CHAPITRE VI.


Ville de Kachmir. — Top. — Opinion des habitants sur l’état primitif de la vallée. — Salomon. — Kacyapa. — Monuments anciens. — Bayadèrecs. — Pandits de Kachmir. — Obstacles mis à mon voyage.

La ville de Kachmir s’étend le long du Djalum. Les maisons sont construits en bois, sur des fondations en pierres de taille. Les fenêtres sont fermées par des compartiments en bois découpés à jour, et formant des dessins variés. On les enlève à volonté. Pendant les froids on les recouvre de papier. Les toits sont couverts de terre. Il y pousse de l’herbe et des fleurs. C’est ainsi que sont toutes les maisons dans la vallée ; et de loin les villes et les villages ont un aspect très-pittoresque. Le long de la rivière sont amoncelées d’énormes pierres de taille qui forment les quais. Excepté la grande mosquée, qui est construite en bois, toutes les mosquées sont bâties avec ces pierres, débris d’anciens temples hindous. Plusieurs pierres portent des figures, et trois portent des inscriptions. Une de ces inscriptions est dans la rivière, et découverte seulement pendant les baisses extraordinaires des eaux. Les ponts sont construits en bois sur pilotis de pierre. Ils ont des boutiques comme sur le pont Neuf. Rien n’est plus charmant qu’une promenade, le soir, sur la rivière. L’ombre dérobe aux yeux la saleté de la ville et des habitants. Du fond noir des maisons se détachent quelques fenêtres éclairées où se dessinent les légères et gracieuses formes des brillantes fées du pays.

La ville est dominée par un fort qui de loin fait un aspect terrible. Au bas est un palais presque entièrement conservé. Tout autour est un joli lac entouré de montagnes et couvert de plantes et de fleurs, mais très-insalubre. Il exhale dans les temps de sécheresse une odeur infecte de bourbe. Il est alimenté par beaucoup de sources. Tantôt il se décharge dans la rivière, tantôt, au contraire, la crue des eaux environnantes le fait remonter. Au bord de ce lac, à l’est, est un top indien, avec la mosquée rivale bâtie à côté. La mosquée est complètement en ruines. Le top est encore debout, seulement il paraît incliné comme s’il avait été ébranlé par une forte secousse[1]. Ce top enferme un linga ; le dôme est en forme de cloche.


Top sur un monticule de la Ville de Cachemyre.

On montre la place d’où Salomon ordonna aux eaux de se retirer. Les natifs disent qu’autrefois la vallée était un lac, et qu’elle devint tout à coup une terre habitable. Les Musulmans attribuent le miracle à Salomon, les Indiens l’attribuent à Kacyapa, célèbre Mouni qui perça la vallée à Baramoula. Sans recourir à des fables, on peut admettre, d’après la tradition, que la vallée était un lac, et que ses eaux comprimées et pressant ses bords, finirent par s’ouvrir un passage à Baramoula, où le terrain incline beaucoup. Les habitants s’aperçoivent encore à présent de la diminution progressive des eaux. Ils montrent de vastes plaines qui étaient autrefois des étangs. Beaucoup de sources se sont taries ; du moins on ne trouve plus de traces d’eau dans des ruines de villes fort étendues, qui, dans un pays si bien arrosé, n’ont pas dû être bâties sur des emplacements arides.

La terre de Kachmir est réputée sainte par les Hindous. Les Musulmans l’ont aussi en grande vénération. Chaque secte y a ses pèlerinages, ses saints, ses légendes ; mais tout ce qui est monument religieux ancien est hindou. On montre une grande barbe qu’on dit être celle du prophète ; une pierre dans le lac est un homme changé en pierre par un saint musulman irrité ; les Hindous ont mieux que cela ; ce sont de grands temples, de majestueuses ruines qui ont défié la rage dévastatrice de leurs ennemis, et qu’ils ont été impuissants à rivaliser. Presque toutes les mosquées élevées par les Musulmans auprès des temples hindous sont en ruines, tandis que les temples hindous sont encore debout.

Les palais modernes des empereurs mogols sont mieux conservés, surtout les admirables jardins et palais de Shahbaz et de Nishahlabaz, dont le gouvernement actuel prend soin. Les jardins sont en amphithéâtre. À chaque étage sont des constructions plus ou moins importantes. Une source d’eau coule au milieu en formant des cascades, des bassins et des jets d’eau. Au-dessous des cascades sont de petites cavités destinées à recevoir des lumières qui se réfléchissent dans les eaux scintillantes. Les natifs font baigner dans les bassins des bayadères à l’état de naïades. Ils sont très-passionnés de ces spectacles pour les yeux, et des jeux de lumière. Leurs feux d’artifice sont très-brillants. Ils s’en donnent souvent la récréation dans leurs maisons, même aux jours ordinaires. Ils y mêlent les femmes, les fleurs, les riches costumes, la musique et la danse. Ils aiment le brillant et exagération, qui se retrouvent partout, dans leurs costumes, dans leurs fêtes, dans leur architecture et dans leur poésie. C’est sans doute au milieu de ces spactacles faits uniquement pour flatter les yeux et les sens les plus grossiers qu’ils ont perdu le goût et le sentiment de la nature. Quand on a séjourné quelque temps dans les grandes villes et au milieu des natifs, on finit par se plaire aux métaphores, et à cette nature artificielle qui émaille les parterres de la poésie persane, et qui semble l’image exacte de ce qui frappe continuellement les yeux.

Dans ce pays si vanté pour la beauté de ses femmes, il est impossible de se figurer les horribles créatures qu’on rencontre dans les rues. Quant aux femmes un peu distinguées on ne les voit pas. Il ne reste que les bayadères, mais comme on exporte les jolies à Lahore et dans l’Inde, et que la plupart ne reviennent que lorsqu’elles ne sont plus dignes d’occuper les loisirs d’un public distingué, ce n’est pas à Kachmir qu’on peut juger d’elles. Parmi celles qui m’ont rendu visite, j’en ai trouvé tout au plus deux ou trois jolies, et pourtant avec leurs cheveux si joliment nattés, leurs beaux yeux noirs, leurs traits distingués, leurs bijoux, leur costume coquet, leurs chants et leurs danses gracieuses, il faut qu’elles soient laides pour ne pas charmer. Les bayadères sont à la fois artistes musiciennes, danseuses et courtisanes. Elles jouissent d’une certaine considération, et on passerait pour fort mal élevé si on ne les recevait pas. Leur chant est doux et mélancolique, même quand il exprime la joie et l’amour. Il paraît d’abord étrange mais peu à peu on s’y accoutume, et il finit par transporter. Le collyre qu’elles se mettent autour des yeux les allonge. C’est une coquetterie, et aussi un moyen de se garantir des ophthalmies fréquentes dans le pays à cause des marais. De bonne heure elles apprennent à feindre les passions, l’amour, la pudeur, la jalousie, et elles les expriment d’une manière si naïve et si réelle qu’il est impossible de ne pas se faire illusion. Elles n’ont rien de l’air fade et apprêté de nos danseuses, qui, du reste, pour la grâce et la légèreté leur sont incomparablement supérieures.

Les Orientaux, malgré le grand nombre de femmes qu’ils entretiennent, appellent souvent les bayadères à leurs fêtes. La danse et le chant sont proscrits de l’éducation des femmes honnêtes.

Les danseurs s’habillent en femmes. Ils s’étudient tout jeunes à imiter les manières féminines, et ils les imitent si bien qu’on se méprend complétement. Ils font souvent partie de troupes ambulantes qui jouent en plein air. On y représente des scènes grotesques de différents caractères de personnages, et la liberté avec laquelle on se moque du gouvernement et de ses officiers est surprenante. Le despotisme est trop bien établi dans les mœurs pour avoir quelque chose à craindre de la critique et du ridicule.

À mon arrivée à Kachmir, je trouvai Mirza-Ahed, l’ancien mounshi de Jacquemont. Il me donna des renseignements sur le pays, il m’indiqua les lieux intéressants à visiter, les inscriptions, les ruines et les monuments ; il me procura aussi quelques médailles. Malheureusement j’avais pour ce dernier objet un concurrent redoutable en la personne de M. le capitaine Cunningham, aide de camp du gouverneur général, qui avait écrit sa prochaine arrivée à Kachmir, et avait recommandé qu’on lui mît de côté des médailles. Je levai les inscriptions qui n’avaient pas été levées avant moi ; une sur une mosquée ; celle de la rivière, et quelques lettres au bas d’une maison.

On me présenta le plus savant de tous les pandits de Kachmir. Il savait à peine lire, mais il ne comprenait pas un mot à ce qu’il lisait, ni lui ni son fils. Son fils me lut quelques vers de Ciçupalavada d’un ton de plain-chant. Il me parla d’une histoire du pays, qu’il avait donnée à Moorcroft, disant que c’était le seul monument de ce genre qui existât à Kachmir. C’est le Radja-Tarangini. Je lui demandai des catalogues de livres. Il me répondit qu’il n’y en avait plus dans le pays, parce que les pandits du roi de Lahore les avaient emportés à l’époque de la conquête de Kachmir. Le grand pandit du roi m’avait bien dit que je ne trouverais pas de livres à Kachmir ; mais il ne m’en avait pas dit la raison.

Ma bonne réception à Kachmir ne dura pas longtemps. Les lettres du roi et du premier ministre étaient peu favorables. Une note me fut donnée de quelques endroits curieux à visiter, et je n’eus pas même la liberté de me promener dans l’intérieur de la vallée. Il me fallait camper strictement aux endroits indiqués sur le perwanah. Pour changer de route il me fallait écrire au gouverneur, qui répondait deux ou trois jours après, en me traçant un nouvel itinéraire qui me créait de nouveaux embarras.

Les lettres du gouverneur étaient au reste fort polies, et écrites dans le style persan le plus fleuri. J’étais toujours un océan sans rivages de savoir, je faisais pâlir l’astre de la science des pandits de Kachmir ; ce qui n’était pas bien difficile. J’étais le Platon, l’Aristote et le Socrate de mon temps.

La langue persane est la seule usitée dans les lettres. C’est aussi la langue polie des cours natives. Elle a l’avantage d’être fixée, et de ne pas changer à chaque localité, comme l’hindoustani, mais elle n’est pas comprise du vulgaire.

  1. Voir le dessin de ce top, qui a été pris sur les lieux.