Deuxième livraison
Le Tour du mondeVolume 16 (p. 65-80).
Deuxième livraison

Le lac Bindia. — Dessin de A. de Bar d’après un croquis de M. G. Lejean.


VOYAGE DANS LA BABYLONIE,


PAR M. GUILLAUME LEJEAN [1].


1966. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


VI


Entrée triomphale à Hillé. — Installation. — Les Juifs de Babylonie. — Les Chaldéens. — Visite aux ruines de Babylone. — Palais. Nécropole. — Citadelle et jardins suspendus. — Le tamarix de Sémiramis. — Le lion devenu éléphant. — Super flumina Babylonis.

Hillé, bâtie sur l’emplacement d’un quartier sud de Babylone, paraît dater des khalifes : il en est parlé dans le voyage de Benjamin de Tudela, qui y trouva une population de dix mille juifs. Je manque de données pour évaluer leur chiffre actuel, mais il ne doit pas dépasser cinq mille, c’est-à-dire le tiers de la population totale. Ces juifs sont d’après toutes les traditions les descendants directs des déportés de Nabuchodonosor : ils remplissent les villes de la Babylonie, retenus là un peu par leurs intérêts, un peu par le voisinage des tombeaux d’Esdras et d’Ezéchiel, qui font de la Chaldée une terre sainte pour eux. Je ne remarque chez eux qu’un détail qui est sans doute commun à tous leurs coreligionnaires de la Turquie d’Asie, mais que je n’ai pas trouvé chez ceux de l’Europe orientale : la séquestration des femmes. Mon hôte avait une fort belle maison partagée par un mur en deux parties parfaitement semblables, chacune consistant en une cour pavée entourée d’une sorte de galerie sur laquelle donnaient le divan ou salon et les divers appartements. Pour aller de l’une à l’autre il fallait passer par la rue. Les deux portes, vraies poternes de citadelles (toute maison dans ce malheureux pays a besoin d’être une citadelle, encore a-t-on vu, à Aleps et à Damas, que ces forteresses-là ne protégent guère leurs faibles habitants), les portes, dis-je, étaient absolument semblables ; si bien qu’une fois, rentrant chez mes hôtes, j’eus une distraction et j’entrai au gynécée. Un voyageur « avantageux » aurait ici une superbe occasion de se montrer — Français : moi qui ne suis ni Bruce, ni X ou Z, que je pourrais et ne veux nommer, je dirai ingénument que je produisis un effet, j’en conviens, — l’effet du bon gendarme tombant dans un pensionnat de demoiselles. Les filles de Sion, aux yeux de velours brun, furent ébouriffées de l’aplomb avec lequel je me préparais à monter au divan ; je me ravisai juste au moment où on allait chercher la garde et m’esquivai après avoir rassuré, d’un salut respectueux, ce groupe charmant et désorienté. Ce fut ma seule bonne fortune en Babylonie ; elle peut se raconter, comme on voit, sans nul scandale.

Si la graine d’Israël prospère de ce côté, les fils de Nabuchodonosor ont été moins heureux. Je doute qu’il reste trois mille Chaldéens dans toute la Babylonie. Ces Chaldéens, tous catholiques du rite oriental et comme tels jouissant de la protection efficace de la France, sont beaucoup plus nombreux dans l’Assyrie, vers Van et Mossoul, et jusqu’au lac Ourmia en Perse. Le progrès de l’islamisme les a balayés vers le nord et les a presque entièrement chassés de leur contrée natale. Il y en a un groupe au village d’Angawa, près Kerkouk, où il y a un évêque : un autre à Bagdad où réside le patriarche chaldéen, moins à cause de l’importance numérique de son troupeau qu’en raison de l’illustration passée de cette ville si déchue.

Je n’ai pas ici à m’étendre sur les Chaldéens, ni à raconter comment un simple corps scientifique (les chaldéens des auteurs grecs n’étaient pas autre chose), a donné son nom à toute une nation. Je dirai seulement que les Chaldéens actuels sont une très-belle race, rappelant parfaitement le type puissant (et selon moi plutôt aria que sémitique), des monuments assyro-babyloniens. Les femmes sont en général grandes, fortes, d’une beauté sculpturale plutôt que délicates. J’en ai vu des centaines de belles : de jolies, je n’ai vu que de très-jeunes filles ; leur costume est le même que celui des femmes musulmanes, le lourd et disgracieux vêtement de Mossoul et de Bagdad.

On devine sans peine que notre soin fut de courir aux ruines de Babylone. Laissant au logis M. Peretié, qui voulait attendre à domicile les juifs marchands d’antiquités lesquels pullulent à Hillé, nous partîmes, MM. Pélissier, Michel et moi, pour les ruines de la ville intérieure (ce que M. Oppert appelle la cité royale) que nous avions traversées la veille. La première chose que nous trouvâmes avant de sortir de l’avenue dont j’ai déjà parlé, ce fut une enceinte carrée, dont l’angle nord-ouest était émoussé, et qui semble avoir été un palais. Cette belle enceinte, noyée dans un épais massif de palmiers, est un des points les plus imposants des ruines : du reste rien n’indique nettement son appropriation.

Une demi-heure plus loin, après avoir passé le grand canal appelé Nil, qui coule parallèlement à un énorme canal ancien dont il a emprunté le lit un peu plus bas, on franchit une sorte de talus qui figure le premier rempart intérieur dont parlent les écrivains classiques, et on arrive à un oratoire musulman appelé Amran, qui domine un massif irrégulier de ruines éventrées de tous côtés. C’est le premier groupe des ruines proprement dites, et les explorations y sont assez fructueuses, car c’était la nécropole, et les paysans des environs qui y fouillent sans cesse pour leur propre compte, y récoltent abondamment cette masse de menues curiosités qu’on trouve dans toutes les sépultures antiques. Je vis plusieurs hommes à l’œuvre quand je passai à Amran, et je leur achetai une statuette mutilée, en terre cuite, de Mylitta, la Vénus babylonienne.

Rien de bien intéressant ne nous retenait à Amran : nous en descendîmes et traversâmes un bas-fond nitreux qui doit être un marais en hiver, et qui est séparé de l’Euphrate par une longue traînée de décombres sans importance : puis nous gravîmes un second massif à peu près rectangulaire, et non moins éventré qu’Amran.

Les Arabes l’appellent el Kasr « la citadelle. » Là, en effet, les fouilles ont mis à jour des portions de remparts en briques, d’une construction massive et d’une solidité extraordinaire, et répondant parfaitement à ce qu’Hérodote, Diodore et les autres nous racontent de la citadelle de Sémiramis.

Il n’est donc pas douteux que ce ne soit là l’œuvre favorite de l’illustre veuve de Ninus. Les différences existant entre les mesures données par les anciens et celles que fournissent les ruines actuelles du Kasr, ne peuvent provenir que des modifications produites par les âges et par tant de destructions. Quinte-Curce nous dit que la citadelle avait quatre-vingts pieds de haut et vingt stades de tour. Les mesures modernes nous donnent soixante-dix pieds pour la hauteur du Kasr, et environ deux mille huit cent mètres pour son circuit. Dans les deux cas, la différence entre l’évaluation ancienne et celle d’aujourd’hui n’est que d’un huitième.

Nous atteignons le pied d’un arbre décrépit, mutilé, le seul qui ombrage ces ruines, et nous saluons ce vétéran avec respect : c’est « l’arbre de Sémiramis » le dernier survivant, dit-on, des fameux jardins suspendus, l’arbre sacré que les musulmans appellent atéti[illisible] et auquel, selon eux, Ali attacha son cheval avant d’aller se faire tuer à la bataille de Kerbela. C’est un tamarix ; on ne s’en douterait pas en voyant l’abominable dessin qu’en a donné Keppel, auteur d’ailleurs très-recommandable pour ce qui regarde la Babylonie. Le tamarix du Kasr a un tronc fort gros, qui a été avidement décapité ; il pousse fièrement au ciel deux longues branches au sommet desquelles flotte ce feuillage aérien qui repose si doucement la vue dans les Khor de Nubie. J’avoue mon faible pour le tamarix ; c’est un arbre de fine race, avec ses brindilles articulées comme des pattes de coléoptère. Je ne le vois jamais sans me rappeler les agréables impressions que je lui ai dues dans les déserts africains, lorsque vers midi, épuisé de soif, de chaleur, sans compter l’ennui de six heures de chevauchée dans des sables rocheux et monotones, je voyais apparaître le panache vert du tamarix, promesse presque certaine d’une halte et d’une couple d’heure de sieste voluptueuse au bord de l’eau tant désirée. Il fait pour moi partie intégrante du paysage africain, et a sa part dans mes préférences pour cette terre meurtrière et adorable.

Je viens de nommer les jardins suspendus : c’est la merveille qui a rendu le nom de Babylone si populaire à travers les âges. Je suis bien persuadé que les cinq sixièmes de mes lecteurs se disent, depuis le commencement de ce récit : « Et les jardins suspendus ? » Soyez donc un fondateur d’empire comme Bélus, une femme de génie comme Sémiramis, un conquérant comme Nabuchodonosor, pour que vos œuvres pâlissent dans l’imagination des peuples, devant le caprice inutile et romanesque d’un roi fainéant, dont le nom même ne nous a pas été conservé !

Un roi babylonien, dit l’histoire, avait une favorite persane qui ne cessait de regretter, dans cette grasse et monotone Chaldée, les paysages variés de son pays natal.



Pour combattre cette nostalgie, l’amoureux souverain fit

élever sur la plate-forme de la citadelle un vaste jardin où il réunit toutes les merveilles végétales des provinces de son vaste empire. J’en emprunte la description à Diodore de Sicile, le seul qui en parle avec un détail minutieux.

« Ce jardin, de forme carrée, avait de chaque côté quatre plèthres (quatre cents pieds) : on y montait par des degrés sur des terrasses posées les unes sur les autres, en sorte que le tout présentait l’aspect d’un amphithéâtre… Elles étaient soutenues par des colonnes dont la plus élevée, de cinquante coudées de haut, supportait le sommet du jardin et était de niveau avec les balustrades de l’enceinte. Les murs avaient vingt-deux pieds d’épaisseur, et chaque interstice des colonnes, dix pieds de largeur. Les plates-formes des terrasses étaient composées de blocs de pierre dont la longueur, y compris la saillie, était de seize pieds sur quatre de large.

Ils étaient recouverts d’une couche de roseaux empâtés dans l’asphalte, sur laquelle reposait une double rangée de briques cuites cimentée de gypse ; celles-ci étaient à leur tour recouvertes de lames de plomb afin d’empêcher l’eau de filtrer à travers les atterrissements artificiels. Par-dessus se trouvait répandue une masse de terre suffisante pour recevoir les racines des plus grands arbres : ce sol artificiel était rempli d’arbres de toute espèce, capables de charmer la vue par leur dimension et leur beauté. Les colonnes, s’élevant graduellement, laissaient par leurs interstices pénétrer la lumière, et donnaient accès aux appartements royaux, nombreux et diversement ornés. Une seule de ces colonnes était creusée du sommet à la base, et contenait des machines hydrauliques qui faisaient monter une grande masse d’eau du fleuve, sans qu’on pût rien voir de l’extérieur. »


Babel vu de Hemera. — Dessin de A. de Bar d’après un croquis de M. G. Lejean.

Strabon ajoute que les piliers qui soutenaient les jardins étaient des carrés de maçonnerie renfermant du terreau destiné à recevoir les racines des plus grands arbres : et Quinte-Curce (qui, il est vrai, est fort suspect à cause de ses exagérations de romancier) parle de certains de ces arbres comme ayant huit coudées d’épaisseur et cinquante pieds de haut, et produisant autant de fruits que s’ils croissaient en pleine terre. Voilà ce que j’ai bien de la peine à accepter. Notez bien que le Kasr est environné d’excellentes terres presque au niveau de l’Euphrate, et que si le royal horticulteur n’avait voulu que créer ce que les rois perses nommaient un « paradis » (paradeisos des Grecs), c’est à dire une villa avec de vastes jardins et surtout des parcs peuplés de bêtes fauves, il n’avait pas besoin d’élever sa bizarre merveille à quatre-vingts pieds au-dessus de la plaine. Il a évidemment cédé à la fantaisie fréquente chez les despotes qui ont plus de caprices maladifs que d’idées, de goût et de raison : fantaisie qui a créé les Pyramides, Versailles et Marly, et de nos jours les bonbonnières à sultans qui, en divers pays d’Orient, font l’admiration des badauds en enlaidissant les plus beaux paysages du monde.

Mon ami Pellissier prend difficilement son parti du texte de l’auteur grec, qui enlève à Sémiramis l’honneur (quel honneur !) d’avoir fait les jardins suspendus : il eût aimé à évoquer le souvenir de la reine-colombe divinisée par les Chaldéens. Je suis obligé de suivre l’inflexible histoire : mais la tradition n’est peut-être pas absolument fausse, si — ce qui n’a rien d’impossible, — la belle Persane à qui ce coûteux hommage fut rendu s’appelait aussi Sémiramis.

À cinq minutes de là, je descends dans un large entonnoir au fond duquel je trouve un lion en pierre, la tête mutilée, avec une autre cassure au flanc gauche : il a la moitié des pattes ensevelie dans les déblais, mais il n’y a pas de doute possible sur la pose générale de l’animal : il est debout, appuyé sur quelque chose


Juifs de Babylonie. — Dessin de A. de Neuville d’après une photographie.

d’informe. Le premier voyageur qui l’a vu a prétendu que

ce quelque chose était un corps humain : — que le groupe avait trait à l’histoire de Daniel : je n’ai pas besoin d’ajouter que ce voyageur était Anglais, et aussi bibliste que tous ses compatriotes. Vient ensuite Keppel, qui prétend mieux voir, et qui déclare que ce lion est un éléphant, — et la preuve, c’est un dessin qu’il en donne et où en effet l’animal est orné d’une oreille et d’une trompe de fantaisie : la queue s’amincit, et le trou au flanc devient une sorte de selle. Quand on fait d’aussi haute fantaisie, encore faut-il la faire vraisemblable, et ne pas donner à une trompe d’éléphant une dimension qui lui donne un faux air de fumer une pipe allemande à rebours.

Le plaisir de rectifier Keppel ne me fait pas oublier qu’à dix heures du matin il fait une chaleur suffocante sur le Kasr, et que nous avons faim. Nous descendons à un jardin voisin, non clos, où de hauts palmiers étendent une ombre appétissante sur quelques carrés de légumes, qu’un vieil Arabe de bonne figure arrose de son mieux. La nappe est mise et nous déjeunons gaiement, rejoints par Michel qui est arrivé en grognant et en affirmant que ces ruines ont une puanteur diabolique. « Comme toutes les sépultures qu’on met à jour, » lui dis-je.

— Oh ! ce n’est pas seulement cela : ce sont les péchés de ces gens enterrés là, qui sentent si fort. »

— Vaillant signor Michel ! je ne dis pas que Nabuchodonosor et ses sujets n’aient eu leurs petits défauts ; mais raisonnons un peu : Croyez-vous que Paris, Londres, Rome ou Vienne soient entièrement habitées par des rosières ? Et cependant nous ne sentons…

— Oh ! nous, reprend Michel avec une self-satisfaction impossible à rendre, nous avons l’honneur d’être des chrétiens, je suppose ! »

Que répliquer à cela ? Je suis « collé, » c’est certain. Dans la théorie de Michel, on a tout profit à mourir en orthodoxie. L’âme est sauvée et le corps ne sent pas mauvais.

Après déjeuner, nous descendons à l’Euphrate, pour éviter l’ennuyeuse route que nous avons suivie depuis Amran. Arrivés à la berge, nous éprouvons le besoin d’apaiser une soif dévorante. Pellissier se penche sur le revers du talus, glisse des deux pieds sur l’argile grasse et compacte, et sans un de nos kavas qui le happe à propos, il disparaissait comme une pierre dans l’eau profonde, trouble et rapide. Rendu plus circonspect par le danger couru, mon compagnon saisit la longue lance d’un Arabe, la plante dans la berge, et s’y retenant d’une main, il boit avidement dans le creux de l’autre. Après avoir un peu ri de l’étrangeté de notre position, je n’ai rien de mieux à faire que de suivre son exemple.

Voilà tout ce que nous fîmes de mémorable super flumina Babylonis, non sans avoir accordé un souvenir au chant sublime des Hébreux déportés, qui, sur cette même rive, pleuraient en songeant à Jérusalem et suspendaient leurs harpes aux branches des saules. Le paysage qui nous entourait était sérieux plutôt que mélancolique : en face de nous, les riches cultures de la rive droite de l’Euphrate, un peu plus basse et partout mieux arrosée que l’autre : derrière les palmiers, à l’horizon, la masse rouge de Babel qu’on voit de tous les points de la scène ; et en montant un peu sur les talus des ruines, nous pouvions distinguer à travers les fûts rigides des arbres la Tour des Sept Sphères de Borsippa dominant une solitude à demi inondée. Le seul bruit qui troublât le silence de la plaine à cette heure brûlante était, non le cri du chakal ou du hibou, mais le bruit doux et monotone d’une noria d’irrigation. Les norias de l’Euphrate n’ont pas le cri sec et aigre de celles de l’Égypte, où, selon une boutade amusante et vraie de Maxime Du Camp, « tout gémit, même les machines. »

Bref, nous partons sans avoir suspendu nos harpes aux saules. Nous n’avons pas de harpes, et l’Euphrate n’a plus de saules. Nous n’avons pas pleuré Jérusalem, mais j’avoue que nous avons parlé de Paris, et que nous nous sommes promis de causer quelque soir, au café Procope, du jour où nous avons bu « à la lance » dans la coupe limoneuse du grand fleuve babylonien.

En rentrant nous trouvons Peretié qui, comme Titus, a perdu sa journée, ou peu s’en faut. Les marchands de bric-à-brac chaldéens ne lui ont apporté rien de bien original, quoique Michel, dès la première heure de notre installation, la veille, ait fouillé tous les taudis d’Israël et fait grand bruit de nos personnes et de notre libéralité d’acheteurs. Quant à lui, il a fait deux bonnes affaires : il a acheté trois cents krans (trois cent trente francs) au comptant une poignée de sabre en cristal de roche, très-vulgairement travaillée, et espère trouver quelque imbécile d’officier supérieur qui lui en donnera huit cents krans. De plus il a acquis une urne en albâtre, brisée en huit morceaux, mais les morceaux sont bons. Cette urne qu’il nous montre fièrement, est très-curieuse : elle porte une inscription cunéiforme et une autre hiéroglyphique. Voilà, me dira-t-on, une merveille unique. Oui, mais les deux inscriptions sont fausses, elles ont été fabriquées par le juif trouveur du pot en question. Celle qui a la prétention d’être cunéiforme est hideuse : on dirait l’écriture du cancre le plus incorrigible des écoles primaires de Babylone. L’autre est mieux copiée : elle n’a qu’un petit défaut, c’est qu’elle est à rebours. Décidément les fabricants d’antiquités, dans ce pays, ne sont pas aussi forts qu’à Rome.

Le lendemain matin, reposés et pleins d’ardeur, nous remontons à cheval et nous dirigeons au sud-ouest, afin de visiter les ruines de Birs Nimroud, nom moderne de Borsippa, à trois petites heures de Hillé. Nous traversons, sous un soleil heureusement supportable, une plaine couverte de buissons, semée de petits monticules de ruines, coupée de tracés d’anciens canaux sans compter deux encore en activité, et nous ne cessons pas une minute d’avoir devant nous le fantôme irritant de cette grande ruine, visible d’aussi loin que la fameuse tour de Montlhéry, avec laquelle elle a du reste une vague ressemblance.

À neuf heures et demie, nous sommes au pied du monticule qui supporte la tour, et cinq minutes plus tard nous nous reposons à l’ombre de la tour même, qui nous apparaît alors pour la première fois dans toute sa majesté.

La chose la plus extraordinaire, ou plutôt la plus stupéfiante que j’aie vue dans toute ma vie de voyageur, ce sont ces blocs vitrifiés qui couvrent le sommet de la colline, et qu’au premier abord je pris pour des roches ignées, dont elles ont toute l’apparence et surtout la cohésion. Un second coup d’œil me montra les couches jaunes-verdâtres des briques liées par un ciment bitumineux et recouvertes d’une masse de bitume, le tout ayant été cuit et vitrifié en bloc de manière à présenter une solidité que jamais depuis les Chaldéens aucun peuple n’a donnée à ses œuvres. J’ai vu le ciment romain et ses merveilles : j’ai vu les ruines de cette formidable tour de Cesson, en Bretagne, que Henri IV essaya de faire sauter et dont la moitié seulement roula dans les fossés, en blocs prodigieux dont deux siècles et demi n’ont pas détaché dix pierres : mais rien de tout cela n’approche des ruines vitrifiées de Birs Nimroud.

Il n’est pas étonnant que les fantaisistes de l’hypothèse se soient donné carrière autour de ces masses. Les Anglais biblistes se sont partagés là-dessus, ce qui ne les empêche pas d’être aussi affirmatifs les uns que les autres. Pour les uns, ce sont les débris de la fournaise où Abraham fit fondre les idoles des Chaldéens : pour les autres, qui croient que c’est là la tour si controversée de Babel, ces vitrifications sont l’œuvre de la foudre que Dieu lança sur ce monument impie. Notez bien qu’il n’est pas question dans la Bible de foudre lancée sur Babel.


Avant Mehawil. — Dessin de A. de Bar d’après un croquis de M. G. Lejean.

Mon explication, moins solennelle, est peut-être plus raisonnable. Ces blocs doivent représenter le revêtement extérieur du monument, dont la tour aujourd’hui subsistante n’est que le centre, une sorte de témoin, pour employer le langage des agents-voyers. Quant aux procédés de vitrifications usités à Babylone, ils sont expliqués au long par tous les anciens, et il est inutile que j’en fatigue mes lecteurs, aux yeux desquels je n’ai été peut-être que trop technique. On sait avec quelle animosité les Perses, notamment Xerxès, firent la guerre à tous les souvenirs religieux ou nationaux des Chaldéens, et ce monument qui porte des traces évidentes d’incendie, dut être victime de leur vandalisme. Alexandre mourut au moment même où il songeait à le relever, dans une pensée de bienveillance pour la nationalité chaldéenne : sa mort subite empêcha l’exécution de ce projet, ainsi que des desseins bien autrement importants qui remplirent les courts instants de son séjour à Babylone.

Maintenant, qu’était le Birs Nimroud au temps de la monarchie babylonienne ?

Il serait trop long de raconter comment est née et par quelles phases est passée la supposition, devenue un article de foi pour le commun des touristes, que le Birs n’est autre que la tour de Babel. D’abord, cette hypothèse est moderne : Benjamin de Tudela, qui met le plus grand soin à trouver partout les souvenirs de la Bible, applique le nom de Babel à des ruines situées sur l’Euphrate à vingt milles en amont des ruines de Babylone, laquelle Babylone existait encore de son temps (treizième siècle), et comptait vingt mille juifs parmi ses habitants, ce qui nous permet de supposer une population totale d’au moins soixante mille âmes. Ce passage, qui n’a pas été assez remarqué, montre que Babylone a eu la vie plus dure qu’on ne le pense généralement, puisqu’on est convenu de rapporter le temps de sa ruine à la fondation de Séleucie, quatorze à quinze siècles avant le savant voyageur hébreu.

C’est, je crois, Piétro della Valle qui, le premier, a vu Babel dans le Birs, et cette hypothèse, qui convenait à presque tout le monde et ne dérangeait le système de personne, a fait boule de neige depuis Della Valle jusqu’à nous. Quant à moi, qui regarde la légende de la Tour de Babel comme la sœur jumelle de celle du Paradis terrestre, je laisse aux géographes orthodoxes ou complaisants à placer la première sur leurs cartes et à nous donner les limites du second. Je ferai seulement observer que le texte de la Genèse ne prête nullement aux constructeurs de la tour l’absurde idée que leur suppose la tradition vulgaire, « d’escalader le ciel. » Il est question dans le texte sacré d’un monument commémoratif, devant monter « jusques aux nues[2] » exagération poétique que nous retrouvons dans vingt classiques fort raisonnables, à commencer par la tempête de l’Énéide.

On sait qu’il y a des voyageurs qui viennent à Babylone avec un siége tout fait, et dont l’orthodoxie ombrageuse est toute désorientée, si quelque détail secondaire du paysage semble donner un démenti à Isaïe. Or ces palmiers, ces villages, ces jardins, ces habitants, gênent considérablement leur culte pointilleux pour trois versets échappés à la verve lyrique du grand prophète : et il s’est trouvé un officier anglais, dont j’ai d’ailleurs les travaux géographiques en très-haute estime, qui a nié l’existence de Babylone sur le terrain que nous parcourons, parce qu’il ne le trouve pas assez désolé, assez stérile et assez maudit. Je le répète, j’estime fort les travaux du commandant Selby, et je ne le confonds pas avec un monsieur qui a beaucoup imprimé pour prouver que Carthage était à Bougie et le mont Sinaï à Santorin. Cette classe de voyageurs oublie un peu trop Hérodote, Xénophon, Bérose et Ctesias qui ne sont pas des prophètes, mais qui ont un peu le droit de parler de ce qu’ils ont vu. Ce qui a dû les gêner encore, c’est l’absence en Babylone des « satyres » qui étaient probablement
Fossés de Babylone, — Dessin de A. de Bar d’après un croquis de M. G. Lejean.
des singes, mais comme Isaïe ne peut pas avoir tort, un autre voyageur a trouvé fort à propos un turc qui lui a parlé d’un animal qu’on trouvait dans l’intérieur, et qui avait les parties supérieures du corps semblables à celles de l’homme, tandis que par les membres inférieurs il ressemblait à la chèvre. Ce Turc ajoutait que les arabes, qui chassent cette espèce d’épigan avec des chiens, n’en mangent que les cuisses ou les jambes, parce que manger le reste leur semblerait une sorte de cannibalisme. Je ne serai pas aussi vif que le savant docteur Hoefer qui malmène rudement cette classe de touristes et les envoie « chanter au lutrin ; » mais je me demande ce que la Bible, dont nous apprécions tous la haute valeur historique, peut gagner à un fétichisme d’interprétation littérale, et je sais parfaitement ce qu’y perdent des livres sérieux qu’on aimerait à lire avec la confiance qu’ils méritent en général.

Bagdad possède une maison de PP. Carmes, qui croient fermement à Birs Babel, et qui ont tenu, voilà trois ou quatre ans, à traduire leur croyance en fait : voici comme. Ils ont fait venir d’Europe une petite vierge d’argent ou de bronze, et le P. M. J… est allé solennellement la planter sur le sommet de la tour, comme une prise de possession, au nom du catholicisme, du berceau commun des nations. L’idée était dramatique et ne manquait pas de grandiose. Le père, armé de sa statue, se fit hisser au moyen de cordes sur la plate-forme, et là, trouva un acteur qui n’était pas dans le programme de la fête : c’était une belle panthère qui prenait voluptueusement le soleil. Ceux d’en bas, avertis de l’incident, criaient au père de descendre et il en


La tour de Babel. — Dessin de A. de Bar d’après un croquis de M. G. Lejean.

avait une certaine envie : mais comme il était réellement

brave, et qu’à aucun prix un Européen en Orient ne doit montrer de peur, il dut rester là, sans reculer ni avancer, la bête et lui se regardant dans les yeux, pendant plus d’une heure. Au bout de ce temps, il plut à la panthère, qui avait dîné (heureusement !) d’aller finir son kef ailleurs, et le père plaça sa statue et descendit.

Notre-Dame de Babel est, paraît-il, toujours en place, et y restera jusqu’à ce qu’il plaise à un Arabe de risquer de se casser le cou pour l’emporter, avec l’espoir de la vendre comme un antique à quelque Anglais bien en fonds.

Du reste, le P. M. J… est utile à bien mieux qu’à placer des madones sur des tours croulantes : comme tous nos missionnaires en Orient, il est médecin des pauvres à Bagdad, et il est même le seul, car le gouvernement turc ne s’est jamais occupé des gueux que pour leur enlever leur dernier para, et en faire de la chair à canon s’ils ont l’honneur d’être vrais croyants. Pendant le choléra, il s’est admirablement comporté, conduite d’autant plus remarquée que ses rivaux, les missionnaires américains, ont tous fui sous prétexte « qu’ils étaient pères de famille. » Je regrette d’avoir à signaler cette faiblesse, exceptionnelle d’ailleurs, car en Orient j’ai toujours eu les meilleurs renseignements sur les missions yankees. En Turquie, elles sont aux missions anglaises dans le rapport de dix à un comme nombre, et de trente à un comme résultat.

Je reviens à ma tour.

Plusieurs bons écrivains avaient suggéré, dans ces derniers temps, que Birs pouvait bien être ce temple de Bélus, sorte de pyramide rectangulaire consistant en huit étages superposés, chacun des huit étages étant consacré à une planète, et les briques composant chaque étage étant de la couleur conventionnelle adoptée pour la planète à laquelle l’étage était consacré. Une découverte importante du colonel Rawlinson mit la chose hors de doute. Ce savant chaldéologue vint au Birs qui n’était pas encore aussi bouleversé qu’aujourd’hui, fit attaquer par ses ouvriers un angle de l’étage inférieur, et mit à découvert une profonde et étroite cavité dans laquelle il plongea le bras. Les ouvriers remarquèrent qu’il était très-pâle, et attribuaient cette pâleur à la crainte de trouver un scorpion au fond du trou. Je crois bien plutôt qu’elle était due à l’émotion du savant, partagé entre l’espoir d’une grande découverte et la crainte d’un insuccès complet. M. Rawlinson eut, lui, le billet blanc, je veux dire qu’il retira du trou un cylindre en terre cuite sur lequel il lut couramment une inscription royale, ce qu’on pourrait appeler une page du Moniteur officiel de Babylone, et qui dissipa toute incertitude sur ce lieu.

Il est donc historiquement acquis : — Que le Birs est le temple de Belus cité et décrit par Hérodote et Diodore ; — Que ce temple était en même temps la Tour des Sept Sphères ou le principal observatoire des Babyloniens ; — Enfin que le grand amas de ruines qui s’étend au levant de la Tour, et que surmonte un ziaret consacré à Abraham (Ibrahim Khalil) représente le Bursif des Chaldéens, la Borsippa de Strabon, centre de l’une des deux grandes castes astronomiques de Babylone, les Borsippéniens ; l’autre était celle des Orchoéniens, et avait son siége à Orchoé, aujourd’hui Warka.

Nous éprouvons une certaine émotion à nous dire, que ces mêmes ruines que nous foulons ont vu naître et se développer, dès l’origine des âges, la plus précise et la moins hypothétique des sciences, s’il est vrai qu’Alexandre trouva les Babyloniens en possession d’une série ininterrompue d’observations astronomiques faites pendant 1904 ans : qu’il envoya le relevé de ces observations à Aristote, qui n’en a guères fait profiter la postérité ; et enfin que Ptolémée d’Alexandrie les a prises pour bases de sa belle géographie astronomique. Nous savons d’autre part qu’elles étaient consignées sur des briques émaillées, comme celles que l’on découvre par milliers à Birs, à Babel, à Amran, un peu partout. Ne mettra-t-on donc jamais la main sur ces « Tablettes de l’Observatoire » chaldéen, découverte sans prix qui permettrait de renouer scientifiquement la chaîne des temps, si tristement brisée par la barbarie du moyen âge ?

Borsippa avait encore une autre spécialité moins savante : on y trouvait, dit Strabon, une énorme quantité de chauve-souris d’une grandeur exceptionnelle. On me dira que ce détail est bien vulgaire pour un écrivain de la valeur de Strabon ; mais ne soyons pas trop sévère pour le savant géographe d’Amasée, nous qui avons passé par la géographie de…, où l’on apprend que la ville de Châteaubriand est renommée pour ses confitures d’angélique, et que Gray a un superbe moulin qui moud 80 000 kilos de blé par jour.

Pour revenir aux chauves-souris de Borsippa, je constate qu’elles ont émigré à Hillé et à Bagdad ; il n’en est resté d’autre souvenir au Birs qu’une jolie chauve-souris de bronze trouvée dans les ruines par le colonel Kenball, consul d’Angleterre à Bagdad, lequel a eu l’extrême gracieuseté de me l’offrir en souvenir.

Que faire au sommet d’une belle ruine, quand on l’a bien admirée, et que la brise du désert pousse à l’appétit ? Déjeûner avec ardeur, et boire à la patrie éloignée, aux affections que la distance n’affaiblit pas. Nous ne voulûmes pas quitter la colline sans saluer du regard le beau paysage que nous laissions derrière nous. À dix minutes du Birs commençait une nappe d’eau du bleu le plus dense et le plus pur, s’étendant presque à la limite de l’horizon vers le couchant : c’était la lagune Hindia, formée par les débordements du canal de ce nom. La lagune s’étend en demi-cercle autour du Birs, coupée par de nombreuses îles et quelques roselières dont le vert éclatant aide singulièrement à relever le ton général un peu morne et cendré de la plaine. Dans les îles sont éparpillés de jolis villages arabes (qui perdraient sans doute à être vus de trop près), mais qui éclatent dans la verdure aussi nombreux que les villages des banlieues de nos grandes villes.

Rien d’aussi saisissant que le contraste, cru et brutal, mais d’une éloquence étrange, entre la vie condensée dans cette lagune et la désolation de la plaine qui nous entoure. Du Birs à Hillé, pas une maison : ruines, ruines, ruines. Plus de vingt canaux desséchés témoignent de la prospérité passée d’un pays où l’on peut aujourd’hui marcher dix à quinze heures sans trouver autre signe de la présence de l’homme que quelques tombeaux de chekhs musulmans, et quelques groupes de tentes noires habitées par des Arabes maigres et farouches, mais d’assez noble tournure. Ce steppe a-t-il été autrefois la moitié d’une grande ville, Babylone rive droite ? Il faut le croire ; l’histoire est formelle à ce sujet : mais ce quartier s’étendait-il jusqu’à Borsippa inclusivement ? J’avoue que je n’en crois rien, pour des raisons trop longues à développer ici. Le plan que j’ai levé de Borsippa me figure assez nettement une ville distincte, pour permettre d’affirmer que cette ville a été, du moins aux époques relativement récentes, une cité à part, dont le noyau principal était la masse quadrangulaire de ruines autour d’Ibrahim Khalil.

J’ai cherché minutieusement des traces du grand rempart extérieur, qui a certainement existé entre le Birs et Hillé ; j’ai bien cru les trouver dans un grand talus qui part de l’Euphrate auprès d’Anana (où subsistent les vestiges d’une petite enceinte quadrangulaire, peut-être le palais occidental de Sémiramis), et se dirige à travers la lande droit sur les monticules de ruines de Teglié. Ce talus, formant une chaussée entre deux parapets en grande partie nivelés, n’a rien qui le distingue beaucoup des canaux voisins, si ce n’est l’élévation de la chaussée, élévation qu’on remarque du reste dans quelques canaux et qui n’atteste que l’antiquité de la couche alluviale qui les a comblés. Je ne tiens donc pas beaucoup à mon rempart (voir la gravure), tout en convenant qu’il a une certaine vraisemblance, si, comme l’histoire grecque nous l’affirme, le grand mur de Babylone formait un carré avec l’Euphrate pour diagonale, de l’angle nord-ouest à l’angle sud-est.


Le lion de pierre (voy. p. 68). — Dessin de A. de Bar d’après un croquis de M. G. Lejean.

Je conseille au voyageur curieux de voir la Babylonie, une promenade sur le Hindia. Il devra pour cela louer une de ces embarcations peintes en noir comme les gondoles de Venise, bien coupées et fines volières, qui circulent sans cesse dans les artères de la lagune et sont les murailles de bois de la liberté des Arabes. Ceux-ci, en effet, sont les seuls maîtres du Hindia, où les Turcs n’ont pu jusqu’ici les aller relancer. Quand j’arrivai au Birs, au moment de passer le canal moderne qui sépare la tour d’avec le massif d’Ibrahim Khalil, je vis parmi les roseaux de ce joli canal (qui sert, je crois, à l’irrigation de quelques champs appartenant au ziaret) une de ces barques, près de laquelle se tenait un groupe d’Arabes vêtus d’abaïas noires et brunes, qui avaient parfaitement l’air d’être chez eux, tandis que nos Kavas, bien qu’ils fussent dix-sept, armés jusques aux dents, n’avaient pas l’air d’y être du tout. Je suis persuadé qu’en payant convenablement la location d’une barque et en évitant les maladresses indiscrètes dont ne se font pas faute des Anglais ou des Français habitués à cravacher des fellahs ou des tchorbadjis, on serait bien reçu dans les villages lacustres. Ces gens ne haïssent sérieusement que les Turcs, qui, du reste, depuis le Danube jusqu’à l’Abyssinie et à l’Yémen, sont accoutumés à rencontrer ce sentiment-là bien unanime.

Le kaïmakan de Hillé nous dit qu’il avait créé une flottille de deux cent trente-six barques pour aller à la conquête du Hindia, chaque barque pouvant contenir six soldats, ce qui faisait juste un corps d’armée transportable de quatorze cents hommes. Mais j’ai des raisons de croire que la soumission du Hindia aura lieu à la même date que l’ouverture du chemin de fer d’Angora : je connais mes Turcs.

Derrière le Hindia s’étend un immense désert dont la mince ligne jaunâtre n’est interrompue ni par un arbre, ni par une dune : c’est le Hamaâd, nom qui rappelle le Hammada de Tripoli au Fezzan, et qui est un des innombrables synonymes que les Arabes ont consacrés à l’immensité aride. À l’entrée du Hamaâd, non loin du lac, un grand carré, qui ressemble à une caserne, blanchit à l’horizon : c’est le Khan Sabha à l’usage des pèlerins qui vont visiter les saints tombeaux de Meched Ali, ou l’importante ville de Neoljf, qui n’est marquée sur aucune carte que je sache. On m’a montré de loin Kef ou Kefl, célèbre par le tombeau (authentique à ce qu’il paraît) du prophète Ézéchiel : il attire chaque année d’innombrables pèlerins hébreux et musulmans. Les Hébreux sont jusqu’ici en possession du saint monument, mais ce n’est pas sans peine. Il y a quelques années, un de ces derviches vagabonds qui pullulent dans les grandes villes turques, aussi dru que la vermine sur les divans des harems, réclama près de l’autorité la propriété de Kefl pour les musulmans. L’affaire a été assoupie, — ce qui veut probablement dire que les juifs auront financé pour cent ou deux cents bourses (13 000 ou francs) et auront été rassurés jusqu’à nouvel ordre, c’est-à-dire jusqu’au prochain derviche.


Une vieille juive. — Dessin de A. de Neuville d’après une photograpie.

Nous n’avions plus rien à faire à Babylone, et nous reprenions le lendemain, sans autre incident mémorable, la route de Bagdad.

En sortant du Birounous où nous passâmes la nuit, je tirais à droite pour visiter un monument qui me tirait l’œil depuis Iskanderié. C’était, au sommet d’un très-petit monticule, tout près du canal Naharmalcha et d’un autre canal desséché, une tour carrée, en briques crues alternées de couches de roseaux (procédé décrit par Hérodote), de quatorze pas de côté, et fendillée par l’action du temps en quatre pans abruptes. Je demandais le nom de cette ruine : le guide me dit ChichperSisper, ce qui en persan, me dit-il, signifie six ailes. Ce nom me fut un trait de lumière : J’étais tombé évidemment sur les ruines de l’antique Sispara, qui, d’après la tradition chaldéenne de Bérose, serait quelque chose comme la plus ancienne ville du monde.

Bérose, en racontant l’histoire du déluge à peu près comme la raconte la Bible, dit que Xisuthrus (le Noé chaldéen), averti par la voix divine de la prochaine submersion du monde, prit les livres de la doctrine chaldéenne, « premiers, moyens et derniers, » et les enfouit dans la ville du soleil, à Sispara : puis après le déluge, il alla les y reprendre, et les porta avec lui à Babylone qu’il se mit à reconstruire.

Selon Strabon, qui estropie ce nom pour le gréciser et en fait Hipparenum, c’était un collége fameux de la doctrine chaldéenne. Abydenus parle aussi du peuple de Sispara, mais seulement pour dire que le grand réservoir de Sémiramis, dont j’ai parlé (et que lui, Abydenus, attribue à Nabuchodonosor), avait été creusé sur leur territoire. Cela n’a rien de bien improbable. La grande dépression conchylifère qui s’étend au nord-est de Babylone sur la route de Séleucie, et qui me semble avoir été le bassin de Sémiramis, s’étend jusqu’aux ruines de Sispara.

Cette découverte intéressante, le résultat le plus satisfaisant de mon tour à Babylone, m’aida considérablement à supporter la fatigue et l’ennui des sept heures de route que nous eûmes à faire ce jour-là. Une heure avant de rentrer à Bagdad, nous saluâmes du regard la plus belle ruine babylonique des environs de cette grande ville : j’ai nommé la tour d’Akerkouf. Elle nous présentait le travers, et nous apparaissait à travers un voile de brume comme un gigantesque menhir celtique. Les Turcs l’appellent Nimroud Tepeci, la colline de Nemrod

À trois heures après midi nous étions rentrés au consulat, éreintés, mais tous charmés de notre voyage.


VII


Promenade à Ctésiphon. — Les âniers de Bagdad. — Les ruines. — Le Tak-Kesra. — Séleucie.

Notre visite à Babylone nous avait mis en veine d’excursions et de loisirs studieux, et le second article de notre programme était naturellement la ville jumelle, Séleucie-Ctésiphon, dont les ruines s’élèvent à sept petites heures de marche de Bagdad, des deux côtés du Tigre, sur la route de Bassora. Comme il n’y a pas de bac pour le passage du fleuve en cet endroit, nous dûmes envoyer devant nous une de ces barques rondes bituminées dont j’ai parlé, et qui alla dès la veille stationner en face des ruines. Puis nous sortîmes de Bagdad par le sud-est, en traversant une plaine fertile, bien cultivée par endroits, où rien n’arrêta notre attention jusqu’au bac de la Diyala, qui ne nous retint pas longtemps.

Je n’oublierai pas aisément ce lieu, où j’étudiai sur le vif la fiscalité orientale. Parmi les indigènes qui faisaient queue devant le bac se trouvaient quelques âniers qui venaient des environs de Ctésiphon, où ils avaient trouvé, non du bois, mais des broussailles sèches qu’ils allaient vendre à la ville. Le combustible est très-rare aux environs de Bagdad, donc fort cher, tandis qu’il abonde en Assyrie d’où il serait si facile de faire descendre sur Bagdad trois fois plus de trains de bois flotté qu’il n’en arrive. La charge d’âne du menu bois dont je parle se vendait, au marché, trois piastres trente paras en moyenne, ce qui, lorsque la piastre est à quinze centimes deux tiers, fait cinquante-neuf centimes. C’est rude de faire, pour douze sols, environ quatorze lieues par pluie et soleil, sans compter la maigre pitance d’un âne. Vous croyez peut-être qu’au moins le pauvre
Ruines de Sispara, la ville antédiluvienne. — Dessin de A. de Bar d’après un croquis de M. G. Lejean.
homme n’a pas d’autre charge que celle que je viens de citer ? On voit bien que vous ne connaissez pas la Turquie civilisée. L’ânier paye pour passer le Diyala, vingt paras, autant au retour, soit une piastre. Il en paye autant comme droit d’octroi pour franchir les portes de la ville : de façon que son bois vendu, il lui reste soixante-dix paras (vingt-huit centimes), à cet homme qui a une famille et une bête de somme à nourrir. Ces choses-là ne se commentent pas. C’est l’envers de la médaille sociale en Turquie. — Mais l’endroit ? — Eh bien, l’endroit, c’est Constantinople qui pompe tout et ne rend rien, ce sont les palais-joujoux sur le Bosphore, admiration des Gaudissarts que les messageries impériales vomissent chaque semaine sur le quai de Galata. Moi, ce Bosphore me fait horreur. Tous ces seraïs, ces kiosques, ce marbre, cet or, ces fanfreluches de la richesse impudente où l’art a si peu à voir, ne servent qu’à me rappeler d’autres souvenirs, et les flots bleus de cet incomparable canal semblent à mon regard halluciné rouler les larmes des millions d’hommes qui ont payé, obole par obole, ces tristes monstruosités.

J’ai trop vu et trop comparé de pays divers pour avoir l’indignation facile, et je constate avec plus de dédain que de surprise la patience bovine avec laquelle la bête humaine, récalcitrante aux gouvernements faibles et doux, supporte et même soutient les plus abjectes tyrannies : mais il y a des choses qui passent toute mesure. Certes, nous avons eu et nous avons encore, dans l’Europe civilisée, nos classes souffrantes et nos inégalités sociales : mais chez nous, le luxe même perd le caractère égoïste, immoral et en quelque sorte offensant qu’il a en Orient. La richesse nous impose des devoirs auxquels nous ne cherchons pas à nous soustraire : le devoir envers nous-même de notre culture intellectuelle, d’un emploi intelligent de la fortune : le devoir envers les autres, de l’assistance et de la charité. Mais en Orient !… Quand Verrès-Pacha, après trois ans de fonctions et un traitement fixe de trente mille francs par an, a gagné une fortune de quatre millions, en sera-t-il moins, comme devant, un butor obèse qui ne se plaît qu’à causer avec son caredji ou son palefrenier ? Et s’il vit à la campagne, sa famille répandra-t-elle autour du tchiflik seigneurial les bienfaits et les secours dont nos dames châtelaines, par bon ton et surtout par bonté native, ne voudraient pas se dispenser ? Sa famille ! amère plaisanterie ! Quatre maritornes achetées au rabais à d’affamés émigrants circassiens, écrasées de bijoux, passant les journées à se rouler dans la saleté et la vermine avec leurs gariés, leurs servantes noires, leurs égales à tous égards. Je plaindrais une de nos filles de ferme qui ne serait pas supérieure, comme intelligence, caractère et moralité à ce qu’on nomme là-bas, et sans rire ! — Leurs altesses Fatma, Zenab, ou tout ce qu’on voudra.

Je me suis soulagé, et je continue.

Nous cheminâmes encore quelques heures dans cette plaine désolée où pas un monticule ne bornait l’horizon. Aussi ne tardâmes-nous pas à voir surgir au sud-est la masse sévère et imposante du Tak-Kesra, l’arcade de Chosroès, seul monument intéressant qui nous soit resté de Ctésiphon. Avant d’y arriver, je traversai quelques mouvements de terrains voisins d’un monticule appelé Zembil, et me promettant d’y revenir, je piquai droit à notre tente, qui nous avait précédés et nous offrait son abri précieux, entre le Tak et la berge du Tigre.

À peine reposés, notre premier soin fut d’aller visiter le Tak-Kesra, fort bien décrit par Olivier au commencement de ce siècle : aussi je ne puis mieux faire que de donner sa description fort supérieure à celle de Della Valle (bien que celle-ci ait un charme particulier d’archaïsme).

« Ce monument, bâti en briques cuites, est à un quart de lieue du Tigre. Il présente à l’orient une façade de deux cent soixante-dix pieds de long sur quatre-vingt-six de hauteur. Au milieu est un portique ou grande voûte de soixante-seize pieds de largeur, cent quarante-huit de profondeur et quatre-vingt-cinq de hauteur. Les murs de la voûte ont vingt-trois pieds d’épaisseur, et ceux de la façade dix-huit. La façade présente au rez-de-chaussée six fausses portes, et deux autres qui sont ouvertes. On y voit aussi quatre rangées de fausses fenêtres, fort rapprochées les unes des autres, que l’on dirait avoir été des niches à statues : elles ont à peine un pied d’enfoncement. La rangée qui est immédiatement au-dessus des portes a ses fausses fenêtres beaucoup plus petites que les autres. Aucune d’elles ne paraît avoir été ouverte ; ce qui suppose que ce n’est pas par cette façade que les appartements étaient éclairés. Ce monument est un peu dégradé à la partie supérieure de la façade, ainsi qu’à la partie antérieure de la voûte ; mais les côtés ont bien plus souffert, car on doit croire qu’il y avait deux corps de bâtiments, l’un au nord et l’autre au sud de la voûte, qui ont été démolis, et dont on croit rnconnaître quelques vestiges. Il y a aussi, à la face occidentale, quelques restes de murs, qui font soupçonner que cet édifice s’étendait encore de ce côté. On croit communément dans le pays que Tak-Kesré ou Aiouan-Kesré veut dire portique ou arcade de Kosroës.

« Quoi qu’il en soit de cette explication, le Tak-Kesré ne nous paraît pas avoir été un temple consacré au soleil, comme on l’a cru communément ; mais les restes d’un vaste palais que les rois parthes firent construire à Ctésiphon, et qu’ils habitèrent tout le temps qu’ils furent les maîtres de ces contrées. Ils imitèrent en cela les rois perses, qui passaient une partie de l’année à Suze, à Babylone, et l’autre partie à Écbatane. L’arcade qui est restée presque intacte était probablement un vaste salon de ce palais, que la chaleur excessive du climat rendait nécessaire ; car on ne peut douter que par son étendue, l’épaisseur de ses murs, et son exposition à l’orient, il ne dût être très-frais, et tenir lieu de ce serdap ou salon voûté, et enfoncé de quelques pieds dans la terre, où tous les habitants de Bagdad passent leur journée en été. Le palais des rois devait avoir son sardab proportionné au luxe qu’ils étalaient ; il devait, à cause de son utilité, être la pièce la plus vaste et la plus belle de tout l’édifice. Le sol où l’on peut soupçonner l’emplacement de Ctésiphon a près de deux mille d’étendue ; on suit en plusieurs endroits les murs qui en formaient l’enceinte ; ils étaient fort épais, assez élevés, et bâtis en grandes briques durcies au soleil et liées avec de la paille, le tout disposé par couches, à peu près comme dans le monument d’Akerkouf. On y voit par-ci par-là des buttes de décombres et des restes de murs en briques. Il y a aussi du côté du fleuve quelques restes de fortes murailles bâties en briques cuites, pour lesquelles on avait employé le bitume au lieu de ciment. La végétation sur le sol de cette ville est plus abondante qu’aux environs : les plantes y sont plus vigoureuses, et les arbrisseaux plus touffus et plus forts.

« À quelque distance du Tak-Kesré on voit une mosquée, élevée, dit-on, sur le tombeau du barbier de Mahomet, nommé Suleiman-Pak, Soliman le Pur : les mahométans vont quelquefois visiter ce tombeau, et y passer plusieurs jours dans le jeûne et la prière. Le cheik arabe qui dessert cette mosquée compte bien plus sur les offrandes des dévots musulmans que sur une faible rétribution que doit lui donner le pacha. »

Ce Soliman le pur ou Selman le Persan (le vrai nom était Abou Abdallah Selman, surnommé el Khèr ou le bienheureux) est en très-grande vénération chez les musulmans. C’était un ancien esclave persan, affranchi de Mahomet, dont il embrassa avec chaleur les opinions : aussi le Prophète le classa-t-il parmi les prédestinés. Il était le barbier de son ancien maître, et, s’il faut en croire les dévots, il fit force miracles avec les poils de la barbe sacrée. Son caractère empêche d’ailleurs de penser qu’il en fit spéculation. Bien que nommé gouverneur de Ctésiphon après la conquête arabe, il se retira dans ce ziaret pour y vivre du travail de ses mains, donnant aux pauvres tout ce qu’il gagnait. Ses modernes imitateurs entendent mieux la vie contemplative que lui : ils ne travaillent pas, et loin de nourrir les pauvres, ils vivent d’escroqueries pieuses aux dépens des gens simples.

Après avoir étudié le Tak-Kesra et les massifs de ruines qui l’avoisinent, nous passâmes le fleuve dans notre barque qui ne ressemblait pas mal à une grosse courge, et nous allâmes visiter les ruines de Séleucie.

Nous débarquâmes au sud dans un terrain marécageux qui portait encore les traces des hautes eaux. À travers les buissons ras, nous atteignîmes les talus dont les squelettes bizarres se dessinaient à l’horizon et qui étaient les remparts de l’antique cité. L’absence totale de pierres a été funeste à la conservation des antiquités babyloniennes : tout a été construit en briques, et quand la brique n’a pas été soumise à la puissante cuisson que j’ai signalée à Borsippa, elle se délite par l’action du temps et forme des masses de terre d’un gris jaunâtre que j’ai trouvées à Babylone, à Tekrit, à Ctésiphon, et dans les nombreux châteaux de Bahram de la Perse. Aussi quel soulagement, après avoir vu ces talus tombés « en bouillie, » d’être en présence de quelque chose comme la plate-forme de Persépolis, ou simplement les sculptures de Chahpour !

Des masses de débris, principalement des briques, des poteries, du verre, jonchaient le sol au pied de ces talus, que les gens du pays nomment traditionnellement es sour (le rempart).

Un grand rectangle, qui n’était qu’un vaste pâté de ruines et de briques décomposées, avoisinait le fleuve et occupait à peu près le centre des ruines : on l’appelait châ-el-baroud (emporte la poudre), parce que la salpêtrière du gouvernement, établie sur la même rive et à une portée de pistolet au nord, s’approvisionnait en cet endroit. Quelques autres pâtés voisins marquaient la place d’habitations antiques, ou bien d’îlots de maisons : ils figurent sur mon plan.

La carte du colonel Chesney, excellente en général, contient quelques erreurs plaisantes en ce qui regarde Séleucie, erreurs qu’il eût évitées s’il avait su l’arabe. J’ai dit que le grand massif des ruines s’appelle cha el baroud et j’ai expliqué ce nom : la carte écrit : ruines de Baroud. Les tronçons du mur s’appellent es sour, le rempart : la carte porte ruines de Sur.

Voici, à l’état brut, les notions que je trouve dans les écrivains anciens sur Séleucie. Je les commenterai ensuite.

Elle avait été fondée par Séleucus Nicator, sur le Nahar Malkha ou canal royal qui la coupait en deux. Le byzantin Théophylacte nous apprend qu’elle se trouvait environnée et protégée par le Tigre et l’Euphrate, c’est-à-dire, sans doute, le canal Malkha qui est une dérivation de l’Euphrate. Elle avait été bâtie de matériaux empruntés à Babylone, de la décadence de laquelle elle profita largement. Son plan représentait un aigle les ailes épandues : elle était peuplée de 600 000 âmes dans sa plus florissante époque, et elle en comptait 500 000 vers le temps de sa chute. Elle était plus grande qu’Antioche de Syrie : le district environnant était d’une insigne fertilité.

Elle fut victine des discordes intérieures de l’empire Séleucide. Les chefs rebelles de Médie, Antiochus et Hermias, la prirent et pour la punir d’avoir adhéré à leurs ennemis, ils en tirèrent une lourde contribution et exilèrent la magistrature indigène, qui formait un sénat de trois cents membres.

Plus tard, quand Trajan attaqua les Parthes, Séleucie fut prise par Avidius Clarus et Julius Alexander, lieutenants de l’empereur, qui l’incendièrent en partie. Sa ruine fut complétée par un général de Lucius Vérus. Sévère, et plus tard Julien, ne trouvèrent que des ruines où leurs soldats se donnèrent le plaisir de la chasse.

Voici une anecdote que je trouve dans Ammien à propos du sac de la ville sous Vérus.

Les soldats avaient enlevé d’un temple la statue d’Apollon Comœus et l’avaient envoyée à Rome ; d’autres, fouillant un temple, trouvèrent une ouverture étroite, l’élargirent, et au lieu du trésor qu’ils y cherchaient, ce fut la peste qui, renfermée là par l’art des Chaldéens, en sortit pour balayer l’Europe. On croit lire une légende bretonne.

Tacite dit que Séleucie ne s’était pas faite barbare (non in barbarum corrupta, ce qu’on a eu grand tort de traduire : corrompue à la mode des barbares, ce qui n’a pas de sens quand on sait quelle corruption remplissait l’orient romain). Il parle aussi du sénat des Trente et en loue la constitution. Quand les citoyens n’étaient pas divisés par les factions, ils bravaient les Parthes : il est vrai qu’ils abusaient parfois du droit de sédition, car dans une grosse émeute excitée à l’occasion des juifs, ils tuèrent cinquante mille de ces malheureux. À la suite d’une autre révolte contre Trajan, la ville fut prise et livrée aux flammes (116 de notre ère) ce dont elle se releva tant bien que mal.

J’ai cherché inutilement autour d’es sour le débouché du Nahar Malkha, et je crois que ce débouché était à deux kilomètres plus au sud. Il est bien possible que le plan de la ville, avec les angles saillants de son enceinte, ait figuré un aigle ou quelque chose d’approchant : mais ce qui en reste figure simplement un pentagone assez émoussé aux angles. Il me semble fort naturel, à la seule inspection du plan (voir la livraison suivante) de regarder la ligne de remparts au delà du Tigre, entre le Tak et le fleuve, comme la partie orientale et transtigrine des remparts de Séleucie : sans cela je ne comprendrais guère cette ligne de murs, car si elle était le rempart occidental de Ctésiphon, je ne puis me rendre compte de la direction des bouts de mur qui la rejoignent au fleuve.

En résumé, les géographes sont dans l’erreur en disant que Ctésiphon et Séleucie étaient séparées par le Tigre : il me semble évident que Séleucie était à cheval sur le fleuve, et que les cités jumelles n’étaient séparées que par le rempart que j’ai décrit. Quant aux 600 000 habitants (ou même seulement un demi-million) de Séleucie, il est impossible qu’ils aient tenu dans l’espace que j’ai décrit, et qui n’a pas pu renfermer plus de 30 000 âmes. On peut tout concilier en supposant que la ville se composait de la cité que j’ai décrite, plus d’une banlieue qui était, comme le dit Ammien Marcellin et comme on ne peut en douter en voyant les lieux, d’une fertilité insigne. Séleucie était une capitale, et les capitales ont toujours des banlieues parfaitement peuplées.

Si j’ai trouvé peu de ruines dans la cité même, je dois dire que la plus grande masse est hors de l’enceinte, dans cette sorte de faubourg occidental que j’ai figuré sur mon plan. Les pâtés rectangulaires indiquant des habitations s’y classent fort régulièrement, et si j’en avais eu le loisir, je crois que ma topographie m’eût mené assez loin dans l’est.


Tamarix du Kasr de Babylone (voy. p. 66). — Dessin de A. de Bar d’après un croquis de M. G. Lejean.

J’ai été tenté de voir là l’ancienne Coche, « ville peu éloignée de Séleucie, » d’après Arrien. Grégoire de Nazianze dit que Coche était une forteresse séparée de Ctésiphon par le Tigre, et aussi importante que cette dernière, « de manière qu’elles pouvaient être regardées comme une seule cité coupée en deux par le fleuve. » Il est vrai qu’Ammien, dans un passage fort contesté, dit : « Coche, qu’on appelle aussi Séleucie. » Tout cela est embarrassant. Le faubourg est dominé par un tell artificiel qui pourrait bien répondre à la forteresse de saint Grégoire.

Guillaume Lejean.

(La fin à la prochaine livraison.)


  1. Suite. — Voy. page 49.
  2. Je cite généralement de mémoire et prie le lecteur, s’il trouve quelqu’une de mes citations erronée, de la pardonner à un voyageur qui rédige ses notes au fond de l’Inde, avec un Arrien pour toute bibliothèque de voyage. (Sita, sur l’Indus, 19 mai 1866.)