Voyage d’un naturaliste autour du monde/Chapitre 09

Traduction par Ed. Barbier.
C. Reinwald (p. 190-218).


CHAPITRE IX


Le Santa Cruz. — Expédition sur le cours supérieur du fleuve. — Indiens. — Immenses coulées de laves basaltiques. — Fragments qui n’ont pas été transportés par le fleuve. — Excavation de la vallée. — Habitudes du Condor. — La Cordillère. — Blocs erratiques gigantesques. — Ruines indiennes. — Retour au vaisseau. — Les îles Falkland. — Chevaux sauvages, bestiaux, lapins. — Renard ressemblant au loup. — Feu entretenu avec des ossements. — Manière de chasser le bétail sauvage. — Géologie — Traînées de pierres. — Scènes de violence. — Pingouin. — Oies. — Œufs des Doris. — Animaux composés.

Le Santa Cruz, la Patagonie et les îles Falkland.


13 avril 1834. — Le Beagle jette l’ancre à l’embouchure du Santa Cruz. Ce fleuve se jette dans la mer à environ 60 milles au sud du port Saint-Julien. Pendant son dernier voyage le capitaine Stokes l’avait remonté à une distance d’environ 30 milles, mais le manque de provisions l’obligea alors à revenir en arrière. On ne connaît de ce fleuve que ce qui a été découvert pendant l’excursion dont je viens de parler. Le capitaine Fitz-Roy se décide à le remonter aussi loin que le temps le lui permettra. Le 18, nous partons dans trois baleinières, portant trois semaines de provisions ; notre expédition se compose de vingt-cinq hommes, force suffisante pour défier une armée d’Indiens. La marée montante nous entraîne rapidement, le temps est beau, aussi faisons-nous une longue étape ; nous buvons bientôt l’eau douce du fleuve et le soir nous nous trouvons au-dessus du point où se fait sentir la marée.

Le fleuve prend ici l’aspect et la largeur qui restèrent presque absolument les mêmes jusqu’au point extrême de notre voyage. Il a ordinairement 300 ou 400 mètres de largeur et, au milieu du courant, 17 pieds de profondeur. Un des caractères les plus remarquables de ce fleuve est la constance de la rapidité du courant, qui varie toujours entre 4 et 6 nœuds à l’heure. L’eau a une belle couleur bleue, mais avec une légère teinte laiteuse, et n’est pas aussi transparente qu’on aurait pu le penser d’abord. Le lit se compose de cailloux, comme les rives et les plaines environnantes. Le fleuve fait de nombreux détours dans une vallée qui s’étend en droite ligne vers l’ouest. Cette vallée a de 5 à 10 milles de largeur ; elle est bornée par des terrasses qui s’élèvent ordinairement comme des degrés, les unes au-dessus des autres, jusqu’à une hauteur de 500 pieds ; il y a une coïncidence frappante entre les deux côtés de la vallée.

19 avril. — Il n’y a pas à songer à se servir de la voile ou de la rame contre un courant si rapide ; on attache donc les trois bateaux en file l’un derrière l’autre, on laisse deux hommes à bord de chacun d’eux et le reste de l’équipage met pied à terre pour remorquer les trois embarcations. Je vais décrire en deux mots le système imaginé par le capitaine Fitz-Roy, parce qu’il est excellent pour faciliter le travail de tous, travail auquel chacun prend part. Il divise notre expédition en deux escouades, dont chacune remorque alternativement les bateaux pendant une heure et demie. Les officiers de chaque bateau accompagnent leur équipage ; ils prennent part aux repas de leurs hommes et partagent la même tente qu’eux ; chaque bateau est donc absolument indépendant des deux autres. Après le coucher du soleil on s’arrête au premier endroit plat, couvert de buissons, et on y établit le bivouac pour la nuit. Chaque homme de l’équipage remplit à son tour les fonctions de cuisinier. Dès que les bateaux ont été amenés en face de l’endroit où on a décidé de bivouaquer, le cuisinier allume son feu ; deux autres dressent la tente ; le contre-maître sort des bateaux les effets dont on doit se servir pendant la nuit ; les hommes les portent dans les tentes pendant que les autres ramassent du bois. Tout est si bien réglé, qu’en une demi-heure tout est prêt pour la nuit. Nous nous endormons tous sous la garde d’un officier et de deux hommes chargés de veiller sur les embarcations, d’entretenir le feu et de surveiller les Indiens. Chaque homme de la troupe doit veiller une heure par nuit.

Pendant cette journée nos progrès sont très-lents, car le fleuve est entrecoupé d’îles couvertes de buissons épineux et les bras du fleuve entre ces îles sont peu profonds.

20 avril. — Nous dépassons les îles et nous marchons activement en avant. Nous ne faisons guère, en moyenne, que 10 milles par jour à vol d’oiseau, ce qui représente environ 15 ou 20 milles, et cela au prix de grandes fatigues. À partir de l’endroit où nous avons bivouaqué la nuit dernière, le pays devient absolument une terra incognita, car c’est à ce point que le capitaine Stokes s’est arrêté. Nous apercevons au loin une fumée considérable et nous trouvons le squelette d’un cheval, signes certains que les Indiens sont dans notre voisinage. Le lendemain matin (21), nous remarquons sur le sol les pistes d’une troupe à cheval et les empreintes faites par les chuzos ou longues lances que les Indiens laissent souvent traîner à terre. Nous en arrivons à la conclusion que les Indiens sont venus nous observer pendant la nuit. Peu de temps après, nous arrivons à un endroit où, d’après les empreintes toutes fraîches de pas d’hommes, d’enfants et de chevaux, il devient évident que les naturels ont traversé le fleuve.

22 avril. — Le paysage offre toujours aussi peu d’intérêt. La similitude absolue des productions, dans toute l’étendue de la Patagonie, constitue un des caractères les plus frappants de ce pays. Les plaines caillouteuses, arides, portent partout les mêmes plantes rabougries ; dans toutes les vallées croissent les mêmes buissons épineux. Partout, nous voyons les mêmes oiseaux et les mêmes insectes. C’est à peine même si une teinte verte un peu plus accentuée borde les rives du fleuve et des ruisseaux limpides qui viennent se jeter dans son sein. La stérilité s’étend comme une vraie malédiction sur tout ce pays et l’eau elle-même, coulant sur un lit de cailloux, semble participer à cette malédiction. Aussi rencontre-t-on fort peu d’oiseaux aquatiques ; quelle nourriture pourraient-ils trouver dans ces eaux qui ne donnent la vie à rien ?

Quelque pauvre que soit la Patagonie sous certains rapports, elle peut cependant se vanter de posséder peut-être un plus grand nombre de petits rongeurs qu’aucun autre pays du monde[1]. Plusieurs espèces de souris ont de grandes oreilles minces et une fort belle fourrure. On rencontre, au milieu des buissons qui croissent dans les vallées, des quantités innombrables de ces petits animaux, qui, pendant des mois entiers, doivent se contenter de la rosée pour toute boisson, car il n’y a pas une seule goutte d’eau. Ils semblent tous être cannibales ; en effet, dès qu’une de ces souris s’était laissé prendre dans mes piéges, les autres se mettaient à la dévorer. Un petit renard, aux formes délicates, fort abondant, se nourrit sans doute exclusivement de ces petits animaux. C’est là aussi le véritable habitat du guanaco ; je pouvais à chaque instant voir des troupeaux comprenant de cinquante à cent individus et, comme je l’ai déjà dit, j’en ai vu un qui comprenait au moins cinq cents têtes. Le puma chasse et mange ces animaux et est escorté à son tour par le condor et par les vautours. À chaque instant je remarquais les traces du puma sur les bords du fleuve, et, souvent aussi, des squelettes de guanacos, le cou disloqué et les os brisés, ce qui indiquait, sans qu’on pût s’y méprendre, quel avait été leur genre de mort.

24 avril. — Tout comme les anciens navigateurs, alors qu’ils approchaient d’une terre inconnue, nous examinons, nous remarquons les moindres signes qui peuvent indiquer un changement. Nous éprouvons autant de joie en apercevant un tronc d’arbre flottant ou un bloc erratique détaché du rocher primitif, que si nous voyions une forêt croissant sur les croupes de la Cordillère. Mais le signe qui promet le plus est une couche épaisse de nuages qui restent presque constamment à la même place. Ce signe, en effet, devait tenir toutes ses promesses, comme nous avons pu en juger plus tard ; mais, tout d’abord, nous avions pris les nuages pour le sommet de la montagne elle-même, et non pour des masses de vapeurs condensées autour de son sommet glacé.

26 avril. — Nous observons aujourd’hui un changement remarquable dans la structure géologique des plaines. Depuis notre départ j’avais examiné avec soin le gravier du fleuve, et, pendant les deux derniers jours, j’avais remarqué la présence de quelques petits cailloux formés de basalte très-cellulaire. Ces cailloux augmentèrent en nombre et en grosseur ; aucun d’eux cependant n’était aussi gros qu’une tête d’homme. Ce matin, toutefois, des cailloux de même espèce, mais plus gras, deviennent tout à coup plus abondants et, au bout d’une demi-heure, nous apercevons, à 5 ou 6 milles de distance, le coin angulaire d’une grande plate-forme de basalte. À la base de cette plate-forme le fleuve bouillonne sur les blocs tombés dans son lit. Pendant 28 milles, le courant de la rivière se trouve encombré de ces masses basaltiques. Au-dessous de ce point, d’immenses fragments des rocs primitifs appartenant à la formation erratique deviennent également nombreux. Aucun fragment de grosseur un peu considérable n’a été entraîné à plus de 3 ou 4 milles par le courant du fleuve. Or, si l’on considère la vitesse singulière du volume d’eau considérable que roule le Santa Cruz ; si l’on considère qu’aucun ralentissement de courant ne se produit en aucun point, on a là un exemple frappant du peu de puissance des rivières pour charrier des fragments même de moyenne grosseur.

Le basalte est purement et simplement de la lave qui s’est écoulée sous la mer ; mais les éruptions ont dû se produire sur la plus grande échelle. En effet, au point où nous avons d’abord observé cette formation, elle a 120 pieds d’épaisseur ; à mesure qu’on remonte le fleuve, la surface de la couche de basalte s’élève imperceptiblement et la masse devient plus épaisse, de telle sorte que 40 milles plus loin elle atteint une épaisseur de 320 pieds. Quelle peut être l’épaisseur de cette couche près de la Cordillère ? Je n’ai aucune donnée qui me permette de le dire, mais là la plate-forme atteint une hauteur d’environ 3000 pieds au-dessus du niveau de la mer. C’est donc dans les montagnes de cette grande chaîne que nous devons chercher la source de cette couche, et ils sont bien dignes d’une telle source ces torrents de lave qui ont coulé à une distance de 100 milles sur le lit si peu incliné de la mer. On n’a qu’à jeter un coup d’œil sur les falaises de basalte de deux côtés opposés de la vallée pour en arriver à la conclusion qu’elles ne devaient autrefois former qu’un seul bloc. Quel est donc l’agent qui a enlevé, sur une distance excessivement longue, une masse solide de roc très-dur, ayant une épaisseur moyenne de 300 pieds et sur une largeur qui varie d’un peu moins de 2 milles à 4 milles ? Bien que le fleuve ait si peu de puissance quand il s’agit de charrier des fragments même peu considérables, il aurait pu cependant exercer dans le cours des âges une érosion graduelle, effet dont il serait difficile de déterminer l’importance. Mais dans le cas qui nous occupe, outre le peu de portée d’un agent tel que celui-là, on pourrait donner une foule d’excellentes raisons pour soutenir qu’un bras de mer a autrefois traversé cette vallée. Il serait superflu, dans cet ouvrage, de détailler les arguments qui mènent à cette conclusion, arguments tirés de la forme et de la nature des terrasses, qui affectent la disposition de gigantesques escaliers et qui occupent les deux côtés de la vallée — de la façon dont le fond de la vallée s’étend en une plaine en forme de baie auprès des Andes, plaine entrecoupée de collines de sable, et de quelques coquillages marins que l’on trouve dans le lit du fleuve. Si je n’étais limité par l’espace, je pourrais prouver qu’autrefois un détroit, semblable au détroit de Magellan et unissant comme lui l’océan Atlantique à l’océan Pacifique, traversait l’Amérique méridionale en cet endroit. Mais la question n’en reste pas moins : comment a été enlevé le basalte solide ? Les anciens géologues auraient appelé à leur aide l’action violente de quelque épouvantable catastrophe ; mais, dans ce cas, semblable supposition serait inadmissible, parce que les mêmes plaines disposées en degrés et portant à leur surface des coquillages actuellement existants, plaines qui bordent la longue étendue des côtes de la Patagonie, contournent aussi la vallée du Santa Cruz. Aucune inondation n’aurait pu donner ce relief à la terre, soit dans la vallée, soit le long de la côte, et il est certain que la vallée s’est formée par suite de la formation de ces terrasses successives. Bien que nous sachions qu’il y a, dans les parties resserrées du détroit de Magellan, des courants qui le traversent en faisant 8 nœuds à l’heure, on n’en reste pas moins stupéfait quand on pense au nombre d’années qu’il a fallu à des courants semblables pour désagréger une masse aussi colossale de lave basaltique solide. Il faut croire toutefois que les couches, minées par les eaux qui traversaient cet ancien détroit, se sont concassées en immenses fragments ; que ceux-ci, à leur tour, ont fini par se briser en morceaux moins considérables, puis par être réduits en cailloux et enfin en poudre impalpable que les courants ont transportée au loin, dans l’un ou l’autre des deux océans.

Le caractère du paysage change en même temps que la structure géologique des plaines. En parcourant quelques-uns des étroits défilés du rocher, j’aurais pu me croire encore dans les vallées stériles de l’île de San Iago. Au milieu de ces rochers basaltiques je trouve quelques plantes que je n’avais jamais vues, d’autres que je reconnus comme appartenant à la Terre de Feu. Ces rocs poreux servent de réservoir aux quelques gouttes de pluie qui tombent chaque année ; aussi quelques petites sources (phénomène fort rare en Patagonie) se font-elles jour aux endroits où les terrains ignés rejoignent les terrains de sédiment ; on reconnaît ces sources à une assez grande distance, parce qu’elles sont entourées d’un peu de verdure.

27 avril. — Le lit du fleuve se resserre un peu et, en conséquence, le courant devient plus rapide ; il fait ici environ six nœuds à l’heure. Cette cause, jointe aux nombreux fragments angulaires qui parsèment le lit du fleuve, rend le travail des remorqueurs fort pénible et fort dangereux.

Aujourd’hui j’ai tué un condor. Il mesurait 8 pieds et demi d’une extrémité de l’aile à l’autre et 4 pieds du bout du bec au bout de la queue. On sait que l’habitat de cet oiseau est, géographiquement parlant, fort considérable. Sur la côte occidentale de l’Amérique méridionale, on le trouve dans les Cordillères depuis le détroit de Magellan jusque par 8 degrés de latitude nord de l’équateur. Sur la côte de la Patagonie, sa limite septentrionale est la falaise escarpée qui se trouve près de l’embouchure du rio Negro ; en cet endroit le condor s’est écarté de près de 400 milles de la grande ligne centrale de son habitat dans les Andes. Plus au sud, on rencontre assez fréquemment le condor dans les immenses précipices qui entourent le port Désire ; bien peu cependant s’aventurent jusqu’au bord de la mer. Ces oiseaux fréquentent aussi une ligne de falaises qui se trouvent près de l’embouchure du Santa Cruz et on les retrouve sur le fleuve à environ 80 milles de la mer, à l’endroit où les côtés de la vallée affectent la forme de précipices perpendiculaires. Ces faits sembleraient prouver que le condor habite de préférence les falaises taillées à pic. Au Chili, le condor habite pendant la plus grande partie de l’année les bords du Pacifique, et la nuit ces oiseaux vont se percher plusieurs ensemble sur le même arbre ; mais au commencement de l’été ils se retirent dans les parties les plus inaccessibles des Cordillères pour se reproduire en toute sécurité.

Les paysans du Chili m’ont affirmé que le condor ne construit pas de nid ; au mois de novembre ou de décembre la femelle dépose deux gros œufs blancs sur le rebord d’un rocher. On dit que les jeunes condors ne commencent à voler qu’à l’âge d’un an ; longtemps après encore ils continuent de se percher la nuit près de leurs parents et de les accompagner le jour à la chasse. Les vieux oiseaux vont généralement par couples, mais au milieu des roches basaltiques du Santa Cruz j’ai trouvé un endroit qu’un grand nombre de condors doivent fréquenter ordinairement. Ce fut pour moi un magnifique spectacle, en arrivant tout à coup au bord d’un précipice, que de voir vingt ou trente de ces grands oiseaux s’éloigner lourdement, puis s’élancer dans l’air, où ils décrivaient des cercles majestueux. La quantité de fiente que j’ai trouvée sur ce rocher me permet de penser qu’ils fréquentaient depuis longtemps cette falaise. Après s’être gorgés de viande pourrie dans les plaines, ils aiment à se retirer sur ces hauteurs pour digérer en repos. Ces faits nous permettent de penser que le condor, comme le gallinazo, vit jusqu’à un certain point en bandes plus ou moins nombreuses. Dans cette partie du pays ils mangent presque exclusivement les cadavres de guanacos morts naturellement, ou, ce qui arrive plus souvent, ceux qui ont été tués par le puma. D’après ce que j’ai vu en Patagonie, je ne crois pas que les condors s’éloignent beaucoup chaque jour de l’endroit où ils ont l’habitude de se retirer pendant la nuit.

On peut souvent apercevoir les condors à une grande hauteur, tournoyant au-dessus d’un endroit et exécutant les cercles les plus gracieux. Je suis sûr que dans certains cas ils ne volent ainsi que pour leur plaisir, mais les paysans chiliens m’affirment qu’ils surveillent alors un animal en train de mourir ou un puma qui dévore sa proie. Si tout à coup les condors descendent rapidement, puis se relèvent aussi vite tous ensemble, les Chiliens savent que c’est le puma qui, surveillant le cadavre de l’animal qu’il vient de tuer, est sorti de sa cachette pour chasser les voleurs. Outre la viande pourrie dont ils se nourrissent, les condors attaquent fréquemment les jeunes chèvres et les agneaux ; les chiens bergers sont dressés, chaque fois qu’ils aperçoivent un de ces oiseaux, à sortir de leur niche et à aboyer bruyamment. Les Chiliens détruisent et attrapent un grand nombre de condors. Pour ce faire, on emploie deux méthodes. On place le cadavre d’un animal sur un terrain plat enfermé par une haie dans laquelle on a ménagé une ouverture ; quand les condors sont repus, on vient au galop fermer l’entrée : on les prend alors quand on veut, car, quand cet oiseau n’a pas l’espace suffisant pour prendre son élan, il ne peut s’enlever de terre. La seconde méthode est de remarquer les arbres où ils vont fréquemment percher au nombre de cinq ou six ; puis, pendant la nuit, on grimpe à l’arbre et on les enchaîne. C’est, d’ailleurs, chose facile, car, comme j’ai pu en juger moi-même, ils ont le sommeil très-dur. À Valparaiso, j’ai vu vendre un condor vivant pour 60 centimes ; mais c’est là une exception, car ils coûtent ordinairement 10 à 12 francs. J’en ai vu apporter un qu’on venait de prendre ; on l’avait attaché avec des cordes et il était grièvement blessé ; cependant, dès qu’on lui eut délié le bec, il se jeta avec voracité sur un morceau de viande qu’on lui jeta. Dans la même ville il y a un jardin où on en conserve vingt ou trente vivants. On ne leur donne à manger qu’une fois par semaine, et cependant ils paraissent se porter fort bien[2]. Les paysans chiliens affirment que le condor vit et garde même toute sa vigueur si on le laisse cinq ou six semaines sans nourriture ; je ne puis affirmer la véracité de cette assertion ; c’est une expérience cruelle à faire, ce qui n’empêche pas, sans doute, qu’elle n’ait été faite.

On sait que les condors, comme tous les autres vautours d’ailleurs, apprennent bien vite la mort d’un animal dans une partie quelconque du pays et se rassemblent de la façon la plus extraordinaire. Il est à remarquer que, dans presque tous les cas, les oiseaux ont découvert leur proie et ont absolument nettoyé le squelette avant que la chair du cadavre sente mauvais. Me rappelant les expériences de M. Audubon sur le peu d’odorat des vautours, je fis, dans le jardin dont je viens de parler, l’expérience suivante : les condors étaient attachés chacun à une corde le long d’un mur du jardin. J’enveloppai un morceau de viande dans du papier blanc et, tenant ce paquet à la main, je me promenai longtemps devant eux, à une distance d’environ 3 mètres ; aucun d’eux ne sembla s’apercevoir de ce que je portais. Je jetai alors le paquet sur le sol, à 1 mètre environ d’un vieux mâle ; il le considéra un moment avec la plus grande attention, puis détourna les yeux sans s’en occuper davantage. À l’aide de ma canne je rapprochai le paquet de lui de plus en plus, jusqu’à ce qu’il le touchât avec son bec ; en un instant il avait déchiré le papier à coups de bec, et, au même moment, tous les oiseaux de la rangée se mirent à battre des ailes et chacun d’eux fit tous les efforts possibles pour se débarrasser de ses entraves. Il eût été impossible de tromper un chien dans les mêmes circonstances. Les preuves pour et contre le puissant odorat des vautours se balancent singulièrement. Le professeur Owen a démontre que le vautour (Cathartes aura) a les nerfs olfactifs singulièrement développés ; le jour où M. Owen lut ce mémoire à la Société de zoologie, un des assistants raconta que, par deux fois, aux Indes occidentales, il avait vu des vautours se rassembler sur le toit d’une maison où se trouvait un cadavre que l’on n’avait pas enterré en temps utile et qui sentait fort mauvais. Dans ce cas, les vautours n’avaient pu voir ce qui se passait. D’un autre côté, outre les expériences d’Audubon, outre celle que j’ai faite moi-même et que je viens de rapporter, M. Bachman a fait aux États-Unis de nombreuses expériences qui tendent à prouver que ni le Cathartes aura (l’espèce disséquée par le professeur Owen), ni le gallinazo ne découvrent leur nourriture au moyen de leur odorat. M. Bachman recouvrit une quantité de viande pourrie et sentant fort mauvais avec un morceau de toile à voile et jeta des morceaux de viande sur cette toile ; les vautours vinrent en toute hâte manger ces morceaux de viande et, après les avoir dévorés, restèrent tranquillement sur la toile sans découvrir la masse qui se trouvait par-dessous et dont ils n’étaient séparés que par le huitième d’un pouce. On fit une petite ouverture dans la toile. Les vautours se précipitèrent alors sur la masse. On les chassa, on remplaça la toile déchirée par une nouvelle toile, on plaça à nouveau des morceaux de viande sur cette toile, les mêmes vautours vinrent la dévorer sans découvrir la masse cachée qu’ils foulaient sous leurs pattes. Six personnes, outre M. Bachman, affirment ces faits, qui se sont passés sous leurs yeux[3].

Bien des fois, alors que j’étais couché par terre sur le dos au milieu de ces plaines, j’ai vu des vautours traverser les airs à une immense hauteur. Quand le pays est plat, je ne crois pas qu’un homme à pied ou à cheval puisse scruter avec attention un espace de plus de 15 degrés au-dessus de l’horizon. S’il en est ainsi et que le vautour plane à une hauteur de 3000 ou 4000 pieds, il se trouverait à une distance de plus de 2 milles anglais (3k, 22) en droite ligne avant de se trouver dans le champ de vue de l’observateur. N’est-il pas tout naturel que, dans ces conditions, il échappe à la vue ? Ne se peut-il pas que, quand un chasseur poursuit et abat un animal quelconque dans une vallée solitaire, un de ces oiseaux, à la vue perçante, suive de loin ses moindres mouvements ? Ne se peut-il pas aussi que leur façon de voler, quand ils descendent, indique à toute la famille des vautours qu’une proie est en vue ?

Quand les condors décrivent cercles après cercles autour d’un endroit quelconque, leur vol est admirable. Je ne me rappelle pas leur avoir jamais vu battre des ailes, sauf quand ils s’enlèvent de terre. Dans les environs de Lima, j’en observai plusieurs pendant près d’une demi-heure sans les quitter des yeux un seul instant, ils décrivaient des cercles immenses, montant et descendant sans donner un seul coup d’aile. Quand ils passaient à une petite distance au-dessus de ma tête, je les voyais obliquement et je pouvais distinguer la silhouette des grandes plumes qui terminent chacune des ailes ; si ces plumes avaient été agitées, fût-ce par le moindre mouvement, elles se seraient confondues l’une avec l’autre ; or elles se détachaient absolument distinctes sur le ciel bleu. L’oiseau meut fréquemment la tête et le cou en semblant exercer un grand effort ; les ailes étendues semblent constituer le levier sur lequel agissent les mouvements du cou, du corps et de la queue. Si l’oiseau veut descendre, il replie un instant ses ailes ; dès qu’il les étend de nouveau en en modifiant le plan d’inclinaison, la force acquise par la descente rapide semble le faire remonter avec le mouvement continu, uniforme d’un cerf-volant. Quand l’oiseau plane, son mouvement circulaire doit être assez rapide pour que l’action de la surface inclinée de son corps sur l’atmosphère puisse contre-balancer la pesanteur. La force nécessaire pour continuer le mouvement d’un corps qui se meut dans l’air dans un plan horizontal ne peut être bien considérable, car la friction est insignifiante, et c’est tout ce dont l’oiseau a besoin. Nous pouvons admettre que les mouvements du cou et du corps du condor suffisent pour obtenir ce résultat. Quoi qu’il en soit, c’est un spectacle véritablement étonnant, véritablement sublime, que de voir un oiseau aussi gros planant pendant des heures au-dessus des montagnes et des vallées.

29 avril. — Du haut d’une colline nous saluons avec joie les blancs sommets de la Cordillère ; nous les voyons percer de temps en temps leur sombre enveloppe de nuages. Pendant quelques jours, nous continuons à remonter lentement le courant, bien lentement, car le cours du fleuve devient très-tortueux et nous sommes arrêtés à chaque instant par d’immenses fragments de divers rocs anciens et de granit. La plaine qui borde la vallée atteint ici une élévation d’environ 1100 pieds au-dessus du fleuve ; le caractère de cette plaine s’est profondément modifié. Les cailloux de porphyre, bien arrondis, se trouvent mélangés à d’immenses fragments angulaires de basalte et de roches primitives. Je remarque ici, à 61 milles de distance de la montagne la plus proche, les premiers blocs erratiques ; j’en mesurai un qui avait 5 mètres carrés, et qui s’élevait de 5 pieds au-dessus du gravier. Les bords de cette masse étaient si parfaitement angulaires, sa grosseur si considérable, que je la pris d’abord pour un rocher in situ, et je pris ma boussole pour observer le plan de son clivage. La plaine n’est plus aussi plate qu’elle l’est au bord de la mer ; on ne remarque cependant aucun signe de cataclysme. Dans ces circonstances, je crois qu’il est absolument impossible d’expliquer le transport de ces rochers gigantesques à une aussi grande distance de la montagne, d’où ils proviennent certainement, autrement que par la théorie des glaces flottantes.

Pendant les deux derniers jours, nous avons remarqué des empreintes de chevaux et trouvé quelques petits objets qui ont certainement appartenu à des Indiens, des morceaux de manteau, par exemple, et des plumes d’autruche ; mais ces objets paraissent avoir longtemps séjourné sur le sol. Le pays, entre l’endroit où les Indiens ont dernièrement traversé le fleuve et le lieu où nous nous trouvons, bien qu’à une distance considérable l’un de l’autre, paraît absolument désert. Au premier abord, en considérant l’abondance des guanacos, j’eus tout lieu d’être surpris de ce fait ; mais on se l’explique facilement, quand on met en ligne de compte la nature caillouteuse de ces plaines ; un cheval non ferré qui essayerait de les traverser ne résisterait certainement pas à la fatigue. Je trouvai toutefois, dans deux endroits différents de cette région centrale, de petits amas de pierres que je ne crois pas provenir du hasard. Ils se trouvent sur des pointes placées au bord supérieur de la falaise la plus élevée, et ils ressemblent, sur une petite échelle il est vrai, à ceux que j’ai déjà visités auprès du Port Desire.

4 mai. — Le capitaine Fitz-Roy se décide à ne pas remonter plus haut la rivière. Le Santa Cruz devient en effet de plus en plus rapide et de plus en plus tortueux. L’aspect du pays ne nous engage guère, d’ailleurs, à aller plus loin. Partout les mêmes produits, partout le même paysage désolé. Nous nous trouvons à environ 140 milles (224 kilomètres) de l’Atlantique et à environ 60 milles (96 kilomètres) du Pacifique. La vallée, dans cette partie supérieure du cours du fleuve, forme un immense bassin borné au nord et au sud par d’immenses plates-formes de basalte et à l’ouest par la longue chaîne des Cordillères couvertes de neige. Mais ce n’est pas sans un sentiment de regret que nous voyons de loin ces montagnes, car nous sommes obligés de nous représenter en imagination leur nature et leurs produits au lieu de les escalader, comme nous nous l’étions promis. Mais, outre la perte de temps inutile que l’essai de remonter davantage la rivière nous aurait causée, depuis quelques jours déjà nous ne recevions plus que des demi-rations de pain. Or, bien qu’une demi-ration soit parfaitement suffisante pour des gens raisonnables, c’était assez peu après une longue journée de marche ; il est fort joli de parler d’estomac léger et de digestion facile, mais en pratique ce sont là choses assez désagréables.

5 mai. — Nous commençons à redescendre le fleuve avant le lever du soleil : cette descente s’effectue avec une grande rapidité ; nous faisons ordinairement dix nœuds à l’heure. En un jour, nous avons traversé ce qui nous a coûté cinq jours et demi de travail pénible quand nous remontions le fleuve. Le 8, nous nous retrouvons à bord du Beagle après vingt et un jours d’expédition. Tous mes compagnons éprouvent un vif désappointement ; quant à moi, j’ai tout lieu de me féliciter de ce voyage, car il m’a permis d’observer une section fort intéressante de la grande formation tertiaire de la Patagonie.


Le 1er mars 1833 et le 16 mars 1834, le Beagle jette l’ancre dans le détroit de Berkeley, dans l’île Falkland orientale. Cet archipel est situé à peu près sous la même latitude que l’embouchure du détroit de Magellan ; il couvre un espace de 120 milles géographiques sur 60, il est donc la moitié à peu près aussi grand que la moitié de l’Irlande. La France, l’Espagne et l’Angleterre se sont longtemps disputé la possession de ces misérables îles ; puis, elles sont restées inhabitées. Le gouvernement de Buenos Ayres les a alors vendues à un particulier, tout en se réservant le droit d’y transporter ses criminels, comme l’avait fait anciennement l’Espagne. L’Angleterre fit un beau jour valoir ses droits et s’en empara. L’Anglais qu’on y avait laissé à la garde du drapeau fut assassiné. On y renvoya un officier anglais, mais sans le faire accompagner de forces suffisantes. À notre arrivée, nous le trouvons à la tête d’une population dont la moitié au moins se compose de rebelles et d’assassins.

Le théâtre est d’ailleurs bien digne des scènes qui s’y passent. C’est une terre ondulée, à l’aspect désolé et triste, partout recouverte de véritables tourbières et d’herbages grossiers ; partout la même couleur brune monotone. Çà et là un pic ou une chaîne de roches grises quartzeuses accidentent la surface. Tout le monde a entendu parler du climat de ces régions ; on peut le comparer à celui qu’on trouve entre 1000 et 2000 pieds de hauteur sur les montagnes du nord du pays de Galles ; il n’y fait cependant ni si chaud ni si froid, mais il y a beaucoup plus de pluie et beaucoup plus de vent[4].

16 mars. — Voici, en quelques mots, le récit d’une courte excursion que j’ai faite autour d’une partie de cette île. Je pars le 16 au matin avec six chevaux et deux Gauchos ; ces derniers étaient des hommes admirables pour le but que je me proposais, accoutumés qu’ils étaient à ne compter que sur eux pour trouver ce dont ils peuvent avoir besoin. Le temps est très-froid, il fait beaucoup de vent et, de temps en temps, de terribles orages de neige. Nous avançons cependant assez vite ; mais, sauf au point de vue géologique, rien de moins intéressant que notre voyage. Toujours la même plaine ondulée ; partout le sol est recouvert d’herbes brunes fanées et de petits arbrisseaux ; le tout pousse sur un sol tourbeux élastique. Çà et là, dans les vallées, on peut voir une petite bande d’oies sauvages et le sol est si mou, que la bécassine trouve facilement sa nourriture. Il y a bien peu d’oiseaux outre ceux-là. L’île est traversée par une chaîne principale de collines, principalement formées de quartz et ayant près de 2000 pieds de hauteur ; nous avons la plus grande peine à traverser ces collines rugueuses et stériles. Au sud de ces collines, nous trouvons la partie du pays la plus convenable pour nourrir les bestiaux sauvages ; nous n’en rencontrons cependant pas beaucoup, car, dernièrement, on a fait des chasses fréquentes.

Dans la soirée, nous rencontrons un petit troupeau. Un de mes compagnons, qui porte le nom de Saint-Iago, parvient bientôt à détourner une vache grasse. Il lui jette les bolas, l’atteint aux jambes, mais les bolas ne les entourent pas. Il jette alors son chapeau à terre pour reconnaître l’endroit où sont tombés ses bolas, et, tout en poursuivant la vache au galop, il prépare son lasso, atteint la vache après une course forcenée et parvient à la saisir par les cornes. L’autre Gaucho nous avait précédés avec les chevaux de main, de telle sorte que Saint-Iago eut quelque difficulté à tuer la bête furieuse. Il parvint cependant à l’entraîner à un endroit où le terrain était parfaitement plat, en utilisant pour ce faire tous les efforts qu’elle faisait pour se rapprocher de lui. Quand elle ne voulait pas bouger, mon cheval, parfaitement dressé à ce genre d’exercice, s’approchait d’elle et la poussait violemment du poitrail. Mais ce n’était pas le tout que de l’amener sur un terrain plat, il s’agissait de tuer la bête folle de terreur, ce qui ne paraît pas chose facile pour un homme seul. Ce serait même chose impossible, si le cheval, quand son maître l’a abandonné, ne comprenait pas instinctivement qu’il est perdu si le lasso n’est pas toujours tendu ; de telle sorte que, si le taureau ou la vache fait un mouvement en avant, le cheval s’avance rapidement dans la même direction ; si la vache se tient tranquille, le cheval reste immobile, arc-bouté sur ses jambes. Or, le cheval de Saint-Iago, tout jeune encore, ne comprenait pas bien cette manœuvre, et la vache se rapprochait graduellement de lui. Ce fut un spectacle admirable que de voir avec quelle dextérité Saint-Iago parvint à passer derrière la bête, à éviter ses coups de corne et à lui couper enfin les jarrets ; après quoi, il n’eut pas beaucoup de peine à lui plonger son couteau dans la nuque, et la vache tomba, comme si elle avait été foudroyée. Il enleva alors des morceaux de chair recouverts de la peau, mais sans os, en quantité suffisante pour notre expédition. Nous nous rendîmes à l’endroit que nous avions choisi pour y passer la nuit ; pour souper, nous eûmes de la carne con cuero ou de la viande rôtie portant encore sa peau. Cette viande est aussi supérieure au bœuf ordinaire que le chevreuil est supérieur au mouton. On prend un grand morceau circulaire du dos de l’animal, on le fait rôtir sur des charbons, la peau en dessous : cette peau forme une saucière ; aussi ne perd-on pas une seule goutte du jus. Si un digne alderman avait pu souper avec nous ce soir-là, il va sans dire que la carne con cuero eût été bientôt célèbre dans la ville de Londres.

Il pleut toute la nuit, et le lendemain 17 nous avons une tempête presque perpétuelle, accompagnée de grêle et de neige. Nous traversons l’île pour gagner la langue de terre qui unit le Rincon del Toro (grande péninsule à l’extrémité sud-ouest de l’île) au reste de l’île. On y a tué un grand nombre de vaches, aussi les taureaux se trouvent-ils en excès ; ces taureaux errent seuls ou par bandes de deux ou trois et sont très-sauvages. Je n’ai jamais vu bêtes aussi magnifiques ; leur tête et leur cou énormes égalent ceux que l’on voit dans les sculptures grecques. Le capitaine Sulivan m’apprend que la peau d’un taureau moyen pèse 47 livres, alors qu’à Montevideo on regarde une peau de ce poids, moins bien séchée, comme une peau fort pesante. Quand on s’approche d’eux, les jeunes taureaux se sauvent ordinairement à quelque distance. Mais les vieux ne bougent pas, ou s’ils bougent, c’est uniquement pour se précipiter sur vous ; ils tuent ainsi un grand nombre de chevaux. Pendant notre voyage, un vieux taureau traversa un ruisseau bourbeux et se plaça sur l’autre bord juste en face de nous. Nous essayâmes en vain de le déloger, ce fut impossible, et nous fûmes obligés de faire un grand détour pour l’éviter. Les Gauchos, pour se venger, résolurent de le châtier de façon à le rendre impuissant au combat dans l’avenir. Ce fut un intéressant spectacle de voir comment l’intelligence vient en quelques minutes à bout de la force brutale. Au moment où il se précipitait sur le cheval de l’un de mes compagnons de route, un lasso lui enveloppa les cornes et un autre les jambes de derrière ; en un instant, le monstre gisait impuissant sur le sol. Il semble fort difficile, à moins de tuer la bête, de détacher un lasso dès qu’il s’est enroulé autour des cornes d’un animal furieux ; ce serait, je crois, chose impossible pour un homme seul. Mais si un second homme jette son lasso de façon à entourer les deux jambes de derrière, l’opération devient très-facile. L’animal, en effet, reste étendu et absolument inerte tant que l’on tient fortement ses deux jambes de derrière ; le premier homme peut alors s’avancer et détacher son lasso avec ses mains, puis remonter tranquillement à cheval ; mais, dès que le second homme vient à relâcher, si peu que ce soit, la tension du lasso, celui-ci glisse sur les jambes du taureau, qui se relève furieux et essaye, mais en vain, de se précipiter sur son adversaire.

Pendant tout notre voyage, nous n’avons rencontré qu’un seul troupeau de chevaux sauvages. Ce sont les Français qui ont, en 1764, introduit ces animaux dans l’île aussi bien que les bestiaux ; depuis cette époque, chevaux et bestiaux ont considérablement augmenté en nombre. Fait curieux : les chevaux n’ont jamais quitté l’extrémité orientale de l’île, bien qu’aucune barrière ne s’oppose à leur passage et que cette partie de l’île ne soit pas plus tentante pour eux que les autres parties. Les Gauchos que j’ai interrogés m’ont affirmé que c’est là un fait certain, mais ils n’ont pu me donner à ce sujet aucune explication, sauf toutefois le vif attachement qu’éprouvent les chevaux pour les localités qu’ils fréquentent ordinairement. Je désirais particulièrement savoir quelle cause avait pu arrêter leur accroissement, si considérable dans le principe, arrêt d’accroissement d’autant plus remarquable, que l’île n’est pas entièrement habitée par eux et qu’il ne s’y trouve aucune bête féroce. Il est sans doute inévitable que, dans une île limitée en étendue, une cause quelle qu’elle soit doit tôt ou tard arrêter le développement d’un animal ; mais pourquoi le développement du cheval s’est-il arrêté plutôt que celui des bestiaux ? Le capitaine Sulivan a essayé de me fournir quelques renseignements à cet égard. Les Gauchos qui habitent ici attribuent principalement ce fait à ce que les étalons changent constamment de domicile et forcent les juments à les accompagner, que les jeunes soient ou non en état de les suivre. Un Gaucho a raconté au capitaine Sulivan qu’il avait observé un étalon pendant une heure entière ; ce cheval frappait violemment et mordait une jument jusqu’à ce qu’enfin il l’ait forcée à abandonner son jeune poulain. Le capitaine Sulivan m’a dit que ce fait doit être vrai, car il a trouvé bien des poulains morts abandonnés, alors qu’il n’a jamais trouvé un veau mort. En outre, on trouve bien plus fréquemment des cadavres de chevaux que des cadavres de bestiaux, ce qui semblerait indiquer que les premiers sont bien plus sujets aux maladies et aux accidents. La grande humidité du sol cause souvent un développement extraordinaire et fort irrégulier des sabots des chevaux, aussi y en a-t-il beaucoup de boiteux. Presque tous ont une robe rouan ou gris de fer. Tous les chevaux élevés dans l’île, domptés ou sauvages, ont une taille assez petite, quoiqu’ils soient bien conformés ; mais ils sont si faibles, qu’on ne peut s’en servir pour chasser les bestiaux avec le lasso ; aussi est-on obligé d’importer à grands frais des chevaux de la Plata. Il est probable que, dans un avenir plus ou moins éloigné, l’hémisphère méridional possédera ses poneys de Falkland, comme l’hémisphère septentrional possède ses poneys de Shetland.

Au lieu d’avoir dégénéré comme les chevaux, les bestiaux, comme je l’ai déjà fait remarquer, semblent avoir grandi ; ils sont aussi bien plus nombreux que les chevaux. Le capitaine Sulivan m’apprend qu’on remarque chez ces races, dans la forme générale du corps et dans celle des cornes, beaucoup moins de variétés que chez les races anglaises. Leurs couleurs sont très-variées, et, fait remarquable, différentes couleurs semblent prédominer dans différentes parties de cette petite île. Dans les environs du mont Usborne, à une élévation de 1000 à 1500 pieds au-dessus du niveau de la mer, la moitié à peu près des individus qui composent un troupeau ont une robe couleur souris ou gris de plomb, teinte qui est loin d’être commune dans les autres parties de l’île. Auprès du port Pleasant, le brun foncé prédomine, tandis qu’au sud du détroit de Choiseul, qui divise presque l’île en deux parties, presque tous les bestiaux ont la tête et les pieds noirs ; dans toutes les parties de l’île, en outre, on rencontre des animaux noirs ou tachetés ; le capitaine Sulivan m’a fait remarquer que la différence de couleur est si évidente, que, si on observe d’une grande distance les troupeaux qui fréquentent les environs du Port Pleasant, on dirait une foule de points noirs, tandis qu’on croit voir une foule de points blancs au sud du détroit de Choiseul. Le capitaine Sulivan pense que les troupeaux ne se mélangent pas ; il pense aussi que les bestiaux couleur gris de plomb, bien que vivant sur les hautes terres, mettent bas un mois plus tôt environ que les bestiaux d’autre couleur vivant dans les basses terres. Il est fort intéressant de voir que des animaux, autrefois domestiques, ont revêtu trois couleurs distinctes, dont l’une desquelles finira probablement par prédominer sur les autres, si on laisse ces troupeaux en paix pendant quelques siècles encore.

Le lapin, lui aussi, a été introduit et a si parfaitement réussi, qu’il abonde dans de grandes parties de l’île. Cependant, tout comme les chevaux, il ne se rencontre que dans de certaines régions, car il n’a pas traversé la grande chaîne de collines qui coupe l’île en deux ; il ne se serait même pas étendu jusqu’à la base de ces collines si, comme me l’ont dit les Gauchos, on n’en avait pas importé quelques colonies dans ces endroits. Je n’aurais pas supposé que ces animaux, indigènes de l’Afrique septentrionale, aient pu vivre dans un climat aussi humide que celui de ces îles et où le soleil brille si peu, que le blé ne mûrit que fort rarement. On affirme qu’en Suède, pays qu’on aurait pu regarder comme plus favorable au lapin, il ne peut vivre en plein air. En outre, les quelques premiers couples importés ont eu à lutter contre des ennemis préexistants, le renard et quelques grands faucons, par exemple. Les naturalistes français ont considéré la variété noire du lapin comme une espèce distincte et l’ont appelée Lepus magellanicus[5]. Ils ont pensé que Magellan désignait cette espèce quand il parlait d’un animal sous le nom de Conejos ; mais il faisait alors allusion à un petit cavy que les Espagnols désignent encore sous ce nom. Les Gauchos se moquent de vous quand on leur dit que l’espèce noire diffère de l’espèce grise et ils ajoutent que, dans tous les cas, elle n’a pas étendu son habitat plus loin que l’espèce grise ; ils soutiennent encore que l’on ne trouve jamais une des deux espèces isolée, qu’elles s’accouplent communément ensemble et que les jeunes sont bigarrés. Je possède actuellement un spécimen de ces jeunes bigarrés, et il porte sur la tête des marques qui le font différer de la description donnée par les savants français. Cette circonstance prouve quelle prudence les naturalistes devraient apporter à la création de nouvelles espèces ; car Cuvier lui-même, en examinant le crâne de ces lapins, a pensé que probablement ils formaient deux espèces distinctes !

Le seul quadrupède indigène de l’île[6] est un grand renard qui ressemble au loup (Canis antarcticus) ; il est commun dans la partie orientale aussi bien que dans la partie occidentale des îles Falkland. Je crois qu’il n’y a pas lieu de douter que ce soit là une espèce particulière, restreinte à cet archipel, parce que bien des pêcheurs de phoques, bien des Gauchos et bien des Indiens qui ont visité ces îles, m’ont tous affirmé qu’on ne trouve aucun animal semblable dans aucune partie de l’Amérique méridionale. Molina, se basant sur une similitude d’habitudes, a pensé que cet animal était analogue à son Culpeu[7] ; mais j’ai vu les deux animaux et ils sont absolument différents. Les récits que fait Byron de la timidité et de la curiosité de ces loups que les matelots, qui se jetaient à l’eau pour les éviter, prenaient pour de la férocité, les ont bien fait connaître. Leurs mœurs sont encore les mêmes. On les a vus entrer dans une tente et enlever de la viande placée sous la tête d’un matelot endormi. Les Gauchos les tuent très-fréquemment le soir, et, pour ce faire, leur offrent un morceau de viande d’une main pendant que de l’autre ils tiennent un couteau pour les frapper. Autant que je puis le savoir, il n’y a pas d’autre exemple au monde d’une terre aussi exiguë, aussi éloignée d’un continent et qui possède un quadrupède aborigène aussi grand et qui lui soit particulier. Mais le nombre de ces loups diminue rapidement ; ils ont déjà disparu de cette moitié de l’île qui se trouve à l’orient de la langue de terre qui se trouve entre la baie de San Salvador et le détroit de Berkeley. Dans quelques années, quand ces îles seront habitées, on pourra sans doute classer ce renard avec le dodo, comme un animal qui a disparu de la surface de la terre.

Nous passons la nuit du 17 sur la langue de terre qui forme la pointe du détroit de Choiseul ou péninsule du sud-ouest. Nous nous trouvions dans une vallée assez bien défendue contre les vents froids, mais nous ne pûmes trouver de bois pour faire du feu. Les Gauchos, à ma grande surprise, se procurèrent bientôt cependant de quoi faire un feu aussi ardent qu’un brasier de charbon de terre : c’était le squelette d’un taureau récemment tué et dont les vautours avaient nettoyé les os. Ces hommes me dirent qu’en hiver ils tuaient souvent un animal, grattaient les os avec leurs couteaux et se servaient du squelette pour faire cuire leur souper.

18 mars. — Il pleut presque toute la journée. Nous parvenons cependant, en nous roulant dans nos couvertures de cheval, à passer la nuit assez chaudement et sans trop être mouillés ; cela nous enchante d’autant plus que, jusque-là, nous avions dû, après nos fatigantes journées de voyage, coucher sur des terrains tourbeux, dans l’impossibilité de trouver un endroit un peu sec. J’ai déjà eu occasion de faire remarquer combien il est singulier qu’il n’y ait absolument aucun arbre sur ces îles, bien que la Terre de Feu ne soit qu’une immense forêt. L’arbrisseau le plus considérable qui se trouve dans l’île appartient à la famille des composées, il est à peine aussi grand que notre bruyère. Une petite plante verte, qui atteint à peu près la même taille que les bruyères qui couvrent nos landes, constitue le meilleur combustible que l’on puisse se procurer ici ; cette plante a la propriété de brûler alors qu’elle est toute verte et fraîchement arrachée. Je me suis souvent amusé à voir les Gauchos allumer du feu à l’aide d’un briquet et d’un peu d’amadou, par une pluie battante et alors que tout est mouillé autour d’eux. Ils cherchent, sous les touffes d’herbe, quelques petits rameaux aussi secs que possible et les réduisent en brins de la grosseur d’une allumette ; puis ils entourent ces fibres de morceaux un peu plus gros et disposent le tout sous la forme d’un nid d’oiseau, au milieu duquel ils placent le morceau d’amadou enflammé. On expose alors ce nid au vent, le paquet se met à fumer, puis enfin les flammes se font jour. Je ne crois pas qu’on puisse espérer allumer du feu avec des matériaux aussi humides en employant une autre méthode.

19 mars. — Il y avait quelque temps que je n’étais monté à cheval, aussi je me sentais courbaturé chaque matin. J’ai été tout surpris d’apprendre que les Gauchos, qui depuis leur plus tendre enfance passent presque toute leur vie à cheval, souffrent toujours dans des circonstances analogues. Saint-Iago me raconte que, après une maladie de trois mois, il était allé chasser des bestiaux sauvages et qu’à la suite il eut une telle courbature, qu’il fut obligé de garder le lit pendant deux jours. Ceci prouve que les Gauchos doivent réellement exercer une violente action musculaire, bien qu’ils ne semblent pas le faire. Chasser les bestiaux sauvages, dans un pays si difficile à traverser à cause des nombreux marais qui l’entrecoupent, doit constituer un exercice très-fatigant. Les Gauchos me racontent qu’ils traversent souvent au galop des endroits où il serait impossible de passer au pas ; c’est ainsi, d’ailleurs, qu’un homme muni de patins arrive à passer sur de la glace très-mince. Les chasseurs font tous leurs efforts pour s’approcher le plus près possible du troupeau sans être aperçus. Chaque homme porte quatre ou cinq paires de bolas ; il les jette l’une après l’autre à autant d’animaux ; une fois atteints, on les laisse là pendant quelques jours pour que la faim et les efforts qu’ils font pour se dégager les affaiblissent. On les remet alors en liberté et on les pousse vers un petit troupeau d’animaux apprivoisés qu’on a amenés auprès d’eux dans ce but. Le traitement qu’ils ont subi leur a inspiré une frayeur telle, qu’ils n’osent pas quitter le troupeau, et on les conduit facilement à l’habitation, en admettant toutefois qu’il leur reste assez de force pour faire le chemin.

Le mauvais temps continue sans interruption ; aussi je me décide à faire une très-longue étape pour atteindre, s’il est possible, le vaisseau pendant la nuit. Il est tombé tant de pluie, que le pays tout entier n’est plus qu’un immense marécage. Mon cheval s’abat une douzaine de fois au moins ; quelquefois nos six chevaux se débattent dans la boue qui leur monte jusqu’au poitrail. Le moindre ruisseau est bordé de tourbières ; aussi, quand le cheval saute, s’abat-il en atteignant l’autre bord. Pour mettre le comble à nos misères, nous sommes obligés de traverser la pointe d’un bras de mer ; c’était au moment de la marée haute, l’eau montait jusqu’à la croupe de nos chevaux, et la violence du vent était telle, que les vagues venaient se briser sur nous en flocons d’écume ; nous étions trempés et tout grelottants de froid. Les Gauchos eux-mêmes, habitués à toutes les intempéries des saisons, exprimèrent une vive satisfaction quand nous atteignîmes enfin les habitations.


La structure géologique de ces îles offre, sous tous les rapports, la plus grande simplicité. Les basses terres se composent d’ardoise argileuse et de grès qui contiennent des fossiles ressemblant beaucoup à ceux que l’on trouve dans les collines siluriennes de l’Europe, bien qu’ils ne soient pas exactement identiques. Les collines sont formées de roches de quartz blanc granulaire. Ces couches de quartz sont fréquemment arquées avec la plus parfaite symétrie, aussi l’aspect de quelques-unes de ces masses est-il fort singulier. Pernety[8] a consacré plusieurs pages à la description d’une colline en ruines, dont il a justement comparé les couches successives aux sièges d’un amphithéâtre. Les roches quartzeuses ont dû revêtir ces formes alors qu’elles étaient à l’état pâteux, autrement elles se seraient brisées en fragments. Comme le quartz se transforme insensiblement en grès, il semble probable que le quartz doit son origine à ce que le grès a été chauffé à un tel degré, qu’il est devenu visqueux et qu’il a cristallisé en se refroidissant. Il a dû traverser, en les rompant, les couches supérieures alors qu’il était à l’état liquide.

Dans bien des parties de l’île le fond des vallées est recouvert de la façon la plus extraordinaire par des myriades de gros fragments angulaires de roc quartzeux, formant de véritables coulées de pierres. Tous les voyageurs, depuis Pernety jusqu’à nos jours, parlent de ces dépôts de pierres avec la plus grande surprise. Ces blocs n’ont pas été charriés par l’eau, car leurs angles sont fort peu arrondis ; leur grosseur varie de 1 à 2 pieds en diamètre à dix et à vingt fois autant. Ils ne se trouvent pas en masses irrégulières, mais sont étendus en grandes couches de niveau et forment en somme de véritables rivières. Il est impossible de savoir quelle est l’épaisseur de ces couches, mais on peut entendre l’eau des petits ruisseaux s’écouler de pierre en pierre, bien des pieds au-dessous de la surface. La profondeur totale de ces couches doit probablement être très-considérable, parce que le sable a dû remplir depuis longtemps les interstices entre les fragments inférieurs. La largeur de ces couches de pierres varie de quelques centaines de pieds à un mille (1609 mètres), mais les dépôts tourbeux empiètent chaque jour sur les bords et forment même des îles partout où quelques fragments se trouvent assez rapprochés les uns des autres pour offrir un point de résistance. Dans une vallée au sud du détroit de Berkeley, vallée à laquelle mes compagnons donnèrent le nom de grande vallée des fragments, il nous fallut traverser une couche de pierres ayant un demi-mille de largeur, en sautant d’un bloc sur l’autre. Dans cet endroit les fragments sont si gros, que je pus m’abriter sous l’un d’eux pendant une pluie torrentielle qui se mit à tomber tout à coup.

Mais ce qui constitue le fait le plus remarquable relatif à ces torrents de pierre, c’est leur petite inclinaison. Sur le versant des collines je leur ai vu former un angle de 10 degrés avec l’horizon ; mais au fond de vallées larges et plates, c’est à peine si on peut percevoir un plan d’inclinaison. Il est fort difficile de mesurer l’angle que peut faire une surface aussi accidentée ; mais, pour donner une idée de ce qu’est la pente, je peux dire qu’elle ne serait pas suffisante pour entraver la vitesse d’une diligence. Dans quelques endroits ces couches de pierres suivent le lit d’une vallée jusqu’au sommet même de la colline. Sur le sommet des collines, des masses immenses, souvent plus grandes que de petites maisons, semblent avoir été arrêtées dans leur course ; là aussi des fragments, recourbés comme des arceaux, sont empilés les uns sur les autres comme les ruines de quelque antique cathédrale. On est vraiment tenté de passer d’une comparaison à une autre quand on essaye de décrire ces scènes de violence. On serait porté à croire que des torrents de lave blanche ont coulé de bien des parties des montagnes sur les basses terres, puis que quelque terrible convulsion a brisé, après leur solidification, ces torrents de lave en des myriades de fragments. L’expression rivière de pierres, qui se présente tout d’abord à l’esprit à la vue de ce spectacle, donne absolument la même idée. Le contraste des collines voisines basses et arrondies rend la scène encore plus frappante.

Je trouvai, ce qui m’intéressa beaucoup, sur le pic le plus élevé d’une chaîne de collines, à environ 700 pieds au-dessus du niveau de la mer, un immense fragment en arceau reposant sur son côté convexe, ou le dos en bas. Faut-il croire que ce fragment a été projeté en l’air et qu’il est retombé dans cette position ? ou bien faut-il croire, ce qui est plus probable, qu’il existait anciennement, dans la même chaîne de collines, une partie plus élevée que le point sur lequel repose aujourd’hui ce monument d’une grande convulsion de la nature ? Comme les fragments qui se trouvent dans les vallées ne sont pas arrondis et que les interstices ne sont pas remplis de sable, il nous faut conclure que la période de violence se produisit après que la terre avait émergé de la mer. J’ai pu observer une section transversale de ces vallées, ce qui m’a permis de m’assurer que le fond est presque plat ou qu’il ne s’élève de chaque côté qu’en pente très-douce. Ainsi les fragments paraissent provenir de la partie la plus élevée de la vallée, mais il semble plus probable qu’ils proviennent des pentes les plus rapprochées et que depuis lors un mouvement vibratoire ayant une énergie colossale les a étendus en une couche ayant partout le même niveau[9]. Si, pendant le tremblement de terre[10] qui, en 1835, renversa la ville de Concepcion, au Chili, on s’étonna que de petits corps aient été enlevés à quelques pouces au-dessus de la terre, que dire d’un mouvement qui a soulevé des fragments pesant plusieurs tonnes et qui les a poussés çà et là, comme du sable sur une table d’harmonie, pour retrouver leur niveau ? J’ai vu, dans la Cordillère des Andes, les preuves évidentes que des montagnes énormes ont été brisées en mille morceaux, comme on peut briser une croûte de pain, et que les différentes couches qui les composaient, d’horizontales qu’elles étaient, sont devenues verticales ; mais jamais, autant que ces torrents de pierres, scène n’a présenté à mon esprit l’idée d’une convulsion telle que nous en chercherions vainement trace dans les annales historiques. Quoi qu’il en soit, le progrès de la science permettra sans doute de donner bientôt de ces phénomènes une explication aussi simple que celle qu’on a pu donner du transport, qu’on a cru si longtemps inexplicable, des blocs semés dans les plaines de l’Europe.


Il y a peu de remarques à faire sur la zoologie de ces îles. J’ai déjà décrit le vautour ou Polyborus. On y trouve, en outre, des faucons, des hiboux et quelques petits oiseaux terrestres. Il y a un grand nombre d’oiseaux aquatiques, et anciennement, s’il faut en croire les récits des vieux navigateurs, ils devaient être bien plus nombreux encore. J’observai un jour un cormoran qui jouait avec un poisson qu’il avait pris. Huit fois successivement l’oiseau lâcha sa proie, puis plongea après le malheureux poisson, et, bien que l’eau fût très-profonde, le ramena à la surface. J’ai vu aux Zoological Gardens une loutre traiter un poisson de la même manière, absolument comme un chat joue avec une souris. Je ne connais aucun autre cas où dame nature se montre aussi méchamment cruelle. Un autre jour, je me plaçai entre un pingouin (Aptenodytes demersa) et l’eau et je m’amusai beaucoup à observer ses habitudes. C’était un oiseau fort brave et il se battit avec moi pour me repousser jusqu’à ce qu’il eût atteint la mer. Il me fallait lui donner des coups violents pour l’arrêter ; dès qu’il avait fait un pas en avant, il était impossible de le faire reculer et il avait un air déterminé fort curieux à voir ; il roulait la tête de droite à gauche de la façon la plus singulière, comme s’il ne pouvait voir que par la base et la partie antérieure de ses yeux. On appelle ordinairement cet oiseau le pingouin-baudet, parce qu’il a l’habitude, quand il est sur le bord de la mer, de rejeter la tête en arrière et de pousser des cris qui ressemblent, à s’y méprendre, au braiement d’un âne ; quand, au contraire, il est en mer et qu’on ne le dérange pas, il pousse une note profonde, solennelle, qu’on entend souvent pendant la nuit. Quand il plonge, il se sert de ses petites ailes en guise de nageoires, mais sur terre il s’en sort comme de jambes de devant. Quand il se traîne, on pourrait dire à quatre pattes, à travers les buissons ou sur le côté d’une falaise gazonneuse, il se meut si vite, qu’on pourrait facilement le prendre pour un quadrupède. En mer, quand il pêche, il remonte à la surface pour respirer et replonge avec une telle rapidité, que je défie qui que ce soit, à première vue, de ne pas le prendre pour un poisson qui saute hors de l’eau pour son plaisir.

Deux espèces d’oies fréquentent les îles Falkland. Une de ces espèces, Anas magellanica, se trouve communément dans toute l’île ; ces oiseaux vont par couples ou en petites bandes. Ils n’émigrent pas, mais construisent leurs nids sur les petits îlots qui entourent l’île principale. On suppose que c’est par crainte des renards ; c’est peut-être pour la même cause que ces oiseaux, presque apprivoisés pendant le jour, deviennent craintifs et fort sauvages dès qu’il fait nuit. Ils se nourrissent entièrement de matières végétales. L’oie des rochers, Anas antarctica, ainsi appelée parce qu’elle habite exclusivement sur le bord de la mer, est commune dans ces îles, ainsi que sur la côte occidentale de l’Amérique, jusqu’au Chili. Dans les canaux profonds et solitaires de la Terre de Feu on aperçoit constamment des couples de cette oie perchés sur quelque pointe de rocher. Le mâle, blanc comme la neige, est accompagné de sa femelle, un peu plus foncée que lui.

On trouve en grande abondance, dans ces îles, un grand canard lourdaud (Anas brachyptera) qui pèse quelquefois 22 livres. Autrefois on avait donné à ces oiseaux, en raison de la façon extraordinaire dont ils se servent de leurs ailes pour ramer sur l’eau, le nom de chevaux de course ; aujourd’hui, et à plus juste titre, on les appelle des bateaux à vapeur. Leurs ailes sont trop petites et trop faibles pour leur permettre de voler, mais ils s’en servent en partie pour nager, en partie pour frapper l’eau, et arrivent ainsi à se mouvoir très-rapidement. On peut les comparer alors à un canard domestique poursuivi par un chien ; mais je suis sûr que cet oiseau agite ses ailes l’une après l’autre au lieu de les agiter toutes deux ensemble, comme le font les autres oiseaux. Ces canards si lourds font un tel bruit et font voler l’eau de telle façon, qu’il est fort curieux de les observer.

Ainsi, on trouve dans l’Amérique méridionale trois oiseaux qui se servent de leurs ailes pour d’autres usages que le vol : le pingouin, qui s’en sert en guise de nageoires ; le canard dont je viens de parler, qui s’en sert en guise de rames ; et l’autruche, qui s’en sert en guise de voiles. L’Apteryx de la Nouvelle-Zélande, aussi bien que son gigantesque prototype éteint, le Deinornis, ne possèdent que des ailes rudimentaires. Le bateau à vapeur ne peut plonger que pendant très-peu de temps. Il se nourrit exclusivement de coquillages qu’il trouve sur les rochers, alternativement couverts et découverts par la marée ; aussi la tête et le bec sont-ils devenus extrêmement lourds et extrêmement forts afin de pouvoir briser ces coquillages. La tête est si dure, que je parvins à grand’peine à en fracturer une avec mon marteau de géologue, et tous nos chasseurs apprirent bientôt à leurs dépens combien ces oiseaux ont la vie dure. Le soir, alors que, réunis en troupeau, ils nettoient leurs plumes, ils font entendre le même concert de cris que les grenouilles sous les tropiques.


J’ai pu, à la Terre de Feu aussi bien qu’aux îles Falkland, faire de nombreuses observations sur les animaux marins inférieurs, mais ils offrent en somme fort peu d’intérêt général[11]. Je ne rapporterai ici qu’une seule classe de faits relatifs à certains zoophytes placés dans la division des Bryozoaires la mieux organisée de cette classe. Plusieurs genres, les Flustres, les Eschares, les Cellaria, les Crisia et d’autres encore, se ressemblent sous ce rapport qu’ils possèdent, attachés à leurs cellules, de singuliers organes mobiles, les Avicularia, ressemblant à ceux de la Flustra avicularia que l’on trouve dans les mers européennes. Cet organe, dans la plupart des cas, ressemble beaucoup à la tête d’un vautour, mais la mandibule inférieure peut s’ouvrir beaucoup plus largement que le bec d’un oiseau. La tête elle-même, ajustée à l’extrémité d’un cou assez court, peut se mouvoir dans beaucoup de directions. Chez un de ces zoophytes, la tête elle-même est fixe, mais la mâchoire inférieure libre de ses mouvements ; chez un autre, cette mâchoire inférieure est remplacée par un capuchon triangulaire, avec une trappe admirablement adaptée. Dans le plus grand nombre des espèces, chaque cellule est pourvue d’une tête ; quelques autres espèces en possèdent deux par cellule.

Les deux cellules de l’extrémité des branches de ces Bryozoaires, contiennent des polypes qui sont loin d’être parvenus à leur maturité ; cependant les Avicularia ou têtes de vautour qui y sont accolées, bien que petites, sont parfaites sous tous les rapports. Quand on enlève avec une aiguille le polype de l’une des cellules, ces organes ne paraissent pas en être affectés. Quand on coupe la tête de vautour, la mandibule inférieure conserve la faculté de s’ouvrir et de se refermer. La plus singulière particularité de leur conformation est peut-être que, lorsqu’il y a plus de deux rangées de cellules sur une branche, les appendices des cellules centrales n’ont que le quart de la grosseur de ceux des cellules extérieures. Les mouvements de ces appendices varient selon les espèces ; chez quelques espèces je n’ai pas remarqué le moindre mouvement, tandis que chez d’autres la tête oscille d’avant en arrière, chaque oscillation durant environ cinq secondes et la mandibule inférieure restant ordinairement toute grand ouverte ; d’autres se meuvent rapidement et par soubresauts. Quand on touche le bec avec une aiguille, il en saisit la pointe avec tant de force qu’on peut ébranler toute la branche.

Ces corps ne jouent aucun rôle dans la production des œufs ou des gemmules, car ils se forment avant que les jeunes polypes paraissent dans les cellules, à l’extrémité des branches croissantes. En outre, comme ils se meuvent indépendamment des polypes et qu’ils ne semblent en aucune façon leur être reliés, comme ils diffèrent en grosseur sur la rangée intérieure et sur la rangée extérieure des cellules, je n’ai pas le moindre doute que dans leurs fonctions ils ne soient plutôt liés à l’ensemble des branches qu’aux polypes qui occupent les cellules. Les appendices charnus de l’extrémité inférieure de la plume de mer, décrite à Bahia Blanca, font de la même façon partie de la colonie de zoophytes, tout comme les racines d’un arbre font partie de l’ensemble de l’arbre et non de la feuille ou du bourgeon individuel.

Chez un autre petit bryozoaire fort élégant (Crisia ?), chaque cellule porte une sorte de brosse à longues dents qui a la faculté de se mouvoir rapidement. Chacune de ces brosses et chacune des têtes de vautour se meuvent ordinairement indépendamment des autres ; mais quelquefois toutes celles situées sur les deux côtés d’une branche, quelquefois celles d’un côté seulement, se meuvent en même temps ; d’autres fois chacune se meut successivement après sa voisine. Ces actes nous présentent évidemment une transmission aussi parfaite de la volonté chez le zoophyte, bien qu’il soit composé de milliers de polypes distincts, que celle que nous pouvons observer chez un animal. Nous avons déjà vu d’ailleurs que la plume de mer se retirait entièrement dans le sable, sur la côte de Bahia Blanca, dès que l’on touchait une de ses parties. Je puis constater un autre exemple d’action uniforme, bien que d’une nature toute différente, chez un zoophyte très-proche parent des Clytia et par conséquent très-simplement organisé. Je conservais chez moi une grosse touffe de cet animal dans un bassin plein d’eau salée ; la nuit, dès que je touchais une partie quelconque d’une de ses branches, la masse entière devenait admirablement phosphorescente, émettant une lumière verte ; je ne crois pas d’ailleurs avoir jamais vu corps plus magnifiquement phosphorescent. Mais, ce qu’il y a de plus remarquable, c’est que les éclats lumineux partaient de la base pour remonter jusqu’à l’extrémité de toutes les branches.

L’étude de ces animaux composés m’a toujours vivement intéressé. Que peut-il y avoir de plus remarquable que de voir un corps ressemblant à une plante produisant un œuf doué de la faculté de nager et de choisir un endroit convenable pour s’y fixer ? Puis cet œuf se développe sous forme de branchages, portant chacun d’innombrables animaux distincts, qui ont souvent des organismes fort compliqués. Ces branchages, en outre, portent quelquefois, comme nous venons de le voir, des organes qui ont la faculté de se mouvoir et qui sont indépendants des polypes. Quelque surprenante que doive toujours paraître cette réunion d’individus distincts sur une tige commune, chaque arbre nous présente le même phénomène, car on doit considérer ses bourgeons comme autant de plantes individuelles. Toutefois il paraît tout naturel de considérer un polype qui possède une bouche, des intestins et d’autres organes comme un individu distinct, tandis que l’individualité d’un bourgeon ne se conçoit pas aussi facilement. Aussi la réunion d’individus distincts sur un corps commun est-elle plus frappante dans une colonie de zoophytes que dans un arbre. On conçoit plus facilement ce que peut être un animal composé dont, sous quelques rapports, l’individualité de chacune des parties n’est pas complète, si l’on se souvient que l’on peut produire deux créatures distinctes en en coupant une seule avec un couteau, et que la nature elle-même se charge souvent de la bisection. Nous pouvons considérer les polypes d’un zoophyte ou les bourgeons d’un arbre comme des cas où la division de l’individu ne s’est pas complètement opérée. Il est certain que, dans le cas des arbres et, à en juger par analogie, dans le cas des zoophytes, les individus propagés au moyen de bourgeons semblent avoir entre eux une parenté bien plus intime que celle qui existe entre les œufs ou les graines et leurs parents. Il semble maintenant bien établi que les plantes propagées au moyen de bourgeons ont toutes une vie égale en durée ; et chacun sait quels caractères singuliers et nombreux se transmettent sûrement au moyen des bourgeons, des boutures et des greffes, caractères qui ne se transmettent jamais ou qui ne se transmettent que bien rarement par la propagation séminale.



  1. Selon Volney (t. I, p. 351), des buissons, des rats, des gazelles et des lièvres en quantité considérable constituent le principal caractère des déserts de la Syrie. En Patagonie, le guanaco remplace la gazelle, et l’agouti le lièvre.
  2. J’ai remarqué que, plusieurs heures avant la mort d’un condor, tous les poux dont il est couvert viennent se placer sur les plumes extérieures. On m’a affirmé qu’il en était toujours ainsi.
  3. London, Magazine of Nat. Hist., vol. VII.
  4. D’après des observations publiées depuis notre voyage, et plus particulièrement d’après plusieurs lettres intéressantes du capitaine Sulivan, qui s’est occupé de faire la triangulation de ces îles, il paraît que j’exagère un peu leur mauvais climat. Cependant, quand je pense qu’elles sont presque entièrement recouvertes de tourbe et que le blé n’y mûrit presque jamais, il me semble difficile de croire que le climat, en été, soit aussi sec et aussi beau qu’on l’a prétendu dernièrement.
  5. Lesson, Zoologie du voyage de la Coquille, t. I, p. 108. Tous les premiers voyageurs, et particulièrement Bougainville, déclarent qu’un renard ressemblant quelque peu au loup était le seul animal indigène de cette île. La distinction des deux espèces de lapin repose sur des différences dans la fourrure, la forme de la tête et la petitesse des oreilles. Je peux faire remarquer ici que la différence entre le lièvre irlandais et le lièvre anglais repose sur des caractères presque semblables, mais plus marqués.
  6. J’ai cependant lieu de soupçonner qu’il y a aussi un mulot. Le rat européen commun et la souris se sont fort écartés des habitations des colons. Le cochon commun vit aussi à l’état sauvage sur un des îlots ; tous sont noirs. Les sangliers sont très-féroces et ont d’énormes défenses.
  7. Le Culpeu est le Canis magellanicus, que le capitaine King a ramené du détroit de Magellan. Cet animal est fort commun au Chili.
  8. Pernety, Voyage aux îles Malouines, p. 526.
  9. « Nous n’avons pas été moins saisis d’étonnement à la vue de l’innombrable quantité de pierres de toutes grandeurs, bouleversées les unes sur les autres, et cependant rangées comme si elles avaient été amoncelées négligemment pour remplir des ravins. On ne se lassait pas d’admirer les effets prodigieux de la nature. » Pernety, p. 526.
  10. Un habitant de Mendoza, par conséquent bien capable de juger, m’a assuré qu’il résidait dans ces îles depuis plusieurs années et qu’il n’y avait jamais ressenti la moindre secousse de tremblement de terre.
  11. J’ai été tout surpris, en comptant les œufs d’une grande Doris blanche (cette limace de mer avait 3 pouces et demi de longueur), de leur nombre extraordinaire. Une petite enveloppe sphérique contient de deux à cinq œufs, ayant chacun 3 millièmes de pouce de diamètre. Ces enveloppes sphériques, accolées deux par deux en rangées transversales, forment une espèce de ruban ; le ruban que j’ai observé adhérait par un de ses bords au rocher et formait un ovale s’élevant régulièrement ; il mesurait 20 pouces de longueur et un demi-pouce de largeur. En comptant combien il y avait de boules dans la dixième partie d’un pouce, j’en arrivai à la conclusion, fort au-dessous de la vérité d’ailleurs, qu’il y avait six cent mille œufs dans le ruban. Cependant cette Doris n’est certainement pas commune, car, bien que je fusse constamment occupé à chercher sous les pierres, je n’en ai vu que sept. Mais aucune erreur n’est plus répandue chez les naturalistes que celle-ci, à savoir : que le nombre des individus d’une espèce dépend de la puissance de propagation de cette espèce.