Voyage d’une femme aux Montagnes Rocheuses/Lettre XI


LETTRE XI


Tarryall Creek. — Montagnes Rouges. — Excelsior. Les colporteurs importuns. — Neige et chaleur. — Un jeune bison. South Park. — La grande Divide. — Comanche-Bill. Difficultés. Le ravin de Hall. — Craintes ridicules.


Ravin de Hall, Colorado, 6 novembre.

Ce matin encore, ciel sans nuages : l’une de ces matinées fréquentes ici, où l’on se réveille reposé et prêt à supporter joyeusement les fatigues du jour. Dans nos climats brumeux, vous ne pouvez connaître l’influence exercée sur l’esprit par un beau temps perpétuel. J’ai passé dix mois sous un soleil presque constant, et maintenant un seul jour nuageux m’attriste. À cause de la glace, je ne suis partie qu’à neuf heures et demie, et, peu de temps après mon départ, j’ai changé de route pour entrer dans la solitude par un chemin à peine frayé. J’ai bientôt aperçu un homme à cheval, à un mille devant moi ; je l’ai rejoint, et nous avons fait huit milles ensemble, ce qui m’allait fort, car sans lui j’aurais plusieurs fois perdu la trace du sentier. Son beau cheval américain, qu’il ne montait que depuis deux jours, s’abattit, tandis que le mauvais et fou broncho sur lequel je voyageais depuis une quinzaine galopait légèrement sur la neige. Je n’ai vu personne autre pendant un trajet de près de douze heures. J’ai pleinement savouré chaque minute de cette course, pendant laquelle je concentrais toutes mes facultés pour admirer, et faire aussi la plus grande attention, car le chemin était très-difficile. Je pensais parfois qu’il méritait bien le nom qu’on lui avait donné chez Link. Pendant presque tout son parcours on voit Tarryall-Creek, l’un des grands affluents de la Platte ; il est, de tous côtés, entouré de montagnes qui, parfois, se rapprochent assez pour ne laisser entre elles qu’un canyon très-resserré, et parfois s’élargissent ; il serpente, monte et descend pendant vingt-cinq milles, pour arriver à un parc dénudé et ceint de rochers qu’arrose une rivière rapide et guéable, aussi large que l’Ouse à Huntingdon ; elle est formée par les neiges et bordée de glace. Le parc est entouré de fantastiques collines rocheuses couvertes de neige, qu’égaye seulement un taillis nain de beaux sapins argentés. Jusque-là je n’avais rien vu de si complètement sauvage et si différent du reste de ces contrées.

Je fis une grande ascension parmi des collines jetées à l’aventure ; subitement, de l’autre côté du ravin, surgissant au-dessus de l’herbe ensoleillée et des pins vert foncé, une chaîne de montagnes magnifiques et surnaturelles, d’une forme admirable, élevait ses cimes aiguës et colossales et se détachait en rouge chaud et nuancé sur l’étincelant ciel bleu. Partagée par des ravins profonds, elle se découpait en dents de requin, et projetait de ses flancs inaccessibles de gigantesques protubérances. C’était un spectacle splendide, céleste, inoubliable ; comme ces montagnes que l’on ne voit qu’en rêve, elles semblaient ne point appartenir à notre planète. Les tons qui les paraient étaient plus éclatants que ceux dont les peintres colorent le désert et les collines enflammées de Moab ; on ne pouvait croire qu’elles fussent pour toujours inhabitées, car, de même qu’en Orient, on se figurait voir sur leurs sommets des forteresses imposantes, non pas les tours grises et crénelées de l’Europe féodale, mais l’architecture sarrasine, massive et gaie, produit du roc indestructible. C’étaient de vastes chaînes, paraissant d’une hauteur énorme ; leur couleur était indescriptible : rouge et foncée à la base des pins, et devenant peu à peu d’une tendresse merveilleuse, jusqu’au moment où les plus hauts sommets flamboyaient soudain, donnant une illusion de transparence qui aurait fait croire qu’ils s’étaient appropriés la teinte du soleil couchant. Au-dessous s’étendaient des ravins de rochers fantastiques percés et creusés par la rivière. Le tout baignait dans une douce lumière surnaturelle, avec la chaude apparence d’un climat brûlant, tandis qu’au nord j’étais dans l’ombre, sur la neige pure et sans tache. Autour de moi, l’obscurité de la terre ; là-bas, la lumière céleste. Ici encore, il ne semblait y avoir pour l’esprit humain d’autre attitude que celle de l’adoration. Je montais et descendais péniblement les collines dans des amas de neige, mettant souvent pied à terre pour soulager ma fidèle Birdie sur les pentes couvertes de glace et m’arrêtant constamment, pour repaître mes yeux de cette splendeur immuable ; je voyais toujours quelque nouveau ravin avec ses profondeurs de couleurs, l’éclat de son rouge merveilleux, ou la fantaisie de ses formes. Puis en bas, dans un canyon profond où le sentier et la rivière trouvaient à peine leur place, c’était une beauté d’une autre espèce, triste et solennelle. La rivière faisait de merveilleux détours, s’élargissant et se rétrécissant pour former de profonds tourbillons ; ses bords étaient ornés de sapins immenses et de beaux pins argentés qui, souvent, gisaient en travers de la manière la plus artistique. Parfois, elle coulait froide et sombre à travers les arbres, sur la neige glacée ; me retournant tout à coup, je vis derrière moi, comme dans la gloire d’un coucher de soleil éternel, les pics enflammés et fantastiques. L’effet produit par cette combinaison de l’été et de l’hiver était singulier. Le sentier courait au nord, pendant tout son parcours, sous une couche épaisse de neige blanche et pure, tandis qu’au sud, où de nombreuses pelouses s’étalaient au soleil, il n’y en avait point trace. Le pitch pine, avec sa forme monotone et quelque peu rigide, avait disparu ; le pin blanc devenait rare, et tous deux étaient remplacés par les aiguilles légères d’un sapin argenté en miniature. Je dépassai la vallée et le canyon et laissai derrière moi les montagnes flamboyantes ; au-dessus, les hauteurs devenaient farouches et mystérieuses. Je traversai un lac gelé, et me trouvai dans un parc entouré de collines contournées et dénudées, que dominaient des montagnes de neige. Là, parmi les broussailles, je passai sur la glace qui se rompit, une rivière assez profonde ; le froid terrible de l’eau me roidit les membres pour le reste du voyage. Tous ces cours d’eau grossissent à mesure qu’on approche de leur source, et bientôt le sentier disparut dans une rapide et large rivière que je traversai deux fois. Le chemin était très-difficile à retrouver. Au milieu de solitudes semblables à celles des hautes Alpes, il montait toujours dans la gelée et la neige, parmi des arbres rares, rabougris par le froid, tordus par la tempête. Je n’entendais aucun bruit, si ce n’est le craquement de la neige et de la glace, le hurlement lamentable des loups et le cri des hiboux. Le soleil était, pour moi, couché depuis longtemps ; les pics, rouges tout à l’heure, étaient maintenant pâles et tristes ; le crépuscule devenait vert, mais toujours «  excelsior ! » Point d’intérieurs heureux avec la lueur du foyer ; les montagnes, comme des spectres, dressaient au-dessus de ma tête leurs sommets désolés. La nuit venait, et je commençais à craindre d’avoir confondu avec les rochers la cabin qu’on m’avait indiquée. À dire vrai, j’avais froid, car mes bas et mes bottes avaient gelé sur mes pieds ; j’avais faim aussi, n’ayant, depuis quatorze heures, mangé que du raisin. Après avoir fait trente milles, j’aperçus une lumière à quelque distance du chemin, et je trouvai la cabin appartenant à la fille des aimables gens chez lesquels j’avais passé la nuit précédente. Son mari était parti pour les plaines, et cependant elle vivait là, avec ses deux petits enfants, dans une sécurité parfaite. Peu de temps après moi, arrivèrent deux colporteurs qui venaient des mines en vendant tout le long de la route, et demandaient un abri pour la nuit ; ils avaient assez mauvaise apparence. Après avoir admiré Birdie d’une manière suspecte, ils m’offrirent de la troquer contre le cheval qui portait leurs marchandises. Je sortis la dernière le soir, et la première le matin, pour voir si mon pony était en sûreté, car ils insistaient pour le troc. Je fus obligée de coucher avec la mère et les enfants ; les colporteurs occupèrent une chambre près de la nôtre. Il faisait chaud, et il n’y avait pas d’air. La cabin était tapissée avec le Journal de phrénologie, et, le matin en me réveillant, mes yeux rencontrèrent un excellent portrait du docteur Candlish ; je pensai avec chagrin que je ne verrais plus ce front massif ni ce visage étrange.

Mrs Link était une jeune femme instruite et très-intelligente. Les colporteurs, Yankees irlandais, avaient une façon de trafiquer la plus amusante du monde. Ils voulaient non-seulement troquer mon pony, mais aussi ma montre. Je sais qu’ils vendraient leur âme. Ils passèrent une heure à déployer leurs marchandises, employant la persuasion et d’adroites flatteries, mais Mrs Link ne céda pas à la tentation, et je n’achetai qu’un mouchoir destiné à me préserver du soleil. Une nouvelle discussion s’éleva au sujet du chemin qu’il me fallait prendre ; ce fut le jour le plus critique de mon voyage. S’il survenait une tempête de neige, je pouvais être retenue dans les montagnes pendant plusieurs semaines ; mais si je traversais la neige et atteignais la route de Denver, il importait beaucoup qu’il n’y eut pas de retard. Les colporteurs soutenaient que je ne pourrais passer, le sentier n’étant pas frayé. Mrs Link croyait que cela était possible et me conseillait d’essayer, de sorte que je sellai Birdie et partis.

La plus grande partie de la journée a été loin d’être agréable. La matinée était splendide, mais la lumière trop éblouissante, le soleil trop ardent. En sortant, je crus que j’allais tomber de cheval ; mon grand mouchoir me préservait le cou du soleil, mais l’esprit et les sens, le cerveau et la vue, étaient ébranlés par cette terrible chaleur, je n’ai jamais vu ni rien éprouvé de semblable. Je me trouvais à une hauteur de 12, 000  pieds, où, naturellement, l’air était si raréfié et la neige si pure et si étincelante, que j’étais obligée de fermer les yeux pour n’être pas aveuglée. Le ciel avait une couleur tout autre, mais terrible et farouche ; le soleil, lorsque je l’entrevis, blanc et sans éclat comme la lumière d’une boule de chaux, jetait cependant des scintillations méchantes. Les nausées, l’épuisement et les douleurs que je ressentais de la tête aux pieds me faisaient tellement souffrir, que j’avais envie de m’étendre sur la neige. Ce devait être, en partie, la première période du soroche ou maladie de montagnes. J’ai marché péniblement pendant quatre heures, entourée de neige et ne voyant qu’un océan de pics étincelants se détachant sur ce ciel d’un bleu furieux. Je ne saurai jamais comment j’ai trouvé le chemin, car les seules traces entrevues de temps à autre étaient l’empreinte de pas humains, et je n’avais pas les moyens de savoir s’ils me conduisaient dans la direction que je devais prendre. Avant que la neige fût aussi épaisse, j’avais passé près de la dernière retraite du magnifique bison des montagnes, mais n’avais vu, malheureusement, que des cornes et des ossements. Il y a deux mois, M. Link a réussi à séparer un veau du reste du troupeau, et l’a en partie domestiqué. Il a sept mois et est affreux avec sa barbe épaisse et sa crinière noire, courte et touffue, sur ses lourdes épaules. Il pousse des grognements bruyants comme ceux d’un cochon, et dépasse à la course les chevaux les plus rapides ; parfois il saute par-dessus la haute palissade du corral, et va téter cinq vaches dont il prend tout le lait.

L’épaisseur de la neige commençait à devenir sérieuse. Je suis sûre que Birdie tomba bien trente fois. Elle semblait incapable de se soutenir, et je fus obligée de descendre et de suivre, en trébuchant, dans la marque de ses pas. Pendant ce temps j’avais retrouvé mon courage, car je voyais une étendue de pays où je savais que South-Park devait être, et nous marchions à l’abri d’une colline qui nous préservait du soleil. Le chemin cessa brusquement ; ce n’était qu’un de ces sentiers de chasseurs qui, constamment, vous induisent en erreur. Ce fut un travail effroyable que de traverser la neige ; il y en avait deux pieds huit pouces, et nous avons fait, je crois, un mille en quelque chose comme deux heures. Nous sommes entrés une fois, Birdie jusqu’au dos et moi jusqu’aux épaules, dans une fondrière dont la surface était ridée comme le sable de la mer. À la fin, nous nous en sommes tirées. J’ai considéré avec un peu de tristesse le but de mon voyage, la Grande Divide, chaîne de neige, et entre elle et moi, South-Park, prairie ondulée de soixante-quinze milles de long, à plus de 10, 000  pieds d’altitude. Elle est fermée par les montagnes, n’a point d’arbres, mais l’abondance de ses herbages est si grande, que tous les troupeaux du Colorado pourraient, semble-t-il, y trouver leur pâture. Son principal centre est l’ébauche de ville minière de « Fairplay », mais on dit qu’il y a de grandes richesses minérales dans différents districts. Le pays a été envahi ; des campements de mineurs se sont élevés à Alma et à d’autres endroits ; les mœurs y sont tellement effrénées et brutales, que des comités de vigilance, considérés comme indispensables, sont en train de se former. Pendant les hivers ordinaires, South-Park est à peu près fermé par la neige ; dans ce moment, les grands chariots de chargement apportent les dernières provisions de la saison et emmènent les femmes et les habitants de passage. Il y vient beaucoup de monde pendant l’été. L’air raréfié exerce sur les poumons une oppression accompagnée d’hémorrhagie. On reconnaît, dit-on, un nouvel arrivant en le voyant se promener tenant à la bouche un mouchoir taché de sang. Quant à moi, j’arrivais de régions neigeuses et glacées, et comme la neige qui était tombée sur le parc avait entièrement disparu par évaporation et dans les rafales, cela me fit l’effet d’un pays moins élevé et habitable, bien que solitaire et d’une tristesse indescriptible ; mer silencieuse faisant songer au bruit de la rame assourdie. Je parcourus au galop la partie la plus étroite, enchantée d’avoir franchi la neige, et lorsque j’atteignis la grande route de Denver, je supposais que toutes les difficultés du voyage dans les montagnes avaient disparu ; il s’est trouvé que ce n’était pas précisément le cas.

Un cavalier me joignit bientôt et fit la route avec moi ; il me procura une nouvelle monture et m’accompagna pendant dix milles. Il avait une tournure pittoresque et montait un très-bon cheval. Une quantité de boucles blondes, lui tombant presque jusqu’à la taille, s’échappaient de dessous son chapeau à larges bords ; sa barbe aussi était blonde, ses yeux bleus, son teint vermeil. Son expression n’avait rien de sinistre et ses manières étaient simples et franches. Il était vêtu d’un costume de chasseur en peau de daim brodée de perles et portait des éperons de cuivre d’une longueur exceptionnelle. Le nombre de ses armes était peu habituel : en outre d’un fusil posé en travers de sa selle très-ornée, et d’une paire de pistolets dans les arçons, il avait à la ceinture deux revolvers et un couteau et portait une carabine en bandoulière. Je le trouvai ce que l’on appelle de bonne compagnie. Il me raconta une foule de choses sur le pays et ses animaux sauvages, quelques aventures de chasse et beaucoup d’histoires sur les Indiens, sur leur cruauté et leur fausseté. Pendant tout ce temps, ayant traversé South-Park, nous gravissions la Continental Divide par ce qu’on appelle, je crois, la passe de Breckenridge, sur une excellente route de chariot. Nous nous sommes arrêtés dans une cabin où la femme, qui semblait connaître mon compagnon, ajouta au pain et au lait quelques tranches de venaison. Nous avons continué notre route et atteint la cime de la Divide, pour voir les rivières issues des neiges s’écouler, l’une vers le Colorado et le Pacifique, l’autre vers la Platte et l’Atlantique. Je dis adieu au chasseur et pris à contre-cœur au nord-est. Ce n’était pas du tout prudent d’être montée jusqu’à la Divide, et il avait fallu le faire rapidement. En redescendant, je parlai à la femme chez laquelle j’avais diné ; elle me dit : « Je suis sûre que vous avez trouvé Comanche Bill un véritable gentleman. » Je sus alors, si elle m’a bien informée, que mon intelligent et courtois compagnon était l’un des desperados les plus connus des montagnes Rocheuses, et le plus grand exterminateur d’Indiens de la frontière. Son père et sa famille furent massacrés par eux à Spirit Lake, et ils emmenèrent sa sœur, qui n’avait alors que onze ans. Depuis lors, il a voué sa vie à la recherche de cette enfant, tuant les Indiens partout où il les trouve.

Après avoir fait vingt milles, ce qui faisait un total de cinquante pour ce jour-là, je montai de nouveau Birdie pour aller jusqu’à une maison qu’on m’avait indiquée comme station d’arrêt. La route s’élevait à une altitude de 11, 000  pieds, et je jetai un dernier regard sur la mer élevée et solitaire des prairies. La route de diligence de Denver est la plus sombre, la plus triste, la plus dure, la plus mauvaise de toutes celles sur lesquelles j’aie jamais voyagé ; ce n’est qu’un ravin tortueux, canyon de la Platte rempli de pins qui l’assombrissent, entoure des deux côtés, pendant un espace de six milles, par des montagnes de 12, 000 pieds de haut. On dit que, dans une étendue de quarante milles, il n’y a, le long de cet abîme, que cinq maisons, et, n’étaient les mineurs qui descendent et les chariots qui montent, la solitude serait effroyable. Quoi qu’il en soit, je ne rencontrai pas une âme. Il était quatre heures quand je quittai South-Park, et sous les pins, entre ces murailles de montagnes, il fit bientôt très-sombre ; l’obscurité était en quelque sorte palpable ; la neige, que le soleil avait fondue, avait gelé de nouveau et n’était qu’une nappe de glace. Birdie glissait d’une façon si alarmante, que je descendis et marchai ; mais nous ne gardions l’équilibre ni l’une ni l’autre, et elle pouvait si bien tomber sur moi dans les ténèbres, que je pris dans mon paquet les chaussettes que l’on m’avait données chez Perry et les passai à ses pieds de devant ; cet expédient réussit admirablement pendant quelque temps, et je le recommande à tous les voyageurs dans des circonstances semblables. L’obscurité était si profonde, que je fis toutes ces opérations par le seul sens du toucher. Je remontai à cheval, laissant Birdie se diriger, car je ne voyais même pas ses oreilles ; elle glissait beaucoup sur ses jambes de derrière, et cependant nous avons réussi à traverser la partie la plus étroite du canyon, où une rivière se précipitait tout près de la route. Les pins, très-épais, craquaient et soupiraient d’une façon lugubre sous une forte gelée. J’entendais des bruits étranges difficiles à définir. Enfin, alors que les chaussettes étaient presque usées, j’aperçus la lueur d’un feu de camp sur le flanc de la colline ; deux chasseurs étaient assis auprès. Puis, à l’ouverture d’un ravin il me semblait voir des bâtiments. Je traversai la rivière, moitié à gué, moitié sur la glace, et découvris que ce lieu était celui où, malgré sa réputation quelque peu douteuse, on m’avait dit de m’arrêter. Un homme parut ; il était ivre, mais dans la période de sagesse et de bienveillance, et, la porte s’étant ouverte, on m’examina près d’un grossier comptoir, à la lueur d’une lampe à pétrole fumeuse et sans verre. Quant à la nourriture, au logement et à l’aspect général, c’est le plus vilain endroit où je me sois arrêtée. La logcabin, très-vieille et très-sale, toute crevassée, consiste en une seule pièce sombre où l’on fait la cuisine et où l’on mange ; un mineur malade des fièvres y était couché ; à côté de la cabin, un grand hangar sans toit, avec des parois de toile, et enfin le comptoir. On m’expliqua que le désordre était causé par les travaux de construction, et l’on me demanda si j’étais la dame anglaise dont parlait le Denver News ; pour une fois, je me réjouis que ma réputation m’eût précédée, car sans cela j’aurais pu être tranquillement mise à la porte. On servit un horrible repas, sale, gras, dégoûtant. Bob Craik, chasseur célèbre, vint souper, suivi d’un jeune homme, qu’en dépit de son costume de chasseur ou de mineur je reconnus pour un gentleman anglais. C’était leur feu de camp que j’avais aperçu sur le versant de la colline. Ce gentleman, singeant le grand seigneur, était la vraie caricature de lord Dundreary dans sa prolixe et générale exécration de toutes choses ; assise au coin de la cheminée, je me demandais pourquoi un si grand nombre de mes compatriotes des classes élevées, « les gens du grand ton », comme on les appelle ici, se rendent aussi absurdes. Ils ne savent ni retenir leur langue ni soutenir leurs prétentions. L’Américain est arrogant par nationalité ; l’Anglais, personnellement. Ce jeune homme ne fit aucune attention à moi, jusqu’à ce que quelque indice lui eût appris que j’étais Anglaise ; il devint alors poli, beaucoup moins prétentieux, se donna la peine de m’apprendre qu’il était de bonne famille, officier aux gardes ; qu’ayant un congé de quatre mois, il le passait à chasser le buffle et le daim, et qu’il avait un mépris profond pour tout ce qui était américain. Je ne puis m’expliquer pourquoi les Anglais prennent ce ton arrogant d’importance et donnent tant de détails sur eux-mêmes.

Les chasseurs retournèrent à leur camp, et l’hôte ayant atteint la période de coction et de somnolence de l’ivresse, sa femme me demanda si j’avais peur de coucher dans le grand hangar bordé de toile, sans porte ni plafond, attendu qu’ils ne pouvaient pas déplacer le mineur malade. Je dormis donc dans un lit fait par terre ; les étoiles scintillaient, au-dessus de ma tête, et le thermomètre marquait 30° de froid. Je ne vous ai jamais dit que j’avais fait, une fois, la promesse imprudente de ne plus voyager seule dans le Colorado sans être armée, et qu’en conséquence j’ai quitté Estes-Park ayant sur moi un revolver de Sharp chargé à balles. Ce revolver a été le tourment de mon existence. Son canon brillant et menaçant sortait de ma poche dans les tranquilles boutiques de Denver ; les enfants le prenaient pour jouer, ou bien, lorsque je suspendais mon costume de cheval au porte-manteau, son poids faisait tomber tout par terre. Je ne vois pas dans quelles circonstances j’aurais pu m’en servir. Cette nuit-là, cependant, je le nettoyai, y mis de l’huile et le plaçai sous mon oreiller, résolue à rester éveillée toute la nuit. À peine étendue, je m’endormis et ne me réveillai qu’au soleil du matin brillant à travers le toit. Je me moquai de mes propres frayeurs et renonçai pour toujours aux pistolets.