VOYAGE LE LONG DES FLEUVES LUPPAR ET KAPOUAS, DANS LA PARTIE OCCIDENTALE DE BORNÉO,

PAR MME IDA PFEIFFER[1].
1852


I

De Sarawak à Sacaran. — Visites aux Dayaks. — Mœurs et coutumes de ces sauvages. — Leurs costumes — Horribles trophées.

… Après avoir admiré à Sarawak les travaux herculéens et les œuvres civilisatrices du rajah Brooke[2], je me dirigeai vers la rivière Sacarau, qui marque vers le nord la limite de ses États, les mieux gouvernés de toute l’île. M. Lee, le commandant du district, me reçut de la manière la plus aimable dans le fort de bois que le rajah a fait élever pour la sûreté de cette partie de ses frontières.

Le fleuve Sacaran est un peu plus considérable que le Sarawak ; mais il se divise, à trente milles de son embouchure, en deux bras, et c’est près du plus petit, appelé le Luppar, que s’élève le fort.

Les rives sont bordées tour à tour de nipas, de petits bois, de jungles et de plantations de riz. Ici encore, comme sur les bords du Sarawak, l’eau se répand en beaucoup d’endroits dans l’intérieur des terres ; ce qui arrive à la plupart des fleuves de Bornéo. Leurs bords sont si bas qu’à plusieurs milles tout est sous l’eau, et qu’il n’y a que des marécages.

Dès que M. Lee avait été instruit de mon arrivée et de mes projets de voyage dans l’intérieur, il avait communiqué cette nouvelle aux indigènes, qui affluèrent de toutes parts pour me voir : car aucune femme blanche n’avait encore pénétré dans ces régions. Il fallut, du matin au soir, me prêter à leur curiosité et me laisser contempler. Mais les visiteurs, tant Malais que Dayaks, se montrèrent très-réservés : au lieu de m’importuner par des questions, ils se contentèrent de me tendre la main, de s’asseoir autour de moi et de me regarder en silence la bouche béante. Quelques-unes des femmes dayaques avaient des corsages très-courts, et elles ne se gênèrent pas pour les quitter en entrant dans la chambre.

Le lendemain je rendis quelques visites. Je trouvai que chez les Malais tout était organisé comme à Sarawak ; aussi je ne restai pas longtemps avec eux : je préférais visiter dans le voisinage une tribu de Dayaks indépendants, de ceux qui sont appelés par les Anglais et par les Hollandais chasseurs ou coupeurs de têtes, de Sacaran. J’y vis une grande cabane, longue d’environ soixante mètres. Dans la véranda, on avait étalé tant d’objets de mercerie, que j’aurais pris ces Dayaks pour des marchands, si l’on en trouvait chez eux. On apercevait partout des étoffes de coton ou d’écorce tressée, des nattes superbes, de beaux paniers de toutes formes, de toutes grandeurs et d’un travail exquis. Ailleurs on découvrait quelques-uns de ces vases précieux dont j’ai parlé ; j’étais encore à m’expliquer le prix que ce peuple y attache. Aux murs étaient suspendus les parangs, les tambours et les gongs. Toutes leurs richesses sont là exposées, sans oublier les grands tas de bambous, les porcs préparés, et les sacs amoncelés de riz et d’autres provisions.

Ces Dayaks, incomparablement plus parés que ceux qui avoisinent Sarawak étaient, pour la plupart, couverts de bijoux. Ils avaient le cou chargé, jusqu’à la poitrine, de perles de verre, de dents d’ours et de coquillages ; leurs bras jusqu’aux coudes, leurs pieds jusqu’à mi-jambe, étaient ornés de cercles de laiton ; beaucoup d’entre eux portaient au haut d’un de leurs bras un bracelet fait d’un coquillage blanc taillé, qui a chez eux un très-grand prix. Mais ce qu’ils estiment par-dessus tout, c’est un collier et un bracelet de dents d’hommes. Leurs oreilles sont percées et ornées d’anneaux de laiton. Je comptai sur l’un d’eux quinze de ces anneaux, dont chacun allait en s’élargissant : le plus grand arrivait à l’épaule, et avait certainement trois pouces de diamètre. À ce dernier était encore fixée une feuille, une fleur, une petite chaîne de laiton, ou quelque autre babiole. Quelques-uns portaient sur la tête une espèce de bonnet en étoffe rouge, garni de perles, de coquillages, de petites plaques de laiton et d’une belle plume d’argus. D’autres avaient autour de la tête un morceau d’étoffe d’écorce, en forme de guirlande, dont les bouts, largement frangés, ressemblaient à des plumes retroussées. Un homme paré de la sorte, couvert d’ornements par en haut, et en bas tout nu, avait l’air assez comique.

Cosumes dayaks. — Dessin de Lançon d’après l’atlas iconographique des colonies néerlandaises.

Les femmes portaient beaucoup moins d’objets de parure ; elles n’avaient pas de pendants d’oreilles, pas de colliers de dents d’ours, et rarement des perles de verre. En revanche, leur raway, appelé ici sabit, large de huit à neuf pouces, était garni d’une quantité innombrable d’anneaux de laiton ou de plomb. Je soupesai un de ces pagnes magnifiques, et le poids, sans exagérer, m’en sembla être de vingt livres.

M. Lee engagea le chef à faire exécuter la danse des glaives. Deux parangs furent, à cet effet, placés en croix par terre. Les deux danseurs étaient des jeunes gens, parés comme pour une fête. Ils avaient autour de la tête des mouchoirs rouges étroits, garnis de petites franges d’or, et sur les épaules une longue bande d’étoffe de couleur en guise de châle. La danse était véritablement gracieuse et décente : on n’y remuait pas seulement les mains et les bras, mais aussi les pieds. Les deux danseurs prenaient de jolies poses, et exécutaient leurs mouvements avec beaucoup d’art. Ils dansèrent d’abord quelques minutes autour des glaives ; ensuite ils semblèrent vouloir les lever ; mais toujours ils reculaient comme saisis d’épouvante ; ils finirent cependant par les lever réellement, et les croisèrent de la manière la plus adroite en véritables maîtres d’escrime. C’est certainement la plus belle danse que j’aie jamais vu exécuter par des sauvages. La musique se composait de deux tambours et d’un gong.

Intérieur d’une habitation dayake. — Dessin de Lançon d’après M. Schwaner.

Le même jour j’allai encore visiter une autre tribu placée plus haut sur la rivière. Tout ressemblait à ce que j’avais observé chez la première : seulement j’y vis deux têtes d’hommes nouvellement coupées. L’autre tribu ne manquait certes pas de pareils trophées, mais ils étaient déjà anciens et changés en véritables têtes de momies, tandis que celles-ci, tranchées peu de jours auparavant, avaient un air effroyable. La fumée les avait noircies comme du charbon, la chair était à moitié desséchée, la peau intacte, les lèvres et les oreilles racornies ; la bouche, largement ouverte, laissait voir les mâchoires dans toute leur horreur. Ces têtes étaient encore couvertes d’une chevelure épaisse ; l’une d’elles avait les yeux ouverts, et on les voyait à moitié désséchés, tout rentrés dans leurs orbites. Les Dayaks les sortirent du réseau dans lequel on les avait suspendues, pour me les montrer ; ce fut un affreux spectacle qui ne s’effacera jamais de ma mémoire.

Ils coupent les têtes si près du tronc qu’on ne peut s’empêcher de reconnaître chez eux une extrême dextérité. Ils ôtent la cervelle par l’occiput.

En prenant les têtes à la main, ils leur crachèrent à la figure ; les enfants leur donnèrent des coups et crachèrent par terre. Leurs visages, d’ordinaire calmes et tranquilles, prirent alors une expression terrible de férocité.

Je frissonnai ; mais je ne pus m’empêcher de convenir que nous autres Européens, loin d’être supérieurs à ces sauvages si méprisés, nous valons bien moins qu’eux encore Chaque page de notre histoire n’est-elle pas remplie de forfaits, de meurtres et de trahisons de tout genre ? Qu’y a-t-il de comparable aux guerres de religion en Allemagne et en France, à la conquête de l’Amérique, au droit du plus fort et à l’inquisition ? Et même de notre temps, ou nous sommes peut-être, par les formes extérieures, plus polis et plus civilisés, en sommes-nous pour cela moins cruels ? Ce n’est pas quelque misérable petite cabane comme celles des Dayaks ignorants et barbares, mais de vastes salles et les plus grands palais, que bien des hommes célèbres de l’Europe pourraient orner des têtes sacrifiées à leur ambition et à leur soif de pouvoir. Que de milliers d’hommes ont été immolés pour satisfaire aux désirs de conquête des grands capitaines ! La plupart des guerres ne sont-elles pas entreprises pour assouvir la cupidité et l’ambition d’un seul homme ? Vraiment, je suis étonnée de voir comment nous autres Européens nous osons fulminer anathème contre de pauvres sauvages qui tuent leurs ennemis comme nous tuons les nôtres, mais qui peuvent au moins s’excuser en disant qu’ils n’ont ni éducation ni religion qui leur prêchent la douceur, la clémence et l’horreur du sang.

On lit dans beaucoup de descriptions de voyages que les Dayaks témoignent leur amour à leur bien-aimée en déposant une tête d’homme à ses pieds. Cependant un voyageur, M. Temmingk, prétend que ce n’est pas vrai. Je serais tentée de me ranger à son opinion. Où ces sauvages prendraient-ils toutes ces têtes, si tout amoureux devait faire un pareil cadeau à sa fiancée ?

La triste coutume de la décollation semble plutôt avoir pris son origine dans la superstition ; car quelque rajah tombe-t-il malade ou bien entreprend-il un voyage chez une autre tribu, lui et sa tribu s’engagent à faire le sacrifice d’une tête d’homme en cas de guérison ou d’heureux retour. Le rajah meurt-il, on sacrifie une tête ou même deux. Dans les traités de paix plusieurs tribus fournissent également de part et d’autre un homme pour être décapité, mais dans la plupart on sacrifie des porcs à la place d’hommes.

S’il a été fait vœu de fournir une tête, il faut qu’on se la procure à tout prix. En ce cas, quelques Dayaks se mettent d’ordinaire dans une embuscade. Ils se cachent dans l’herbe des jungles, haute de trois à six pieds, ou bien entre des arbres et des branches coupées, sous des feuilles sèches, et guettent leur victime des journées entières. Quelque être humain que ce soit, homme, femme ou enfant, qui approche de leur cachette, ils lui décochent d’abord un trait empoisonné, puis s’élancent sur lui comme le tigre sur sa proie. D’un seul coup ils détachent la tête du tronc. Le corps est couché avec soin, et la tête mise dans un petit panier destiné particulièrement à cet usage et orné de cheveux d’homme.

Ces meurtres deviennent naturellement l’occasion de guerres sanglantes. La tribu dont un membre a été tué entre en campagne ; elle ne dépose pas les armes qu’elle n’ait obtenu en représailles une ou deux têtes. Ces têtes sont ensuite rapportées en triomphe au milieu de chants et de danses, et suspendues solennellement à la place d’honneur. Les fêtes qui succèdent à cette vengeance durent tout un mois.

Les Dayaks aiment tant les têtes humaines, que toutes les fois qu’ils entreprennent, en commun avec les Malais, quelque guerre ou quelque expédition de piraterie, ils ne se réservent que les têtes et abandonnent le reste du butin aux cupides Malais.

Je regrettai beaucoup de ne pas être arrivée huit jours plus tôt : j’aurais pu assister à la célébration d’un traité de paix qui, grâce aux efforts actifs du rajah Brooke, venait d’être conclu entre deux tribus de Dayaks indépendants. M. Lee me raconta que les deux chefs ennemis étaient arrivés devant sa maison, accompagnés de vingt ou trente des leurs. Chacun d’eux apportait un porc : après beaucoup de pourparlers entre les chefs et le peuple, les porcs furent décapités, non par des Dayaks, mais par des Malais. Si la tête tombe du premier coup, c’est signe de bonheur. On ne mange pas les porcs, mais on les jette à la rivière. Les Dayaks ne font pas leurs traités pour un certain nombre d’années, calcul qui leur est inconnu, mais pour tant et tant de récoltes de riz.


II

Départ pour l’intérieur. — Montagnes. — Forêts vierges. — Orages. — Concert et danses. — Menaces et périls. — Fermeté nécessaire aux voyageurs dans ces régions.

M. Lee avait aussi tenté de me détourner de mon projet de pénétrer dans l’intérieur des terres. Suivant les renseignements qui lui étaient parvenus de ces contrées, un chef avait été tué et tout était en guerre ; cependant mon projet d’avancer aussi loin qu’on me laisserait aller était bien arrêté dans mon esprit, et le 22 janvier je m’embarquai sur le Luppar, dans l’intention de le remonter jusqu’à la chaîne du Sekamil. Indépendamment de serviteurs malais que le capitaine Brooke m’avait donnés et de huit matelots de même race, j’emmenai encore, en guise de pilote, le cuisinier de M. Lee, que celui-ci avait mis à ma disposition et qui me fut d’une grande utilité parce qu’il savait quelques mots d’anglais.

Le voyage commença aussitôt sur le territoire des Dayaks indépendants, parmi les tribus réputées les plus sauvages.

Nous arrivâmes l’après-midi de très-bonne heure à une de leurs habitations, avec l’intention d’y passer la nuit. Tous mes efforts tendaient à m’approcher d’eux avec confiance et le plus cordialement possible. Je secouai la main des hommes et des femmes, je m’assis au milieu d’eux, et, tout en les regardant travailler, je pris leurs enfants sur mes genoux. Je me rendis ensuite dans la forêt pour me mettre en quête d’insectes. On conçoit que je fus suivie par toute une troupe d’indigènes, surtout par des bandes d’enfants. Ils voulaient tous voir où j’allais et à quoi me servait mon filet pour prendre les papillons, ainsi que la boîte que je portais toujours avec moi pour y mettre les insectes. Ils étaient aussi curieux d’observer mes gestes et mes mouvements que je l’étais d’étudier les leurs. Ils commencèrent par se moquer de moi en voyant avec quel soin et avec quelle ardeur je poursuivais le moindre papillon ou moucheron[3] ; mais à peine leur eus-je fait comprendre qu’ils me servaient à faire des médicaments, qu’ils cessèrent de rire et m’aidèrent presque tous dans ma chasse. Il était nécessaire de leur dire quelque chose de semblable qui fût à la portée de leur esprit.

À mon retour, à la chute du jour, je trouvai une petite place couverte de nattes fort propres, qu’on avait préparée pour moi. Les bonnes gens se mirent près de moi ; mais ne touchèrent à rien ; le respect qu’ils avaient pour tout ce qui m’appartenait était si grand que, toutes les fois que je quittais ma place, ils quittaient aussi les leurs. Je pouvais tout laisser ouvert sans crainte ; même quand je mangeais ils s’écartaient de moi pour ne pas me déranger. On me servait d’ordinaire du riz et du kuri[4]. Malheureusement ce bouillon était toujours préparé avec de l’huile de coco rance. Mais, comme je ne mettais rien sous la dent depuis l’aube du jour jusqu’à la nuit tombante, la faim l’emportait toujours ; quand c’était par trop fort, je me bouchais le nez et je m’efforçais d’avaler mon manger le plus vite possible.

Les Dayaks veillent tard. Ce ne fut qu’à onze heures du soir que les feux s’éteignirent l’un après l’autre. Je me trouvai alors dans de profondes ténèbres. Cependant je n’avais pas peur, quoique loin de tout secours, et seule au milieu de ces amateurs de têtes humaines. Je savais que le nom du rajah Brooke était arrivé jusqu’ici, et que je pouvais reposer en toute sécurité sous la protection du respect qu’on a pour lui.

Habitations flottantes chez les Dayaks riverains du fleuve Barito. — Dessin de Français d’après M. Schwaner.

À midi, nous nous arrêtâmes dans une autre tribu. Mais ici l’aspect n’était pas des plus gais, car les hommes n’étaient revenus du combat que depuis deux jours et avaient rapporté une tête qui se trouvait suspendue, avec d’autres déjà toutes desséchées, au-dessus du foyer où on avait préparé ma couche. Il faut savoir que c’est là la place d’honneur offerte à l’hôte, distinction, selon moi, peu flatteuse et fort désagréable, mais qu’il est impossible de refuser. Les crânes secs que le courant d’air faisait s’entre-choquer, la puanteur excessive et asphyxiante provenant de la tête nouvellement coupée, qui m’arrivait à la figure, l’aspect des hommes encore très-excités et qui tournaient toujours autour de ma couche quand déjà tous les feux étaient éteints, m’ôtèrent toute envie et toute possibilité de dormir. J’avoue franchement que mon angoisse fut si grande qu’il me prit une espèce de fièvre. Je ne pouvais pas rester plus longtemps couchée et je n’osais cependant pas me lever ; je me mis sur mon séant, et je croyais à tout instant me sentir le couteau à la gorge. Ce ne fut que vers le matin que je retombai sur ma couche, brisée et épuisée de fatigue.

Le Malais que le capitaine Brooke m’avait donné pour guide devait me servir et en même temps pousser les gens à faire leur besogne et à se mettre le matin de bonne heure en route. Il ne fit rien de tout cela ; les matelots seraient partis à midi qu’il n’y aurait pas trouvé à redire. Une fois couché, il ne bougeait plus, ou bien il fumait ou bavardait, et, au lieu de me servir, il se faisait servir. Quand je lui donnais quelque ordre, il ne me répondait pas ou bien me tournait le dos, de sorte qu’il me fallait réclamer des matelots tous les services dont j’avais besoin.

Cependant la traversée devenait plus intéressante à chaque coup de rame : les rives commençaient à s’élever, de riches plantations de riz prenaient la place des marécages, et plus loin, dans le fond, on voyait apparaître de riantes collines. Parmi les arbres, il y en avait de magnifiques avec des troncs de 35 à 40 mètres de hauteur ; d’autres avaient des branches qui, en s’abaissant, s’étendaient au-dessus de la surface de l’eau en frais berceaux.

Sur de hauts arbres élancés et peu chargés de branches, on trouve souvent de grandes ruches. Pour en enlever le miel, les indigènes font une espèce d’échelle de bambou, qu’ils attachent de deux pieds en deux pieds au tronc de l’arbre, dont elle est éloignée d’environ six pouces, et qui va souvent à une hauteur de vingt-cinq mètres.

Aujourd’hui encore, comme la veille, je descendis chez des Dayaks. À peine m’étais-je jetée sur ma couche que j’entendis un claquement vif et cadencé. Je me levai et je me dirigeai avec curiosité vers l’endroit d’où venait la musique : j’aperçus un homme étendu par terre et immobile ; une demi-douzaine de jeunes gens étaient là à tambouriner sur son corps, à tour de rôle, du creux de la main. Je crus cet homme mort, et je fus étonnée de la cérémonie qu’on faisait subir à son corps ; mais, au bout de quelque temps, le prétendu mort se redressa au milieu des éclats de rire bruyants des jeunes gens : le jeu était terminé. Autant que je pus comprendre, on regarde ces exercices comme très-utiles pour le corps auquel ils donnent, dit-on, de la souplesse et de la force.

25 janvier. Des vues toujours plus belles se présentent aux regards. Les montagnes se multiplient et s’élèvent de plus en plus. Il y avait dans le nombre des cimes qui paraissaient avoir au moins mille mètres de haut. Le voyage de Bornéo me rappela en partie celui de l’intérieur du Brésil. Ici, comme là-bas, des forêts vierges avec une végétation luxuriante ; ici, comme là-bas, peu de clairières et peu d’habitations : la seule différence, c’est que Bornéo est entrecoupé de beaucoup de fleuves et de ruisseaux, tandis qu’une partie du Brésil n’a que peu de torrents, mais qui sont très-rapides. Que ne pourrait-on pas faire de ces deux pays, s’ils étaient peuplés d’hommes paisibles et laborieux ? Malheureusement il n’en est pas ainsi. Il n’y a ici que peu d’indigènes et ils songent plus à la guerre et à la destruction qu’à la culture et au travail ; le climat exclut en partie les colons blancs.

Une curiosité de Bornéo est la couleur brun foncé de ses eaux. Quelques voyageurs prétendent qu’elle provient de la quantité de feuilles qui tombent des bois épais qui

bordent les fleuves et qui y pourrissent. Je serais tentée de contredire cette opinion ; car dans l’île de Ceram, que je visitai plus tard et qui est aussi riche en bois et en rivières que Bornéo, je trouvai partout une eau claire comme du cristal. M. Alexandre de Humbolt a remarqué aussi cette couleur foncée dans les rivières de l’Amérique, et il ajoute que ces fleuves ne sont habités ni par des crocodiles ni par des poissons. À Bornéo il n’en est pas de même. Il n’y manque ni de poissons, ni de caïmans, fort proches parents des crocodiles.

Le soir, je me trouvai de nouveau assise au milieu d’une troupe de Dayaks avec lesquels je causai aussi bien qu’il me fut possible, à l’aide du cuisinier et d’un interprète malais. Je leur demandai s’ils croyaient à un grand esprit, et s’ils avaient des idoles et des prêtres. Autant que je pus comprendre, ils ne croyaient à rien, et n’avaient ni idoles ni prêtres. Quant au premier point, il se peut qu’il n’en soit pas ainsi et que je les aie mal compris ; mais quant au dernier, il est certain que je n’ai jamais vu chez eux ni prêtres ni idoles. Par contre ils ne manquent pas de rajahs ; ce titre pompeux est donné à tout chef, quand même sa tribu ne se composerait que de quelques douzaines de familles. Cela me rappela la Hongrie et la Pologne, où tout ce qui n’était pas serf s’appelait gentilhomme.

Au milieu de cette conversation, un garçon apporte un pigeon sauvage qu’il avait pris dans le bois. Aussitôt un homme se saisit du pigeon, tordit le cou de la pauvre bête, arracha quelques-unes des plus longues plumes des ailes, et la jeta dans le feu ; à peine les autres plumes étaient-elles à moitié brûlées qu’il retira le pigeon du feu, lui enleva la tête et les bouts d’ailes, et les donna à un enfant placé à côté de lui, et qui semblait les attendre avec impatience. Il remit ensuite le pigeon au feu, mais seulement pour quelques instants, le reprit et le déchira en six morceaux, qu’il distribua entre autant d’enfants. Pour lui, il ne goûta même pas ce rôti. J’avais déjà eu occasion de remarquer plusieurs fois que les Dayaks aiment tendrement leurs enfants.

Le même soir éclata un terrible orage, accompagné d’une de ces pluies torrentielles, vraiment tropicales, que nous appelons averses. Au milieu de ce déchirement et du mugissement de la tempête, un coup de vent éteignit tous les feux. Nous nous élançâmes de nos siéges pour nous réfugier dans l’intérieur de la chaumière, nous attendant à chaque instant à ce qu’un second coup de vent emportât le toit de feuillage qui couvrait nos têtes. Mais comme tout ce qui est trop violent est rarement de longue durée, il en fut de même de cette tempête ; au bout d’une demi-heure tout était fini.

Les bonnes gens avaient commencé à chanter de toute la force de leurs poumons et à jouer du gong ; c’était, autant que je pus en juger, pour apaiser et éloigner la tempête. Ils continuèrent ce tapage jusqu’au jour. Leurs chants ressemblaient à des hurlements épouvantables. Je distinguai deux mélodies chantées toutes deux par une seule voix, après lesquelles toutes les autres reprenaient en chœur le refrain. Quatre jeunes gens exécutèrent aussi une danse. Ils se mouvaient à pas lents et mesurés autour du foyer, au-dessus duquel étaient suspendus les crânes. Chacun des danseurs avait un gros bâton à la main et en frappait fortement la terre à chaque pas. De temps à autre ils crachaient sur les crânes. Cette musique et ce chant, comme je l’appris dans la suite, n’avaient aucun rapport avec la tempête ; c’était une fête qui précédait une expédition guerrière.

Chez toutes les tribus que j’avais vues dans ce voyage, le chef n’habitait pas une cabane isolée, mais demeurait au milieu des familles. Les jeunes gens dormaient et se tenaient sur les vérandas.

26 janvier. — Mon voyage chez les Dayaks sauvages s’effectuait ainsi sans le moindre danger et sans la moindre difficulté, quoique j’eusse quelquefois sujet de craindre quelque catastrophe. Aussi, dans mon insouciance, j’avais commencé à croire à une pleine sécurité ; mais aujourd’hui je dus faire l’expérience du contraire.

J’étais assise tranquillement dans mon prahou, quand nous vîmes venir vers nous un petit canot où se trouvaient quatre Dayaks qui descendaient le fleuve à force de rames. Sans s’arrêter près de nous, ils nous crièrent seulement en passant de rebrousser chemin au plus vite, parce que la tribu la plus voisine, établie immédiatement au-dessus, partait à l’instant pour la guerre. Eux-mêmes, disaient-ils, ne lui avaient échappé que parce qu’ils n’avaient pas été vus.

Cette nouvelle me consterna au dernier point. Arriver si près de la montagne, au pied de laquelle nous allions toucher le soir même, et être forcés de retourner sur nos pas ! Je délibérai avec le cuisinier, le seul homme à qui je pouvais dire quelques mots, et je cherchai à le décider à continuer notre voyage. Heureusement c’était un homme de cœur ; son avis était que si les Dayaks avaient l’habitude, dans leurs expéditions, de massacrer tous ceux qui tombaient entre leurs mains, ils respecteraient peut-être pourtant le pavillon du rajah Brooke. Je lui donnai raison, je fis aussitôt hisser le pavillon, et, malgré les autres matelots, nous poursuivîmes notre course. Il n’y avait pas encore longtemps que nous naviguions, lorsque nous entendîmes tout à coup le chant de guerre, accompagné du gong et du tambour. La haute futaie qui couvrait les rivages nous cachait encore à leurs regards ; mais à peine fûmes-nous un peu plus loin, qu’à un coude de la rivière il se présenta à nos yeux un spectacle de nature à intimider les hommes les plus braves. Sur une petite hauteur, tout près du rivage, on voyait au moins une centaine de sauvages portant de hauts boucliers étroits et tenant dans leurs mains des parangs. À notre vue, ils poussèrent des cris furieux et firent des gestes terribles.

Je tressaillis et je fus saisie d’épouvante ; mais il n’y avait pas moyen de songer à la retraite. La-fermeté seule pouvait nous sauver. En face de la colline, au milieu du fleuve, il y avait un banc de sable. Mon vaillant cuisinier s’élança sur ce banc, et il entama avec le rajah une négociation dont je ne compris malheureusement pas un seul mot, car elle se faisait en langue dayake. Je fus d’autant plus saisie en voyant soudain les sauvages bondir de la hauteur où ils étaient réunis, pour se jeter dans les canots, plonger dans la rivière, et s’approcher en ramant ou en nageant de mon prahou, qu’ils finirent par entourer de toutes parts et par escalader. Je croyais mon dernier moment arrivé. Mais bientôt j’entendis la voix de mon cuisinier qui, fendant la foule, me cria de loin qu’on nous souhaitait la bienvenue. En même temps on hissa sur la hauteur un petit pavillon blanc en signe de paix.

Celui qui a jamais vu de près la mort peut seul se faire une idée de l’angoisse que j’avais éprouvée et de la joie que je ressentais alors en me voyant sauvée. Il me fallut étouffer toutes ces violentes émotions et montrer le plus grand sang-froid ; c’était le seul moyen d’imposer aux sauvages. Le cuisinier avait raison : le pavillon du rajah Brooke fut le talisman qui nous préserva. Non-seulement les sauvages ne nous firent pas le moindre mal, mais ils nous témoignèrent au contraire beaucoup d’amitié et m’engagèrent à débarquer avec eux, ce que je m’empressai de faire pour leur montrer combien j’étais flattée et honorée de leur invitation. La haute estime et la grande vénération dont les Dayaks avaient fait preuve pour le rajah Brooke me touchèrent infiniment. On voit par là combien les peuples sauvages sont reconnaissants quand on agit bien et franchement avec eux. Que n’avais-je en ce moment autour de moi les ennemis de cet homme généreux ! Combien cette scène les aurait confondus !

Le rajah Brooke avait été appelé en Angleterre, peu de temps avant mon arrivée à Bornéo, pour se défendre contre les accusations de ses ennemis. On lui reprochait d’avoir, dans ses expéditions contre les pirates, sacrifié la vie de beaucoup d’hommes, et d’avoir brûlé des chaumières et des prahous. Comme si l’on pouvait faire une pareille guerre avec des paroles ! Que de vies d’hommes les États européens ne sacrifient-ils pas ! Que de villes et de villages ne brûlent-ils pas dans leurs guerres qui n’ont pas un si noble but, et qui ne sont guère autre chose que la piraterie sur une plus grande échelle !

J’appris dans la suite que le rajah Brooke s’était justifié d’une manière brillante.

Je reviens à mes Dayaks : en débarquant, je trouvai les femmes et les enfants campés sous des tentes derrière la colline. Les femmes m’accueillirent avec autant d’empressement que leurs maris ; il me fallut aussitôt me mettre à côté d’elles. Sur le sol il y avait beaucoup de provisions étalées, surtout une grande quantité de petits gâteaux plats de toutes sortes de couleurs, blancs, jaunes, bruns et noirs. Ils avaient l’air si appétissants que j’y mordis avec un vrai plaisir. Mais que je me repentis de ma gourmandise ! Les gâteaux blancs étaient faits de farine de riz, les jaunes de farine de maïs. La farine était grossièrement pilée et assaisonnée d’une grande quantité de graisse rance que l’on retire du fruit du kawan. La couleur des gâteaux bruns et noirs provenait du mélange plus ou moins considérable d’un sirop noir, extrait de la canne à sucre, ou du suc de différents palmiers. Pour ne pas offenser ces braves gens, qui voulaient à toute force me faire manger de tout, j’avalai avec dégoût quelques bouchées.

Parmi les hommes qui m’entouraient, plusieurs portaient pendu à leur côté le petit panier destiné à recevoir la tête enlevée à l’ennemi. Ce panier, tressé de la manière la plus élégante, était décoré de coquillages et comme festonné de cheveux d’homme. Ce dernier ornement n’est permis qu’autant que le Dayak, possesseur du panier, a déjà coupé lui-même une tête.

Après le repas, ils me pressèrent de visiter leur habitation, située plus au fond de la forêt. Je partis aussitôt avec eux et j’eus soin de n’emmener aucun de mes gens, sachant bien que, chez les sauvages, l’on obtient d’autant plus de considération et que l’on y est d’autant plus en sûreté qu’on leur témoigne plus de confiance.

Leurs huttes ne différaient pas de celles des autres tribus. Ils me prièrent de passer avec eux le reste de la journée et la nuit ; mais je préférais aller le même jour jusqu’au pied de la montagne, et après un court repos je pris cordialement congé de mes nouveaux amis. Ils m’accompagnèrent tous, hommes et femmes, jusqu’à mon prahou, et me serrèrent les mains en m’engageant à revenir. Ils me donnèrent pour la route des fruits, des gâteaux, des œufs, et un bambou rempli de riz cuit.

Le soir j’arrivai à un village d’une cinquantaine de huttes, situé au pied des monts Sekamil et siége d’un rajah malais à qui j’avais été recommandée de la manière la plus pressante par une lettre du capitaine Brooke.

Une fois là, je renvoyai mon prahou ; le voyage par eau, dont la longueur pouvait être, de Sacaran jusqu’à la montagne, d’environ cent cinquante milles, était terminé. Il s’agissait maintenant de franchir la montagne. Heureusement le rajah s’offrit lui-même pour m’accompagner ; rien ne s’opposait donc plus à ce périlleux voyage. Le lendemain se passa en préparatifs. Le rajah choisit les hommes qu’il comptait emmener, fit disposer les armes et préparer les vivres. Je profitai de ce temps pour observer la vie et les mœurs des habitants.

J’avais libre accès auprès de l’épouse du chef, non seulement parce que j’étais femme, mais aussi parce que, comme je l’ai déjà dit plus haut, les femmes sont bien moins séquestrées chez les Malais qu’elles ne le sont chez les Turcs. La femme du chef était encore très-jeune ; mais elle était loin d’être une des plus belles de son sexe ; son visage portait le cachet d’une indolence et d’une apathie extraordinaires. Son enfant même qui jouait autour d’elle ne parvenait pas à appeler le sourire sur ses lèvres. Les deux époux ne se distinguaient en rien de leurs sujets ni de leurs esclaves par le vêtement. Leur enfant allait tout nu comme les autres enfants. Ce qu’il y avait de mieux, c’était l’ameublement de la chambre à coucher, séparée de la cuisine et des autres pièces par de hautes cloisons de bambous, et qui servait en même temps de salle de réception. Il s’y trouvait de beaux coussins brodés, de petites boîtes en bois incrusté, des chambres bien propres et trois vases d’une valeur énigmatique.

Les Malais ont des esclaves. Ils condamnent à la servitude les prisonniers de guerre et les débiteurs insolvables. Ces derniers sont tenus de servir comme esclaves jusqu’à ce que leurs parents ou leurs amis les rachètent, ce qui n’a lieu que rarement, car le peuple est en général très-pauvre. Mais les esclaves sont traités avec beaucoup de douceur ; on les considère comme faisant partie de la famille, et jamais, si je n’en avais pas été prévenue, je ne me serais doutée qu’il y eût chez eux des esclaves.

Traduit de l’allemand par W. de Suckau.

(La fin à la prochaine livraison.)



  1. Extrait de Mon second voyage autour du monde, par Mme Ida Pfeiffer, traduit de l’allemand avec l’autorisation de l’auteur, par W. de Suckau. 1 vol. in-18. Paris. 1857 ; L. Hachette et Cie.

    Sur les pas de M. Schwaner, nous venons de pénétrer du sud au nord jusqu’au massif montagneux d’où s’épanchent vers toutes les aires de l’horizon les grands cours d’eau de Bornéo. En suivant maintenant au milieu de ce même massif Mme Ida Pfeiffer, qui s’y est rendue par la route de l’ouest, nous aurons en quelque sorte fait opérer à nos lecteurs la traversée complète de cette grande île.

  2. Voir le Tour du monde, tome IV, 97e liv., p. 298.
  3. Je trouvais tout naturel de voir les sauvages se moquer de moi ; la même chose m’arriva plus tard dans les colonies européennes, et jusque dans les États-Unis d’Amérique, chez des gens qui passent pour civilisés. Quelquefois ceux-ci poussaient leurs sarcasmes si loin que je finis par leur demander s’ils n’avaient jamais vu un musée, et en ce cas s’ils s’imaginaient que toutes les bêtes qui s’y trouvaient y étaient venues d’elles-mêmes.
  4. Le kuri ou carry, bouillon composé d’ingrédients fort épicés, surtout de poivre rouge, commence à jouir d’une aussi grande faveur en Europe même que dans tout l’archipel indien.