VOYAGES DANS L’ÎLE DE BORNÉO.

1847 — 1852[1]




VOYAGE SUR LA RIVIÈRE KAHAYAN,

PAR LE Dr  C. A. L. M. SCHWANER[2].
TRADUCTION INÉDITE.


V
Visite aux rochers de Pohon-Batou. — Réception chez le plus riche indigène de Bornéo. — Arrivée au sommet du bassin du Kahayan.

Le tomonggong Toundan vint en canot à notre rencontre avec son fils et sa suite. Je le fis monter dans mon prahou avec son fils et les hommes les plus notables de son cortége, et je leur distribuai du brandevin et du biscuit. Arrivés au balai tomoi (maison des voyageurs), nous nous mîmes en marche pour le Pohon-Batou, au bruit des salves de mon mousqueton, des acclamations de la foule assemblée, et au son des gong (timbales) qui nous précédaient.

Après avoir monté des chemins creux et des talus fort roides, nous arrivâmes à un terrain argileux très-plat, puis au pied de la paroi rocheuse, qu’il fallut escalader à l’aide de poutres entaillées. Cette pénible ascension nous conduisit au sommet du Pohon-Batou. Sur ce plateau déboisé et légèrement arrondi, dont la superficie est l’environ un quart de mille anglais (400 m. c.), jaillissent diverses fontaines, qui se réunissent tout près de la maison du tomonggong et forment un petit ruisseau assez abondant pour la consommation des habitants du hameau. Les eaux tombent, entre les rochers, dans une espèce d’entonnoir, et forment ainsi une excellente baignoire naturelle.

La surface du Pohon-Batou est parsemée d’une foule de blocs détachés de diverses dimensions. Deux d’entre eux attirent particulièrement les regards par leur grosseur. « Ce sont, dit la tradition, les deux premiers individus qui ont escaladé la montagne ; ils ont été changés en pierre par les esprits qui hantaient ce lieu. » L’un de ces blocs repose sur une petite pierre, et dans un si parfait équilibre qu’il suffit de le pousser de la main pour le faire vaciller. Plusieurs personnes peuvent trouver, sous ses saillies surplombantes, de l’ombre contre le soleil ou un abri contre la pluie. Si l’on grimpe dessus, l’on jouit de la charmante perspective des collines des environs et des chaînes de montagnes qui s’élèvent plus loin. À peu de distance à l’est, on aperçoit le Matjan, petite éminence abrupte, au pied de laquelle s’ouvre l’entrée d’une grande caverne, ancien repaire, dit-on, d’un grand nombre de tigres (felis macrocelis).

À l’ouest, l’aspect de la contrée est montagneux. Les nombreuses hauteurs qui environnent le Pohon-Batou affectent les formes les plus variées : la plupart sont couvertes de bois ; quelques-unes, mises en culture et parsemées de maisonnettes, contrastent agréablement au milieu de cette nature sauvage. Le Kahayan serpente entre ses bords escarpés et ombragés ; quand il vient à se montrer, il brille comme un ruban d’argent sur un fond vert sombre.

L’habitation du tomonggong consiste en une maison bien close, longue de cinquante mètres et proprement bâtie en bois de fer sur de hauts pilotis. Ce chef y loge avec sa famille, quelques-uns de ses gendres et une partie de ses boudaks ou esclaves. Le tout est entouré d’une forte palissade ; l’esplanade est également enfermée d’une seconde enceinte, qui aboutit latéralement à la première. Près de la maison s’élèvent les granges à riz, à l’une desquelles étaient suspendues, lors de mon passage, douze têtes d’esclaves sacrifiés, encore très-fraîches. Le kampong renferme une population de 209 âmes. Par ses enceintes et sa situation sur une haute roche d’un accès très-difficile, il est à l’abri de toutes les entreprises des ennemis indigènes, et si l’on y ajoutait quelques fortifications il serait en état d’opposer une longue résistance même à des Européens.

C’est à la fois pour sa propre conservation et par sollicitude pour son immense fortune, que Toundan s’est établi sur ce mont fortifié. C’est le plus riche indigène de toute l’île, et outre une grande quantité de poudre d’or, il possède des ornements et des ustensiles également d’or, parmi lesquels figurent quarante-cinq vases précieux, qui valent bien ensemble 150 000 gulden (300 099 fr.). L’avidité des richesses est le principal trait de son caractère, et tous les moyens lui sont bons pour satisfaire cette passion, qui naturellement ne va pas de pair avec la justice et la loyauté. N’usant de son influence que pour opprimer ses subordonnés, il est plus craint qu’aimé et estimé : chaque année il immole des victimes humaines aux mauvais esprits. Ses ancêtres vivaient sur les rives du Djoloi, où il est né lui-même ; mais les incursions des Pari l’ont forcé de se réfugier dans le district du haut Kahayan. Il a des filles déjà mariées, et un fils encore très-jeune.

Il me traita avec pompe et cérémonie : un gros porc fut saigné en mon honneur, et on nous barbouilla de sang, pendant qu’on nous souhaitait prospérité et longue vie ; je dus ensuite rendre la pareille au tomonggong et aux siens, après quoi fut célébrée une fête à la mode des indigènes.

Après m’être reposé des fatigues du jour, je présentai sur le soir à Toundan des présents appropriés à son rang, et les lettres du résident de Bandjermasing. Il promit d’y faire droit en tout ce qui me concernait ; quant au reste, il déclara qu’il ferait connaître par écrit ses résolutions au gouverneur de Bornéo. L’impression qu’il me fit, à la suite d’une plus ample connaissance, ne lui fut rien moins que favorable. Je ne l’ai entendu parler avec chaleur que de l’état florissant de sa fortune et des moyens dont il usait pour dépouiller les autres à son profit. Il mit beaucoup de réserve dans ses réponses aux questions que je lui fis sur le pays et les habitants : il ne nourrit pas peu de crainte et de défiance à l’égard du gouvernement hollandais.

Un séjour prolongé à Pohon-Batou n’avançait pas mes affaires ; je résolus de continuer mon voyage. L’état de la rivière ne permettant pas qu’on remontât plus haut avec des prahous de bois de fer, je me vis forcé d’acheter quelques canots légers et de laisser à Pohon-Batou mes embarcations avec la plus grande partie de mes bagages. Je me rembarquai le 8 décembre, et je passai devant plusieurs bentengs ou villages fortifiés, dont le plus étendu, le kotta ou fort d’Hamporoi, contient deux cent cinquante-six habitants. Je m’y arrêtai pour y passer la nuit, et je fus traité amicalement par les chefs assemblés.

Le lendemain, à trois heures de l’après-midi, arrivé à l’embouchure du Miri, qui, après le Roungan, est le plus grand affluent du Kahayan, je me décidai à le remonter, quoique les îles nombreuses et les bancs de sable dont il est obstrué, en rendent la navigation très-difficile.

Les habitants du kampong Ohas nous firent mauvais accueil. Ils nous assignèrent pour gîte un caravansérail, dont le plancher est si peu solide qu’on craint d’y poser le pied. Le chef, homme brusque et rébarbatif, se plaignit amèrement du manque de vivres, et ce fut à grand-peine qu’il nous procura un petit poulet pour apaiser notre faim. Sur le soir, la pluie commença à tomber et le vent à souffler, ce qui nous incommoda beaucoup dans notre logis trop aéré. L’orage dura toute la nuit, et la rivière se gonfla à tel point que mes rameurs, malgré tous leurs efforts, ne pouvaient fendre le courant. Au kotta de Barou, l’on m’apprit que la partie supérieure du Miri n’offrait aucune particularité remarquable ; et, comme la navigation était entravée par les îles et les bancs de gravier, comme de plus je ne pouvais savoir combien de temps la crue m’arrêterait, je pris le parti de redescendre vers le Kahayan (10 décembre). Dès que nous eûmes quitté la rive, nous fûmes emportés par un rapide et fort courant ; les îles, que nous avions vues, étaient submergées, et l’eau trouble s"élevait jusqu’aux branches des arbres, sous lesquels nous avions cherché un ombrage.

Lorsque nous eûmes regagné le Kahayan, nous continuâmes à le remonter, et après quelques heures nous atteignîmes le kotta ou fort d’Hampallas, situé à 0° 50’20" au midi de l’équateur. C’est le village le plus septentrional qui s’élève sur les rives du fleuve, autrefois bordé d’habitations presque jusqu’à sa source. La dépopulation de la contrée est la conséquence des incursions des Ot-Pounans ou Njawongs, peuple errant dans les forêts. Comme toutes les tribus de race ot, ils se réunissent par petites bandes de cinq à dix, rarement vingt hommes, ils assaillent les familles isolées dans les ladangs (plantation, culture), les massacrent ou les réduisent en esclavage. Forcés d’émigrer, les riverains des sources du Kahayan sont descendus plus bas, ou sont allés s’établir sur les bords du Miri, du Sirat, du Sampa, du Melahoui.

Du Kotta d’Hampallas, on peut en sept jours se rendre à la source du Kahayan, qui sort des monts Kamintings, par 0°, 20’de latitude sud, et 111° de longitude est de Paris.

N’ayant ni les armes ni les provisions nécessaires pour entreprendre un voyage dans les contrées désertes que baigne le Kahayan supérieur, je dus me résoudre le 11 décembre à redescendre ce fleuve. Je m’arrêtai au kampong Kanaran, que je n’avais pas visité en montant, et je vis à l’entrée un gros canon de fer, rongé de rouille, dont on ne put me raconter l’histoire.

Je visitai également la kampong d’Aawaun, et je fis présent au chef d’un pavillon néerlandais ; j’y trouvai un jeune homme de Poulou-Petak, qui, dans ses voyages, avait appris, d’un autre Niadjou, à lire et à écrire, et qui avait profité de ses connaissances pour dresser la carte de la rivière Katingan. Il me la céda pour quatre gulden (huit francs) et quelques cahiers de papier.

Le soir, nous arrivâmes au balai tomoi de Pohon-Batou. Toundan me pria avec tant d’instances de le suivre chez lui, que je gravis une seconde fois le rocher de porphyre au-dessus duquel il a établi son aire. J’étais au terme de mon voyage le long du Kahayan ; j’avais maintenant à explorer le cours du Roungan, son plus grand affluent. Je résolus de me rendre par terre sur les bords de cette rivière, et de la descendre jusqu’à son confluent avec le Menoking, que je remonterais pour gagner le bassin du Katingan.


VI
District du haut Kahayan. — Tribus des Ot-Danoms. — Leurs mœurs, coutumes et superstitions. — Retour vers le bas du fleuve.

Le district du haut Kahayan comprenant toute la partie supérieure du bassin de ce fleuve, en amont du Labeo-Tampang, est le plus peuplé des trois districts arrosés par le fleuve. Il comprend quatorze kampongs et trente-trois kottas, et compte sept mille trois cent huit habitants, dont deux mille six cent vingt-huit sont établis le long du fleuve, et quatre mille six cent quatre-vingts le long de ses affluents.

Les Ot-Danoms, qui occupent les rives de tous ces cours d’eau, à l’exception de la partie du Kahayan située en aval du kotta Déwa, firent leur nom de la situation du pays qu’ils habitent : Danom signifie eau et ot supérieur. Ils sont de même race que leurs homonymes du Kapouas-Mouroung, et doivent peu différer des tribus dayakes qui vivent dans la partie orientale de l’île. <incoudeonly>

Danse nocturne des Ot-Danoms. — Dessin de Lançon d’après M. Schwaner.

Leurs principales industries sont le lavage de l’or et la culture du riz. Lorsque la poudre d’or se trouve au fond de la rivière, on conduit, à l’endroit où sont les sables aurifères, un petit radeau pourvu d’un appendice de soliveaux croisés, qui ressemble beaucoup à une grille garnie de sa charnière. On abaisse l’appendice qui sert à la fois d’échelle et d’ancre, et l’extrémité inférieure en est maintenue au fond de l’eau à l’aide de pierres qui y sont attachées. Les plongeurs, hommes et femmes, descendent le long de ce treillage pour pêcher le sable dans des plats de bois, et restent très-longtemps sous l’eau.

Les Ot-Danoms recueillent une si grande quantité de poudre d’or qu’avec ce seul article ils peuvent se procurer tous les produits étrangers dont ils ont besoin. Ils ne quittent jamais leur pays pour faire le commerce : ce sont les marchands de Poulou-Petak qui leur apportent ce qu’ils peuvent désirer.

Les mœurs des Ot-Danoms, ont beaucoup de rapport avec celles des Niadjous ou Biadjous, qui paraissent être de même race, et dont le nom fait allusion à cette communauté d’origine, puisque Niadjou signifie habitant des hautes terres. Les langues des deux peuples se ressemblent. Un Ot-Danom comprend les Niadjous et peut converser avec eux.

Il n’existe pas de troupes de bilians chez les Ot-Danoms : ce sont les femmes et les filles des riches qui remplacent ces espèces de bayadères des Dayaks du Sud. Ici, leurs fonctions se bornent à guérir les malades en exorcisant les esprits malfaisants, à conduire les âmes des trépassés au séjour des ancêtres, et à demander aux dieux le bonheur et la fortune. Pour qu’une fille ou femme soit digne de ce sacerdoce, il faut que l’âme d’un sangsang (ange) ait passé dans son corps ; de plus, tant que dure cette incarnation, elle doit s’abstenir de tout rapport avec sa famille.

Exorcisme pour guérir un malade, chez les Dayaks Ot-Danoms. — Dessin de Lançon d’après M. Schwaner.

Les âmes des morts n’attendent pas ici la cérémonie funèbre, comme chez les Niadjous, pour quitter cette terre. Dès que les cadavres sont étendus dans le cercueil, elles partent pour l’autre monde, sous la conduite d’un sangsang et au son des hymnes chantés par les bilians. Elles passent sur un pont qui commence à la maison mortuaire et aboutit au séjour des trépassés.

Le cadavre dans sa bière est d’abord porté en plein air ; plus tard on nettoie les os, on les brûle, et on recueille les cendres dans des urnes que l’on dépose au sandong, c’est-à-dire à la maison des morts. À l’occasion des funérailles, on célèbre une fête pompeuse, où l’on immole des hommes, des buffles et des porcs. Les têtes des victimes sont suspendues dans le sandong. Le tomonggong Toundan avait déposé dans le cercueil de sa femme huit habillements complets et toutes les parures qu’elle avait portées. Immédiatement après qu’elle eut expiré, il avait immolé un esclave ; puis trois autres lorsque le cadavre avait été porté hors de la maison ; enfin lors de l’incinération du corps, huit esclaves, soixante porcs et deux buffles avaient été égorgés autour du bûcher.

Les riches observent une étrange coutume : le conjoint survivant ne peut sous aucun prétexte quitter la maison, pendant un temps plus ou moins long, selon les diverses familles. Souvent le veuf ou la veuve reste assis sans rien faire sur une natte, trois, quatre et même jusqu’à sept mois.

Les sacrifices humains ont encore lieu lors de la conclusion des traités de paix et d’alliance. On trempe alors dans le sang humain les talismans publics ou privés, et les personnes qui assistent à la fête barbouillent du même sang leur front, leurs épaules, leur poitrine, leur ventre, leurs genoux, leurs pieds, tout en faisant des vœux les uns pour les autres.

Les fêtes des Ot-Danoms sont longues, bruyantes, grossières, et se terminent fréquemment par des rixes. Hommes et femmes s’enivrent ; les querelleurs saisissent leurs armes et veulent se battre ; mais ceux dont la raison est la moins troublée les séparent et les lient jusqu’à ce qu’ils se soient calmés ; après ces débauches, le sol est jonché de corps privés de la liberté de leurs mouvements.

Comme tous les indigènes de l’île, les Ot-Danoms sont très-superstitieux et misérablement esclaves de leurs croyances ridicules. Les étrangers en ressentent aussi les effets. Lorsqu’ils arrivent pour la première fois en certains endroits, la coutume leur prescrit de payer aux habitants le balas, c’est-à-dire une somme d’argent avec laquelle on achète des buffles ou des porcs, que l’on sacrifie aux dieux pour apaiser leur courroux. Un balas coûte au voyageur, selon ses moyens et le but de son voyage, de quarante à cent gulden (quatre-vingts à deux cents francs).

Les riches Ot-Danoms ont emprunté probablement aux Chinois l’usage barbare de renfermer leurs filles, à l’âge de huit à dix ans, dans une étroite cellule très-mal éclairée. La pauvre captive ne peut sortir, sous quelque prétexte que ce soit, ni recevoir de visite, pas même de son père, de sa mère, de ses frères, de ses sœurs. Pendant six à sept longues années, elle ne voit que l’esclave attachée à son service, et n’a d’autre occupation que de tresser des nattes ; ses membres, privés d’exercice, n’acquièrent pas leur développement naturel ; ses pieds notamment restent petits et mignons, ce qui est une très-grande qualité aux yeux des indigènes. Arrivée à l’âge de nubilité, elle est rendue à la liberté, et reparaît pâle comme une poupée de cire, chancelante sur ses jambes débiles, et ignorante comme un enfant nouveau né. On immole à cette occasion un esclave, afin de barbouiller de son sang le corps de la jeune fille. Cette réclusion, qui s’appelle bakouwo, a pour but de rendre célèbre celle qui en est l’objet, et de lui conserver une forme mignonne pour attirer de riches partis.

Chez les Ot-Danoms, les chiens sont tenus en grand honneur pendant leur vie et après leur mort. On leur attribue une âme, et la tradition les fait descendre de Patti-Palangkaing, le roi des animaux. Un jour que ce monarque, pauvrement vêtu, présidait gravement les bêtes assemblées, l’insuffisance de son costume éveilla parmi tous les assistants un immense éclat de rire. Offensé de ce manque de respect, il s’élança au milieu de ses sujets, donna des coups de dents aux uns et aux autres et les mit en fuite. Cette escapade fut suivie de sa déposition, et depuis, il nourrit une telle haine contre les rebelles qu’il mit tout son bonheur à leur donner la chasse. Ses descendants ont hérité de sa rancune, et c’est cette circonstance qui fait leur principal mérite aux yeux des Ot-Danoms. Lorsqu’un chien périt, son maître inhume, près de la maison, le cadavre enveloppé d’étoffes ; il dépose du riz et du sel dans la fosse, et en répand dessus, afin de disposer les dieux à conduire l’âme trépassée dans le paradis des chiens ; enfin il érige un poteau à la mémoire de son fidèle serviteur, et y suspend les mâchoires et les têtes des cerfs et des sangliers tombés sous la dent de l’animal.

Les Ot-Danoms sont tatoués comme les Niadjous ; mais chez les premiers, les dessins sont mieux faits, plus compliqués et couvrent tout le corps, à l’exception du visage. Autrefois le tatouage était beaucoup plus simple : il a été perfectionné, d’après les indications données par les bilians sur la manière dont s’enjolivent les sangsangs (anges). Les femmes ont les tibias tatoués depuis le genou jusqu’à la racine du pied. Elles portent un pagne court, étroit, et le plus souvent bleu, serré autour des hanches par une corde de rotang ou une chaîne de cuivre. Sur le côté gauche sont attachés à la ceinture plusieurs colliers de grosses perles, souvent remplacés par des tresses et des bottes d’herbes odorantes, entrelacées de plumes et de clinquant. Leurs autres ornements sont des bracelets de cuivre et des pendants d’oreilles de la grosseur d’une pièce de vingt francs, taillés très-élégamment et incrustés de petites plaques d’or. Leur apparence est souvent lourde et disgracieuse, par suite d’une surabondance de force et de santé. Elles sont très-actives et font ici, comme partout à Bornéo, les travaux les plus rudes. Elles fabriquent des tissus avec des filaments de bambou et de feuilles d’arbre, et savent les teindre en diverses couleurs, particulièrement en bleu, leur couleur favorite.

Les hommes portent comme leurs compagnes des bracelets de cuivre ou de coquillages, et se couvrent la poitrine de cornalines suspendues à un, deux, trois et même quatre croissants d’or. Outre le talawang ou bouclier de bois, long de trois pieds et demi, large de quatorze pouces, et le mandau (espadon), récemment introduit parmi eux, les Ot-Danoms ont encore pour engins ou instruments de guerre : la sarbacane (sipet), qui est pourvue d’une pointe de bois de fer et peut servir de pique ; — le carquois rempli de flèches empoisonnées, qu’on lance en soufflant dans la sarbacane ; — la pique ordinaire et enfin le trident pour percer les poissons.

En résumé, quant au caractère, les Ot-Danoms ont moins de loyauté que les Niadjous, et sont plus grossiers et dissolus. Avides au plus haut degré, ils se livrent à toutes sortes de concussions. Tel était, comme je l’ai déjà dit, mon hôte, le tomonggong Toundan.

Je ne fus pas fâché de quitter ce chef rapace et injuste. Mais au moment de mon départ, il s’éleva une grave difficulté qui me retint plusieurs jours au balai tomoi ou caravansérail de Pohon-Batou. Lorsque j’eus exposé à Toundan mon plan de voyage et demandé quinze hommes pour m’aider à gagner par terre les rives du Roungan, il me fit toutes sortes d’objections et conclut par un refus. J’eus beau lui rappeler ses promesses et lui représenter combien mes prétentions étaient modérées, je n’obtins rien, et je dus me résoudre à renvoyer à Bandjermasing, avec nos embarcations, tout ce qui ne nous était pas indispensable. Nous nous mîmes à répartir nos bagages et nos provisions en colis de la charge d’un homme, et lorsque nous eûmes emballé le strict nécessaire, il se trouva qu’il fallait vingt-huit porteurs. Je n’en avais que dix-huit, et je ne pouvais partir à moins que Toundan ne mît dix hommes à ma disposition. Vers le soir, une visite que me firent ses femmes et ses filles, en m’apportant quelques poulets et des fruits, me donna lieu d’espérer que le tomonggong s’adoucirait et finirait par satisfaire à ma demande.

Effectivement, le 15 décembre, à neuf heures, j’eus la satisfaction de pouvoir me séparer de Toundan et des siens. À l’embouchure de la rivière Halelet, je tournai le dos au Kahayan, et je me dirigeai vers le Roungan. Le Halelet qui, pendant les grandes eaux, est navigable jusqu’à une certaine distance pour les prahous de grandeur moyenne, était alors à sec, de sorte que nous fûmes obligés de commencer immédiatement notre voyage à pied. Nous eûmes à gravir des collines, à descendre dans des vallées, à franchir une multitude de petits affluents de ce cours d’eau, jusqu’à ce que nous eussions atteint ses sources. Les pentes deviennent alors plus roides, mais elles ne sont pas assez hautes pour mériter le nom de montagnes. Nous vîmes beaucoup de huttes et de maisonnettes isolées ou formant de petits hameaux ; toutes ces habitations ne sont élevées que temporairement pour la culture du riz ou l’exploitation des mines d’or. Les champs cultivés et les broussailles se succédaient sur le penchant des collines ; mais nulle haute forêt ne donnait de la variété à ce paysage.

En suivant les bords du Tahoyan, affluent du Roungan, qui serpente entre des collines aux contours arrondis, nous arrivâmes à une large et belle vallée, où s’élève le kotta Hantapan, sur la rive droite du Tahoyan. Il n’a pas son pareil, pour la beauté et la régularité, sur les rives du Kahayan ou du Roungan.

Quand vint le soir je fus subitement saisi d’une fièvre qui dura une grande partie de la nuit et m’affaiblit tellement que je fus obligé de me reposer toute la journée du 17 décembre.

Le 18, quoique je ne fusse pas encore bien guéri, je voulus continuer mon voyage. Je m’embarquai avec deux rameurs dans un canot, et je descendis le Tahoyan, qui, comme toutes les rivières des pays montueux, est obstrué de rochers, de bancs de sable, de souches d’arbres embourbées dans le lit ou suspendues à la rive. J’eus à franchir plusieurs cataractes, dont la plus importante, celle de Sambarou, est si dangereuse, qu’il fallut décharger la barque et la traîner le long du rivage, pour la remettre à l’eau plus bas. À cet endroit, le sentier qui mène au Roungan cesse de côtoyer la rivière, et mes gens, qui m’avaient suivi à pied, se séparèrent alors de moi pour aller m’attendre au kampong de Menihan.

Je descendis le Rouugan jusqu’à Kotta-Menihan, où la fièvre me retint deux jours. Je réussis enfin à me guérir, et le 21 décembre, je fus en état de poursuivre mon voyage ; mais j’étais si faible, que je dus abandonner le projet de gagner par terre les rives du Menohing. Je pris le parti de descendre en barque jusqu’au confluent de cette rivière avec le Roungan, puis de la remonter jusqu’à l’endroit où passe le chemin, qui conduit au Kahayan.

Le 23 décembre, j’atteignis l’embouchure du Menohing. Le fleuve, à cet endroit, ne le cède pas en largeur au Koungan, mais bientôt il est plus étroit et ses rives sont plus élevées. À mesure que le sol devient plus ferme, les bois épais qui couvrent les contrées marécageuses deviennent plus rares : les colons y ont fait de larges trouées, et l’on découvre, entre les sombres fourrés, des places cultivées et des habitations humaines entourées d’arbres fruitiers. Sur la rive droite de la rivière, je m’arrêtai vers les ruines d’un grand benteng (village fortifié), situé au milieu d’une campagne fertile et ombragé d’une multitude de cocotiers et d’autres arbres fruitiers. On m’apprit qu’il avait été abandonné à la suite d’une terrible épidémie qui avait enlevé la plupart des habitants. Il y avait, en effet, autour du kampong, une grande quantité de cercueils placés sur des pieux : on apercevait les squelettes blanchis, à travers les trous de quelques-uns de ces cercueils endommagés par le temps. J’avançai la main par l’une des ouvertures pour y prendre un crâne, mais aussitôt de petits cris aigus se firent entendre, et la surprise me fit reculer de quelques pas : c’étaient des chauves-souris que j’avais réveillées et qui s’échappaient en foule de leur retraite.

Le 25 décembre, je retrouvai à Tampat-Tomoi tous ceux que j’avais laissés à Menihan. Quelques jours après je rentrais dans les établissements néerlandais.

Traduit du hollandais par E. Beauvois.



  1. Suite. — Voy. page 129.
  2. Suite et fin. — Voy. page 134.