VOYAGES DANS L’ÎLE DE BORNÉO.

1847-1852[1]




VOYAGE LE LONG DES FLEUVES LUPAR ET KAPOUAS, DANS LA PARTIE OCCIDENTALE DE BORNÉO,

PAR MME IDA PFEIFFER[2]
1852


III
Traversée des montagnes centrales de l’île. — Un lac de l’intérieur. — Le fleuve Kapouas. — Dayaks indépendants. — La ville de Sintang. — Le sultan, ses femmes et sa famille. — Pontianak. — L’opium.

28 janvier. — Le moment de commencer ma course à pied est arrivé.

Indépendamment du rajah, de moi et de mon domestique, notre caravane se composait encore de douze hommes d’escorte, tant Dayaks que Malais, dont la moitié était pourvue d’armes.

Je ne m’attendais pas seulement à de mauvais chemins, mais encore à l’ascension de quelque haute montagne. Cette dernière conjecture ne se réalisa pas. Notre route tournant toujours par des vallées étroites et peu élevées, n’atteignait guère que des niveaux de plus de cent cinquante mètres. En revanche les chemins étaient détestables. C’était une suite continue de ruisseaux, de marécages et d’eaux stagnantes où nous enfoncions souvent jusqu’au-dessus des genoux. Du haut des collines nous avions des vues admirables. Au fond on voyait s’amonceler de triples chaînes de montagnes entrecoupées par de grandes vallées et de beaux fleuves, mais ensevelies dans les profondes ténèbres de forêts impénétrables. Rarement nous rencontrions quelques petites clairières, habitées par des Dayaks et plantées de riz, de maïs, de canne à sucre et d’ubi (espèce de pomme de terre douce). Quand nous approchions d’un endroit semblable, on faisait une halte, et détachant une partie de l’escorte, on l’envoyait en avant pour examiner les lieux et pour demander la permission de passer. Deux fois nous fûmes obligés de traverser les maisons des Dayaks, sur lesquelles nous grimpions d’un côté à l’aide d’une échelle pour en descendre de l’autre côté. C’est souvent exprès que les Dayaks n’éclaircissent pas les forêts autour de leurs habitations, pour en rendre l’accès plus difficile à l’ennemi. Ils ne laissent ouverts que de petits sentiers étroits qu’on peut barricader sans peine. Ces sortes de maisons ont à peu près l’apparence d’un blockhaus.

Paysage et pont de bambous chez les Dayaks occidentaux. — Dessin de A. de Bar d’après Keppel.

Après une marche forcée de huit heures, nous nous arrêtâmes dans une habitation où, à notre première demande, on nous permit de passer la nuit.

30 janvier. À Beng-Kallang-Boenot je m’embarquai sur le fleuve Batang-Lupar, dans un tout petit bateau conduit par un seul batelier. Ce fleuve serpentait à travers des bois ; il était étroit et souvent si resserré par les arbres qui couvraient ses bords, que nous avions de la peine à passer. Le soleil ne pénétrait nulle part à travers l’épais feuillage ; autour de nous régnait un silence profond, rarement interrompu par un singe qui sautait d’une branche à l’autre, ou par un oiseau qui s’élevait dans les airs. L’Achéron lui-même ne pouvait guère être plus sombre et plus silencieux. La couleur de ce fleuve était presque noire comme de l’encre.

Au bout de quelques heures, nous joignîmes un petit canot portant deux hommes, une femme, un enfant, beaucoup de poulets et d’autres objets. Nous nous arrêtâmes, et, après un court entretien, je m’aperçus, à ma grande surprise, que tout l’équipage du canot passait dans notre bateau ; pour le leur, ils le cachèrent dans d’épaisses broussailles. Je m’opposai en vain à cet envahissement. Mon coquin de domestique n’en semblait nullement choqué ; aussi ne fit-il pas attention à mes remontrances. Grâce à ce surcroît de passagers, ma place se trouva naturellement très-restreinte ; mais ce qui m’incommoda encore bien plus, ce fut le feu que les malheureux allumèrent pour cuire leur riz, et dont la chaleur et la fumée me donnaient en plein visage.

Le sombre Lupar se perdit, après un cours d’environ trente milles, dans le lac de Boenot, qui peut avoir près de quatre milles de diamètre. Ce lac offrait encore une autre particularité, que je n’avais jamais remarquée ailleurs : il était rempli de troncs d’arbres serrés les uns contre les autres, qui étaient, non pas disséminés çà et là sans racines, mais au contraire en apparence fixés au sol ; seulement, morts, sans branches et sans cimes, ils ressemblaient à des palissades établies de main d’homme. Un large chenal, canal naturel, tout au plus d’un demi-mille de long, conduisait dans un autre lac nommé Taoman, qui avait le double de la grandeur du lac Boenot, et dont l’eau, fort différente, était parfaitement claire et limpide.

La ceinture des deux lacs me parut magnifique ; c’étaient de larges vallées boisées, bordées à l’est de montagnes pittoresques avec de hautes cimes et des pics élevés. Plusieurs pouvaient avoir près de mille deux cents mètres.

Lac dans l’intérieur de Bornéo. — Dessin de Français d’après Schwaner.

Au sortir du lac Taoman, nous entrâmes dans le beau fleuve Kapuas, le plus considérable de Bornéo. Sa largeur peut être d’un demi-mille, mais elle est très-inégale, parce que, comme la plupart des fleuves de ce pays, il n’a pas de berges bien marquées. Ses eaux débordent souvent dans les forêts d’alentour. Près de ce superbe fleuve, il y avait bien moins d’habitations que près du Lupar (au delà du mont Sekamil). Si les aboiements des chiens et le gloussement des poules n’eussent indiqué de temps à autre la présence de quelques habitations, toute cette contrée m’aurait semblé déserte.

31 janvier. Ce jour-là, nous rencontrâmes de grands et de petits prahous remplis de Dayaks et de Malais. Dans l’après-midi, une très-grande barque passa près de nous et nous somma très-impérieusement d’approcher. Il fallut nous soumettre, car la désobéissance ne pouvait pas se concilier avec notre faiblesse ; mais au lieu des pirates redoutés que nous craignions de rencontrer, c’était un rajah malais très-poli et en voyage. Après m’avoir demandé où j’allais, d’où je venais, et m’avoir adressé d’autres questions semblables, il me fit cadeau d’un grand châle, d’huile de coco fraîche et de quelques gâteaux.

1er février. Vers midi nous arrivâmes à Sintang, petite ville d’au moins mille cinq cents habitants et résidence d’un sultan. Là cessaient pour moi tous les dangers ; car les tribus des Dayaks que j’avais encore à traverser jusqu’à Pontianak étaient sous la domination de princes malais à qui j’espérais me faire recommander par le sultan de Sintang. À cet effet, j’avais apporté pour ce dernier une lettre d’introduction du rajah de Beng-Kallang-Boenot.

J’avoue sans peine que j’aurais eu du plaisir à voyager plus longtemps parmi les Dayaks indépendants. Je les trouvais généralement honnêtes, bons et réservés, et à cet égard je les mets au-dessus de tous les peuples dont j’avais fait jusqu’alors la connaissance. Je pouvais laisser tout ouvert et m’éloigner pendant des heures entières ; jamais il ne me manquait la moindre chose. Ils me demandaient bien parfois un objet qu’ils voyaient et qui leur plaisait, mais ils n’insistaient plus une fois que je leur déclarais que j’en avais besoin moi-même. Ils n’étaient jamais opportuns ni à charge. On m’objectera peut-être que couper des têtes et conserver des crânes, ce ne sont pas précisément des marques de bonté ; mais il faut considérer que cette triste coutume est plutôt le résultat d’une profonde ignorance et d’une grande superstition. Je maintiens mon dire, et, pour en donner d’autres preuves, je n’ai qu’à citer leur vie domestique vraiment patriarcale, leur moralité, l’amour qu’ils portent à leurs enfants, et le respect que les enfants témoignent à leurs parents.

Les Dayaks libres jouissent de beaucoup plus d’aisance que ceux qui sont sous le joug des Malais. Ils cultivent du riz et du maïs, un peu de tabac, et quelquefois aussi la canne à sucre et l’ubi. Ils firent beaucoup de graisse du fruit du kawan, récoltent dans les bois de la résine de damar qui leur sert à s’éclairer, et ont beaucoup de sagou, de rotang et de noix de coco. Avec quelques-uns de ces articles ils font un commerce d’échange contre du laiton, des perles de verre, du sel, du drap rouge et quelques autres objets auxquels ils attachent le plus grand prix, et qu’ils préfèrent de beaucoup à l’or. Ils sont riches aussi en volailles et en porcs, mais ils n’en mangent qu’aux fêtes et aux noces.

Il y a des voyageurs qui prétendent que les Dayaks libres sont de beaux hommes. Moi je dirai tout au plus qu’ils sont un peu moins laids que les Malais. Généralement de grandeur moyenne, ils ont les jambes et les bras très-maigres, et peu ou presque pas de barbe, car ils s’épilent la figure. Ce qui les distingue en bien des Malais, c’est qu’ils ont l’os des joues un peu moins large et moins saillant, et l’os du nez un peu plus élevé. Il se peut qu’en vivant des années entières parmi ces peuples on finisse par trouver beau ce qui paraît laid au premier abord.

Les Dayaks peuvent prendre autant de femmes qu’il leur plaît ; mais ils se contentent généralement d’une seule. Ils les traitent bien et ne les accablent pas d’ouvrage, se réservant la partie la plus difficile. Les divorces, les querelles sont très-rares, et les mœurs sont incomparablement plus pures et meilleures que celles des Malais. Les jeunes gens et les jeunes filles sont tenus assez séparés les uns des autres. Les jeunes filles couchent dans les chambres, les jeunes gens dans la véranda ou bien dans la cabane du chef. Les Dayaks ne se mélangent pas avec d’autres peuples ; les filles qui épousent des Chinois ne sont plus considérées comme faisant partie de la tribu.

Les Dayaks n’ont pas d’écriture et, à ce qu’il paraît, ils n’ont pas même de religion. Mais sur ce dernier point les opinions sont partagées. Le voyageur Temmingk prétend qu’ils ont une religion qui se rapproche du fétichisme. Le dieu Djath, dit-il, gouverne le monde sublunaire, et le dieu Sangjang règne sur l’enfer ; ils se représentent ces dieux sous forme humaine, mais invisibles, et ils les invoquent en jetant du riz par terre ou en faisant d’autres sacrifices. Dans leurs demeures, ajoute-t-il, on trouve des idoles en bois.

D’autres voyageurs leur attribuent une espèce de panthéisme ; à les entendre, il y aurait des divinités au-dessus et au-dessous de la terre, et une quantité de bons et de mauvais esprits dont Budjang-Brani serait le plus méchant. Toutes les maladies seraient causées par de mauvais génies qu’ils cherchent à chasser en criant et en jouant du gong.

D’autres encore affirment que les Dayaks ont quelques idées confuses d’un seul Dieu et de l’immortalité. Je ne puis ni confirmer ni contester ces diverses opinions ; mais ce qui est certain, c’est que dans toutes les tribus que j’ai visitées je n’ai vu ni temples ni idoles, ni prêtres ni sacrifices. Lors des noces, des naissances et des décès, il se fait bien dans quelques tribus beaucoup de cérémonies, mais elles n’ont aucun caractère religieux. À ces occasions on tue et on mange le plus souvent des poulets ainsi que des porcs. Pour les traités de paix on tue des porcs, comme je l’ai déjà fait remarquer, mais on ne les mange pas. Quelques tribus brûlent leurs morts et gardent les cendres dans des arbres creux ; d’autres les enterrent dans des endroits presque inaccessibles, et de préférence sur les cimes des montagnes ; d’autres encore les attachent à des troncs d’arbres, les pieds en haut et la tête en bas.

Mais revenons à mon voyage.

La position de la petite ville de Sintang est ravissante ; les cabanes sont situées près du beau fleuve Kapuas, ou bien cachées entre des cocotiers et des pisangs[3]. Au fond on voit beaucoup de terres cultivées, et à une grande distance on aperçoit de hautes montagnes, dont la plus élevée peut bien avoir de deux mille cinq cents à deux mille huit cents mètres.

Il ne me fut pas permis de mettre pied à terre, car il est d’usage de rester dans le bateau jusqu’à ce que le sultan vous ait assigné une demeure ; je dépêchai donc vers lui mon domestique revêtu de sa plus belle toilette, en le chargeant de lui remettre la lettre de recommandation que m’avait donnée le rajah de Beng-Kallang-Boenot ; mais mon domestique revint avec la lettre et accompagné d’un ministre du sultan, qui m’apporta la nouvelle que le sultan était absent et qu’il ne devait revenir que le soir ou le lendemain matin.

Le ministre me conduisit dans une des cabanes, où on m’assigna une partie de l’appartement ; il avait apporté en même temps de beaux tapis, des nattes, des coussins et un klambou.

Il revint bien tard dans la soirée pour m’annoncer que le sultan était de retour, et qu’il m’attendrait le lendemain au divan. Par bonheur je possédais déjà assez la langue chinoise pour pouvoir comprendre ce que l’on me disait.

Le lendemain on vint me chercher dans une grande belle barque conduite par vingt rameurs. Mon domestique enveloppa la lettre dans deux mouchoirs de soie et me suivit à la maison en bois du sultan, située non loin de la rivière ; j’y fus reçue au son de la musique et au bruit du canon[4]. Le chemin du rivage jusqu’au divan, distant de quelques centaines de pas, était couvert de nattes. Le sultan vint au-devant de moi à moitié route pour me faire les honneurs. On voyait l’embarras de l’excellent homme, qui ne savait comment se conduire vis-à-vis d’une Européenne. Avec une grâce vraiment comique, il me tendit le bout des doigts, ce qui ne laissait pas que d’être une grande hardiesse, suivant les idées mahométanes. Je posai le bout de mes doigts sur les siens, et, en nous balançant, presque en dansant, nous nous rendîmes au divan, séparé du vestibule seulement par une balustrade en bois haute de deux pieds. Il s’y trouvait une table massive à moitié couverte d’une toile de couleur, une chaise, et, à défaut d’une seconde, une caisse. Le sultan et moi nous prîmes place à table, les ministres et les grands du royaume s’assirent par terre le long des murs. En dehors se pressait le peuple qui, comme on se le figure, était extrêmement curieux de voir une Européenne.

Ma lettre de recommandation fut apportée sur une tasse d’argent ; le porteur glissa sur ses genoux et les yeux baissés jusqu’auprès du sultan, lui prit la main, la baisa avec grande dévotion, et lui présenta la tasse. Le sultan ordonna au premier ministre de prendre la lettre, de l’ouvrir et de la lire.

Une lettre adressée au sultan ou autre grand personnage doit, selon l’usage mahométan, se composer de toute une feuille ; il n’est permis d’écrire que sur la première page ; si elle ne suffit pas, il faut prendre une deuxième, une troisième feuille.

Quand on eut fini de donner lecture de la lettre, on servit des rafraîchissements. À cet effet, on avait apporté pour le sultan une assiette, et pour moi tout un couvert. Les rafraîchissements se composaient de thé sans sucre et sans lait, de friandises et de fruits servis sur plus de vingt petits plats de verre bien taillé. Toute l’assemblée prit part à ce repas.

Après le repas, le sultan me conduisit dans la chambre des femmes. Ici, on avait eu également la politesse de me préparer une place plus élevée. Le sultan me présenta sa femme et ses filles, créatures du vrai type malais. Vêtues de simples sarongs, montant jusqu’à la moitié de la poitrine, elles différaient autant de tenue que de traits d’une élégante de même race, pourtant, mais native d’une des îles orientales de la Sonde, et que je rencontrai quelques jours plus tard à Pontianak.

Insulaire de l’île Rotti. — Dessin de Boulanger d’après l’Atlas iconographique des colonies néerlandaises.

Le sultan de Sintang, véritable despote, a défendu à ses sujets de prendre plus d’une femme, et n’a réservé le droit de polygamie que pour lui seul.

Je fus très-étonnée de sa réception solennelle, d’autant plus que d’abord elle avait lieu en partie à l’européenne, et qu’ensuite je savais que le sultan de Sintang n’avait pas encore vu d’Européen. Mon domestique m’expliqua cette énigme : la veille, lorsqu’il avait porté la lettre au sultan, celui-ci n’était pas absent comme on me l’avait dit ; mais ne sachant pas comment il fallait recevoir une Européenne, il avait voulu d’abord consulter à ce sujet mon domestique. Celui-ci lui dépeignit les cérémonies qui ont lieu à Sarawak, quand le rajah Brooke revient d’un voyage, et c’était grâce à cette description que j’avais été reçue comme une souveraine. La chaise, la table furent confectionnées en toute hâte, et la vaisselle n’était autre que la mienne, apportée par mon domestique.

En prenant congé de moi, le sultan me promit de mettre à ma disposition un sampan (bateau court et large) pour me conduire jusqu’à Pontianak. Je le priai de me l’envoyer le lendemain au lever du soleil.

3 février. — Immédiatement après le lever du soleil, on m’annonça la visite du sultan : car, selon ses idées, il n’était pas convenable qu’il me rendît ma visite le même jour ; mais comme je devais partir de si grand matin, il était forcé lui-même de choisir une heure matinale.

Il arriva accompagné de son père, que je n’avais pas encore vu, et de quelques-uns de ses parents du côté maternel. Les femmes de princes ne rendent pas les visites.

Le père du sultan portait un petit bonnet et un corsage en brocart d’or ; c’étaient, en fait de vêtements, les premiers objets précieux dont je voyais paré un prince de Bornéo. Indépendamment des beautés ordinaires propres à sa race, cet homme était encore doté d’un goître remarquable, le second que j’avais occasion de voir dans cette île : le premier, d’une grosseur moins saillante, ornait le cou de la femme du rajah de Beng-Kallang-Boenot.

Cette société distinguée ne montrait pas la moitié de la réserve dont les chasseurs de têtes, les Dayaks, avaient fait preuve. Ils ouvrirent et fouillèrent tout ; ils se jetèrent comme des bêtes fauves sur mon petit sac de voyage, resté malheureusement ouvert. Je n’avais pas assez d’yeux pour garder toutes mes richesses, particulièrement les insectes et les reptiles, et pour les préserver de tout dommage. Le père du sultan finit par s’emparer du sac et de son contenu ; et indiquant du doigt le peigne, la brosse à dents et le savon, il me demanda à quoi cela servait, et, à la suite de mon explication, l’utilité de ces objets lui parut si évidente qu’il me déclara sans autres façons qu’il les gardait pour lui. Mais, avant qu’il s’en allât, je les lui repris avec aussi peu de cérémonie, et je lui donnai en échange quelques images et autres bagatelles.

Le voyage de Sintang à Pontianak se fit très-promptement en trois jours et demi, et sans autre aventure.

Dans ce chef-lieu d’une résidence administrative européenne, je pus constater un mal plus désastreux par ses résultats qu’aucune des coutumes cruelles ou abjectes que j’avais observées parmi les sauvages Dayaks ; et c’est un mal qu’on ne cherche pas à déraciner ; bien loin de là, le gouvernement use de toute son influence pour le propager : je veux parler de l’usage de l’opium.

Un soir, je visitai dans le campong chinois les six petites salles publiques où l’on fume de l’opium. Les fumeurs étaient assis ou couchés sur des nattes, et avaient à leurs côtés de petites lampes pour allumer la pipe dans laquelle ils fument. C’est une chose curieuse que l’habileté avec laquelle le fumeur, déjà à moitié privé de ses sens, sait enlever de la feuille à laquelle l’opium est attaché le brin le plus imperceptible.

Malais, fumeurs d’opium. — Dessin de Boulanger d’après l’Atlas iconographique des colonies néerlandaises.

On conçoit sans peine que dans ces lieux d’empoisonnement public on a devant soi le spectacle le plus hideux ! Ici, un malheureux se lève tout étourdi et en balbutiant, et cherche à se traîner chez lui, mais trahi par ses forces il tombe devant le seuil de sa porte ; là, un autre est étendu sans vie sur une natte, il n’est plus même en état de penser à sa maison ; ailleurs on voit un infortuné aux joues pâles et creuses, les yeux fixes, le corps tremblant, trop pauvre pour fumer jusqu’à perdre connaissance ! Chez quelques fumeurs, l’opium produit une gaieté extraordinaire : ils parlent et rient jusqu’à ce que, épuisés, ils retombent sur leur couche où ils jouissent, à les entendre, de rêves célestes. Ce qu’il y a de plus triste dans tout cela, c’est que celui qui a goûté une fois de ce poison ne peut plus s’en passer. Il a le corps brisé, énervé, il ne peut ni travailler ni penser, il est incapable de tout effort, tant qu’il n’a pas puisé dans l’opium un nouveau stimulant, une nouvelle vie.

À ma grande surprise, je rencontrai, dans ces maisons consacrées à l’opium, jusqu’à des femmes qui fumaient aussi passionnément que les hommes.

On me dit que le picoul d’opium coûtait à Singapore douze cents écus d’Espagne ; mais le gouvernement afferme le droit de vente à un prix si élevé qu’il en retire un bénéfice de six à huit cents pour cent.

La majeure partie des revenus du gouvernement hollandais, à Bornéo, provient jusqu’à ce jour du fermage de ce poison !…

Traduit par W. de Suckau.

  1. Suite et fin. — Voy. pages 129 et 145.
  2. Suite et fin. — Voy. page 151.
  3. Pisang est le nom malais du bananier.
  4. Les Malais connaissent les canons, les armes et beaucoup d’autres objets d’Europe ; une tribu les apporte aux autres.