Voyage dans l’Asie centrale, de Téhéran à Khiva, Bokhara et Samarkand/04

Quatrième livraison
Traduction par Forgues.
Le Tour du mondeVolume 12 (p. 82-96).
Quatrième livraison


VOYAGE DANS L’ASIE CENTRALE,

DE TÉHÉRAN À KHIVA, BOKHARA ET SAMARKAND,


PAR ARMINIUS VAMBÉRY[1],
SAVANT HONGROIS DÉGUISÉ EN DERVICHE.
1863. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


IX

Le massacre des prisonniers. — Distribution des robes d’honneur. — Les sacs de têtes. — Excursion. — Adieux à Shükrullah bay. — Départ de Khiva.

Le khan, après m’avoir gracieusement congédié, m’enjoignit de prendre chez le trésorier de quoi défrayer mes dépenses quotidiennes.

Sur ma réponse, — que je ne savais pas où ce fonctionnaire avait ses bureaux, — on me fit escorter par un yasaul chargé en même temps d’autres missions, et les horribles scènes dont il me rendit témoin sont encore présentes à mon esprit. Je trouvai dans la dernière cour environ trois cents prisonniers tchaudors absolument déguenillés ; ces malheureux, dominés par la crainte de leur prochain supplice et livrés de plus à toutes les angoisses de la faim, semblaient littéralement sortir du tombeau. On en avait formé deux sections ; dans la première étaient ceux qui, n’ayant pas atteint leur quarantième année, devaient être vendus comme esclaves ou gratuitement distribués par le khan à ses créatures : la seconde comprenait ceux que leur rang ou leur âge avaient classé parmi les aksakals[2], et qui restaient soumis au châtiment infligé par le prince. Les premiers, réunis l’un à l’autre au moyen de colliers de fer, par files de dix à quinze, furent successivement emmenés ; les autres attendaient, avec une résignation parfaite, qu’on exécutât l’arrêt porté contre eux. On eût dit autant de moutons sous le couteau du boucher.


Le supplice des prisonniers à Khiva. — Dessin d’Émile Bayard d’après Vambéry.

Pendant que plusieurs d’entre eux marchaient soit à la potence, soit au bloc sanglant sur lequel plusieurs têtes étaient déjà tombées, je vis, à un signe du bourreau, huit des plus âgés s’étendre à la renverse sur le sol. On vint ensuite leur garrotter les pieds et les mains, puis l’exécuteur, s’agenouillant sur leur poitrine, plongeait son pouce sous l’orbite de leurs yeux dont il détachait au couteau les prunelles ainsi mises en saillie. Après chaque opération, il essuyait sa lame ruisselante sur la barbe du malheureux supplicié. Spectacle atroce ! L’exécution aussitôt terminée, la victime, délivrée de ses liens et jetant de tous côtés les mains autour d’elle, cherchait à se relever. Parfois, trébuchant au hasard, leurs têtes s’entrechoquaient ; parfois, trop faibles pour se tenir debout, ils se laissaient retomber à terre avec un sourd gémissement qui, lorsque j’y pense, me donne encore le frisson.

Si abominables que ces détails puissent paraître au lecteur, il me faut bien ajouter que ces cruautés se justifiaient par la loi des représailles, et que les Tchaudors étaient ainsi punis pour avoir traité avec les mêmes raffinements de barbarie les membres d’une caravane özbeg surprise par eux, dans le cours de l’hiver précédent, sur la route d’Orenbourg à Khiva. Elle comptait, dit-on, jusqu’à deux mille chameaux et les Turkomans — qui, après avoir pris possession d’une immense quantité de marchandises russes, auraient dû se contenter d’un si riche butin, — n’en dépouillèrent pas moins, de tout ce qu’ils possédaient en fait de vêtements et de denrées alimentaires, les Ozbegs Khivites dont elle se composait en grande partie. Ils périrent à peu près tous au milieu du Désert, quelques-uns de faim, les autres de froid. Huit à peine sur soixante parvinrent à se sauver.

Il ne faudrait pas regarder comme un cas exceptionnel l’horrible scène que je viens de décrire. À Khiva, comme dans toute l’Asie centrale, on n’est sans doute pas cruel pour le plaisir de l’être, mais on trouve de tels procédés parfaitement naturels, et la coutume, les lois, la religion s’accordent à les sanctionner. Le souverain actuel de Khiva voulait, tout simplement, se signaler comme « protecteur de la religion » et croyait y réussir en châtiant, avec une extrême rigueur, toute violation des préceptes sacrés. Il suffisait de jeter un regard sur une femme enveloppée de son voile pour être livrée au Redjm, conformément aux clauses pénales édictées dans les saints livres. En pareil cas, l’homme est pendu, et la femme, enterrée jusqu’au buste dans le voisinage de la potence, est lapidée jusqu’à ce que mort s’en suive. Le sol de Khiva ne fournit pas de cailloux, mais on les remplace par des kesek (boules de terre durcie). À la troisième décharge, une enveloppe de poussière a rendu méconnaissable cette victime infortunée dont le cadavre déchiré n’a déjà plus forme humaine, et on l’abandonne alors aux lentes angoisses de l’agonie. Ce n’est pas seulement contre l’adultère, mais contre beaucoup d’autres offenses à la religion que le khan a voulu promulguer la peine de mort, si bien que, dans les premières années de son règne, les Oulémas eux-mêmes se virent obligés de réprimer les entraînements de sa piété trop zélée. Malgré leur intervention, il ne se passe guère de jour sans que l’une ou l’autre des personnes admises à l’audience du prince ne soit emmenée hors du palais, après avoir entendu l’arrêt sommaire qui dispose définitivement de sa destinée : Alib barin ! (Emmenez-le !).


Supplices des adultères à Khiva. — Dessin d’Émile Bayard d’après Vambéry.

Le yasaul me conduisit ensuite — j’allais oublier ce détail — chez le trésorier qui me compta, sans difficulté, la somme à laquelle j’avais droit. Cette transaction, par elle-même, n’avait rien de fort intéressant, mais je trouvai ce personnage occupé d’un travail trop curieux pour que je le passe sous silence. Il assortissait les khilat (robes d’honneur) qu’on devait envoyer au khan pour récompenser les services hors ligne. Ces vêtements de soie, de couleur voyante et décorés de grandes fleurs en fil d’or, étaient de quatre espèces ou catégories différentes. On les désignait sous le nom de « robes à quatre, à douze, à vingt, à quarante têtes. » Comme, dans les dessins ou les broderies dont elles étaient couvertes, je ne voyais rien qui légitimât une pareille appellation, je voulus savoir à quoi elle s’appliquait ; on me répondit que les plus simples se donnaient au soldat qui rapportait quatre têtes ennemies, et les plus belles à celui qui en fournissait quarante. Quelqu’un ajouta que « si tel n’était pas l’usage du pays de Roum, je ferais bien de me rendre le lendemain matin sur la principale place, ou j’assisterais à la distribution de ces glorieux emblèmes. »

Je n’eus garde, on le devine, de manquer à cette assignation, et je vis, en effet, arriver du camp à peu près cent cavaliers dont les vêtements poudreux avaient un air tout à fait martial. Chacun d’eux amenait au moins un prisonnier, et parmi ceux-ci, des femmes, des enfants, attachés soit à la queue du cheval, soit au pommeau de la selle ; il portait de plus, sanglé derrière lui, un grand sac ou se trouvaient les têtes enlevées à l’ennemi, témoignage irréfragable des hauts faits accomplis sur le champ de bataille. Son tour venu, il offrait les prisonniers soit au Khan, soit à quelque notable personnage, et, débouclant ensuite son sac qu’il saisissait par ses deux angles inférieurs, il vidait aux pieds de l’agent comptable, — celui-ci les repoussant du pied comme s’il se fût agi de pommes de terre, — le monceau de têtes, barbues ou imberbes, en échange duquel il allait lui être octroyé des insignes plus ou moins honorifiques. Suivant l’importance de la livraison, il était porté sur les registres pour tel ou tel nombre de têtes, et la rétribution ne se faisait pas attendre.


Tant par tête. — Dessin de Émile Bayard d’après Vambéry.

Nonobstant des coutumes si barbares, des spectacles si révoltants, c’est encore à Khiva et dans ses dépendances que j’ai passé, sous le déguisement de Derviche, les meilleures journées de tout mon voyage. Les Hadjis, auxquels on faisait si bon accueil, étaient excellents pour moi. Dès que je me montrais en public — et sans que j’eusse autrement besoin de solliciter leur charité, — les passants m’accablaient de menus cadeaux, vêtements, provisions, etc. Je prenais soin de ne jamais accepter une somme trop considérable, distribuant à mon tour, parmi ceux de mes frères qui n’avaient pas autant de prise sur la pitié publique, les effets les meilleurs et les plus élégants, tandis que je me réservais, comme il sied à un vrai Derviche, ce qui m’avait été donné de plus grossier et de plus pauvre. Malgré ces libéralités, ma situation financière avait changé du tout au tout, et s’il m’est permis de l’avouer sans détour, je me voyais avec une véritable satisfaction pourvu d’un âne robuste, la ceinture garnie d’argent, à la tête d’une bonne garde robe, possesseur de provisions abondantes, bref, équipé à merveille pour mes futurs voyages.

Je fis une excursion. Quatre jours et demi de navigation sur l’Oxus[3] me suffirent pour gagner Kungrat ; le retour s’effectua par terre et nous prit le double de temps. À l’exception de cette partie de la rive gauche où s’élève, en face de Kanli, le mont Oveïs Karayne, les deux bords du fleuve sont également plats, et, généralement parlant, bien cultivés par une population assez dense. Entre Kanli et Kungrat existe un désert dont la traversée demande trois jours ; de l’autre côté du fleuve, au contraire, et surtout dans la région habitée par les Karakalpak, le pays est couvert de forêts vierges.

En rentrant à Khiva, j’y trouvai mes amis impatients de nos retards, et d’autant plus pressés de partir le lendemain que la chaleur toujours croissante leur inspirait de légitimes appréhensions pour notre voyage à Bokhara.

J’allai prendre congé de Shükrullah Bay, envers qui j’avais contracté tant d’obligations pendant mon séjour à Khiva. Cet excellent vieillard m’émut profondément par les instances dont il usa pour me dissuader de mes aventureux projets ; il me peignit, sous les plus sombres couleurs, ce « noble Bokhara » (Bokhara Sherif) où je voulais me rendre. La politique de l’émir n’était, selon lui, que méfiance et trahison, hostile non-seulement aux Anglais, mais à toute sorte d’étrangers. Il me confia même, strictement sous le sceau du secret, que, peu d’années auparavant un Osmanli, envoyé à Bokhara par Reshid Pacha comme instructeur militaire, avait été traîtreusement mis à mort quand il voulut, après deux années de résidence, retourner à Stamboul.

Ces chaleureuses objections de Shükrullah Bay qui, dans le principe, acceptait avec la confiance la plus explicite, la réalité du titre que j’avais pris, me causa une surprise extrême :

« Si cet homme, pensai-je, a conçu en me voyant plus souvent quelques doutes sur ma qualité de derviche, il a dû percer à jour mon incognito, et peut-être maintenant nourrit-il sur mon compte des idées, des soupçons tout différents. »

Ce brave homme avait, dans sa jeunesse, en 1839, rempli une mission auprès du major Todd, à Hérat ; plus tard, à diverses reprises, il avait habité Saint-Pétersbourg. Il me parlait sans cesse des Frenghi qu’il fréquentait à Constantinople, et dont il avait gardé un souvenir affectueux. Serait-ce donc que, familiarisé avec nos façons de voir et comprenant notre ardeur de recherches scientifiques, une bienveillance toute particulière l’avait porté à m’accorder sa protection ? Je l’ignore ; mais, quand je lui fis mes adieux, il me sembla surprendre une larme au bord de sa paupière ; — et qui sait d’on venait cette larme ?

Le Khan reçut aussi de moi une dernière bénédiction. Il m’enjoignit, à mon retour, de passer par Khiva, ayant résolu de m’adjoindre à un envoyé qu’il comptait expédier à Constantinople pour recevoir, des mains du nouveau sultan, l’investiture traditionnelle du Khanat :

« Kismet ! » lui répondis-je, et ce mot signifiait que l’on fait un péché en anticipant sur l’avenir.

J’étais à Khiva depuis près d’un mois, lorsque je quittai cette ville en souhaitant toute sorte de prospérité aux amis que j’y laissais, aux connaissances que j’y avais faites.


X

Entre Khiva et Bokhara. — Un kalenterkhane. — Derviches Tkeryakis. — Traversée de l’Oxus. — Mon passe-port. — Les ânes en bateau. — Shouraklian. — Un marché kirghis. — Discussion sur la vie nomade. — Les suites d’un alaman. — Terrible alerte. — Nous rentrons dans le Désert. — Jalons funèbres. — Nos chameaux à bout de forces. — Un de nous meurt de soif. — Coup de tête et ses conséquences. — Le Tebbad. — Je me crois mort. — Les esclaves persans. — Un enfant. — Les officiers de l’émir. — Environs de Bokhara. — Les rossignols et les cigognes.

Lorsque tout fut prêt pour le voyage, on vit arriver l’un après l’autre, dans la cour ombragée du Töshebaz, les membres de la caravane. Ce jour-là, pour la première fois, je pus apprécier pleinement l’influence bienfaisante de la charité khivite sur les mendiants dont elle se composait. Seuls, les plus avares gardaient encore quelques vestiges de leurs anciens haillons ; mais généralement, à la place de ces chapeaux de feutre, déjetés et crevés, qu’ils portaient chez les Yomuts, mes amis avaient coiffé le turban aux plis neigeux ; tous les havresacs étaient mieux garnis, et ce qui parlait plus haut encore, le plus pauvre de nos pèlerins avait un petit âne pour lui servir de monture.

Ma position personnelle était fort améliorée ; car en sus du baudet dont le khan m’avait gratifié, j’avais à moitié part l’usage d’un chameau, et tandis que je cheminais sur le premier, le second portait mon sac de voyage, renfermant des vêtements (ce pluriel mérite d’être noté), des provisions, et certains manuscrits dont j’avais fait emplette. Je ne me contentais plus, comme dans le Désert, de farine bise ; j’étais muni de pogatcha[4] blancs, de riz, de beurre et même de sucre. Quant à mon costume, je n’avais pas voulu le changer. Je possédais, il est vrai, une chemise, mais je me gardai bien de la mettre ; c’était prendre des habitudes efféminées et renoncer de trop bonne heure à l’austérité de mon rôle.

De Khiva, pour nous rendre à Bokhara, nous avions le choix entre trois routes : 1o par Hezaresp et Fitnek, en traversant l’Oxus à Kükurtli ; 2o par Khanka et Shourakhan sur la rive droite de ce fleuve, celle-ci impliquant deux étapes dans le désert entre l’Oxus et Karaköl ; 3o enfin, nous pouvions remonter le fleuve jusques à Eltchig où nous débarquerions pour nous rendre à Karaköl par le désert.

Notre parti étant pris de ne pas naviguer, le Tadjik de notre Kervanbashi, un Bokhariote nommé Aymed, nous laissa opter entre les deux premiers itinéraires. Nous lui avions loué nos chameaux, de concert avec un marchand d’habits de Khiva, et la route de Khanka nous était recommandée par le personnage en question comme étant, en cette saison, la plus sûre et la plus facile.

Ce fut un lundi, vers la fin de la journée, que, faisant trêve à nos bénédictions et nous arrachant avec peine aux démonstrations passionnées de la foule accourue autour de notre convoi, nous sortîmes de Khiva par la porte Urgendj. Plusieurs dévots, dans l’excès de leur zèle, coururent après nous jusqu’à une demi-lieue de la cité. Ils pleuraient littéralement notre départ et nous les entendions s’écrier avec désespoir : « Qui sait si notre ville aura jamais l’honneur de revoir en ses murailles un si grand nombre de saints ? » Mes collègues, perchés sur leurs chameaux, s’y trouvaient à l’abri de toute manifestation gênante ; mais moi, sur mon âne et par conséquent beaucoup plus bas, je dus subir, à mainte et mainte reprise, le témoignage direct d’une amitié tellement démonstrative que ma monture elle-même, fatiguée de tant d’accolades, finit par m’emporter au galop ; ravi de l’incident, je ne réfrénai ce brillant essor qu’à bonne distance des enthousiastes que nous laissions derrière nous ; encore fallut-il user de violence pour ralentir l’allure de mon hippogriffe à longues oreilles et quand, après l’avoir fait passer à un trot rapide, je voulus obtenir de lui une marche plus modérée, sa mauvaise humeur se trahit par une mélopée déchirante que j’aurais voulu critiquer d’un peu plus loin.

Nous passâmes la première nuit à Godje, qui n’est guère à plus de deux milles de Khiva. Malgré l’insignifiante de cette bourgade, elle à son kalenterkhane[5] comme il en existe du reste dans les plus petits hameaux du Khiva et du Khokand. De Godje à Khanka, le pays est uniformément cultivé ; nous vîmes tout le long de la route des mûriers magnifiques et comme mon âne, toujours intrépide, maintenait son droit de préséance en tête de la caravane, je pus me régaler à mon aise de leurs fruits sucrés qui avaient à peu près la grosseur du pouce.

Toujours à l’avant-garde, j’entrai le premier dans les murs de Khanka où se tenait une foire hebdomadaire, et je fis halte devant le kalenterkhane, situé à l’autre extrémité de la ville sur le bord d’un ruisseau et, comme d’ordinaire, ombragé par des peupliers et des ormeaux. J’y trouvai deux derviches à demi nus, en train d’avaler la dose d’opium qui sert de préface à leur méridienne ; ils m’en offrirent une petite portion et furent très-étonnés de me la voir refuser, puis ils me firent du thé, sur ma demande, et pendant que je le prenais absorbèrent leur poison quotidien ; une demi-heure après, tous deux étaient partis pour le royaume des songes. Sur les traits de l’un, je notai quelques indices d’un ravissement intérieur ; mais les crispations convulsives qui agitaient la face de l’autre rappelaient plutôt les angoisses de l’agonie.

l’aurais voulu demeurer pour tirer d’eux au réveil un compte rendu de leurs rêves ; mais la caravane vint à passer et je dus me joindre à elle, car bien qu’il faille à peine une heure pour gagner d’ici les bancs de l’Oxus, nous n’avions pas de temps à perdre si nous voulions, avant la nuit, traverser le fleuve. La route, malheureusement, se trouva fort mauvaise, et avant que nous eussions pu nous tirer des marécages où nous étions embourbés, le soir était déjà venu ; il fallut donc se résoudre à passer la nuit en plein air sur le bord de la rivière.

L’Oxus est si large en cet endroit que l’œil porte à peine d’une rive à l’autre ; il est vrai que, selon toute probabilité, il est en cette saison très-notablement grossi par les pluies printanières. Ses flots jaunes et son courant assez rapide m’offraient un spectacle qui ne m’était pas indifférent. De notre côté, la berge est couronnée d’arbres et de fermes, si loin que le regard la suive à l’horizon. Des indices de culture se laissent entrevoir sur l’autre rive, à l’intérieur des terres ; et vers le nord une montagne dont j’ai déjà parlé, l’Oveïs Karayne, apparaît comme un immense nuage perpendiculairement suspendu à la voûte céleste. L’eau de l’Oxus n’est pas aussi bonne à boire dans son lit principal que dans les canaux et tranchées où on la retient et où elle dépose à loisir, sur le sable, ce qu’elle entraîne de sédiments impurs. Au point où nous sommes, elle crie sous la dent, mêlée de fin gravier, et avant de s’en servir on est obligé de la laisser reposer quelque temps. Pour ce qui est de ses qualités hygiéniques et de sa douceur, les habitants du Turkestan ne lui reconnaissent aucune rivale ; non pas même l’eau du Nil, du « Mubarek*, » comme on dit ici. J’attribuai d’abord ce préjugé à l’impression que doit produire sur des voyageurs altérés par la traversée du désert la première eau potable qui se rencontre sur leur route. Mais je dois reconnaître, après expérience faite, que le mérite relatif des eaux de l’Oxus est devenu, pour moi comme pour les Turkomans, un véritable article de foi.

Le lendemain matin, de bonne heure, on trouva le gué. À Görlen Hezaresp, où nous étions, et sur plusieurs autres points guéables, le gouvernement s’est réservé le droit de taxer le passage, et le concède ensuite à des fermiers qui l’exploitent. Ceux-ci ne se permettent pourtant de transporter à l’autre bord que des étrangers munis d’un petek (passe-port délivré par le khan), lequel s’obtient moyennant une minime rétribution. Les Hadjis avaient un passe-port collectif, mais je m’en étais procuré un autre, spécial à ma personne et rédigé en ces termes :


« Il est notifié aux Gardiens des frontières et aux Collecteurs de péages qu’une permission a été donnée au Hadji-Mollah-Ahdur-Reshid-Efendi, et que personne ne doit l’inquiéter. »


La police ne nous avait fourni à ce sujet aucune explication détaillée. Toutefois, le document ci-dessus ne nous conférait qu’un privilége : c’était, en notre qualité de Hadjis, de n’avoir rien à payer sur les bacs appartenant au khan. Le batelier, tout d’abord, s’était refusé à l’interpréter ainsi ; mais il finit par y consentir, cédant peut-être moins à une inspiration charitable qu’à la crainte de transgresser un devoir impérieux ; il fut convenu qu’il nous passerait gratis, nous, nos bagages et nos ânes. La traversée commença vers dix heures du matin, et le soleil était couché quand nous nous trouvâmes réunis sur la haute berge qui aboutit vers la droite au canal de Shourakhan. Le fleuve, à proprement parler, avait été franchi en une demi-heure ; mais le courant nous avait emportés beaucoup plus bas que le point où il fallait aboutir et, pour y atteindre, il avait fallu monter et redescendre à plusieurs reprises un certain nombre de petits bras où nous nous engravions presque régulièrement de dix en dix mètres ; tâche ingrate, accomplie par une chaleur des plus intenses, et qui absorba la plus grande partie du jour. C’était une terrible affaire, on le croira sans peine, que de débarquer nos ânes chaque fois que nous touchions et de les rembarquer lorsque nous étions à flot. Quelques-uns, surtout, plus obstinés que les autres, nous réduisaient à la triste nécessité de les prendre à bras le corps et de les porter comme des enfants, soit pour les faire sortir du bateau, soit pour les y réintégrer. Je ne puis m’empêcher de rire encore, en y songeant, de la figure que faisait Hadji Yakoub, avec ses jambes de héron, au moment où il mit son petit âne sur ses épaules et où celui-ci, dont il tenait l’avant-train fortement serré sur la poitrine, s’efforçait, tout tremblant, de cacher sa tête derrière la nuque de mon digne collègue.


Passage des ânes sur l’Oxus. — D’après Vambéry.

Il fallut attendre à Shourakhan, toute une journée, qu’on nous eût amené nos chameaux. Nous partîmes alors, traversant le district qu’on appelle Yapkenary (bord du canal) et qui est, en effet, coupé en tout sens par de nombreuses tranchées d’irrigation. Le Yapkenary forme une oasis assez bien cultivée de huit milles de long sur cinq à six de large. Vient ensuite le Désert dont la marge, désignée sous le nom d’Akkamish et pourvue d’excellents pâturages, est habitée par des Kirghis. Là commencent pour la caravane les lenteurs et les difficultés du chemin. Le kervanbashi et moi, suivis de deux autres voyageurs qui pouvaient, comme nous, se fier à la rapidité de leurs montures, nous nous détournâmes pour faire une excursion à Shourakhan.

Cette espèce de ville, dont un bon mur de terre orme l’enceinte, ne compte que fort peu d’habitations ; mais, en revanche, plus de trois cents magasins, ouverts deux fois la semaine et hantés soit par les tribus nomades, soit par les colons sédentaires du pays environnant. Elle appartient à l’Émir-ül-Umera[6] dont nous admirâmes les jardins. Tandis que mes compagnons parachevaient à loisir leurs emplettes, je retournai au kalenterkhane situé devant l’unique porte de la ville ; j’y trouvai plusieurs derviches réduits à l’état de véritables squelettes par l’abus fatal de cet opium qu’on appelle beng[7]. Ils gisaient çà et là, sur le sol humide de leur sombre cellule, tristement défigurés et dans un état d’abrutissement qui faisait peine à voir. Ils me saluèrent à mon entrée et, pour complément de bienvenue, placèrent devant moi du pain et des fruits. Quand je voulus payer mon écot, ils le repoussèrent en riant et me dirent que plusieurs d’entre eux, depuis tantôt vingt ans, n’avaient pas touché une pièce de monnaie. Le district entretient ces derviches ; je vis, en effet, dans le cours de l’après-midi, arriver plus d’un grand cavalier özbeg qui venait acquitter sa quote-part de cette espèce d’impôt et recevait, en échange, une pipe chargée de son poison favori. Le beng est le narcotique préféré des Khivites, et beaucoup s’y adonnent pour éluder les prescriptions du Koran, qui prohibent le vin et les liqueurs spiritueuses. C’est une conséquence funeste de l’extrême rigueur avec laquelle le pouvoir civil réprime ici toute infraction aux lois édictées par le Prophète.


Un marché à cheval, à Shourakhan (Khirghis). — D’après Vambèry.

Comme il se faisait tard, j’allai à la recherche de mes compagnons, que j’eus quelque peine à démêler dans les rangs mobiles de la foule. Vendeurs et chalands, tout le monde était en selle, et je m’amusais à regarder comment les femmes kirghis, également à cheval, amenaient au-dessus des lèvres de leurs pratiques le goulot des grandes outres pleines de kimis[8] et administraient à chacun la ration demandée, sans laisser perdre une goutte de la précieuse liqueur ; l’adresse, des deux parts, était égale.

Une fois réunis, nous courûmes sur les traces de la caravane, à cinq lieues de laquelle nous nous trouvions maintenant. Il faisait excessivement chaud ; mais, par bonheur, bien que le pays fût couvert de sable, nous tombions de temps à autre sur quelque groupe de tentes kirghis, et je n’avais qu’à m’approcher de l’une d’elles pour voir les femmes s’empresser autour de moi, peaux de biques en main, et se disputer bruyamment le droit de m’offrir à boire. On regarde comme souverainement hospitalier de ranimer ainsi le voyageur altéré par cette saison brûlante, et on oblige un Kirghis quand on le met à même de pratiquer ce pieux devoir. La caravane nous attendait avec la plus grande impatience et d’ailleurs toute prête à partir vu que, dorénavant, nous ne devions plus marcher que la nuit, grand soulagement pour nous et nos bêtes. Immédiatement après notre arrivée, le convoi se mit en route et c’était un spectacle attrayant que de le voir dérouler sa file sinueuse sous les clartés de la lune, ayant à droite l’Oxus dont les eaux s’écoulaient avec un bruit monotone, à gauche l’effrayant désert de la Tartarie.

Notre camp fut posé le lendemain sur une berge élevée du même fleuve, dans un district qui porte le nom de Töyeboyun (Cou de chameau), probablement à cause des saillies, des reliefs inégaux que présentent ici les rives de l’Oxus ; les Kirghis y font, chaque année, un séjour de quelques mois. Dans l’espace de dix heures, je vis venir tour à tour s’installer auprès de nous jusqu’à trois familles de cette race nomade, mais à peine leur curiosité satisfaite, elles levaient le siége et passaient leur chemin. Rien ne pouvait me donner une idée plus nette de leur manière de vivre ; et, lorsque par la suite je questionnai une femme kirghis sur les motifs de cette instabilité perpétuelle : « Je vous garantis, me dit-elle en riant, qu’on ne nous verra jamais, indolents comme vous autres Mollahs, demeurer plusieurs jours de suite assis à la même place : l’homme est fait pour se mouvoir comme le soleil, comme la lune, comme les étoiles, les eaux, les animaux de tout ordre, oiseaux ou poissons, apprivoisés ou sauvages. Il n’y a d’immobiles que les morts et la terre ou ils reposent ! » J’allais présenter quelques objections à l’encontre de cette philosophie vagabonde, quand nous entendîmes retentir au loin des cris parmi lesquels je distinguai ces mots : Büri ! Büri ! (au loup, au loup !) Mon interlocutrice, l’instant même, se précipita vers son troupeau qui paissait à quelque distance, et poussa de telles clameurs que l’animal rapace prit la fuite, se contentant pour cette fois d’emporter l’ample et lourde queue de l’un des moutons qu’il allait mettre à mort. J’étais bien tenté de demander à la bergère, quand elle fut de retour, ce qu’elle trouvait de si avantageux dans la « mobilité » du loup ravisseur ; mais son trouble, ses regrets ne lui eussent pas permis de me répondre et, sans prolonger l’entretien, je rejoignis le convoi.


Un repas chez les Turkomans. — Dessin d’Émile Bayard d’après Vambéry.

Nous repartîmes avant le coucher du soleil et continuâmes à marcher dans le voisinage du fleuve. Ses bords profondément encaissés, sont presque partout encombrés de saules, d’herbes énormes et de roseaux. Bien que la route entre Khiva et Bokhara passe pour très-fréquentée, nous n’avions pas encore rencontré un seul voyageur, — sauf les gardiens de frontière et quelques nomades errant çà et là, — lorsque vers minuit, à notre extrême surprise, nous vîmes approcher cinq cavaliers lancés au galop. C’étaient des marchands khivites, venus du Bokhara jusqu’ici, par Karaköl, dans l’espace de quatre jours. Ils nous rassurèrent sur l’état des routes qui n’offraient pour le moment aucun danger et nous annoncèrent en même temps que nous rencontrerions, d’ici quarante-huit heures, leur caravane sur laquelle ils avaient pris l’avance.

En partant de Khiva, nous avions été informés que les Turkomans Tekke, sachant hors de Bokhara l’émir et son armée, en profitaient pour infester les abords de cette capitale, et notre kervanbashi n’était pas sans inquiétude à ce sujet, bien qu’il affectât la sécurité la plus complète. Ce que nous apprenions ainsi le mit tout à fait à son aise. Nous ne comptions plus devant nous que six ou huit étapes dont deux seulement où nous ne trouverions pas d’eau à la station, savoir celles du Désert situé entre l’Oxus et Karaköl.

Le lendemain matin nous nous arrêtâmes à Tünüklü, ancienne forteresse en ruines, assise sur une hauteur au pied de laquelle coule l’Oxus, et qui est elle-même couverte de la plus magnifique verdure. Là commence une route qui, dans la direction du nord-est, traverse le désert sablonneux de Khalata Tchöli, autrement dit Djan Batirdigan (Destructeur de la vie). Elle n’est fréquentée qu’en hiver après la chute des neiges, et alors que la route de Karaköl se trouve coupée par les Turkomans qui, à cette époque de l’année, l’Oxus étant pris, circulent sans obstacle par toute la contrée.

La chaleur, sur ces entrefaites, se faisait de plus en plus intense, mais sans trop gêner nos mouvements, attendu que, voyageant de nuit, nous passions la journée entière au bord d’un grand fleuve rempli d’eau douce ; là, nous nous rappelions avec une joie reconnaissante ce que nous avions souffert à Kahriman Ata et ailleurs, dans le vaste désert qui sépare Gomüshtepe de Khiva. Ces agréables réflexions allaient faire place à de cruelles inquiétudes, et les fredaines de quelques aventuriers turkomans nous menaçaient de mortels dangers auxquels nous échappâmes seulement par un heureux hasard. L’aube pointait à peine sur l’horizon quand deux hommes à moitié nus, qui venaient dans une direction opposée à la nôtre, hêlèrent de loin la caravane. Dès qu’ils l’eurent rejointe ils se laissèrent tomber à nos pieds, demandant à plusieurs reprises un morceau de pain. Je fis droit, tout des premiers, à leurs plaintives instances. Restaurés par les premières bouchées, ils se mirent à nous conter qu’ils étaient des bateliers natifs d’Hezaresp, et qu’un alaman Tekke, tombant sur eux à l’improviste, les avait dépouillés de leur barque, de leurs vêtements, de leur pain, épargnant à grand-peine la vie de ces pauvres diables ; les brigands étaient au nombre de cent cinquante, et préméditaient une razzia sur les troupeaux des Kirghis établis dans les environs : « Pour l’amour de Dieu, ajouta un de ces hommes, prenez la fuite ou cachez-vous !… sans cela vous les rencontrerez d’ici à quelques heures, et votre qualité de pèlerins ne vous mettrait pas à l’abri de leurs rapines. Ils vous laisseront ensuite dans le Désert, sans aliments et sans bêtes de somme, car ces kair (ces mécréants), sont capables de tout. » Pour notre kervanbashi, déjà victime de deux rencontres pareilles et qui avait eu grand-peine à s’en tirer les braies nettes, tant de recommandations étaient inutiles. Aussitôt qu’il eut entendu les mots d’alaman et de Tekke, il se hâta de nous faire tourner bride et de battre en retraite aussi rapidement que le permirent nos chameaux surchargés de bagages. Vouloir, avec tout notre attirail, échapper à des Turkomans alertes et bien montés eût été naturellement le comble de la folie ; mais d’après nos calculs, le passage en bateau de cent cinquante cavaliers devait prendre toute la matinée, et tandis que les brigands suivraient la route, retardés par quelques précautions indispensables, nous pouvions regagner Tünüklü et de là, une fois nos outres garnies, nous jeter dans le Khalata où nous avions chance d’échapper. Moyennant des efforts excessifs, nos pauvres animaux parvinrent, à bout de forces, devant Tünüklü. Il fallut bien leur y accorder quelque repos et leur laisser le temps de se nourrir, sans quoi il eût été impossible d’arriver à notre première station dans les sables. Trois heures durant, sous le coup d’une vive terreur, nous demeurâmes donc en cet endroit, — fort à regret, comme on pense, — renouvelant l’eau de nos outres et nous préparant au terrible voyage que nous allions entreprendre.

Dans cet intervalle notre marchand d’habits, que les Turkomans avaient une fois déjà mis à contribution, trouva moyen de persuader à plusieurs des Hadjis, ceux dont les sacs étaient le mieux garnis et qui se sentaient le moins de courage, de se cacher avec lui sous les taillis de la berge. Cela valait mieux, disait-il, que de s’enfoncer dans le Désert au plus fort du saratan (la canicule) pour s’y voir en passe de mourir de soif ou d’y être anéantis par le tebbad (le vent d’est). Il peignait ces dangers sous des couleurs si vives que beaucoup de nos compagnons consentirent à se séparer de nous, et comme à ce moment même vint à passer, complétement vide, un bateau dont les patrons, se rapprochant de notre bord, offraient de nous conduire à Hezaresp, l’hésitation devint générale ; quatorze d’entre nous à peine demeurèrent fidèles au plan conçu par le kervanbashi. Ce fut là, pour moi, l’heure critique du voyage : « Rentrer à Khiva, me disais-je, équivaut à la ruine complète de mes projets. D’ailleurs, quoique je fasse, en quelque lieu que j’aille, ma vie court à peu près les mêmes risques… En avant, donc, toujours en avant !… Mieux vaut affronter la fureur des éléments que les tortures infligées par un capricieux despote. »

Je demeurai donc avec le kervanbashi ainsi que Hadji Salih et Hadji Bilal. Il nous était pénible de quitter ainsi ces compagnons trop timorés, et la scène prenait un caractère tout à fait émouvant lorsque, au moment où la barque allait démarrer, ceux de nous qui s’y étaient déjà installés proposèrent de décider par un fal[9] la question qui nous divisait. Les cailloux indiquant le nombre des versets qu’on devait lire furent partagés entre nous, et dès que Hadji Salih, expert en ces matières, eut constaté le résultat de l’opération, presque tous les Hadjis, sautant hors de la barque, revinrent auprès de nous. Alors, — nos préparatifs étant au complet, et pour prévenir toute hésitation ultérieure, — le signal du départ fut aussitôt donné, aussitôt obéi. Le soleil n’était pas encore couché que nous étions déjà sur la route du Khalata, laquelle oblique légèrement à partir des ruines de Tünüklü.

Quelques étoiles commençaient à briller au ciel, quand nous nous trouvâmes au seuil du Désert. La consigne était donnée de garder, pendant la marche, le silence le plus absolu, pour ne pas attirer l’attention des Turkomans que nous supposions alors près de nous. La lune n’étant pas encore levée, l’obscurité pouvait les empêcher de nous voir ; il fallait éviter aussi que le moindre bruit leur indiquât ou nous étions. Sur le sol poudreux et mou, le pied des chameaux n’éveillait aucune sonorité, mais nous avions à craindre que, nos ânes se mettant à braire par quelque caprice inattendu, l’écho ne portât au loin, à travers le silence nocturne, le signal donné par leurs voix discordantes. Vers minuit, nous fûmes tous obligés de mettre pied à terre, nos bêtes de somme enfonçant jusqu’aux genoux dans un sable de plus en plus ténu. Cette espèce de poussière formait, à l’endroit dont je parle, une suite non interrompue de petites collines. Je me traînai de mon mieux sur ces sables éternels, aussi longtemps que la fraîcheur me vint en aide, c’est-à-dire jusqu’à l’aube du jour ; mais alors je sentis se gonfler celle de mes mains qui, tenant mon bâton, me servait continuellement de point d’appui. Transférant en conséquence mes effets sur le dos de l’âne, je m’installai en leur lieu et place sur celui du chameau ; si essoufflé qu’il parût, il se démêlait encore mieux que moi, pauvre boiteux que je suis, sur ce terrain friable et mouvant.

Notre station matinale portait le nom charmant d’Adamkyrylgan (traduisez : l’Endroit où périssent les hommes) et il suffisait de jeter un regard vers l’horizon pour se convaincre que cette appellation tragique ne lui avait pas été gratuitement donnée. Qu’on se représente un océan de sables s’étendant à perte de vue, façonné d’un côté par le souffle furieux des ouragans en hautes collines semblables à des vagues, de l’autre, en revanche, représentant assez bien le niveau d’un lac paisible à peine ridé par la brise du couchant. Dans l’air pas un oiseau, sur la terre pas un animal vivant, pas même un ver, pas même un grillon. Nuls vestiges autres que ceux dont la Mort a semé ces vastes espaces ; des monceaux d’os blanchis que chaque passant recueille et réunit pour servir de jalons à la marche des voyageurs qui lui succéderont. Il est presque inutile d’ajouter que nous ne fûmes pas poursuivis. Les Turkomans eux-mêmes hésitent à s’engager à cheval dans de pareilles solitudes, et je ne connais pas d’homme sur terre qui voulût se montrer plus intrépide. Restait à savoir si les éléments déchaînés ne viendraient pas nous faire obstacle, et le sang-froid oriental, tout inébranlable qu’il est, faiblissait, ce me semble, devant une prévision de ce genre ; du moins croyais-je lire une anxiété profonde dans les sombres regards que mes compagnons échangeaient entre eux, chemin faisant.

Selon le programme du kervanbashi, nous devions compter en tout, de Tünüklü à Bokhara, six journées de route, la moitié à travers sables, le reste sur un sol égal et ferme, où quelques herbages se rencontrent et où certains bergers mènent leurs troupeaux. En conséquence, examen fait de nos outres, nous calculions que, si nous venions à manquer d’eau, ce serait tout au plus pendant un jour et demi ; mais je remarquai, dès la première étape, que l’eau de l’Oxus pourrait bien tromper nos prévisions. Soit l’ardeur extrême du soleil, soit une rapidité spéciale d’évaporation, ou de par toute autre cause analogue, ce précieux liquide, — dont nous ne faisions cependant usage qu’avec la plus extrême réserve, — diminuait avec une rapidité surprenante. Cette découverte doubla la vigilance avec laquelle j’avais l’œil sur mes approvisionnements. Les autres voyageurs, se tenant pour avertis, agirent de même, et nonobstant nos inquiétudes, il nous arriva parfois de sourire en contemplant ceux de nous qui, vaincus par le sommeil, s’endormaient les bras tendrement passés autour de leur outre. En dépit d’une chaleur à tout fondre, nous étions contraints d’accomplir, le jour comme la nuit, des marches de cinq à six heures. En effet, plus tôt nous sortirions de la région des sables, moins nous aurions à craindre les désastreuses influences du tebbad[10], qui sur terre ferme ne donne que la fièvre, mais peut vous ensevelir sous la poussière s’il vient vous surprendre au milieu de ces dunes que j’ai décrites. Nous avions mis à une trop rude épreuve la force de nos chameaux ; lorsqu’ils entrèrent dans le Désert, ils étaient déjà fatigués de leur course nocturne ; aussi quelques-uns furent-ils pris de mal par suite des tourments que leur infligeaient le sable et la chaleur ; il y en eut même deux qui, ce jour-là, périrent à la station. Le nom de Shorkutuk lui a été donné. Ce mot signifie « fontaine salée, » et par le fait, on prétend qu’il en existe une dans cet endroit, suffisante pour la réfection des bêtes de somme ; mais l’ouragan l’avait entièrement bouchée, et, pour la remettre en état de servir, il eût fallu tout au moins une journée de travail.


Le Tebbad ou ouragan de sable. — D’après Vambéry.

Abstraction faite du tebbad, l’élévation de la température diurne nous privait déjà de nos forces, et deux de nos plus pauvres associés, se traînant comme ils pouvaient à côté de leurs bêtes chétives, tombèrent si malades, une fois leur eau épuisée, qu’il fallut les attacher à plat ventre sur les chameaux, vu qu’ils étaient parfaitement incapables d’y conserver leur assiette. On les avait soigneusement abrités, et tant qu’ils purent articuler une parole, nous n’entendîmes sortir de leurs lèvres desséchées que cette exclamation monotone : « De l’eau, de l’eau !… Par pitié, par charité, quelques gouttes d’eau !… » Hélas ! leurs meilleurs amis refusaient impitoyablement de leur sacrifier la moindre gorgée de ce liquide qui, pour nous, représentait la vie, et lorsque, le quatrième jour, nous arrivâmes à Medemin Bulag, un de ces malheureux fut soustrait par la mort aux tortures de la soif. C’était un des trois frères qui avaient perdu leur père à la Mecque. J’assistai à l’agonie de cet infortuné. Sa langue était absolument noire ; la voûte de son palais avait pris une teinte d’un bleu grisâtre ; ses lèvres étaient parcheminées, sa bouche béante, ses dents à nu ; sauf cela, ses traits n’avaient pas beaucoup changé. Il est fort douteux que, dans ces terribles extrémités, on eût pu le sauver en le faisant boire ; d’ailleurs pas un de nous ne s’en serait avisé.

C’est une chose horrible à voir qu’un père cachant à son fils, un frère cachant à son frère l’eau dont il peut être nanti ; mais, je le répète, lorsque chaque goutte représente une heure de vie, et quand on est aux prises avec les angoisses de la soif, les tendances généreuses, l’esprit de sacrifice, qui se manifestent fréquemment en d’autres occasions aussi critiques, perdent toute action sur le cœur de l’homme.

Après trois jours passés dans la partie sablonneuse du Désert, une dernière étape devait nous conduire à la plaine ferme, en vue des montagnes Khalata, dont la chaîne prend ici une direction septentrionale. Nous étions, par malheur, condamnés à une déception nouvelle. Incapables de plus longs efforts, nos bêtes de somme se refusèrent à la marche, et il fallut demeurer un jour encore en plein sable. C’était le quatrième, et il ne restait guère que six verres d’eau dans mon outre à peu près vide. Je les buvais goutte à goutte quand une soif implacable ne me laissait pas d’autre alternative. À un moment donné, la peur me prit, car il me sembla voir une tache noirâtre se former au centre de ma langue ; aussi avalai-je immédiatement tout d’un trait, croyant sauver ma vie, la moitié de ce qui me restait encore, mais il en résulta seulement une forte sensation de chaleur, immédiatement suivie d’un mal de tête qui s’aggrava dans la matinée du cinquième jour. Vers midi, au moment où nous commencions à distinguer les monts Khalata parmi les nuages dont ils étaient couverts, je sentis mes forces m’abandonner peu à peu. Plus nous approchions des montagnes, plus s’atténuait l’épaisseur des sables, et nos regards cherchaient de tous côtés avec ardeur quelques traces de troupeau, quelque hutte de bergers, lorsque le kervanbashi et ses gens nous signalant un nuage de poussière qui semblait venir de notre côté, nous avertirent qu’il fallait, sans retard, mettre pied à terre. Nos pauvres chameaux, plus expérimentés que nous, avaient déjà reconnu l’approche du tebbad ; après une clameur désespérée, ils tombèrent a genoux, allongeant leurs cous sur le sol et s’efforçant de cacher leurs têtes dans le sable. Derrière eux, comme à l’abri d’un retranchement, nous venions de nous agenouiller, quand le vent passa sur nous avec un frémissement sourd et nous enveloppa d’une croûte de sable épaisse d’environ deux doigts. Les premiers grains dont je sentis le contact produisirent sur moi l’effet d’une véritable pluie de feu. Si nous avions subi le choc du tebbad, à quelques six milles de là dans la profondeur du Désert, nous y restions tous infailliblement. Je n’eus pas le loisir d’observer ces dispositions à la fièvre et aux vomissements que l’on dit causés par le vent lui-même ; mais après son passage, l’atmosphère devint plus épaisse et plus écrasante.

À la dernière limite des sables, on distingue trois chemins qui prennent autant de directions différentes : le premier (long de vingt-deux milles) passe dans le voisinage de Karaköl ; le second (dix-huit milles) traverse la plaine jusqu’aux environs de Bokhara ; le troisième (vingt milles) conduit le voyageur dans des montagnes où il trouve de l’eau, mais qui sont çà et là trop escarpées pour que les chameaux y trouvent accès. Ainsi que nous l’avions arrêté d’avance, nous prîmes la route centrale qui est en même temps la plus courte, et ceci avec d’autant moins d’hésitation, que nous espérions trouver de l’eau chez les peuplades qui conduisent leur bétail de ce côté. Vers le soir, la caravane s’arrêta dans le voisinage de quelques sources où les bergers n’étaient probablement pas venus de l’année ; leurs eaux, que l’homme ne saurait boire, servirent du moins à rafraîchir nos bêtes de charge. Pas un de nous n’était complétement valide. Abattus, à demi-morts, l’espoir légitime d’un salut prochain nous donnait un peu de courage.

Je n’étais plus en état de quitter sans aide ma haute monture ; on me coucha par terre ; un feu dévorant semblait brûler mes entrailles ; le mal de tête me stupéfiait. Mais c’est en vain que je cherche à donner la moindre idée du martyr causé par la soif ; la mort elle-même, je le crois fermement, n’est pas accompagnée de souffrances plus cruelles. En face d’autres périls, je n’ai jamais trouvé la lutte au-dessus de mon courage ; ici, je me sentais brisé, abattu, anéanti et je me croyais parvenu au terme de mon existence. Vers minuit, le convoi se remit en marche, un lourd sommeil m’envahit bientôt et le matin, en ouvrant les yeux, je me trouvai dans une hutte d’argile, entouré de gens à longue barbe que je reconnus à l’instant même pour des enfants de l’Iran. « Vous n’êtes certainement pas un Hadji, » me disaient-ils. La force me manquait pour répondre. Ils me firent d’abord avaler je ne sais quelle boisson chaude et peu après un mélange de lait aigre, d’eau et de sel (on l’appelle airan) qui me restaura et me remit sur pieds.

Je constatai, seulement alors, que mes compagnons et moi nous étions redevables de cette hospitalité à un certain nombre d’esclaves persans, chargés de venir en plein désert, à dix milles de Bokhara, soigner les troupeaux de leurs maîtres ; ceux-ci leur fournissent une très-petite quantité d’eau et de pain, jamais assez pour les mettre en état de s’approvisionner en vue d’une évasion quelconque. Et cependant, ces pauvres exilés n’avaient pas hésité à partager ces rares aliments avec des mollahs sunnites, c’est-à-dire avec les pires ennemis de leur race. Ils me témoignèrent des égards particuliers quand ils virent que je parlais leur langue natale, non que le persan ne soit également usité dans le Bokhara, mais ce n’est pas tout à fait celui dont on se sert dans l’Irani.

Parmi eux, touchant spectacle, se trouvait un enfant de cinq ans, esclave, lui aussi, et d’une rare intelligence. Il avait été fait prisonnier deux ans plus tôt, en même temps que son père. Questionné par moi sur le sort de ce dernier, il me répondit en toute confiance : « Mon père a trouvé moyen de se racheter et ne me laissera dans les mains de ces gens-ci que jusqu’à ce qu’il ait amassé la somme nécessaire pour payer ma rançon, ce sera tout au plus l’affaire de deux années. » Le pauvre enfant abritait à peine sous quelques misérables haillons ses membres grêles et sans ressort. Sa peau, tannée en quelque sorte, avait pris la couleur du cuir. Je lui donnai un de mes vêtements, dans lequel il m’assura qu’il se ferait tailler un costume complet.

Ces malheureux Persans nous laissèrent emporter une partie de leur eau. Je les quittai avec un mélange de reconnaissance et de pitié. Notre projet, au départ, était de faire halte à Khodja Oban, lieu de pèlerinage où se trouve le tombeau d’un saint qui lui a donné son nom : ceci nécessitait à la vérité un léger détour ; mais, en notre qualité d’Hadjis, nous ne pouvions guère nous dispenser d’une pareille visite. Au grand désespoir de mes compagnons, nous nous égarâmes la nuit parmi les dunes qui se dressent à la limite du désert, et du centre desquelles Khodja Oban se projette en avant comme une oasis. Quand le jour parut, après de longues recherches, nous étions au bord d’un lac d’eau douce. Ici le désert finissait et nous n’avions plus à craindre que la soif, les bandits, le tebbad nous y retinssent à jamais. Les frontières du Bokhara proprement dit étaient définitivement atteintes, et lorsqu’après deux lieues de marche nous eûmes gagné Khakemir (le village où le kervanbashi avait sa résidence), des cultures assez soignées se montraient déjà dans toutes les directions. Le district est arrosé d’un bout à l’autre par des canaux dépendants de la rivière Zerefshan. Khakemir, groupe d’à peu près deux cents maisons, est seulement à deux lieues de Bokhara. Nous fûmes obligés d’y passer la nuit afin que le collecteur des taxes (Badjhir) et le rapporteur (Vakanüvisz), informés de notre arrivée ainsi que la loi l’exige, fussent à même d’accomplir, en dehors de la ville, les recherches et l’enquête dont ils devaient compte à l’autorité.

Un exprès leur fut dépêché sans retard, et le lendemain matin, de fort bonne heure, nous vîmes arriver trois des officiers de l’émir, gonflés de leur importance officielle et qui, les exigences du fisc une fois satisfaites, me parurent avoir tout spécialement à cœur d’obtenir quelques renseignements sur les pays d’où nous venions. Ils commencèrent naturellement par inspecter nos bagages. La plupart des Hadjis avaient dans leur havresac des grains sacrés de la Mecque, des dattes de Médine, des peignes fabriqués en Perse, et des couteaux, ciseaux, dés et petits miroirs provenant du Frenghistan. Mes associés se tuaient à dire que l’émir, « plût à Dieu lui accorder cent vingt ans de vie ! » ne voudrait jamais faire payer aucuns droits à de pieux pèlerins ; mais le collecteur, fidèle aux devoirs de sa charge, n’enregistrait pas moins, article par article, sans s’arrêter à ces protestations les marchandises déballées devant lui. J’assistai, avec deux autres mendiants à toute l’opération. Lorsque l’agent des douanes s’occupa de moi, l’aspect de mon visage parut l’égayer, et ce fut en riant qu’il me prescrivit d’ouvrir ma caisse, « attendu que nous autres, continua-t-il (sous-entendu nous autres Européens, car il croyait probablement me reconnaître pour tel), nous ne manquions jamais de belles marchandises. » Me trouvant en ce moment-là de fort bonne humeur, et jetant par-dessus les moulins mon bonnet de derviche, j’interrompis ici le rusé Bokhariote : « En effet, lui dis-je, on a d’assez magnifiques choses à vous montrer et vous les verrez si vous prenez la peine d’examiner tout ce que je possède en fait de biens meubles et immeubles. » Comme il insistait, nonobstant cette ironie, pour ne rien omettre, je courus chercher mon âne à qui je fis monter l’escalier, et que j’introduisis dans la chambre, sans trop m’inquiéter des tapis dont elle était garnie : puis, au milieu des rires que cet incident avait soulevés, je me hâtai d’ouvrir mon havresac et d’étaler aux pieds du douanier les haillons et les bouquins dont j’avais fait collection pendant mon séjour à Khiva. Il jeta autour de lui un regard surpris et demanda, fort désappointé, si je n’avais rien de plus. Hadji Salib, saisissant l’occasion, lui expliqua ce que j’étais, mon saint caractère et l’objet que je me proposais en voyageant ; du moindre détail il fut pris note avec le soin le plus minutieux, et le collecteur cependant ne cessait de me regarder en hochant la tête de la façon la plus significative.

Toutes choses réglées à l’amiable, nous quittâmes Khakemir, et nous n’étions pas en route depuis plus d’une demi-heure, dans une campagne où de magnifiques jardins alternent avec des champs cultivés, lorsque Bokhara Sherif, « la noble Bokhara » comme on l’appelle ici, se montra enfin avec ses nombreux édifices et ses tours massives, presque toutes surmontées d’un nid de cigognes[11]. À une lieue et demie de la ville, ou peu s’en faut, nous traversâmes la Zerefshan. Elle coule dans la direction du midi, et malgré la force du courant, chameaux et cavaliers la passent à gué. Sur l’autre rive subsiste encore la tête d’un pont de pierre qui devait être assez élégamment construit. Dans son voisinage immédiat, les ruines d’un palais, également bâti en pierre. On me le signale comme une des œuvres du célèbre Abdullah Khan Sheibani. À tout prendre, on ne voit aux environs de cette cité, la première de l’Asie centrale, presque aucune trace de son ancienne grandeur.


XI

Bokhara. — Le Tekkie ou grand séminaire de l’Islam. — Rahmet-Bi. — Les bazars. — Magasins d’habits, échoppes à thé, conteurs et acteurs en plein air. — Derviches Nakishbendi.

Notre route aboutissait à la dervaze (ou porte) Imam, située vers le couchant, mais nous ne la franchîmes pas, attendu que notre tekkie se trouvant au nord-est, il eût fallu nous ouvrir un chemin à travers la foule qui encombre le bazar. Nous préférâmes, en conséquence, faire un circuit et longer le tour des remparts. En bien des endroits nous pûmes y constater d’énormes dégradations. De la dervaze Mezar par laquelle nous entrâmes, nous fûmes assez vite rendus au tekkie ou monastère qui devait nous donner asile. Ce vaste bâtiment carré n’a pas moins de quarante-huit cellules ouvrant, au rez-de-chaussée, sur une cour plantée de beaux arbres. Le khalfa (ou supérieur) actuel est le petit-fils du khalfa Hüsein, renommé pour ses mœurs saintes, et dont le tekkie lui-même a pris le nom. L’estime généralement accordée à cette famille est attestée par ce fait, que le petit-fils d’Hüsein est à la fois Imam et Khatib (ou chapelain) de l’émir, position officielle qui me rendait assez fier d’avoir un hôte pareil. Hadji Salih, classé parmi les mürid (ou disciples) du saint, et qui dès lors était regardé comme un membre de la famille, m’avait servi d’introducteur. Le révérend abbé, personnage de bonne tenue et d’extérieur agréable, portant à merveille le turban blanc et l’habit d’été en fine soie, me fit l’accueil le plus cordial ; après une heure d’une conversation aussi emphatique, aussi quintessenciée que possible, ce brave homme, de plus en plus satisfait, se mit à déplorer l’absence du Brdewlat[12] (S. M. l’émir) qui le privait de me présenter immédiatement à la cour.

La cellule qu’il m’assigna, placée entre celle d’un mollah très-savant et celle de Hadji Salih, devenait par là même une chambre d’apparat ; l’établissement, d’ailleurs, était rempli de personnages notables. Sans l’avoir fait exprès, j’étais tombé à Bokhara sur le principal centre du fanatisme islamite. En m’imprégnant de l’esprit qui régnait là, je devais m’y trouver plus à l’abri que partout ailleurs des soupçons officiels et des tracasseries administratives. Le « Rapporteur » avait relaté mon arrivée comme un événement digne d’attention, et Rahmet-Bi, le premier officier de l’émir, chargé de gouverner Bokhara pendant que son maître faisait campagne dans le Khokand, venait d’ordonner que, ce jour-là même, les Hadjis fussent questionnés de près à mon sujet. Mais, aux portes du tekkie s’arrêtait l’autorité de l’émir, et on attachait si peu d’importance aux investigations prescrites par son représentant, qu’on ne jugea même pas à propos de m’en parler. Mes bons camarades répondirent simplement aux promoteurs de l’enquête laïque : « Hadji Reschid n’est pas seulement un bon musulman, mais encore un mollah des plus instruits : élever contre lui le moindre soupçon, c’est se mettre en état de péché mortel. » Toutefois, ils me traçaient en même temps un plan de conduite, et je ne puis attribuer qu’à leurs précieux conseils le bonheur que j’ai eu de quitter Bokhara indemne de toute mauvaise aventure. En effet, sans rappeler la triste fin des voyageurs qui m’avaient précédé dans cette capitale, j’ai pu constater qu’elle ménageait les plus grands périls, non-seulement aux Européens, mais à l’étranger de toute race ; et ceci, parce que le gouvernement y a perfectionné l’espionnage en raison des vices et des mauvaises dispositions qu’il est appelé à réprimer. Maîtres et sujets se valent et rivalisent de perversité.

Je sortis, le lendemain de notre arrivée, sous la conduite d’Hadji Salih et avec quatre de nos compagnons, pour inspecter les bazars de la capitale. La « noble Bokhara, » par l’irrégularité de ses rues, le délabrement de ses édifices, reste bien au-dessous de la moindre cité persane ; une couche épaisse de poussière lui donne le plus misérable aspect ; mais je n’en fus pas moins surpris en me trouvant, pour la première fois, au milieu de la foule qui encombre son principal bazar.

Ces marchés, à Bokhara, n’ont pas l’éclat et la magnificence de ceux qu’on voit à Téhéran, Ispahan et Tébriz. Néanmoins, la diversité des races et des costumes qu’on y rencontre offre un spectacle très-frappant aux regards d’un étranger. Parmi la multitude mobile dont il est entouré, les types de l’Iran se retrouvent à chaque pas ; têtes fines, coiffées d’un turban blanc ou bleu, suivant qu’il s’agit d’un homme bien né, d’un mollah, ou d’un négociant, d’un ouvrier, d’un domestique. C’est ensuite la physionomie tartare qui prédomine. Nous la rencontrons à tous ses degrés, depuis l’Ozbeg, dont le sang est fréquemment mélangé, jusques au Kirghis qui a fidèlement conservé l’empreinte farouche de son origine. Pour reconnaître ce dernier, il n’est pas besoin de le regarder au visage ; son allure ferme et pesante le distingue, à elle seule, du Tourani et de l’Irani. Mêlés aux représentants des deux principales races de l’Asie, vous remarquerez çà et là quelques Indiens (appelés ici Moultani) et quelques Israélites, en plus petit nombre. Les uns et les autres portent une ceinture de corde et un bonnet polonais qui les empêchent d’être confondus avec le reste. L’Indien, avec sa marque rouge au front, sa figure jaune et repoussante, pourrait fort bien servir d’épouvantail aux corbeaux dans les champs de riz ; le Juif, aux traits nobles et réguliers, à l’œil plein d’éclairs, fournirait à nos artistes les plus difficiles un modèle digne d’eux. On reconnaît aussi, à l’audace et au feu de leurs regards, des Turkomans, peut-être occupés à calculer le chiffre des dépouilles qu’un de leurs almans trouverait dans les magasins étalés sous leurs yeux ; quelques Afghans, mais en petit nombre. Ceux de la caste inférieure, laissant ruisseler sur leurs longues chemises malpropres une chevelure inculte, jettent en travers de leurs épaules une pièce d’étoffe qui rappelle la toge romaine ; mais ils n’en ont pas moins l’air de ces malheureux que l’incendie a chassés de leurs maisons et qui se précipitent dans la rue sans avoir pris le temps de s’habiller.

Je ne m’écartais guère de mes compagnons, me bornant à jeter de côté quelques regards sur l’étalage des magasins qui renferment principalement des marchandises russes, bien qu’on y puisse trouver, çà et là, un petit nombre d’articles provenant des autres pays d’Europe. En eux-mêmes, ils n’ont rien qui puisse attirer les yeux d’un natif du Frenghistan conduit par le hasard dans cette ville presque inabordable ; ils l’intéressent, néanmoins, car il suffit d’une étiquette, d’une marque de fabrique pour lui rappeler leur origine, et il se croit alors en présence d’un compatriote. Ces mots : « Manchester » ou « Birmingham, » faisaient malgré moi battre mon cœur, et j’avais à réprimer les imprudentes exclamations qui auraient pu me trahir. Les entrepôts de quelque importance, les maisons « en gros, » comme on dit, sont ici très-clair-semées, et bien qu’on vende du coton, des calicots, des mousselines, non-seulement dans les deux cent quatre-vingt-quatre boutiques du Resteï tchit furushi (marché spécial des cotonnades), mais aussi sur plusieurs autres points de la ville, j’oserais affirmer que mes bons amis « Hanhart et Cie, » de Tebriz, vendent à eux seuls autant de ces articles que la ville de Bokhara tout entière, nonobstant la suprématie qu’elle affiche sur les autres cités de l’Asie centrale. Dans le bazar de celle-ci, la section que l’étranger visite avec le plus d’intérêt est certainement celle où on étale devant lui les produits du sol et de l’industrie indigènes ; par exemple, ce beau tissu de coton appelé aladja, où deux couleurs alternent en rayures étroites ; puis différentes espèces de soieries, depuis ces mouchoirs impalpables qui ont à peine la consistance de la toile d’araignée, jusqu’à l’atres pesant qui se manie à pleines mains. Le cuir travaillé y joue un grand rôle ; l’art du découpeur, l’habileté des cordonniers méritent certainement nos éloges. On fait ici remarquablement bien les bottes à l’usage des deux sexes : celles des hommes ont des talons élevés qui se terminent en pointes de la largeur d’une tête de clou ; celles des femmes, un peu épaisses à mon gré, sont fréquemment ornées des plus belles broderies de soie.

N’oublions pas le bazar et les magasins spéciaux où des vêtements étalés captivent le regard de l’acheteur. On épuise dans ces costumes tous les moyens de faire contraster les couleurs les plus éclatantes. L’Oriental d’ailleurs, que l’on trouve ici dans sa pureté native et avec ses instincts particuliers, affectionne le tchakhtchukh, c’est-à-dire le frou-frou bruyant des étoffes neuves, et je prenais toujours plaisir à voir le marchand endosser le tchapan (l’habit) qu’il allait vendre, pour constater, en se promenant de long en large, la qualité musicale du tissu. Fabriqués dans le pays même, et par des ouvriers dont le temps n’a rien de précieux, ces articles d’habillement sont à très-bon compte. Aussi est-ce au marché de Bokhara que, des plus extrêmes confins de la Tartarie, les croyants viennent renouveler leur garde-robe. Il n’est pas jusqu’aux Kirgbis, aux Kiptchaks, aux Kalmouks qui sortent du Désert dans le même but, et le Tartare sauvage aux yeux obliques, au menton saillant, hennit de plaisir quand il échange son vêtement de cuir pour un léger yektey (habit d’été), symbole à ses yeux de la civilisation la plus raffinée. Bokhara est pour lui ce que Paris ou Londres peuvent être pour le provincial le plus arriéré.

Après trois heures de flânerie, je priai Hadji Salih de me conduire en quelque endroit où il me fût possible de me reposer et de me rafraîchir un moment. Il ne s’y refusa point, et traversant le timtche tchay furushi (bazar au thé), nous allâmes ensemble sur le Lebi hanuzn divanbeghi (le quai du réservoir de Divanbegbi). Relativement parlant, et pour une ville comme Bokhara, ce lieu de réunion, qui jouit d’une grande renommée, n’est pas dépourvu de certains mérites ; c’est une place à peu près carrée, au centre de laquelle on a creusé un réservoir profond, de cent pieds de longueur sur quatre-vingts de large ; il est bordé de pierres cubiques formant un escalier de huit marches qui descend jusqu’à fleur d’eau. Quelques magnifiques ormeaux, plantés çà et là sur le quai, abritent de leur ombre l’inévitable « boutique à thé » avec ses samovars (urnes-bouilloires) qui ressemblent à d’énormes tonneaux de bière. On les fabrique en Russie, à l’usage spécial de Bokhara, et ils permettent d’offrir à tout venant une excellente tasse de thé vert. Sur trois côtés de la place, protégées par des nattes de roseaux, sont maintes et maintes échoppes volantes où on vend du pain, des fruits, des confitures, des viandes chaudes et froides. La foule affamée, qui se presse autour d’elles avec un bourdonnement d’abeilles, nous régale du spectacle le plus curieux. À l’ouest, le quatrième côté du parallélogramme affecte la forme d’une terrasse qui sert en quelque sorte de piédestal à la mosquée Mesdjidi Divanbeghi. Le long de sa façade, sous des arbres clair-semés, des conteurs publics, derviches et mollahs, célèbrent en vers et en prose, tandis que des auteurs les miment à côté d’eux, les actions héroïques des prophètes et des guerriers illustres. À ces représentations en plein vent, les auditeurs et les spectateurs ne manquent jamais, ramenés par une insatiable curiosité.


Une femme de Bokhara. — Dessin d’Émile Bayard d’après Vambéry.

Au moment où j’arrivai, le hasard sembla prendre à cœur d’augmenter l’intérêt de cette scène étrange : nous y vîmes défiler la procession hebdomadaire des derviches nakishbendi, ordre célèbre qui eut Bokhara pour berceau et dont le principal établissement s’y trouve encore. Je garderai toujours le souvenir du tableau que j’eus sous les yeux quand ces sauvages enthousiastes, avec leurs grands bonnets pointus, leurs longs bâtons, leurs chevelures au vent éparses, se mirent à danser en rond, comme des possédés, tout en hurlant un hymne dont chaque strophe était d’abord répétée par leur chef à barbe grise. L’œil et l’oreille ainsi captivés, j’oubliai bientôt ma lassitude. Mon compagnon fut réduit à m’entraîner de force dans une de ces échoppes que j’ai décrites plus haut, et là, quand le précieux shivin[13] nous eut été versé, voulant mettre à profit l’extase où il me voyait : « Que dites-vous maintenant de Bokhara Shérif ? » me demanda-t-il avec une grimace d’exaltation. Je répondis, naturellement, que je m’y plaisais beaucoup ; et bien que mon interlocuteur, né dans le Khokand, ne dût voir ici que la capitale d’un pays ennemi, actuellement en guerre avec ses compatriotes, il n’en fut pas moins charmé que je n’eusse pu résister aux séductions de la principale ville du Turkestan ; aussi me promit-il solennellement que, dans le cours des journées suivantes, il me la montrerait sous ses plus magnifiques aspects.

A. Vambéry.
Traduction de Forgues.

(La fin à la prochaine livraison.)

  1. Suite. — Voy. pages 33, 49 et 65.
  2. Nous avons dit ailleurs que ce mot (littéralement barbe-grise), désigne les notables, les Anciens de la tribu tartare.
  3. Ceci doit s’entendre de la descente du fleuve, car, pour le remonter de Kungrat à Khiva, il faut environ dix-huit jours.
  4. Petits gâteaux préparés avec de la graisse de mouton.
  5. Karavanseraï spécial à l’usage des Derviches.
  6. Frère aîné du khan.
  7. On reconnaît ici le bhang des Indous, un extrait du chanvre pareil au haschis.
  8. J’ai parlé plus haut de cette boisson, fabriquée avec du lait de jument ou de chamelle, et pour la préparation de laquelle les Kirghis sont particulièrement célèbres. Les nomades de l’Asie centrale l’emploient comme breuvage enivrant et lui reconnaissent la propriété d’engraisser. J’en ai souvent tâté, mais sans pouvoir en avaler plus de quelques gouttes, à cause de sa verdeur, que je trouvais excessive et qui m’agaçait les dents.
  9. Voici en quoi consiste le fal ou pronostic. On ouvre au hasard le Koran ou tout autre livre de piété, puis le consultant cherche dans la page qu’il a sous les yeux un passage qui réponde à sa curiosité.
  10. Tebbad est un mot persan dont le sens littéral est : « veut de fièvre. »
  11. Les rossignols abondent à Khiva, mais on n’y voit pas de cigognes. À Bokhara, c’est tout le contraire ; là, vous ne trouverez guère une tour, un minaret, un édifice de quelque hauteur, où ne perche sur le toit, sentinelle à une patte, l’oiseau en question. Les Khivites raillent à ce sujet les Bokhariotes : — « Chez vous, disent-ils, la cigogne, en claquant du bec, remplace l’harmonieux rossignol. »
  12. Traduction littérale : « le Fortuné. »
  13. Le shivin est une espèce de thé plus particulièrement recherchée que les autres.