Voyage d’une femme aux Montagnes Rocheuses/Lettre X

LETTRE X


Un monde blanc. — Vilain voyage. — La maison d’un millionnaire. — Le parc de Perry. — Sagacité de Birdie. — Déférence aux préjugés. — Une scène de mort. — Le Manitou. — La passe d’Ute. — La maison d’un settler. — La vérité.


Sources du Colorado, 28 octobre.

Il est difficile de faire de ceci quelque chose ressemblant à une lettre. Je suis restée à cheval pendant une semaine entière, j’ai vu des merveilles et j’ai beaucoup joui de la hardiesse singulière et de la nouveauté de mon voyage. Mais dix heures et plus, passées journellement en selle, dans cet air enivrant et raréfié, disposent plutôt à dormir qu’à écrire et sont loin de contribuer à rendre brillantes les facultés mentales ; celles d’observation se développent, celles de réflexion s’engourdissent.

Le dernier soir où j’ai écrit, il faisait affreusement froid ; j’enlevai le tapis du parquet afin de m’en couvrir, mais je ne pus me réchauffer. Le soleil se leva magnifiquement sur une terre ensevelie. Les granges, les routes, les arbustes, les enclos, la rivière, le lac, reposaient sous la neige éclatante. C’était une poudre légère qui étincelait comme le diamant. Pas un souffle de vent, pas un bruit. Il me fallut attendre qu’un cavalier passât pour me frayer le chemin, mais bientôt après j’entrai dans ce monde brillant et nouveau.

Je perdis très-vite la trace des pas du cavalier, mais je suivis de près la route, au moyen d’innombrables empreintes de pattes d’oiseaux et d’écureuils allant toutes dans la même direction. Au bout d’une heure, je fus obligée de descendre de cheval et de marcher pendant une heure encore, car la neige s’amassait en boule sous les pieds de Birdie, si bien qu’elle pouvait à peine avancer, même débarrassée de mon poids, et mon pic n’était pas assez fort pour enlever ces boules. Changeant de route pour demander un ciseau, j’arrivai à la cabin des gens auxquels j’avais remis le manchon quelques jours auparavant ; ils me reçurent chaleureusement, me donnèrent un grand verre de crème et me firent du café très-fort. C’étaient « des gens du vieux pays », et je m’attardai chez eux. Je fis douze milles après les avoir quittés ; le voyage était très-difficile, à cause de cette neige qui s’attachait aux pieds et de la peine que j’avais à trouver le chemin. Partout la solitude était terrible. Plus de sentier frayé ; je ne vis ni homme ni bête. Le ciel se couvrit de nuées épaisses et la vue était effrayante. Devant moi, la grande Divide de l’Arkansas paraissait vaguement à travers un épais nuage de neige qui commença à tomber à gros flocons. Trouvant qu’il y avait danger à essayer de marcher jusqu’à la tombée de la nuit, je quittai la route de bonne heure dans l’après-midi, et fis deux milles dans les collines par un chemin non frayé, où il fallait ouvrir des barrières et traverser un petit cours d’eau rapide aux abords escarpés. À l’entrée d’une gorge très-fantastique, j’arrivai à une élégante maison qui appartient à M. Perry, un millionnaire, pour lequel j’avais une lettre d’introduction que je n’hésitai pas à présenter ; car, même sans cela, il faisait un temps par lequel un voyageur pouvait demander abri.

M. Perry n’était pas là ; mais sa fille, jeune personne à l’air épanoui, élégamment vêtue, m’invita à dîner et à rester. Il y avait sur la table un ragoût de venaison et des friandises variées, le tout bon et délicat ; nous étions servies par une adroite femme de couleur, l’une des cinq fidèles domestiques nègres qui étaient leurs esclaves avant la guerre. Après le dîner, quoique la neige tombât lentement, un cousin m’emmena faire une promenade à cheval, pour me montrer les beautés de « Pleasant Park », qui est au nombre des splendides paysages du Colorado et d’un accès très-facile par un temps favorable. C’était superbe lorsque nous y entrâmes par une passe étroite, que semblent garder deux buttes, ou hautes masses de rochers d’un rouge vif, de 300 pieds environ. Les pins étaient très-grands, et les étroits canyons qui descendaient vers le parc, d’une sombre magnificence. Ce parc est remarquable aussi par une quantité de rochers énormes, de 50 à 300 pieds de haut, aux tons vermillon éclatant, verts, chamois, orangés ; quelquefois, ces couleurs se trouvent toutes réunies, leurs teintes gaies contrastant avec la neige lugubre et les pins sombres.

Bear Canyon, gorge d’une majesté singulière, descend sur le parc. À ses pieds, nous avons traversé le Bear Creek sur la glace ; elle se brisa, et nos deux chevaux entrèrent dans une eau assez profonde et très-froide ; peu de temps après, Birdie se prit le pied dans un trou de chien de prairie caché par la neige et, en se relevant, tomba trois fois sur les naseaux. Je pensai à l’accident fatal de l’évêque Wilberforce, accident produit par un moindre faux pas, et je suis sûre qu’il serait resté sur son cheval, s’il eut été monté comme moi sur une selle mexicaine. Le temps était trop menaçant pour une longue promenade ; au retour, j’écoutai de vives descriptions de l’Égypte, de la Palestine, de l’Asie Mineure, de la Turquie, de la Russie et d’autres pays où miss Perry avait voyagé avec sa famille pendant trois ans.

Le parc de Perry est le centre de l’un des plus grands élevages de bestiaux du Colorado. Ce dernier, le plus jeune État de l’Union, territoire il y a peu de temps encore, a une surface d’environ 68 000 000 d’acres, dont une grande partie, quoique riche en minéraux, est sans valeur pour l’exploitation de la terre ou du bétail, et l’autre, celle de l’Est, est si aride, que les récoltes ne peuvent bien venir que là où il est possible d’irriguer. Cette région est arrosée par la bifurcation sud de la Platte et de ses affluents, et, quoique sujette à la plaie des sauterelles, elle produit du blé de la plus belle qualité, dont la récolte varie, suivant le mode de culture, de dix-huit à trente boisseaux par acre. Cependant, la nécessité d’irriguer arrêtera toujours l’extension indéfinie de l’étendue des fermes à blé. L’avenir de l’élevage du bétail paraît être aujourd’hui illimité. M. Perry se voue particulièrement à l’élevage de taureaux croisés à petites cornes, qu’il vend, lorsqu’ils sont jeunes, six livres par tête. Il me parut bien étrange et nouveau d’avoir une belle chambre à coucher, de l’eau chaude et d’autres superfluités. À six heures du soir, la neige commença à tomber pour de bon et continua toute la nuit, accompagnée d’un froid intense, si bien que le matin il y en avait huit pouces étincelant au soleil. Miss Perry me donna une paire de chaussettes d’homme pour mettre par-dessus mes bottes, et je partis d’assez bonne heure, frayant moi-même le chemin pendant deux milles. Puis, le passage d’un seul chariot avait laissé une trace visible. sur une étendue de trente milles, autrement il n’y avait pas de sentier sur la neige. Le ciel était sans nuages. Comme je faisais la longue ascension de l’Arkansas Divide, les montagnes, tailladées par des canyons profonds, descendaient sur ma droite jusqu’à la vallée, et à gauche, les Foot-Hills se montraient couronnées de rochers colorés fantastiques, semblables à des châteaux. Tout était enseveli sous un brillant linceul de neige. Le murmure des rivières était étouffé sous des entraves de glace. Pas une branche ne craquait dans l’air calme, pas un oiseau ne chantait. Je ne rencontrai, je ne dépassai personne ; point de cabins près ou loin. Le seul bruit était celui que faisait Birdie en écrasant la neige sous ses sabots. J’arrivai à une rivière sur laquelle étaient jetés des troncs d’arbres avec de jeunes arbres en travers ; Birdie y posa un pied, le retira, avança l’autre, et flaira bruyamment ce pont. La persuasion ne servit à rien : elle ne fit que flairer, renâcler, se reculer et tourna sa tête fine pour me regarder. Il était inutile de discuter sur ce point avec une bête aussi sagace. La glace était brisée à la droite du pont, et c’est là que nous avons traversé la rivière, mais je m’étonnai de sa préférence, car l’eau était assez profonde pour lui venir jusqu’au corps, et d’un froid glacial pour mes pieds. J’ai entendu dire par la suite que ce pont était dangereux. Cette jument est la reine des ponies : très-douce quoique de race sauvage, elle est toujours contente et affamée, ne se fatigue jamais, regarde tout avec intelligence, et a les jambes solides comme du roc. Son seul tour est de se gonfler beaucoup lorsqu’on la selle, de sorte que si on n’y est pas accoutumé, on s’aperçoit bien vite que la sangle est trop lâche. Quand je la selle moi-même, une petite tape sur le flanc, ou quelque petit mouvement pour l’empêcher de retenir son haleine, suffisent pour que tout aille bien. C’est une vraie compagne, et après la course de la journée, mon premier soin est toujours de lui baigner le dos, de lui éponger les naseaux et de veiller à sa nourriture.

J’atteignis enfin une log-cabin où l’on donna à manger à moi et à ma bête, et où je reçus de nouvelles indications. Le reste de la journée fut assez terrible. Il y avait plus de treize pouces de neige, dont l’épaisseur augmentait tandis que je montais dans le silence et la solitude ; mais, juste à l’instant où le soleil disparaissait derrière un pic neigeux, j’atteignis le sommet de la Divide, à 7, 975 pieds au-dessus du niveau de la mer. Là, dans une solitude impossible à décrire, s’étendait un lac glacé. Les hibous criaient dans les pins, le sentier était obscur, le pays inhabité, le mercure marquait neuf degrés au-dessous de zéro, mes pieds. étaient devenus insensibles, et l’un était gelé sur l’étrier de bois. Je m’aperçus qu’à cause de l’épaisseur de la neige je n’avais fait que quinze milles en huit heures et demie, et qu’il me fallait chercher un endroit pour passer la nuit. À l’est, un ciel tel que jamais je n’en avais vu de pareil : couleur de chrysoprase d’abord, il devint ensuite semblable à de l’aigue-marine et atteignit enfin le vert brillant de l’émeraude. Cela est exact, à moins que je ne sois atteinte de daltonisme ; soudain, tout changea et se colora du rose pur et brillant du crépuscule. Birdie glissait à chaque pas, et j’étais presque paralysée par le froid, quand j’arrivai à une cabin que l’on m’avait indiquée, mais où l’on me dit que dix-sept hommes bloqués par la neige étaient étendus par terre ; on me conseilla d’aller un peu plus loin, ce que je fis. Je trouvai la maison d’un Allemand d’Eisenau, qui vivait la avec sa douce jeune femme et sa vénérable belle-mère. Cette demeure était très-pauvre, mais quelques ornements la rendaient attrayante, et les manières allemandes, bonnes et simples, lui imprimaient une douce atmosphère de home. On accédait à ma chambre par une échelle, mais j’y étais seule, et j’eus le luxe d’une cuvette pour me laver. Mes pieds se réchauffèrent grâce aux soins des deux femmes, mais avec une souffrance si grande, qu’elle méritait presque le nom de torture. Le matin suivant était âpre et gris, mais le temps se réchauffa et s’éclaircit à mesure que la journée s’avançait. Après avoir fait douze milles, je pris du pain et du lait et la nourriture de Birdie, dans une grande maison où huit pensionnaires avaient tous l’air plus près de la tombe les uns que les autres. Lorsque je remontai à cheval, on me montra qu’il fallait quitter la grande route et incliner par « Monument-Park », voyage de douze milles parmi des rochers fantastiques ; mais je me perdis, et arrivai à la fin de tous les sentiers qui aboutissaient dans un canyon sauvage. Revenant sur mes pas pendant six milles environ, je pris une autre route, et fis un long trajet sans voir une figure vivante. J’arrivai alors à des gorges étranges avec de merveilleux rochers de toutes les formes, de toutes les couleurs, et après avoir franchi une porte de roc, je tombai sur ce que je savais devoir être Glen-Eyrie, vallon aussi sauvage que peut se le figurer l’imagination. Le sentier passait ensuite au bas d’une vallée fermée, dominée par des pics effrayants paysage froid et sauvage donnant une impression de terreur. Après avoir traversé plusieurs fois un petit cours d’eau, je me trouvai près d’une réunion de maisons à l’aspect délabré, portant le nom arrogant de Ville du Colorado ; deux milles plus loin, j’aperçus, du haut de l’un des sommets des Foot-Hills, les maisons tristes et éparses de l’ambitieuse station d’eaux des sources du Colorado, but de mon voyage de cent cinquante milles. Je descendis, passai une jupe longue et montai de côté, quoique le settlement n’eût guère l’apparence d’un endroit où il fut utile de se conformer aux préjugés. C’est une étrange place, paraissant être encore à l’état embryonnaire, et qui s’étale dans des plaines nues ; cependant, elle prend et prendra encore de l’accroissement. Elle a de grands hôtels très-fréquentés, et la vue des montagnes y est belle, surtout celle du pic de Pike, mais les sources célèbres sont à Manitou, trois milles plus loin, dans un paysage vraiment beau. Cependant, à cause du manque d’arbres absolu, il n’y a pas pour moi d’endroit moins attrayant que les sources du Colorado.

J’ai trouvé les X… vivant dans une petite pièce qui servait de parloir, de chambre à coucher et de cuisine et en réunissait tout le confortable. Deux chiens de prairie, un petit chat et un lévrier l’habitaient aussi. C’était un véritable home. Mrs X… m’a préparé un excellent bifteck, et son mari a fait le thé. Ils se dispensent du confort douteux et de l’ennui certain d’une servante. Mrs X… vint avec moi jusqu’à la boarding house où je devais coucher. Nous restâmes quelque temps dans le parloir, à causer avec la maîtresse de l’hôtel. Devant moi s’ouvrait toute grande la porte d’une chambre à coucher, et sur le lit, en face de cette porte, un jeune homme paraissant très-malade était à demi étendu tout habillé ; quelqu’un le soutenait ; un autre jeune homme, lui ressemblant beaucoup et qui paraissait également malade, entrait et sortait de temps à autre, ou s’appuyait sur la cheminée dans une attitude accablée. La porte fut à demi poussée, et j’entendis dire rapidement : « Shields, vite une bougie », et l’on s’agita dans la chambre. Pendant tout ce temps, les sept ou huit personnes dans la pièce où j’étais, causaient, riaient, jouaient au trictrac, et personne ne riait plus fort que la maîtresse de l’hôtel, assise de façon à voir aussi bien que moi la porte mystérieuse en face de nous. J’apercevais toujours, tandis que l’on se remuait dans la chambre, deux grands pieds blancs collés au bout du lit : je veillais et veillais encore, espérant qu’ils allaient remuer, mais ils ne bougeaient pas, et il me semblait qu’ils devenaient plus blancs et plus raides ; alors s’accrut en moi l’affreux soupçon qu’un esprit humain désolé et sans secours venait de passer dans la nuit. Un homme sortit avec un paquet de vêtements ; après lui, le jeune malade gémissant et sanglotant, et enfin un troisième, qui me dit avec un peu de compassion que celui qui venait de mourir était le seul frère du malade. Et cependant la maîtresse de l’hôtel continuait à rire et à causer ; elle me dit ensuite : « La maison est sens dessus dessous quand ils viennent mourir ici ; il va falloir passer la moitié de la nuit à l’ensevelir. » Le froid, qui était âpre, et les sanglots du pauvre frère m’empêchèrent de dormir. Le lendemain, l’hôtesse s’agitait dans une élégante toilette noire, toute fière du beau cercueil qui allait arriver. Lorsque j’entrai dans le parloir pour chercher une aiguille, elle balayait cette chambre, dont la porte était ouverte ; des enfants y entraient et en sortaient ; elle m’appela joyeusement, pour que je vinsse prendre ce que je demandais. Là, à ma gauche, — horreur ! — cette chose d’épouvante, le cadavre, était étendu sur quelques chaises que l’on n’avait même pas alignées ; on ne lui avait pas couvert le visage, et le soleil éclatait par la fenêtre sans rideaux. On l’enterra dans l’après-midi. Son frère continuait à sangloter et à gémir ; d’après sa mine, il lui reste peu de temps à vivre.

Les X… m’ont dit que beaucoup de gens arrivent aux Sources dans la dernière période de la phtisie, croyant que le climat du Colorado les guérira, et n’ayant pas assez d’argent pour payer la pension la plus détestable. Nous avons beaucoup causé ce jour-là, et je me suis fournie de snow-boots et de gants chauds pour mon voyage dans les montagnes ; j’ai donné à Birdie, le mardi, le repos du sabbat auquel elle avait droit, car en arrivant aux Sources, je me suis aperçue que le jour où nous avons traversé l’Arkansas Divide était un dimanche. Ce voyage-ci n’est point dispendieux ; je dépense dix shillings par jour, et les cinq journées passées en route depuis Denver m’ont coûté moins cher que le prix du trajet de quelques heures en chariot. Je ne rencontre point de difficultés réelles, et, pour la santé, pour le plaisir, c’est une vie splendide. Tout mon bagage consiste en un paquet, et comme je voyage à cheval, je puis aller partout où l’on peut nous donner le logement et la nourriture.


Grande gorge du Manitou, 29 octobre.

Ce lieu-ci est infiniment pittoresque ; on y trouve plusieurs sources d’eaux pures et effervescentes, dont les vertus étaient bien connues des Indiens. Les sites d’alentour portent des noms connus : le « Jardin des Dieux », « Glen Eyrie », le « pic de Pike », « Monument Park » et la « passe d’Ute ». Il y a deux ou trois hôtels immenses et quelques maisons pittoresquement situées qui, l’été, sont encombrés de milliers de gens venant boire les eaux, essayer de la cure de campement et faire des excursions dans la montagne ; mais maintenant tout est tranquille, et il n’y a dans ce vaste hôtel que quelques retardataires. Dans une vallée coule un torrent impétueux surplombé par des montagnes couvertes de neige, d’une hauteur de près de quinze mille pieds. Le spectacle est grand et terrible, d’une beauté étrange et solennelle comme la mort. Les montagnes neigeuses sont traversées par le torrent qui a creusé la « passe d’Ute », par laquelle j’espère gagner demain des régions plus élevées. Mais tout peut être « perdu faute d’un clou de fer à cheval » ! L’un des fers de Birdie ne tient pas, il n’y a pas de clous ici, et je ne puis m’en procurer avant d’avoir fait dix milles dans la passe. Birdie amuse tout le monde par ses drôles de manières. Elle me suit toujours de près, et, aujourd’hui, entrant dans une maison, elle a, en la poussant, ouvert la porte du parloir. Elle marche derrière moi, la tête sur mon épaule, me léchant le visage et me tourmentant pour avoir du sucre. Parfois, lorsque d’autres que moi prennent soin d’elle, elle se cabre, lance des ruades, et l’âme vicieuse du broncho paraît dans ses yeux. Elle a une jolie tête fine et fait un singulier petit hennissement de satisfaction quand je m’approche d’elle. Les hommes s’en occupent dans toutes les écuries, et l’appellent Mignonne. Elle monte et descend les côtes au galop, ne fait jamais de faux pas même dans les plus mauvais chemins, et il n’y a jamais besoin de la toucher avec le fouet.

Le temps est de nouveau admirable, le soleil est chaud, il n’y a pas un nuage au ciel et la neige est là-bas, dans les plaines et les vallées inférieures. Après le lunch, les X… dans un buggy et moi sur Birdie, avons laissé les sources du Colorado, en traversant la Mesa, colline élevée à sommet plat, avec une vue de rochers extraordinairement lamellés, de tranches de roc d’un vermillon vif, se détachant sur un fond de montagnes neigeuses dominées par le pic de Pike. Nous nous sommes alors enfoncés dans le caverneux Glen Eyrie, aux aiguilles fantastiques de rochers de couleur, et avons été reçus dans la demeure seigneuriale du général Palmer ; un vrai nid d’aigle. Le beau vestibule est rempli de têtes de buffalos, d’élans et de daims, de peaux d’animaux sauvages, d’oiseaux empaillés, de fourrures d’ours, de nombreuses armes indiennes et autres et de trophées. En traversant ensuite une issue d’énormes roches rouges, nous avons pénétré dans la vallée que l’on appelle fantastiquement le « Jardin des Dieux », jardin où, si j’étais déesse, je ne choisirais certainement pas ma demeure. De ce côté, beaucoup d’autres endroits sont aussi vulgarisés par des noms grotesques. Nous sommes passés du jardin dans un ravin, au bas duquel coulait la rivière « la Fontaine » ; là, j’ai quitté mes amis avec regret, et me suis avancée dans cette gorge froide et solennelle d’où les montagnes, rougissant au soleil, ne sont vues que de très-loin. J’ai mis Birdie à l’écurie, et comme il n’y avait pour moi d’autre place que dans cet immense hôtel, j’y suis venue prendre un dernier goût de luxe. Pendant la saison, on paye six dollars par jour, mais maintenant le prix a diminué de moitié, et au lieu de quatre cents hôtes élégants, il n’y en a qu’une quinzaine dont la plupart ont la parole faible et rapide des phtisiques, et toussent à rendre l’âme. Il y a sept sources médicinales. Il me sembla étrange de trouver dans ma chambre le luxe de l’existence ; depuis que je suis au Colorado, ce sera la quatrième nuit où je dormirai sur quelque chose de mieux que du foin ou de la paille. Je suis enchantée qu’il y ait si peu d’auberges ; de cette façon je puis voir les intérieurs et la façon de vivre des settlers.

Bergens Park, 31 octobre.

Cette cabin était si sombre, et j’avais si envie de dormir hier soir, que je n’ai pu écrire ; le froid a été très-rigoureux pendant la nuit, et je suis retenue ici jusqu’à ce que le soleil chaud et brillant fonde la glace et permette de voyager avec sécurité. J’ai quitté le grand Manitou hier à dix heures. Birdie, qui n’était pas attachée dans l’écurie, vint en trottant jusqu’au milieu, me demander du sucre et des biscuits ; son fer, qui n’était plus retenu que par deux clous, me condamnait à aller au pas et à entendre, pendant trois heures, le bruit insupportable d’un fer à cheval défait. Pendant toute cette journée il n’y eut pas un nuage dans le brillant ciel bleu, et, quoiqu’il gelât très-fort à l’ombre, il faisait au soleil une chaleur d’été. Les fontaines minérales, étincelant dans leurs bassins, lançaient leurs jets abondants et continus ; mais les montagnes, couvertes de neige et revêtues de pins, s’assombrissaient au-dessus de la passe d’Ute au moment où j’y entrai pour la gravir pendant 20  milles. C’est une passe étroite, où il n’y a place que pour le torrent et la route charretière taillée dans ses flancs escarpés, à l’aide de la mine. Je voyais tout le temps la Fontaine, plus brillante qu’aucune autre rivière, parce qu’elle coule sur du granit d’un rose rouge, rocailleux ou désagrégé ; c’est vraiment un beau cours d’eau, frayant et forçant sa route à travers les rochers âpres et les franges de glaçons cristallins, sous des arches de glace d’une blancheur d’albâtre. Il fait, d’un son creux, résonner les retraites caverneuses glaciales et sombres, ou jaillit des hauteurs, écumant et impétueux. La « Fontaine » est toujours tumultueuse ; elle ne s’arrête point pour se reposer dans des lacs tranquilles, mais se précipite à travers des détroits de rochers ; les pins la surplombent, la recouvrent, la cachent ; elle prend, sous leur teinte bleue, un aspect sévère, gronde dans ses cavernes, ou rit et scintille au soleil. Pendant un mille ou deux, dans un endroit abrité et grâce à une latitude plus méridionale, je rencontre l’éternel pin du Nord avec des arbres d’autres climats : chênes nains, saules, noisetiers, sapins ; le cèdre blanc et le genévrier se disputent un point d’appui précaire, le majestueux bois rouge du Pacifique se réunit au délicieux pin balsamique des pentes de l’Atlantique, et parmi tous, le pâle feuillage d’or du grand tremble frissonne (comme le dit la légende), pris d’un remords sans fin. Les pics dentelés des montagnes étincelantes se dressaient au-dessus des arbres, se détachant en blanc pur sur le bleu ensoleillé. C’est grand, splendide, sublime, mais ce n’est point charmant. Je donnerais tout cela pour la luxuriante surabondance d’un ravin de Hilo, ou pour un jour passé sous ces cieux tendres et rêveurs dont les larmes mêmes sont un baume.

Toujours plus haut ! Le bruit de tonnerre de la « Fontaine », qu’on traverse huit fois, est assourdissant, car le chemin est taillé dans le roc rouge qui la surplombe, et le canyon n’a que 15 à 20 pieds de large. Parfois, le soleil donnait sur la route, et il faisait alors absolument chaud ; puis j’entrais dans des gorges à l’ombre, où la neige était épaisse ; les pins pressés produisaient un sombre crépuscule, et la rivière grondait sous des ponts de glace. La passe s’ouvrit enfin sur un parc élevé au soleil. Je trouvai là une forge où je fis ferrer Birdie, et, avec quelques clous dans mon sac, je continuai joyeusement ma route, ayant pris de la nourriture pour nous deux dans une ferme appartenant à des gens très-agréables. Comme tous les habitants de l’Ouest lorsqu’ils ne sont pas taciturnes, ils me firent une foule de questions. Je rencontrai chez eux un colonel Kittridge, qui me dit que sa vallée, à 12  milles du sentier, était la plus jolie du Colorado, et m’invita à aller chez lui. Quittant la route, je fis une longue ascension dans une neige épaisse, et comme ce ne semblait point être le chemin, j’attachai poney et marchai vers une cabin située à quelque distance ; je l’atteignais à peine, quand je vis Birdie trottant comme un chien à mon côté, tirant ma manche et posant son doux nez gris sur mon épaule. Ne faisait-elle tout cela que pour avoir du sucre ? Il nous fallut aller 8  milles plus loin, et faire la plus grande partie du chemin à travers une forêt, ce que je déteste quand je suis seule, dans la crainte d’être effrayée par quelque apparition surgissant derrière un arbre. Je vis un beau renard blanc, plusieurs skunks, des écureuils gris et rayés, des hiboux, des corbeaux et des geais bleus. huppés. Le soleil était très-bas lorsque j’atteignis ce « Bergens » qui devait me faire oublier Estes-Park… Jamais ! Ses environs sont médiocres, et il n’a point de physionomie. Il me rappelait quelque triste vallon des Highlands, Glenshee peut-être. Je le regardai avec un intérêt tout spécial, car c’était l’endroit où miss Kingsley m’avait conseillé d’aller m’établir. La soirée était splendide et les lointains très-beaux. Une rivière, bordée de peupliers du Canada, court à travers le Parc ; des chaînes basses y descendent. L’extrémité sud, mais à une distance considérable, est complétement fermée par la grande masse du pic de Pike, tandis que plus loin encore, de l’autre extrémité, s’élèvent des pics merveilleux, bleus et violets, dans le charme du soir ; derrière eux se détachent nettement sur le ciel vert et clair les sommets dentelés de la Snowy Range, que l’on dit être à 200  milles. Bergens-Park a été acheté par le docteur Bill, de Londres, mais il est occupé actuellement par M. Thornton, gentleman anglais, qui a pour régisseur un digne compatriote marié. M. Thornton est en train de bâtir une belle maison et se propose de construire d’autres cabins, dans l’intention de faire du Parc un rendez-vous pour les étrangers. Moi, je songeais à ce creux d’azur solitaire au pied du pic de Long, et je me réjouissais d’avoir eu la chance de le rencontrer.

La cabin est longue, basse, très-sombre, et a un toit de boue. Le milieu est rempli de morceaux de viande crue, de volailles et d’effets ; le fourneau, le lit, la vaisselle, une grande table de sapin, deux bancs et quelques escabeaux de bois occupent l’une des extrémités ; l’autre est habitée par le régisseur ou associé, sa femme et trois enfants ; il s’y trouve aussi un autre fourneau, toute espèce de choses, et des sacs de fèves et de farine. On tendit un drap pour faire une séparation, et l’on me fit un lit par terre sur le gravier. Dix hommes à gages vinrent prendre leur repas avec nous. Tout était grossier et inconfortable, mais cela semble plaire à M. Thornton, qui n’est pas seulement gentleman de naissance, mais maître ès arts de Cambridge. C’est à peu près de cette manière (un peu moins rudement s’il y a une femme) qu’ici tout homme doit commencer la vie. Sept grands chiens, dont trois avaient des chats sur le dos, se chauffaient devant le feu.


Twin Rock, bifurcation sud de la Platte,
1er novembre.

Je ne suis partie de chez M. Thornton qu’à dix heures, parce que les chemins étaient glissants. J’ai fait 4 milles dans un chemin détourné, et j’étais alors si fatiguée, que je restai deux heures dans une ferme où j’appris avec effroi qu’il me fallait faire 24  milles. avant de trouver un endroit où coucher. Je n’ai point joui de ma course d’hier. J’avais des douleurs, et Birdie n’était pas aussi animée que d’habitude. M’étant de nouveau mise en route, j’arrivai à un affreux endroit dont je n’avais point entendu parler auparavant, « Hayden Divide », l’une des grandes séparations de la région, étendue de onze milles, fatigante et horriblement solitaire, avec une neige épaisse. Je ne vis, gisant sur la route, qu’une mule morte depuis peu. J’étais très-nerveuse ; vers le soir, je crus avoir perdu mon chemin, car j’arrivai à de sauvages forêts de pins, parmi lesquelles étaient jetées çà et là de hautes masses de rochers de 100 à 700 pieds de haut. Derrière les forêts et parsemées de pins, des collines herbeuses, bornées à leur tour par des chaînes interminables effrayantes sous le ciel sombre, avec les pics espagnols très-nets et le sommet colossal du mont Lincoln, le roi des montagnes Rocheuses, parfaitement visible, que à 77  milles. C’était terrible d’être seule sur cet effroyable sommet, entourée de montagnes sans fin ; seule dans une neige épaisse, et sachant qu’une bande de trente personnes s’y était perdue un mois auparavant. Comme la nuit commençait à tomber, la descente d’une colline escarpée me conduisit hors de la forêt, à une log-cabin très-propre où je restai, lorsque j’eus appris que la véritable halte était à 2  milles plus loin. Une femme, vraiment agréable et très-intelligente, me fit asseoir dans un rocking-chair, ne voulut me laisser l’aider que pour bercer son enfant et me donna le sentiment du « home ». Quoique la pièce serve de cuisine, de parloir et de chambre à coucher à cette femme, à son mari et à deux enfants, c’est un modèle de propreté, d’éclat et de confort. Au souper, nous avions des framboises, des petits pains, du beurre, du thé, de la venaison et du lapin sauté. J’allai me coucher à sept heures, dans une chambre où il y avait un tapis, un épais. lit de plume sur le sommier, des draps, une taie d’oreiller brodée et une pile de chaudes couvertures blanches. Je dormis onze heures. Mes hôtes m’ont dissuadée de suivre la route que m’avait tracée le gouverneur Hunt. Ils disent qu’elle est impraticable à cause de la neige, et qu’il se prépare une autre tempête.


Halls Gulch, 6 novembre.

Depuis que je vous ai écrit ma dernière lettre, j’ai fait 150  milles. Samedi, après avoir quitté Twin Rock, mon voyage jusqu’à la cabin du colonel Kittridge, à « Oil Creek », n’a pas été long, et j’ai passé un dimanche tranquille avec des gens agréables. J’ai fait toute cette course à travers des parcs, des gorges et parmi des collines revêtues de pins, d’une altitude de près de 9, 000  pieds, ayant toujours en vue le pic de Pike. J’ai fait preuve de beaucoup de sagacité pour trouver un chemin, où je ne saurais me servir d’indications telles que celles-ci : Marchez le long d’un ravin pendant 4 ou 5 milles, jusqu’à ce que vous ayez à votre gauche le pic de Pike ; suivez alors des marques de roues jusqu’à ce que vous trouviez quelques arbres, et gouvernez au nord, jusqu’à ce que vous arriviez à un cours d’eau où vous verrez beaucoup de traces d’élans ; là, prenez à droite, traversez trois fois la crique, vous apercevrez à gauche un rocher rouge, etc., etc. La cabin de Kittridge était solitaire et très-petite ; la vie semblait y devoir être écrasante pour une femme distinguée et bien élevée. Après mon arrivée, il tomba des averses de neige. Mais le premier dimanche de novembre était chaud et brillant comme au mois de juin, et l’atmosphère avait repris son exquise pureté. D′ « Oil Creek », on voit au-dessus des collines les plus rapprochées trois des sommets du pic de Pike, au moyen desquels on peut savoir l’heure : les pics étaient encore de l’or transparent, quand, depuis une demi-heure, nous étions dans les ombres du soir. Après avoir quitté la cabin hospitalière du colonel Kittridge, je suis descendue de cheval pour ouvrir une barrière, comme je l’avais fait souvent, et lorsque je me retournai, Birdie était partie ! J’ai passé une heure à essayer de l’attraper, mais elle était dans un mauvais accès et ne voulait pas me laisser l’approcher. Je commençais à être vexée et fatiguée, lorsque deux trappeurs, passant sur des mules, l’entourèrent et la prirent. Je refis les 12  milles jusqu’à Twin Rock, et continuai ma route ; un aimable conducteur qui allait dans la même direction que moi me prit mon paquet. Je dois vous expliquer que, depuis que j’ai quitté les sources du Colorado, je ne fais que m’enfoncer et m’élever dans les montagnes. J’ai passé cette après-midi par des parcs élevés semblables à des pelouses, ayant derrière moi la grande masse neigeuse du pic de Pike, et devant, des montagnes baignées dans une atmosphère bleue et violette ; tout cela était très-beau, mais menaçait de devenir monotone, lorsque la route tourna brusquement à gauche, traversant une rivière large et rapide, source de la Platte. Le rancho qu’on m’avait recommandé se trouvait là ; il est habité par un grand chasseur nommé Link, et ressemble beaucoup à une bonne auberge de campagne. Une femme agréable et bienveillante était seule au logis ; tous les hommes étaient absents, ce que je regrette toujours, car je suis alors obligée de passer une demi-heure auprès de mon cheval avant de vous écrire. Je venais à peine d’entrer, quand une aimable dame allemande que j’avais rencontrée à Manitou arriva avec trois gentlemen, et notre réunion fut aussi agréable que possible. Nous avons eu un souper splendide composé de mets grossiers. Pendant que Mrs Link nous servait et nous poussait à manger ses bonnes choses, elle discourait sur l’avidité des Anglais qui, disait-elle, « ont l’air de ne parcourir le pays que pour le plaisir de leur palais », et elle me demanda si je ne l’avais point remarqué. On me prend presque toujours pour une Danoise ou une Suédoise, jamais pour une Anglaise, de sorte que j’entends faire, librement, beaucoup de critiques. M. Link est revenu dans la soirée ; il s’est élevé une discussion véhémente entre lui, un vieux chasseur, un mineur et le conducteur qui m’avait apporté mon paquet, au sujet du chemin qu’il me fallait suivre dans les montagnes, les trois ou quatre jours suivants, parce que je devais quitter ici la route des chariots ; la discussion se renouvela le lendemain matin avec un redoublement de violence ; j’aurais été effrayée si mes nerfs n’étaient d’acier. Le vieux chasseur déclara aigrement « qu’il devait dire la vérité » : que le mineur m’indiquait un sentier où, pendant 25  milles, il n’y avait pas une maison, et où, si la neige venait à tomber, on n’entendrait plus parler de moi. Le mineur répondit « qu’il disait la vérité », et que le chasseur me désignait une passe où il y avait 5 pieds de neige et pas de chemin. Le conducteur dit que la seule route possible à cheval était telle et telle, et qu’il me conseillait de prendre la route de chariot de South Park, ce que j’étais résolue à ne pas faire. M. Link ajoutait qu’il était le plus ancien chasseur et settler du district, et qu’avec la neige il ne pourrait traverser aucun sentier. Enfin, ils tombèrent à peu près d’accord pour une route, « la plus mauvaise des montagnes Rocheuses », d’après Link, avec deux pieds de neige, mais en tout cas, un chasseur avait traîné un élan sur une partie de son parcours. Vous saurez la fin de tout ceci dans ma prochaine lettre.