CHAPITRE IV.


Visite au lord gouverneur, à Delhi. — M. le général Ventura. — Départ précipité pour Lahore. — Passage du Sutlège. — Kapourtella. — Voleurs de nuit. — Visite au sirdar de Kapourtella. — Arrivée à Lahore. — Audience de S. M. Randjit-Singh. — Régiments commandés à la française. — Organisation administrative du Pendjab. — Collection de médailles de MM. les généraux Court et Ventura. — Grand Pandit de Randjit Singh.

Dans les pays complétement soumis à la Compagnie, si faciles à exploiter par les Anglais, un voyageur a bien peu de chances de faire de nouvelles découvertes. Toute l’Inde est occupée pendant huit mois par les ingénieurs du cadastre, qui ont la facilité d’étudier le pays, de relever les moindres monuments, et de donner les détails les plus complets sur la géographie et l’archéologie. Il ne reste à un voyageur qu’à voir ce qui est déjà connu. Cette étude, très-intéressante sans doute, ne l’est pas autant que celle de pays nouveaux ; aussi toutes mes espérances, comme le but principal de mon voyage, étaient pour Lagore et Kachmir. Le lord gouverneur était à Delhi. Je partis dans les premiers jours de mars pour lui aller rendre ma visite et lui demander la permission d’aller à Lahore. Je fus très-bien accueilli, et je reçus l’assurance d’aller à Kachmir, malgré Randjit-Singh lui-même. Ces paroles m’étaient fort agréables à entendre, parce que j’y voyais un gage assuré de protection. Justement, à cette époque, M. le général Ventura arriva à Delhi. Il me fit les offres de service les plus amicales. Il me dit que pourvu que je me trouvasse avec lui à Lahore, je ne manquerais de rien. Je ne pus douter d’un bon accueil à Lahore. Je comptais sur la protection toute-puissante du gouvernement anglais et sur les conseils et cette assistance de détails dont Jacquemont eut tant à se louer de la part du général Allard. À mon audience de congé, le lord me dit d’aller trouver son secrétaire, M. Torrens. Il était avec le résident de Delhi à régler les pensions des princes dépossédés, et je m’amusai beaucoup d’entendre le bon secrétaire dire d’un air piteux : « Les pauvres gens ! »

Dans ma précipitation à quitter Delhi, je laissai là tentes et bagages pour prendre le Dâk, la poste en palanquin, porté par des hommes. Je trouvai à Loudiana M. Vigne, de retour de son second voyage à Kachmir. Il me fit les récits les plus pompeux de la libéralité du gouvernement de Lahore, m’assurant que je n’avais besoin de rien pour voyager. M. le général Ventura me renouvela ses offres d’amitié et de service. Je ne songeai donc plus à me précautionner contre les accidents du voyage, et, plein de confiance, je passai le Sutlège le 15 mars 1839. Je ne trouvai rien de ce qui m’avait été positivement promis, et ce fut dans le plus misérable équipage que je traversai tout le pays. La pluie tombait par torrents. Je fus souvent obligé de me réfugier dans de misérables réduits remplis de vermine. En outre de ses cinq grandes rivières, le Pendjab est arrosé par plusieurs petits ruisseaux qui, à l’époque de la fonte des neiges, ne sont pas guéables. Autour des villages le pays est bien cultivé. Le blé était en épi et les pavots en fleurs. Aux environs d’Agra on fait la récolte à la fin de mars, ce qui fait une avance de plus d’un mois sur le Pendjab. Cette différence de température est causée non-seulement par la différence de latitude, mais encore par l’abondance des eaux qui arrosent le Pendjab.

Je m’arrêtai à Kapourtella, où je logeai dans un grand palais, avec des colonnes, des terrasses, des galeries, et de vastes appartements à jour. Il n’est point habité, et je ne crois pas qu’il puisse l’être. C’est certainement un des plus bizarres édifices de l’Inde. Le temps s’était éclairci, et un superbe clair de lune se jouait à travers les colonnes, d’où il semblait à chaque instant voir sortir des apparitions. Il y avait plus que des fantômes à craindre. Dans mon sommeil je sentis quelque chose se retirer de dessous ma tête. C’était mon petit secrétaire de voyage qu’on cherchait à m’enlever. Je crus avoir rêvé, mais le lendemain je trouvai le secrétaire dérangé, et quelques effets des hommes qui m’accompagnaient avaient disparu. Le sirdar, chef du pays, offrit de rembourser le prix des objets volés. Quand on est accueilli par le chef d’un pays, il est très-avantageux d’être volé ; on vous rembourse bien au delà de la valeur des objets. J’allai au derbar (à la réception) de ce sirdar. Il est monstrueux de grosseur, genre de beauté très-admiré des natifs ou plutôt très-considéré par eux, parce que c’est un signe de richesse et de puissance. Ceux qui ont la taille fine sont ordinairement de pauvres diables qui ne peuvent pas faire bonne chère. Les malheureux se serrent la taille pour ne pas sentir la faim. J’eus pour la première fois le spectacle d’une cour native. Je fus étonné de la familiarité qui existait entre le maître et les serviteurs, et entre les hommes de toutes les conditions. Le chef, son ministre, les moindres serviteurs, étaient tous assis par terre dans la même chambre. Le ministre s’intéressait beaucoup à des dessins du voyage de Burnes, que j’avais apporté avec moi. Il ne faisait aucune attention aux lettres d’affaires qui arrivaient, ni aux ordres de son maître. On m’avait demandé d’apporter divers objets pour les voir. On garda une de mes lorgnettes ; s’il leur avait plu de garder davantage, il m’eût été bien difficile de ne pas le leur laisser. Heureusement la leçon ne me coûta pas cher. Il ne faut jamais qu’un voyageur montre ce qu’il ne veut pas donner. Ils ne se font aucun scrupule de le demander et de le prendre. Ce sirdar a une partie de son territoire de l’autre côté du Sutlège. C’est à la protection des Anglais qu’il est redevable d’avoir conservé son pays contre les envahissements de Randjit-Singh ; aussi paraît-il très-bien disposé pour eux.

J’arrivai à Lahore le 21 mars. Le roi fut longtemps sans me recevoir. Un jour, je fus prévenu inopinément, et je reçus mon audience à deux lieues de la ville. C’était une petite réception, qui ne me donne aucune idée de la splendeur orientale. J’offris une boussole en argent, et onze pièces d’or. Il faut présenter son offrande avec la main couverte. Les natifs, qui ne portent pas de gants, la mettent sur un pan de leurs vêtements. Le roi était assis sur un fauteuil, entre un pandit et le fils du ministre, tandis que ce dernier était lui-même assis à terre. Les Européens ont introduit l’usage des fauteuils dans les cours des natifs, et les ont accoutumés à voir fouler leurs beaux tapis avec des chaussures crottées. Le roi était muet ; il paraissait triste, mais rien n’annonçait sa fin prochaine. Il regarda la boussole, l’agita violemment, et ne parut y rien comprendre. On me demanda ce que je faisais en France. Comme on avait traduit vaguement mon titre d’avocat par membre de cour de justice, on me demanda quel pays j’administrais en France, et si je serais capable de gouverner une province. Il fallait toute la gravité de la circonstance pour garder mon sérieux. Les natifs ne comprennent rien aux missions scientifiques. Tout est politique pour eux, et mes projets de voyage parurent inspirer peu de confiance. Pendant l’audience, le roi fut pris d’un léger besoin. On lui apporta un vase de métal dans la salle de réception ; il se contenta de nous tourner le dos. Tout le monde se leva respectueusement pendant la cérémonie.

J’eus mon congé, avec le présent d’usage, un kélat ou habit d’honneur, qui consistait en deux vieux châles troués, dont on me donnait 7 roupies (17 fr.) au bazar, de plus 80 roupies, et onze plats de sucreries, à mon arrivée à Kachmir. J’avais le plus important, qui était mon perwanah ou passe-port pour Kachmir. Je saluai le vieux roi, que je ne revis plus.

La ville de Lahore fait, de loin, un effet magnifique, à cause de ses innombrables coupoles dorées. Mais elle ne présente à l’intérieur que des maisons sales et des rues étroites au milieu desquelles coule un ruisseau d’eau croupie. Elle est entourée d’un fossé et de remparts. Tout autour sont des immondices au milieu desquels se vautrent de noirs pourceaux aussi abominables pour les Européens que pour les musulmans. Non loin est Anarcali, la demeure des généraux Ventura et Allard, une grande plaine pour faire l’exercice, des cantonnements, et la maison de plaisance du général Allard, qui lui sert à présent de tombeau. Les ruines de l’ancienne ville n’ont rien de majestueux ; elles sont seulement hideuses de saleté. Le pays aux environs est triste comme les hants pays de l’Inde.

Lahore est la capitale du Pendjab, quoiqu’elle ne la soit ni pour la religion ni pour le commerce. La ville la plus importante est Amritsir. C’est un vaste entrepôt pour le commerce des châles de Kachmir. On en trouve là en plus grand nombre et à meilleur marché qu’à Kachmir même. Rien n’y est curieux comme monument que l’étang sacré où se garde le Granth, le livre religieux des Sikhs ; il est gardé dans un petit pavillon surmonté d’une coupole dorée. On y arrive par un pont éclairé de candélabres. Tout autour sont des galeries où se tiennent les akalis on prêtres sikhs, en apparence les plus grands coquins du monde. Ils sont vêtus de noir, et vont le sabre nu. J’en ai rencontré plusieurs auxquels j’ai parlé ; je les ai toujours trouvés d’excellentes gens. On est très-bien reçu à voir le Granth et l’étang, quand on apporte ses roupies, et pourvu qu’on ôte ses souliers.

Le Pendjab est très-plat. Pendant la saison des pluies les rivières débordent, et le pays est inondé. De tous côtés s’étendent de vastes plaines non cultivées qui servent de pâturages aux bœufs et aux buffles. Ces animaux sont sacrés, et pour sa sûreté personnelle, il vaudrait mieux commettre les crimes les plus affreux que d’en tuer un par mégarde.

Il y a beaucoup de djangles ou landes couvertes d’arbrisseaux et de hautes herbes, qui atteignent jusqu’à vingt pieds de hauteur. Elles fourmillent de gibier de toute espèce.

Les troupes des sirdars sont la plupart irrégulières. Quelques régiments sont exercés à la française, commandés en français, et déploient le drapeau tricolore. C’est à ses troupes régulières, et surtout à l’infanterie si méprisée en Orient, que Randjit-Singh devait une partie de sa puissance. Il avait une artillerie formidable ; mais il n’avait pu s’accoutumer au système des forts ras. Le fort nouvellement construit à Amritsir est à l’ancien système, avec des murailles élevées au-dessus de terre. Les chefs sikhs sont très-braves. Dans leurs chasses, ils attaquent corps à corps les sangliers et les tigres ; ils ne manquent pas un lièvre ou un oiseau à la balle ; leur artillerie est admirablement servie, et pourtant toutes les forces du Pendjab ne tiendraient pas contre quelques régiments anglais. Randjit-Singh le savait bien, et il se moquait, dit-on, fort souvent des fanfaronnades de ses sirdars.

Les chefs natifs et les officiers européens sont payés partie en argent, partie en villages. Ils sont souvent obligés de forcer le payement de l’impôt avec des troupes qui commettent toutes sortes d’excès. Les chefs de village perçoivent les revenus pour leur propre compte, à la charge de verser une somme déterminée au trésor. Quelquefois ils dépendent ou d’un chef de district ou d’un gouverneur de province, qui lui-même paye un tribut fixe au trésor royal. Pourvu que le tribut soit payé, on ne s’occupe pas beaucoup de la conduite des gouverneurs. Ce sont de simples bénéfices. Quelques grands ont des terres à eux, pour lesquelles ils instituent des administrateurs et des gouverneurs ; ils ont des vassaux inférieurs qui leur doivent hommage. Quelques-uns sont plus riches que le roi. Ils sont seulement obligés de le suivre à la guerre, et de fournir un contingent. C’est, comme on voit, le système féodal complet.

Pour arrêter les vols et les brigandages qui désolaient le pays, on a rendu chaque chef de village responsable. Randjit-Singh faisait couper le nez aux Dacoits, voleurs à main armée. C’est une punition infligée très-fréquemment dans le Pendjab. Les personnes ainsi mutilées se remettent de faux nez, et de loin il est impossible de s’en apercevoir. Les crimes des grands personnages se rachètent par des amendes. Rarement Randjit-Singh punissait de mort ; mais les gouverneurs et les autres sirdars faisaient ce qu’ils voulaient dans leur pays, et la justice civile et criminelle était fort arbitraire. M. le général Court fut un jour obligé de laisser brûler par ses soldats une famille musulmane dont le chef avait tué un bœuf. Tout cela ne fait pas un admirable système de gouvernement ; mais quand on songe à l’état où était auparavant ce pays, on ne peut s’empêcher d’admirer le grand homme qui lui a rendu la paix et la prospérité. Quand je vis le vieux roi, il était à sa fin, dominé par les prêtres et par les Anglais, auxquels il abandonnait ses trésors et son royaume. Obscur Zémindar (petit seigneur), sans éducation, ne sachant pas même écrire, ne connaissant pas le persan, qui est la langue des cours et de la diplomatie, petit et disgracié de la nature dans un pays où les avantages physiques ont tant d’importance, il parvint par son seul génie à se faire souverain d’un royaume aussi grand que la France, et sans verser le sang, et sans employer d’autres moyens qu’une politique adroite et conforme aux mœurs du pays. Il avait passé sa vie à lutter contre l’influence anglaise, qui finit par l’envahir. Il venait de consentir au passage dès troupes anglaises qui se rendaient dans l’Afghanistan.

C’est une grande preuve du bon sens et de la sagacité politique de Randjit-Singh, d’avoir reconnu son impuissance à lutter contre les Anglais, de ne pas s’être laissé éblouir par ses succès, et de n’avoir pas cédé aux suggestions de ses sirdars, qui l’auraient volontiers entraîné à une résistance absurde contre un pouvoir trop supérieur. Il avait ainsi écarté l’intervention immédiate des Anglais dans les affaires intérieures de son pays, intervention qui leur a soumis tous les pouvoirs de l’Inde qui ont été obligés de la subir.

Le Pendjab pourrait être le siège d’une puissance formidable, surtout si le danger commun réunissait les Sikhs et les Afghans. Mais ces deux peuples se détestent encore plus qu’ils ne détestent les Anglais. Dans le Pendjab même sont des chefs qui ont été dépouillés par Randjit-Singh, et qui doivent beaucoup à la Compagnie, qui leur a fait rendre leur territoire. Les musulmans sont oppressés, et détestent les Sikhs et les Hindous. C’est cette rivalité de nation à nation, de chef à chef, et de castes entre elles, que les Anglais ont su habilement exploiter, qui explique leur étonnante puissance dans l’Inde. Ils n’ont qu’à opposer les unes aux autres les populations animées à s’entre-détruire. Cette politique est la même que celle qui a été suivie en Europe par les pouvoirs qui se sont élevés sur la ruine des autres. Seulement dans l’Inde la désorganisation et le désaccord étaient encore plus grands, les moyens des vainqueurs incomparablement supérieurs, et les succès par conséquent ont été plus rapides.

On trouve à Lahore beaucoup de manuscrits persans et hindoustanis. Je fus assez heureux pour y acquérir le Granth, le livre sacré des Sikhs. Ce monument religieux est en langue pendjabi ou gormoukhi, langue qui, se rapprochant plus du sanskrit que du persan, est peu comprise des Musulmans.

La collection de médailles de M. le général Ventura, rapportée par M. le général Allard, celle de M. le général Court, et les fouilles faites par eux à Manikyala, ne leur ont pas seulement coûté des sommes considérables, ils n’auraient pas réussi à les former s’ils n’eussent campé avec des régiments sur les sites mêmes, et s’ils n’eussent profité de leur influence auprès des personnes intéressées à se captiver leur bienveillance. Ce serait une chimère à un voyageur d’espérer faire quelque chose de semblable. Souvent je vis des personnes apporter des médailles à M. le général Ventura. Il m’en donna quelques-unes en cuivre. Il en donnait aussi à un docteur anglais qui faisait une collection. M. le général Court me fit cadeau de deux inscriptions sur planches de cuivre. Elles n’ont pas l’intérêt des monuments de ce genre, qui, destinés à rendre authentiques les donations de terres faites par des souverains, rappellent le nom du donateur et quelques événements de son règne. Ces deux planches ont déjà été publiées dans le journal de Calcutta.

Randjit-Singh entretenait auprès de sa personne plusieurs pandits. Il avait un brahmane à Bénarès pour dire des prières pour lui. Préoccupé de sa fin prochaine, il aurait volontiers recommandé son âme aux saints de tout l’univers. Son premier pandit passe pour être très-savant. Nous nous écrivîmes en sanskrit. J’allai lui rendre visite. Il a une riche bibliothèque de livres sanskrits volés à la conquête de Kachmir. Je lui en demandai le catalogue ; il me dit : « À quoi bon ? voici un livre qui vous tiendra lieu de toute science. » C’était un livre religieux de sa composition, sur la nature et les attributs de Civa, dont il est un fervent sectateur. L’astronomie ou l’astrologie, et les controverses religieuses, sont les seuls sujets qui intéressent les pandits qui savent ou prétendent savoir quelque chose. Ils n’ont plus de goût pour leur belle littérature.

Après ma visite, je n’eus plus de nouvelles de mon pandit. Il était facile de voir que j’étais pauvre et sans appui, et je fus bientôt laissé de côté.

Trompé par les récits des voyageurs, par les promesses les plus positives de protection et d’appui, j’entrepris ce voyage. Je commençais à m’apercevoir que j’éprouvais de grands obstacles, mais j’étais peu disposé à reculer, et sans trop me préoccuper des événements futurs, je m’avançai, résolu à courir les chances.