CHAPITRE V.


Départ de Lahore pour le Kachmir. — Vizirabad. — Gouzerat. — Gouzeronouala. — Urnes funéraires du père et de la mère de Randjit Singh. — Cérémonies funèbres des Indiens et des Sikhs. — Bimber. — Traitement des femmes dans l’Inde. — Exposition des malfaiteurs sur les routes. — Un mariage dans l’Inde. — Vallée de Radjour. — Source d’eau sulfureuse. — Idées des natifs sur les puissances de l’Europe. — Passage du Pir Pandjal. — Seraï d’Alliabad. — Arrivée à Kachmir.

Après avoir obtenu le perwanah du roi, je m’occupai d’obtenir celui du premier ministre, le radja Dehan Singh, par le territoire duquel je devais passer pour aller à Kachmir. Le gouvernement est féodal à Lahore. Chaque chef est maître de ses terres. On me donna pour m’accompagner une garde que je devais changer à diverses résidences, et un serviteur subalterne, pour faire valoir le perwanah du roi et du premier ministre. L’hospitalité est la vertu des Orientaux. Dès qu’on est accueilli par eux, ils vous accablent de prévenances, de politesses, et de protestations de dévouement, où il entre certainement beaucoup de métaphores, mais aussi quelque vérité. J’avais droit sur toute ma route à des volailles, à du lait, à un lit et à de l’herbe pour mon cheval : c’était le traitement le moins libéral qu’on pût me faire. Quand on est bien traité, on est accompagné d’un haut serviteur qui prend vos ordres, vous suit partout où vous voulez aller, vous procure tout ce qu’il est possible d’avoir dans le pays, et vous fait respecter. Ma position était toute différente. Le plus grand malheur pour moi était que le perwanah me traçait exactement ma route, et que je ne pus m’en écarter.

Je partis de Lahore le 25 avril, et j’allai de l’autre côté du Ravi camper à la tombe de Jéhanguir. Comme toutes les tombes des grands personnages, elle comprend un jardin, une mosquée et un caravansérail. Je continuai mon voyage, campant sous une petite tente, où je n’étais à l’abri ni du soleil, ni de la pluie, ni du vent, ni de la poussière. Quelquefois aussi je logeais dans de beaux palais entourés de jardins. Cette variété continuelle de fortune n’est pas sans charme. Tout le pays est plat, sablonneux, et couvert de landes ; autour des villages seulement il est cultivé. Il en est de même dans toute l’Inde, même dans les pays soumis à la Compagnie. La raison en est, comme je l’ai déjà dit, que les agriculteurs n’osent pas s’aventurer au loin, de peur des Dacoits et des bêtes féroces ; et, dans le Pendjab, ils ont encore plus sujet de craindre. On récolte du blé, de l’orge, du safran, du sucre. Je trouvai quelques touffes d’avoine barbue dont le grain est très-farineux. Elle n’est pas cultivée.

Les villages importants sont bâtis sur de petites éminences, et entourés d’un haut mur. On ferme soigneusement les portes pendant la nuit. Tout atteste un pays longtemps désolé par la guerre et les incursions des Dacoits. Je rencontrai des détachements de troupes qui campaient sur la route pour arrêter les déprédations de ces brigands.

Les villes les plus remarquables de ce côté du Pendjab sont Vizirabad et Gouzerat. Vizirabad a été presque entièrement reconstruite par le général Aritabile. La grande rue y est très-belle, et, chose rare, très-propre. Des deux côtés elle est bordée d’un rang de boutiques. La porte d’entrée, dite porte de Lahore, fait une espèce d’arc triomphal. On y arrive par une belle avenue plantée d’arbres. À l’extrémité de la ville est un grand jardin, avec plusieurs palais. À cinq lieues plus loin est Gouzerat, appartenant au raja Dehan Singh, qui y faisait exécuter de grands travaux. Il a un joli palais à une lieue de la ville. Tout le pays paraît être en voie d’amélioration.

Les noms des villes et des villages sont sonores et harmonieux. Quelques-uns rappellent une divinité, un saint, un événement remarquable. On y trouve je ne sais quel charme poétique. Les noms changent assez souvent, et les Musulmans et les Hindous appellent quelquefois d’un nom différent le même village.

Sur toute la route, on rencontre des jardins plantés d’orangers, de grenadiers et de lauriers, et beaucoup de puits dont quelques-uns sont comme des fontaines. L’eau est élevée à l’aide d’une machine, et retombe en cascades dans des bassins. Ce sont presque tous des monuments de bienfaisance. Dans ces climats secs et brûlants, elle ne peut être mieux placée que dans des établissements de ce genre.

À Gouzeronouala est un petit palais, avec un jardin dont le roi avait fait la concession à des faquirs. C’est là que sont les urnes funéraires du père et de la mère de Randjit Singh. C’est le seul monument indien de ce genre que j’aie vu. Les Hindous et les Sikhs brûlent les corps et en abandonnent les cendres.

En me promenant sur les bords des rivières, j’ai quelquefois été témoin de ces cérémonies. Les parents apportent le corps. Ils font un bûcher plus ou moins considérable, selon leur fortune, puis ils se mettent à genoux à la file l’un de l’autre en chantant des prières, et vont se baigner. Quand le feu est bien allumé, ils quittent la place. Après leur départ, les chiens, attirés par l’odeur, arrivent de tous côtés, et cherchent à attraper quelque partie de jambe ou de bras rôti. Je ne sais pas si pour les personnages d’importance tout se passe avec aussi peu d’égards pour le mort.

Colebrooke, dans ses Mélanges, et les livres sanskrits, décrivent la cérémonie tout autrement.

Voici les prières ou plutôt les sentences que les parents agenouillés auprès du bûcher funéraire chantent en s’abstenant de verser des larmes :

« Insensé est celui qui cherche la stabilité dans l’existence humaine, fragile comme la tige du bananier, passagère comme l’écume des flots.

« Quand un corps formé des cinq éléments est venu recevoir la récompense des actions qu’il a accomplies dans une existence antérieure, et qu’il retourne dans ses cinq principes primitifs, quelle raison aurait-on de se lamenter ?

« La terre est périssable ; l’océan, les dieux eux-mêmes passeront. Comment cette misère qu’on appelle un homme échapperait-elle à la destruction ?

« Tout ce qui est petit doit finalement périr. Tout ce qui est élevé doit finalement tomber. Tous les corps composés doivent finalement se dissoudre, et la vie est terminée par la mort !

« Les mânes du défunt goûtent à contre-cœur les larmes de leurs parents. Ainsi ne te lamente pas, et accomplis ligemment la cérémonie des obsèques. »

Je ne donne pas le détail de mes marches de chaque jour. Les incidents de mon voyage furent peu intéressants. J’avais des gardes, des serviteurs, et je mourais de faim, de soif et de chaleur. Les thanadars, chefs de village, obligés d’exécuter le perwanah du roi et du ministre, m’envoyaient le rebut des marchés, et pour me faire croire qu’il n’y avait pas de leur faute, ils défendaient aux marchands de me rien vendre. L’officier qui portait le perwanaJi n’était pas assez important pour se faire obéir, et d’ailleurs je découvris bientôt qu’il s’entendait avec tout le monde pour me voler et m’affamer. Je voyageais pendant une partie de la nuit à cause des vents chauds qui commençaient à souffler, et de la chaleur accablante du jour. Le long de la route j’avais la vue des montagnes. L’espoir de les franchir bientôt me consolait de toutes mes fatigues.

Auprès des montagnes, la plaine descend beaucoup ; et découvre une troisième rangée peu élevée. Le pays tout autour est très-pittoresque. À Bimber, une femme était attachée à une charrue, avec un bœuf de labour. Dans l’Inde, les femmes de la basse classe se montrent en public, travaillent beaucoup, et sont souvent maltraitées par leur mari. Les femmes de la haute classe, tant musulmanes qu’hindoues, sont enfermées. Il est défendu de parler d’elles, et on ne sait rien de leurs habitudes. On sait seulement que les maris se ruinent quelquefois pour satisfaire aux dépenses de luxe et de toilette de leurs femmes. C’est un luxe dont ils ne tirent aucune vanité personnelle, puisqu’il est caché à tous les yeux. Ainsi les femmes, quoique enfermées et entièrement à la merci de leur mari, ne perdent rien de leur influence. Cela répond à beaucoup de déclamations contre le système oriental.

Depuis Pinda jusqu’à Bimber, la terre est un fond de sable entremêlé de lits de cailloux ronds, absolument comme sur les rivages de la mer. On trouve aussi beaucoup de petits coquillages.

J’allai à Bimber, camper dans une plaine un peu en avant de la passe. Le site est pittoresque, comme le sont généralement ceux des montagnes. C’est là qu’est le dernier manguier. De l’autre côté de la montagne, la température est trop froide pour eux. Je campai sous le manguier. À côté coulait un ruisseau bordé de lauriers-roses en fleurs.

La plaine de Bimber est encaissée dans les montagnes. Il y fait une chaleur étouffante. Elle est arrosée d’une petite rivière que les pluies enflent subitement au point de la rendre non guéable. Je voulus commencer mes explorations géographiques et reconnaître le cours de la rivière. Le passage me fut refusé ; j’insistai vainement. Cette contrariété jointe à la chaleur et à la fatigue du voyage me donna la fièvre. Je fus pris de vomissements. C’est la fièvre des montagnes. Le déplacement est le seul remède contre les maladies de ce genre ; je partis avec neuf hommes pour porter mes bagages. Jamais Européen n’avait voyagé en si pauvre équipage. Au haut de la passe est une maison de repos pour les voyageurs. Là étaient enfermés dans des cercles de fer deux crânes sur lesquels les corneilles venaient s’abattre en souvenir d’un ancien festin. C’est la coutume de pendre et d’exposer les criminels le long des routes. Ils servent d’avertissement,

Cette première chaîne s’appelle la chaîne de l’Adidok.

Au revers de la montagne est une route étroite dans une forêt de sapins et de marroniers, par laquelle on descend dans une vallée. J’allai camper près d’un étang. Une course pénible, la fatigue, la contrariété de me voir prisonnier, les insolences de mes gardes, ne purent diminuer le charme des sites qui m’environnaient. Une jolie vallée arrosée de ruisseaux limpides, des monticules qui présentaient à la fois les aspects les plus variés, des montagnes couronnées par des forteresses élevées, des rochers, des bois, des jardins, des champs cultivés, formaient un spectacle enchanteur. À côté de l’étang où je campais était l’habitation d’un faquir musulman, qui m’offrit l’hospitalité dans sa maison. J’aimai bien mieux coucher sous un beau ciel étoilé où se dessinaient les sombres masses des montagnes. Je fus néanmoins reconnaissant de l’offre de ce bon faquir. J’ai toujours trouvé les Musulmans plus hospitaliers et moins intéressés que les Hindous. Je ne parle pas seulement des Musulmans du Pendjab, qui sont opprimés, et par conséquent plus humbles, J’ai fait cette remarque partout. Ils n’ont pas les préjugés qui empêchent les Hindous de prêter leur maison et leurs ustensiles de ménage.

Vers le soir, il passa sur la route une procession d’hommes à pied et à cheval, précédée d’une musique joyeuse. C’était un mariage. On me montra le fiancé, qui était un petit garçon de cinq à six ans ; la fiancée n’y était pas. Ce sont des matières délicates dont on parle peu. Je ne pus avoir d’autres renseignements sur ce singulier mariage. Les mariages d’enfants entre eux et ceux de vieillards avec de jeunes filles en bas âge sont très-fréquents. Les parents concluent ces unions par des considérations de fortune et de famille. Dans certains pays de l’Inde on tue les filles quand on n’espère pas les marier convenablement.

On traverse une seconde chaîne appelée le Keman-Gouchah. Après deux jours de marche, j’entrai dans la vallée de Radjour. Il y a sur la route des caravansérails bâtis par Acber. Ils sont presque tous détruits. La route qu’il fit construire, qu’on appelle la route royale, n’est plus qu’un mauvais sentier où l’on ne peut passer deux hommes de front. Avant d’arriver à la ville de Radjour, on voit un fort dont une tourelle élancée fait de loin l’aspect d’un clocher d’église de nos villages, délicieux souvenir de la patrie ! La vallée est arrosée par une rivière que la fonte des neiges grossissait tous les jours. Il faut souvent la traverser. Le lit est formé de galets mouvants qui rendent le passage difficile. Çà et là sont les ruines de châteaux-forts.

Le radja de Radjour a fait hommage de son pays au radja Dehan Singh. Il était à Lahore quand je passai ; je ne le vis qu’à mon retour. C’est un bon Musulman qui paraît uniquement occupé de prières et de dévotions, mais qui, comme beaucoup de saintes gens, a su se tirer d’affaire dans des circonstances difficiles. Il me demanda ce qui adviendrait de son pays si les Anglais s’emparaient du Pendjab ; je lui répondis que cela ne me regardait pas du tout. Je fis la même réponse à son fils, qui me parla du succès des armées anglaises dans l’Afghanistan. Il fut très-surpris d’apprendre que les Français et les Anglais faisaient une nation différente. Il nous croyait les sujets de la Compagnie. Quelques natifs ont entendu parler de Napoléon ; ils croient que pour quelque temps il a insurgé son pays, mais qu’après sa mort tout est rentré dans l’ordre. De tous les noms européens anciens et modernes, les natifs, en général, ne connaissent que Rome, Alexandre, Aristote, Platon, Socrate, Solon, Napoléon, la Compagnie, les Français et les Russes. Ils confondent Rome avec Constantinople et l’Europe entière. Alexandre, disent leurs historiens, est venu de Rome. La Compagnie est un mot magique pour eux. C’est le résumé de toute la gloire et de toute la puissance de ce monde. Un jour, je leur expliquais la véritable signification du mot, et comment une compagnie de marchands était devenue une puissance et s’était emparée de l’Inde. Je m’aperçus qu’il n’ajoutaient aucune foi à mes paroles. Les Russes commencent à avoir un nom dans le pays. Les natifs en parlent beaucoup, et paraissent accueillir avec un singulier intérêt les détails qu’on leur donne sur cette puissance. C’était l’époque où les Anglais faisaient la guerre dans l’Afghanistan pour contrebalancer l’influence de la Russie. Le gouvernement anglais laissait les journaux parler librement des Russes, de leurs projets d’envahissement, et de leurs espions dans l’Inde, et permettait d’exprimer des craintes qui devaient éveiller des espérances chez des populations capricieuses et inconstantes, plus occupées de changer de maître que de s’affranchir. Quand les natifs parlent d’une puissance, leur première question est pour savoir combien elle a de canons. Ils aiment à parler politique ; et comme ils n’ont aucune idée d’un gouvernement européen, et qu’ils croiraient qu’on se moque d’eux si on leur disait la vérité ! il n’est pas facile de leur faire des réponses satisfaisantes.

Je profitai de la permission du fils du radja pour visiter une source d’eau sulfureuse qui est dans ses domaines. Cette source est très-abondante, et forme de suite un gros ruisseau sur les bords duquel se dépose le soufre à l’état naturel. Le site tout autour a un aspect volcanique. On y trouve de grands amas de sulfate de cuivre et de fer. Tout le reste de la vallée est bien cultivé et très-fertile. Le riz est si bon que simplement bouilli et sans assaisonnement il est savoureux. Il y croît des abricotiers, des pruniers et des mûriers, et une très-mauvaise espèce de fraise à fleurs jaunes. Les orangers et les grenadiers sont cultivés dans les jardins. Les montagnards de village à village sont en guerre continuelle entre eux. J’appris sur ma route que dans un combat cinq à six hommes avaient été tués. Rien chez ceux que je rencontrais ne justifiait cette belliqueuse disposition. Ils se sauvaient dès qu’ils me voyaient approcher, dans la crainte d’être maltraités par les gardes qui m’escortaient.

Aussitôt que la route fut ouverte, je passai le Pir Pendjal. Aux sites riants de la vallée de Radjour ; succédaient des montagnes à pic couvertes de forêts de sapins, des torrents qui descendaient avec un horrible fracas, des cascades qui jaillissaient de rochers élevés. C’était l’époque de la fonte des neiges. Je fus un moment engouffré dans une vallée profonde, ayant de l’eau jusqu’à la ceinture, obligé de me cramponner aux buissons et aux branches d’arbrisseaux pour avancer. D’énormes pierres détachées par les neiges descendent et éclatent en mille morceaux. Il est impossible de calculer leur direction et de les éviter. Un des hommes qui m’accompagnaient fut renversé. Le Pir Pendjal forme une pente peu rapide qu’on monte par plusieurs stations successives. Les villages sont pauvres. On jette autlour des habitations les ordures et les débris des animaux.

À peine trouve-t-on de la place pour y dresser une petite tente. À la station avant de traverser le Pir Pendjal, il est d’usage de tuer une chèvre pour sa suite, sur une pierre consacrée à cet usage. Ce site forme un spectacle de majesté et de tristesse. De tous côtés la vue est bornée par des montagnes de neige et des forêts de sapins. Partout régnaient la solitude et le silence, qu’interrompait par, intervalles le chant doux et mélancolique d’un oiseau, seul habitant de ces parages.

À mon arrivée au sommet du Pir Pendjal, un nain vint m’apporter des fleurs. Il est doué, dit-on, d’un pouvoir magique pour exciter et calmer les tempêtes. Il semblait par un air soucieux et réfléchi chercher à justifier le respect mystérieux qu’il inspire. Je voulus lui parler ; il ne me répondit pas.

Il y a sur la cime même un fort qui est abandonné pendant l’hiver. Le plateau est étendu et entouré des deux côtés par des rochers de couleur verte où la neige ne fond jamais entièrement. Il faisait très-froid ; un épais brouillard dérobait la vue tout autour. J’étais accablé de fatigue. Je tombai engourdi sur des pierres au-dessous desquelles murmurait une source. À côté croissait de l’angélique. La nuit venait ; je me remis en marche. J’arrivai à Alliabad à la nuit close. Alliabad est simplement un caravansérail que son absolue nécessité a préservé d’une ruine complète. Je logeai dans une chambre enfumée où il y avait tout juste de la place pour un lit. Pour y arriver, il fallait traverser un grand trou où je descendais et d’où je remontais par une échelle. La terre était couverte de neige qui tombait en abondance. Avant Alliabad, le plateau descend dans une vallée profonde dont j’entrevoyais à peine les sombres horreurs au milieu des éclairs et du tonnerre. Le site est sujet à des ouragans furieux dans lesquels les voyageurs sont enveloppés. Sur la route étaient les débris d’un malheureux tout disloqué. Les chairs récemment découvertes par les neiges étaient en état de conservation parfaite.

Après deux jours de séjour forcé dans le caravansérail d’Alliabad, je partis malgré la neige qui tombait et malgré les réclamations de ma suite. Tout le long de la route, il fallait de nouveau traverser des torrents d’eau glacée. Pour passer les plus difficiles, je trouvai de petits ponts en bois nouvellement construits. De distance en distance il y a des forts qui dominent les vallées et les routes. Le côté des montagnes exposé au nord est couvert d’une forte végétation. On trouve beaucoup d’arbres à moitié brûlés par la foudre. On en trouve aussi quelques-uns au pied desquels les voyageurs ont allumé du feu et qu’ils ont brûlés pour leur usage. On descend beaucoup avant d’arriver à la vallée, mais bien moins qu’on n’a monté, et il est facile de juger de sentiment de la haute élévation de la vallée de Kachmir. J’y arrivai le 22 mai. Pour première station je trouvai une cour plantée de pommiers, entourée de fossés où croissaient les ronces, les orties et le trèfle rouge. Il me semblait être dans une cour de ferme de la haute Normandie. Ce spectacle, loin de me réjouir, m’attrista. J’étais en disposition mélancolique, et mes premières pensées sur cette belle terre de Kachmir furent de regret pour la patrie.

Au moyen de la protection du gouvernement anglais, qui assure celle du gouvernement natif, on voyage partout avec la plus grande sécurité. Les privations et les fatigues, inévitables dans la vie de voyage, sont moindres que celles auxquelles on doit s’attendre dans ces contrées encore peu civilisées. Le pire inconvénient est la vermine qui fourmille dans les maisons et sur la terre même. Elle grouille sur vous. Le pays, les hommes, le langage, les mœurs, tout est nouveau. Le changement, la variété continuelle de positions, l’incertitude d’un gîte et des événements du lendemain, donnent un charme infini à la vie errante.

Tout le pays est intéressant à explorer dans l’intérêt des sciences naturelles et de la géographie. Il n’y a rien à faire pour l’archéologie et la littérature. Il n’y a ni monuments, ni livres, ni savants. Cela est d’autant plus extraordinaire que dans la vallée de Kachmir et dans les montagnes environnantes au nord, on trouve des monuments anciens, des lieux de pèlerinage, et des traditions d’antiquité hindoue. Comme on voit dans la vallée de Radjour beaucoup de ruines de châteaux-forts, on peut penser que les chefs qui y régnaient se faisaient la guerre entre eux, et qu’au milieu des troubles continuels qui ont agité le pays, toute trace de littérature et d’antiquité a disparu, Je rappelle en outre que j’étais tout seul, que je n’avais personne auprès de moi pour prendre des informations précises sur le pays, et qu’avec des ressources plus étendues j’aurais peut-être été plus heureux.