux hommes, et tout s’annonçait bien, à l’exception des moustiques, lorsqu’on nous ramena Samba Yoro, qui, sorti du tata, était tombé dans un trou et s’était luxé légèrement le genou. Il fallut lui panser et lui soutenir la jambe. Je lui donnai donc mon maigre matelas. Le lendemain, et pendant longtemps encore, il ne put continuer la route qu’à cheval ou à âne.
Le 8 février, je fus réveillé le matin par un lion qui était en chasse ; étant sorti un instant du village lorsqu’il faisait à peine jour, je l’entendis rugir près de moi ; je me hâtai prudemment de rentrer, et le soir, des Maures vinrent m’apporter des queues de girafes à acheter, et me dirent qu’il y avait beaucoup de ces animaux dans cette région.
Après trois heures et demie de marche nous arrivâmes à Dianghirté ; appellation récente dont, suivant les noirs, El Hadj a baptisé d’un mot du Coran, l’ancien village de Diangounté. Ce dernier nom ne sert plus que pour désigner le pays dans lequel nous étions entrés.
Peu d’instants après notre arrivée, Tierno Boubakar Sirey, chef du grand village, vint me trouver à cheval, suivi d’une foule de Talibés, au milieu desquels se trouvaient plusieurs individus parlant un peu le français, et entre autres un nommé Boubakar Diawara, de Saint-Louis, qui nous dit que sa femme, Maram Tiéo, était encore en cette ville ainsi que sa fille Roqué N’diaye, bien connue de mes laptots comme une des jolies filles de l’île.
Le palabre d’arrivée commença par le récit que fit Fahmahra, en toucouleur, de notre voyage depuis Koundian, et des raisons pour lesquelles nous passions à Dianghirté. Je me plaignis ensuite, de l’insistance qu’on avait mise à me faire aller à Nioro. Tierno Boubakar me répondit simplement que j’étais le bienvenu, et qu’il ferait pour moi tout ce qu’il pourrait. Puis il répéta en bambara, au chef des Kagoros, nommé Lagui, ce qu’il venait d’apprendre, et celui-ci le répéta à haute voix à ses hommes avec de courtes mais énergiques protestations en faveur d’El Hadj et de ceux qui venaient vers lui. Ensuite ils me quittèrent pour aller conférer entre eux.
Tierno Boubakar Sirey est un vieux Toucouleur du Fouta-Toro, un Torodo de la famille des Li. Lorsque El Hadj fonda une maison (comme on dit ici) sur les ruines du village pris aux Bambaras, après avoir tué Niéma Niénancoro Diam, leur chef, il en confia le commandement à Boubakar. La figure de ce chef est avenante et ses traits sont empreints d’une grande bienveillance ; il nous plut tout d’abord, et ses actes n’ont pas démenti notre bonne opinion.
Déjà son vieil homonyme Boubakar Djawara s’était établi notre compagnon ; il était venu m’apporter des œufs, des poules et des guertés ou arachides.
Peu après le palabre, les Bambaras vinrent nous construire deux cases en nattes. Le procédé est bien simple : on perce des trous de trente à quarante centimètres en terre, disposés en cercle ou en carré ; on y plante des piquets, dont l’extrémité est en forme de fourche ; on réunit ces diverses fourches par des bâtons plus ou moins droits, plus ou moins gros, toujours très-irréguliers, et on couvre le tout avec les secos empilés sans beaucoup d’ordre ; quelques cordes en écorce d’arbre terminent et consolident le tout.
Ces Bambaras travaillaient avec un désordre qui me frappa ; ils criaient, se disputaient. Personne ne conduisait l’ouvrage ; ils faisaient, défaisaient, et, malgré leur ardeur, ma case fut très-lestement construite ; c’était bien l’image de leur vie et de celle des nègres en général : le désordre sous toutes ses formes !
J’achetai alors un joli mouton pour dix coudées de guinée et deux bouteilles de beurre pour six coudées. Vers quatre heures, le chef nous envoya deux poules et du riz, en nous faisant dire que c’était pour notre souper seulement. Une heure après, il vint lui-même m’amener un jeune bouvard, grand comme un âne, s’excusant de m’offrir un aussi petit bœuf en prétextant la rareté des bestiaux. Puis il me donna un énorme toulon ou sac de cuir, rempli de mil pour les chevaux et les animaux porteurs, et me dit qu’on s’occupait du souper des hommes, et qu’il m’enverrait du lait le soir.
En effet, à la nuit, mes hommes reçurent un plantureux couscous, et moi environ six litres de lait ; nous nagions dans une abondance d’autant plus grande que Fahmhara recevait de son côté des cadeaux. Le lendemain matin, j’étais à peine éveillé après une nuit réparatrice, que je reçus une calebasse de lait, et, vers neuf heures du matin, le vieux Tierno vint me faire sa visite et m’apporta pour mon déjeuner trois poules et une calebasse de riz du pays de très-belle qualité. Il amenait à la visite du docteur une foule de malades. Il serait trop long de faire l’énumération des maladies impossibles qu’ils nous décrivaient, il y avait des blessés dont quelques-uns souffraient depuis deux et trois ans ; il y avait des ulcères, des ophtalmies, dysenteries, maladies de peau, etc., etc. Nous y eussions épuisé notre pharmacie, dont les ressources étaient nécessairement limitées. Il fallut compter, et s’il y eut beaucoup d’appelés, il y eut peu d’élus.
Le Diangounté, Ghiangounté de Raffenel, qui n’a pu y parvenir, est un pays qui fut toujours indépendant, bien que tributaire du Ségou, dont on le considérait comme une province ; il est peu étendu. De l’est à l’ouest, il ne faut que deux jours de marche pour le traverser, et moins que cela du nord au sud.
Limité par le Kaarta au sud-ouest, au nord-est par le Bakhounou, à l’est par le Ségou, au sud-est par le Bélédougou, autre État tributaire du Ségou, et enfin au sud par le Foula Dougou, qui fut longtemps aussi tributaire du vaste empire du Haut-Niger, sa situation géographique et politique est assez remarquable. Il ne possède de localité importante que Dianghirté, où jo me trouvais. Il n’a d’autre industrie que celle de tous les pays noirs, d’autres ressources que ses cultures de riz, mil, maïs, arachides, coton, indigo et haricots, quelques tomates et oignons ; un peu de tabac (tancoro ou tamaka) ; voilà tout.
Dandagoura, chef de Farabougou. ― Dessin de Émile Bayard d’après l’album de M. Mage.
Dianghirté, son chef-lieu, est entouré par intervalles de hautes murailles ; la porte principale était jadis surmontée d’un étage qui tombe en ruine ; le tata, somme toute, est mal entretenu.
Cinq cent quarante talibés et leurs familles habitent la ville, dont ils composent la force armée ; les Bambaras, anciens maîtres du pays, sont relégués sous les huttes de paille d’une demi-douzaine de hameaux groupés autour et en vue des remparts qui les surveillent.
(La suite à la prochaine livraison.)
- ↑ Suite. — Voy. pages 1 et 17.
- ↑ En relisant sur le texte anglais la narration du deuxième voyage de Mongo Park, je vois qu’il fait mention de cette montagne, qu’il n’a fait qu’apercevoir et qu’il désigne sous le nom de Sankarée.
- ↑ À moins que le Bakhoy ne soit le Wonda de Mongo Park et que ce cours d’eau ne soit le Ba Oullima.
- ↑ Abibou est le troisième fils d’El Hadj Omar.
- ↑ Sorte de blouse musulmane très-ample qui est à peu près semblable au puncho de l’Amérique.
- ↑ Si le couscous et le riz sont les mets nationaux des Yoloffs, le mafé et le lacklallo sont les plats nationaux des Bambaras et des Malinkés, le sanglé, celui des Pouls et des Maures et d’une bonne partie des Soninkés.
- ↑ Malgré de nombreuses expériences, il est peu de noirs qui croient qu’une cartouche de munition puisse suffire à chasser au loin une balle avec force.
- ↑ Voy. la Relation du capitaine Vincent, Tour du Monde t. III, p. 49-64.
- ↑ Bentang de Mongo-Park, banancoro de Caillé : hangar destiné aux palabres.
- ↑ Guémou-Koura, le nouveau Guémou, pour le distinguer du Kemmou (Guémou) de Mongo-Park, ancienne résidence de Daisé, roi du Kaarta, lors du passage du voyageur anglais.
- ↑ Moule, mesure d’environ quatre litres, variant un peu suivant les localités, mais ne dépassant jamais deux litres et cinq litres comme capacité extrême.
- ↑ Le sofa est un esclave guerrier, ou plus spécialement un esclave mâle employé à soigner les chevaux ou à accompagner son maître à la guerre.
- ↑ En pareil cas, après avoir tracé la route estimée, je la réduis à l’échelle voulue par la méthode graphique des carrés.