Voyage d’un naturaliste autour du monde/Chapitre 10

Traduction par Ed. Barbier.
C. Reinwald (p. 219-247).


CHAPITRE X


La Terre de Feu ; notre arrivée. — La baie de la Réussite. — Les Fuégiens que nous avons à bord. — Entrevue avec les sauvages. — Spectacle qu’offrent les forêts. — Le cap Horn. — La baie de Wigwam. — Misérable condition des sauvage ». — Famines. — Cannibales. — Matricide. — Sentiments religieux. — Terrible tempête. — Le canal du Beagle. — Le détroit de Ponsonby. — Nous construisons des wigwams et nous établissons les Fuégiens. — Bifurcation du canal du Beagle. — Glaciers. — Retour au vaisseau. — Seconde visite du vaisseau au village que nous avons fondé. — Égalité parfaite chez les indigènes.




La Terre de Feu.


17 décembre 1832. — Après ces remarques sur la Patagonie et sur les îles Falkland, je vais décrire notre première visite à la Terre de Feu. Un peu après midi nous doublons le cap Saint-Diego et nous entrons dans le fameux détroit de Le Maire. Nous longeons de près la côte de la Terre de Feu, mais cependant la silhouette tourmentée de l’inhospitalière terre des États se montre à travers les nuages. Dans l’après-midi nous jetons l’ancre dans la baie de la Réussite. Nous recevons à notre entrée un salut digne des habitants de cette terre sauvage. Un groupe de Fuégiens, dissimulés en partie par l’épaisse forêt, s’était placé sur une pointe de rocher dominant la mer ; au moment de notre passage, ils sautent en agitant leurs guenilles et en poussant un long hurlement sonore. Les sauvages suivent le vaisseau, et, à la nuit tombante, nous apercevons le feu qu’ils ont allumé et nous entendons une fois encore leur cri sauvage. Le port consiste en une belle nappe d’eau à demi entourée de montagnes arrondies et peu élevées de schiste argileux, que recouvre jusqu’au bord de l’eau une épaisse forêt. Un seul coup d’œil jeté sur le paysage me suffit pour comprendre que je vais voir là des choses toutes différentes de celles que j’ai vues jusqu’à présent. Pendant la nuit le vent s’élève et bientôt souffle en tempête, mais les montagnes nous protègent ; en mer, nous aurions beaucoup souffert ; nous aussi, comme tant d’autres, nous pouvons donc saluer cette baie du nom de baie de la Réussite.

Le lendemain matin, le capitaine envoie une escouade à terre pour ouvrir des communications avec les indigènes. Arrivés à portée de la voix, un des quatre sauvages présents à notre débarquement s’avance pour nous recevoir et commence à crier aussi fort qu’il le peut, pour nous indiquer l’endroit où nous devons prendre terre. Dès que nous sommes débarqués, les sauvages paraissent quelque peu alarmés, mais continuent à parler et à faire des gestes avec une grande rapidité. C’est là, sans contredit, le spectacle le plus curieux et le plus intéressant auquel j’aie jamais assisté. Je ne me figurais pas combien est énorme la différence qui sépare l’homme sauvage de l’homme civilisé, différence certainement plus grande que celle qui existe entre l’animal sauvage et l’animal domestique, ce qui s’explique, d’ailleurs, par ce fait, que l’homme est susceptible de faire de plus grands progrès. Notre principal interlocuteur, un vieillard, paraissait être le chef de la famille ; avec lui se trouvaient trois magnifiques jeunes gens fort vigoureux et ayant environ 6 pieds ; on avait renvoyé les femmes et les enfants. Ces Fuégiens forment un contraste frappant avec la misérable race rabougrie qui habite plus à l’ouest et semblent proches parents des fameux Patagoniens du détroit de Magellan. Leur seul vêtement consiste en un manteau fait de la peau d’un guanaco, le poil en dehors ; ils jettent ce manteau sur leurs épaules et leur personne se trouve ainsi aussi souvent nue que couverte. Leur peau a une couleur rouge cuivrée, mais sale.

Le vieillard portait sur la tête un bandeau surmonté de plumes blanches, lequel retenait en partie ses cheveux noirs, grossiers et formant une masse impénétrable. Deux bandes transversales ornaient son visage : l’une, peinte en rouge vif, s’étendait d’une oreille à l’autre en passant par la lèvre supérieure ; l’autre, blanche comme de la craie, parallèle à la première, passait à la hauteur des yeux et couvrait les paupières. Ses compagnons portaient aussi comme ornements des bandes noircies au charbon. En somme, cette famille ressemblait absolument à ces diables que l’on fait paraître sur la scène dans le Freyschütz ou dans les pièces analogues.

Leur abjection se peignait jusque dans leur attitude et on pouvait facilement lire sur leurs traits la surprise, l’étonnement et l’inquiétude qu’ils ressentaient. Toutefois, dès que nous leur eûmes donné des morceaux d’étoffe écarlate qu’ils attachèrent immédiatement autour de leur cou, ils nous firent mille démonstrations d’amitié. Le vieillard, pour nous prouver cette amitié, nous caressait la poitrine tout en faisant entendre une espèce de gloussement semblable à celui que poussent certaines personnes pour appeler les poulets. Je fis quelques pas avec le vieillard et il répéta plusieurs fois sur ma personne ces démonstrations amicales, qu’il acheva en me donnant en même temps sur la poitrine et sur le dos trois tapes assez fortes. Puis il se découvrit la poitrine pour que je lui rende le compliment, ce que je fis, et ce qui parut le rendre fort heureux. À notre point de vue, le langage de ce peuple mérite à peine le nom de langage articulé. Le capitaine Cook l’a comparé au bruit que ferait un homme en se nettoyant la gorge, mais très-certainement aucun Européen n’a jamais fait entendre bruits aussi durs, notes aussi gutturales en se nettoyant la gorge.

Ce sont d’excellents mimes. Aussi souvent que l’un de nous toussait ou bâillait ou faisait un mouvement un peu singulier, ils le répétaient immédiatement. Un de nos hommes, pour s’amuser, se mit à loucher et à faire des grimaces ; aussitôt un des jeunes Fuégiens, dont le visage était peint tout en noir, sauf une bande blanche à la hauteur des yeux, se mit aussi à faire des grimaces, et il faut avouer qu’elles étaient bien plus hideuses que celles de notre matelot. Ils répètent très-correctement tous les mots d’une phrase qu’on leur adresse et ils se rappellent ces mots pendant quelque temps. Nous savons cependant, nous autres Européens, combien il est difficile de distinguer séparément les mots d’une langue étrangère. Qui de nous, par exemple, pourrait suivre un Indien de l’Amérique dans une phrase de plus de trois mots ? Tous les sauvages semblent posséder, à un point extraordinaire, cette faculté de la mimique. On m’a dit que les Cafres ont la même qualité si singulière ; on sait aussi que les Australiens sont célèbres pour la faculté qu’ils ont d’imiter la démarche et la manière de se tenir d’un homme, et cela de façon si parfaite qu’on le reconnaît immédiatement. Comment expliquer cette faculté ? Est-ce une conséquence des habitudes de perception plus souvent exercée par les sauvages ? est-ce un résultat de leurs sens plus développés, si on les compare aux nations depuis longtemps civilisées ?

Un de nos hommes se mit à chanter ; je crus alors que les Fuégiens allaient tomber à terre, tant ils étaient étonnés. Ils éprouvèrent le même étonnement en nous voyant danser ; mais un des jeunes gens se prêta de bonne grâce à faire un tour de valse. Quelque peu accoutumés qu’ils semblassent être à voir des Européens, ils connaissaient cependant nos armes à feu, qui semblaient leur inspirer une salutaire terreur ; pour rien au monde ils ne voudraient toucher un fusil. Ils nous demandèrent des couteaux en leur donnant le nom espagnol de cuchilla. Ils nous faisaient en même temps comprendre ce qu’ils voulaient en faisant semblant d’avoir un morceau de gras de baleine dans la bouche et en faisant alors le mouvement de le couper au lieu de le déchirer.

Je n’ai pas encore parlé des Fuégiens que nous avions à bord. Pendant le précédent voyage de l’Adventure et du Beagle, de 1826 à 1830, le capitaine Fitz-Roy prit comme otages un certain nombre d’indigènes pour les punir d’avoir volé un bateau, ce qui avait causé de graves embarras à une escouade occupée à des relevés hydrographiques. Le capitaine emmena quelques-uns de ces indigènes en Angleterre, outre un enfant qu’il acheta pour un bouton de nacre, déterminé qu’il était à leur donner quelque éducation et à leur enseigner quelques principes religieux, le tout à ses frais. Établir ces indigènes dans leur patrie, tel était un des principaux motifs qui avaient amené le capitaine Fitz-Roy à la Terre de Feu. Avant même que l’amirauté eût résolu d’armer cette expédition, le capitaine Fitz-Roy avait généreusement affrété un navire pour ramener ces Fuégiens dans leur pays. Un missionnaire, R. Matthews, accompagnait les indigènes ; mais le capitaine Fitz-Roy a publié une étude si complète sur ces gens, que je me bornerai à quelques courtes remarques. Le capitaine avait originellement emmené en Angleterre deux hommes, dont l’un mourut en Europe de la petite vérole, un jeune garçon et une petite fille ; nous avions alors à bord York Minster, Jemmy Button (nom qu’on lui avait donné pour rappeler le prix qu’il avait été payé) et Fuegia Basket. York Minster était un homme d’âge moyen, petit, gros, très-fort ; il avait le caractère réservé, taciturne, morose, très-violent quand il était en colère. Il aimait beaucoup quelques personnes à bord, son intelligence était assez développée. Tout le monde aimait Jemmy Button, bien que lui aussi fût sujet à de violents accès de colère. Il était fort gai, riait presque toujours et, rien qu’à voir ses traits, on devinait immédiatement son excellent caractère. Il éprouvait une profonde sympathie pour quiconque souffrait ; quand la mer était mauvaise, j’avais souvent le mal de mer ; il venait alors me trouver et me disait d’une voix plaintive : « Pauvre, pauvre homme ! » Mais il avait navigué si longtemps que rien n’était plus drôle, à son sens, qu’un homme ayant le mal de mer ; aussi se détournait-il ordinairement pour cacher un sourire ou même un éclat de rire, puis il répétait son « Pauvre, pauvre homme ! » Bon patriote, il avait coutume de dire tout le bien possible de sa tribu et de son pays, où il y avait, disait-il, ce qui était parfaitement vrai d’ailleurs, « une grande quantité d’arbres » ; mais il se moquait de toutes les autres tribus. Il déclarait emphatiquement que, dans son pays, il n’y avait pas de diable. Jemmy était petit, gros, gras et extrêmement coquet ; il portait toujours des gants, se faisait couper les cheveux et éprouvait un violent chagrin si l’on venait à salir ses bottes bien cirées. Il aimait beaucoup à se regarder dans un miroir, ce dont s’aperçut bien vite un petit Indien fort gai du rio Negro, qui resta avec nous à bord pendant quelques mois et qui avait l’habitude de se moquer de lui. Jemmy, fort jaloux des attentions que l’on pouvait avoir pour ce petit garçon, ne l’aimait pas du tout et avait coutume de dire en hochant gravement la tête : « Trop de gaieté ! » Quand je me rappelle toutes ses bonnes qualités, j’éprouve encore, aujourd’hui, je dois l’avouer, le plus profond étonnement à la pensée qu’il appartenait à la même race que les sauvages ignobles, infects, que nous avons vus à la Terre de Feu, et que probablement il avait le même caractère qu’eux. Fuegia Basket, enfin, était une jeune fille gentille, modeste, réservée, aux traits assez agréables, mais qui quelquefois s’assombrissaient ; elle apprenait tout fort vite, et surtout les langues. Nous eûmes la preuve de cette étonnante facilité par la quantité d’espagnol et de portugais qu’elle apprit en fort peu de temps à Rio de Janeiro et à Montevideo et par ce qu’elle était arrivée à savoir d’anglais. York Minster se montrait fort jaloux des attentions que l’on pouvait avoir pour elle et il était clair qu’il avait l’intention d’en faire sa femme dès qu’ils seraient de retour dans leur pays.

Bien que tous trois comprissent et parlassent assez bien l’anglais, il était toutefois singulièrement difficile de savoir par eux quelles étaient les habitudes de leurs compatriotes. Cela provenait, je crois, en partie de ce qu’il leur était fort difficile de comprendre la moindre alternative. Quiconque est habitué aux jeunes enfants sait combien il est difficile d’obtenir d’eux une réponse aux questions les plus simples : une chose est-elle blanche ou noire, par exemple ? L’idée du noir et l’idée du blanc semblent alternativement remplir leur esprit. Il en était de même pour ces Fuégiens ; aussi, le plus souvent, était-il impossible de savoir, en les interrogeant à nouveau, si on avait bien compris ce qu’ils vous avaient dit d’abord. Ils avaient la vue très-perçante ; on sait que les marins, grâce à leur longue habitude, distinguent un objet bien avant un homme habitué à vivre sur terre ; mais York et Jemmy étaient, sous ce rapport, supérieurs de beaucoup à tous les marins à bord. Plusieurs fois ils ont annoncé qu’ils voyaient quelque chose en nommant l’objet qu’ils apercevaient ; tout le monde doutait, et cependant le télescope prouvait qu’ils avaient raison. Ils avaient pleine conscience de cette faculté ; aussi, quand Jemmy avait quelque petite querelle avec l’officier de quart, il ne manquait pas de lui dire : « Moi voir vaisseau, moi pas dire. »

Rien de plus curieux à observer que la conduite des sauvages envers Jemmy Button lors de notre débarquement. Ils remarquèrent immédiatement la différence qui existait entre lui et nous, ce qui donna lieu à une conversation fort animée entre eux. Puis le vieillard adressa un long discours à Jemmy ; il l’engageait, paraît-il, à rester avec eux. Mais Jemmy comprit fort peu leur langage ; en outre, il semblait avoir honte de ses compatriotes. Quand York Minster vint ensuite à terre, ils le remarquèrent immédiatement aussi et lui dirent qu’il devrait se raser ; c’est à peine cependant s’il avait vingt poils microscopiques sur la figure, tandis que nous tous nous portions toute notre barbe. Ils examinèrent la couleur de sa peau et la comparèrent avec la nôtre. L’un de nous leur montra son bras nu et ils s’extasièrent sur sa blancheur en poussant exactement les mêmes exclamations de surprise, en faisant absolument les mêmes gestes qu’un orang-outang l’a fait devant moi aux Zoological Gardens. Autant que nous avons pu le savoir, ces sauvages ont pris pour nos femmes deux ou trois des officiers un peu plus petits et un peu plus blonds que les autres, bien qu’ils portassent des barbes magnifiques. Un de ces Fuégiens, fort grand, était agréablement flatté que l’on admirât sa taille. Quand on le plaçait dos à dos avec le plus grand de nos matelots, il essayait de se mettre sur un terrain plus élevé ou de se soulever sur la pointe des pieds. Il ouvrait la bouche pour nous montrer ses dents ; il se tournait pour qu’on pût le voir de profil, et il faisait tous ces gestes avec un tel air de contentement de soi-même, qu’il se croyait certainement le plus bel homme de la Terre de Feu. Notre premier sentiment de grand étonnement fit bientôt place à l’amusement que nous procuraient ces sauvages, et par l’expression de surprise qu’on voyait à chaque instant se peindre sur leurs traits, et par la mimique à laquelle ils se livraient constamment.


J’essaye, le lendemain, de pénétrer à quelque distance dans l’intérieur du pays. On peut décrire la Terre de Feu en deux mots : un pays montagneux en partie submergé, de telle sorte que de profonds détroits et de vastes baies occupent la place des vallées. Une immense forêt qui s’étend du sommet des montagnes jusqu’au bord de l’eau couvre le flanc des montagnes, sauf toutefois sur la côte occidentale. Les arbres croissent jusqu’à une hauteur de 1000 à 1500 pieds au-dessus du niveau de la mer ; puis vient une ceinture de tourbières, couverte de plantes alpestres fort petites ; puis enfin la ligne des neiges éternelles, lesquelles, selon le capitaine King, descendent dans le détroit de Magellan à une hauteur de 3000 à 4000 pieds. C’est à peine si, dans tout le pays, on peut trouver un seul hectare de plaine. Je ne me rappelle avoir vu qu’une plaine fort petite auprès du port Famine, et une autre un peu plus considérable près de la baie de Gœree. Dans ces deux endroits, comme partout ailleurs, une couche épaisse de tourbe marécageuse recouvre le sol. À l’intérieur même des forêts, le sol disparaît sous une masse de matières végétales qui se putréfient lentement et qui, constamment imbibées d’eau, cèdent sous le pied.

Il me devient bientôt impossible de continuer ma route à travers les bois ; je m’avance donc le long d’un torrent. Tout d’abord, c’est à peine si je puis faire quelques pas à cause des cataractes et des nombreux troncs d’arbres tombés qui barrent le passage ; mais le lit du torrent s’élargit bientôt, les inondations ayant emporté les bords. J’avance lentement pendant une heure en suivant les rives rugueuses et déchiquetées du torrent, mais la grandeur et la beauté du spectacle compensent bientôt toutes mes fatigues. La sombre profondeur du ravin concorde bien avec les preuves de violence que l’on remarque de toutes parts. De chaque côté, on voit des masses irrégulières de rochers et des arbres déracinés ; d’autres arbres, encore debout, sont pourris jusqu’au cœur et prêts à tomber. Cette masse confuse d’arbres bien portants et d’arbres morts me rappelle les forêts des tropiques, et cependant il y a une profonde différence : dans ces tristes solitudes que je visite actuellement la mort, au lieu de la vie, semble régner en souveraine. Je continue ma route le long du torrent jusqu’à un endroit où un grand éboulement a dégagé un espace assez considérable sur le flanc de la montagne ; à partir de là l’ascension devient moins fatigante, et j’atteins bientôt à une assez grande élévation pour pouvoir examiner à loisir les bois environnants. Les arbres appartiennent tous à la même espèce, le Fagus betuloides ; il y a, en outre, un fort petit nombre d’autres espèces de Fagus. Ce hêtre conserve ses feuilles pendant toute l’année, mais son feuillage affecte une couleur vert brunâtre légèrement teintée de jaune toute particulière. Le paysage entier revêt cette teinte ; aussi offre-t-il un aspect sombre et morne. Il est bien rare d’ailleurs que les rayons du soleil l’égayent un peu.

20 décembre. — Une colline ayant environ 1500 pieds de hauteur forme un des côtés de la baie où nous nous trouvons. Le capitaine Fitz-Roy lui donne le nom de Sir J. Banks en souvenir de la malheureuse excursion qui coûta la vie à deux hommes de son équipage et d’où le docteur Solander pensa ne pas revenir. La tempête de neige, cause de leur infortune, se déchaîna au milieu de janvier, qui correspond à notre mois de juillet, et cela dans la latitude de Durham ! Je désirais beaucoup atteindre le sommet de cette montagne pour recueillir des plantes alpestres, car dans les terres basses il y a fort peu de fleurs, de quelque nature que ce soit. Nous suivons jusqu’à sa source le torrent que j’avais déjà suivi la veille, et à partir de ce point nous sommes forcés de nous ouvrir un passage à travers les arbres. En conséquence de l’élévation à laquelle ils poussent et des vents impétueux qui règnent sur ces hauteurs, ces arbres sont épais, rabougris, tordus en tous sens. Nous arrivons enfin à ce que d’en bas nous avions pris pour un tapis de beau gazon vert ; mais nous trouvons malheureusement une masse compacte de petits bouleaux ayant 4 ou 5 pieds de hauteur. Ils sont certainement aussi épais que les bordures de buis dans nos jardins et, dans l’impossibilité de nous ouvrir un chemin à travers ces arbres, nous sommes obligés de marcher à la surface. Après bien des fatigues nous atteignons enfin la région tourbeuse et, un peu plus loin, le rocher nu.

Un étroit plateau relie cette montagne à une autre, distante de quelques milles ; cette montagne est plus élevée, car elle est en partie couverte de neige. Comme il est encore de bonne heure, nous nous décidons à nous y rendre tout en herborisant. Nous sommes sur le point de renoncer à cette excursion, tant la route est difficile, quand nous trouvons un sentier fort droit et fort bien battu, tracé par les guanacos ; ces animaux, en effet, tout comme les moutons, se suivent toujours à la file. Nous atteignons la colline, c’est la plus élevée qui se trouve dans le voisinage immédiat ; les eaux qui en proviennent s’écoulent vers la mer dans une autre direction. Nous jouissons d’un magnifique coup d’œil sur le pays environnant ; au nord s’étend un terrain marécageux, mais au sud nous apercevons une scène sauvage et magnifique bien digne de la Terre de Feu. Quelle grandeur mystérieuse dans ces montagnes qui s’élèvent les unes derrière les autres en laissant entre elles de profondes vallées, montagnes et vallées recouvertes par une sombre masse de forêts impénétrables ! Dans ce climat, où les tempêtes se succèdent presque sans interruption avec accompagnement de pluie, de grêle et de neige, l’atmosphère semble plus sombre que partout ailleurs. On peut admirablement juger de cet effet, quand, dans le détroit de Magellan, on regarde vers le sud ; vus de cet endroit, les nombreux canaux qui s’enfoncent dans les terres, entre les montagnes, revêtent des teintes si sombres, qu’ils semblent conduire hors des limites de ce monde.

21 décembre. — Le Beagle met à la voile. Le lendemain, grâce à une excellente brise de l’est, nous nous approchons des Barnevelts. Nous passons devant les immenses rochers qui forment le cap Deceit, et, vers trois heures, nous doublons le cap Horn, battu par les tempêtes. La soirée est admirablement calme, et nous pouvons jouir du magnifique spectacle qu’offrent les îles voisines. Mais le cap Horn semble exiger que nous lui payions son tribut, et, avant qu’il soit nuit close, il nous envoie une effroyable tempête qui souffle juste en face de nous. Nous devons gagner la haute mer, et, le lendemain, en nous approchant à nouveau de la terre, nous apercevons ce fameux promontoire, mais cette fois avec tous les caractères qui lui conviennent, c’est-à-dire enveloppé de brouillards et entouré d’un véritable ouragan de vent et d’eau. D’immenses nuages noirs obscurcissent le ciel, les coups de vent, la grêle nous assaillent avec une si extrême violence, que le capitaine se détermine à gagner, si faire se peut, Wigwam Cove. C’est un excellent petit port situé à peu de distance du cap Horn ; nous y jetons l’ancre par une mer fort calme la veille même de Noël. Un coup de vent, qui descend des montagnes et qui fait bondir le vaisseau sur ses ancres, nous rappelle de temps en temps la tempête qui règne au dehors de cet excellent abri.

22 décembre. — Tout auprès du port s’élève à la hauteur de 1700 pieds une colline appelée le Pic de Kater. Toutes les îles environnantes consistent en masses coniques de grès vert mélangé quelquefois à des collines moins régulières de schiste argileux qui a subi l’action du feu. On peut considérer cette partie de la Terre de Feu comme l’extrémité submergée de la chaîne de montagnes à laquelle j’ai déjà fait allusion. Ce nom de wigwam provient de quelques habitations fuégiennes qui entourent le port ; mais on eût pu appliquer, avec autant de raison, la même appellation à toutes les baies voisines. Les habitants se nourrissent principalement de coquillages, aussi doivent-ils changer constamment de résidence ; mais ils reviennent à certains intervalles habiter les mêmes endroits, ce que prouvent les amas de vieilles coquilles qui forment quelquefois des tas pesant plusieurs tonneaux. On peut distinguer ces amas à une grande distance, en conséquence de la couleur vert clair de certaines plantes qui les recouvrent invariablement. Au nombre de ces plantes on peut citer le céleri sauvage et le cochléaria, deux plantes éminemment utiles, mais dont les indigènes n’ont pas encore découvert les qualités.

Le wigwam fuégien ressemble absolument par sa forme et par sa grandeur à un tas de foin. Il consiste simplement en quelques branches cassées fichées en terre, et dont les interstices sont fort imparfaitement bouchés d’un côté avec quelques touffes d’herbes et quelques branchages. Ces wigwams représentent à peine le travail d’une heure ; les indigènes ne s’en servent d’ailleurs que pendant quelques jours. J’ai vu à la baie de Gœree un endroit où un de ces hommes nus avait passé la nuit, et qui n’offrait certainement pas plus d’abri que le gîte d’un lièvre. Cet homme vivait évidemment seul ; York Minster me dit que ce devait être un très-méchant homme et que très-probablement il avait volé quelque chose. Sur la côte occidentale, les wigwams sont toutefois un peu plus convenables, recouverts qu’ils sont presque tous par des peaux de phoque. Le mauvais temps nous retient ici pendant quelques jours. Le climat est détestable ; nous sommes au solstice d’été, et tous les jours il tombe de la neige sur les collines ; tous les jours, dans les vallées, il pleut et il grêle. Le thermomètre marque environ 45 degrés Fahrenheit (7°,2 centigrades) ; mais, pendant la nuit, il tombe à 38 ou 40 degrés (3°,3 à 4°,4 centigrades). On se figure d’ailleurs le climat encore pire qu’il ne l’est réellement, à cause de l’état humide et tempétueux de l’atmosphère, qu’un rayon de soleil vient bien rarement égayer.

Un jour que nous nous rendions à terre auprès de l’île de Wollaston, nous rencontrâmes un canot contenant six Fuégiens. Je n’avais certainement jamais vu créatures plus abjectes et plus misérables. Sur la côte orientale, les indigènes, comme je l’ai dit, portent des manteaux de guanaco et, sur la côte occidentale, ils se couvrent avec des peaux de phoque. Chez ces tribus centrales, les hommes n’ont qu’une peau de loutre ou un morceau de peau quelconque, grand à peu près comme un mouchoir de poche et à peine suffisant pour leur couvrir le dos jusqu’aux reins. Ce morceau de peau est lacé sur la poitrine avec des ficelles, et ils le font passer d’un côté à l’autre de leur corps, selon le point d’où souffle le vent. Mais les Fuégiens qui se trouvaient dans le canot dont je viens de parler étaient absolument nus, même une femme dans la force de l’âge qui se trouvait avec eux. La pluie tombait à torrents et l’eau douce, se mêlant à l’écume de la mer, ruisselait sur le corps de cette femme. Dans une autre baie, à peu de distance, une femme qui nourrissait un enfant nouveau-né vint un jour auprès du vaisseau ; la seule curiosité l’y retint fort longtemps, bien que la neige tombât sur son sein nu et sur le corps de son baby ! Ces malheureux sauvages ont la taille rabougrie, le visage hideux, couvert de peinture blanche, la peau sale et graisseuse, les cheveux mêlés, la voix discordante et les gestes violents. Quand on voit ces hommes, c’est à peine si l’on peut croire que ce soient des créatures humaines, des habitants du même monde que le nôtre. On se demande souvent quelles jouissances peut procurer la vie à quelques-uns des animaux inférieurs ; on pourrait se faire la même question, et avec beaucoup plus de raison, relativement à ces sauvages ! La nuit, cinq ou six de ces êtres humains, nus, à peine protégés contre le vent et la pluie de ce terrible pays, couchent sur le sol humide, serrés les uns contre les autres et repliés sur eux-mêmes comme des animaux. À la marée basse, que ce soit en hiver ou en été, la nuit ou le jour, il leur faut se lever pour aller chercher des coquillages sur les rochers ; les femmes plongent pour se procurer des œufs de mer ou restent patiemment assises des heures entières dans leur canot jusqu’à ce qu’elles aient attrapé quelques petits poissons avec des lignes sans hameçon. Si l’on vient à tuer un phoque, si l’on vient à découvrir la carcasse à demi pourrie d’une baleine, c’est le signal d’un immense festin. Ils se gorgent alors de cette ignoble nourriture et, pour compléter la fête, mangent quelques baies ou quelques champignons qui n’ont aucun goût.

Les Fuégiens souffrent souvent de la famine. M. Low, capitaine d’un navire faisant la pêche des phoques, qui connaît parfaitement les indigènes de ce pays, m’a donné de curieux détails sur cent cinquante d’entre eux habitant la côte occidentale. Ils étaient horriblement maigres et soufraient beaucoup ; une série de tempêtes avait empêché les femmes d’aller ramasser des coquillages sur les rochers ; ils n’avaient pas pu mon plus mettre leurs canots à la mer pour aller pêcher des phoques. Quelques-uns d’entre eux partirent un matin « pour faire un voyage de quatre jours de marche, dirent les autres Indiens à M. Low, afin de se procurer des vivres ». À leur retour, le capitaine alla à leur rencontre ; ils étaient extrêmement fatigués, chaque homme portait un grand morceau de chair de baleine pourrie ; pour porter ce fardeau plus facilement, ils avaient fait un trou au centre de chaque morceau et ils y avaient passé la tête, exactement comme les Gauchos portent leurs ponchos ou manteaux. Dès que l’on avait apporté cette chair pourrie dans un wigwam, un vieillard la découpait en tranches minces, qu’il faisait frire pendant un instant en marmottant quelques paroles, puis il les distribuait à la famille affamée, qui, pendant tous ces préparatifs, gardait un profond silence. M. Low croit que, toutes les fois qu’une baleine vient à s’échouer sur la côte, les indigènes en enterrent de grands morceaux dans le sable comme ressource en temps de famine ; un jeune indigène que nous avions à bord découvrit un jour une de ces réserves. Quand les différentes tribus se font la guerre, elles deviennent cannibales. S’il faut en croire le témoignage indépendant d’un jeune garçon interrogé par M. Low et celui de Jemmy Button, il est certainement vrai que, lorsqu’ils sont vivement pressés par la faim en hiver, ils mangent les vieilles femmes avant de manger leurs chiens ; quand M. Low demanda au jeune garçon pourquoi cette préférence, il répondit : « Les chiens attrapent les loutres, et les vieilles femmes ne les attrapent pas. » Ce jeune garçon raconta ensuite comment on s’y prend pour les tuer : on les tient au-dessus de la fumée jusqu’à ce qu’elles soient étouffées, et, tout en décrivant ce supplice, il imitait en riant les cris des victimes et indiquait les parties du corps que l’on considère comme les meilleures. Quelque horrible que puisse être une telle mort infligée par la main de leurs parents et de leurs amis, il est plus horrible encore de penser aux craintes qui doivent assaillir les vieilles femmes quand la faim commence à se faire sentir. On nous a raconté qu’elles se sauvent alors dans les montagnes, mais les hommes les poursuivent et les ramènent à l’abattoir, leur propre foyer !

Le capitaine Fitz-Roy n’a jamais pu arriver à savoir si les Fuégiens croient à une autre vie. Ils enterrent quelquefois leurs morts dans des cavernes et quelquefois dans les forêts sur les montagnes ; nous n’avons pu savoir quelles sont les cérémonies qui accompagnent la sépulture. Jemmy Ballon ne voulait pas manger d’oiseaux parce qu’il ne voulait pas manger hommes morts ; ils ne parlent même de leurs morts qu’avec répugnance. Nous n’avons aucune raison de croire qu’ils accomplissent aucune cérémonie religieuse ; peut-être, cependant, les paroles marmottées par le vieillard, avant de distribuer la baleine pourrie à sa famille affamée, constituent-elles une prière. Chaque famille ou tribu a son magicien dont nous n’avons jamais pu clairement définir les fonctions. Jemmy croyait aux rêves, mais, comme je l’ai déjà dit, il ne croyait pas au diable. Je ne pense pas, en somme, que les Fuegiens soient beaucoup plus superstitieux que quelques-uns de nos marins, car un vieux quartier-maître croyait fermement que les terribles tempêtes qui nous assaillirent près du cap Horn provenaient de ce que nous avions des Fuégiens à bord. Ce que j’entendis à la Terre de Feu qui se rapprochât le plus d’un sentiment religieux, fut une parole que prononça York Minster au moment où M. Bynoe avait tué quelques petits canards qu’il voulait conserver comme spécimens. York Minster s’écria alors d’un ton solennel : « Oh ! M. Bynoe, beaucoup de pluie, beaucoup de neige, beaucoup de vent. » Il faisait évidemment allusion à une punition quelconque parce qu’on avait gaspillé des aliments qui pouvaient servir à la nourriture humaine. Il nous raconta à cette occasion, et ses paroles étaient saccadées et sauvages et ses gestes violents, qu’un jour son frère retournait à la côte chercher des oiseaux morts qu’il y avait laissés, lorsqu’il vit des plumes voler au vent. Son frère dit (et York imita la voix de son frère) : « Qu’est cela ? » Alors son frère s’avança en rampant, il regarda par-dessus la falaise et vit un sauvage qui ramassait les oiseaux ; il s’avança alors un peu plus près, jeta une grosse pierre à l’homme et le tua. York ajoutait que, pendant longtemps ensuite, il y eut de terribles tempêtes accompagnées de pluie et de neige. Autant que nous avons pu le comprendre, il semblait considérer les éléments eux-mêmes comme des agents vengeurs ; s’il en est ainsi, il est évident que chez une race un peu plus avancée en civilisation, on aurait bientôt déifié les éléments. Que signifient hommes sauvages et méchants ? Ce point m’a toujours paru très-mystérieux ; d’après ce que m’avait dit York, quand nous avions trouvé l’endroit semblable au gîte d’un lièvre où un homme seul avait passé la nuit, j’avais cru que ces hommes étaient des voleurs forcés de quitter leur tribu ; mais d’autres paroles obscures me firent douter de cette explication. J’en suis presque arrivé à la conclusion que ce qu’ils appellent hommes sauvages ce sont les fous.

Les différentes tribus n’ont ni gouvernement ni chef. Chacune d’elles cependant est entourée par d’autres tribus hostiles, parlant des dialectes différents. Elles sont séparées les unes des autres par un territoire neutre qui reste absolument désert ; la principale cause de leurs guerres perpétuelles paraît être la difficulté qu’ils éprouvent à se procurer des aliments. Le pays entier n’est qu’une énorme masse de rochers sauvages, de collines élevées, de forêts inutiles, le tout enveloppé de brouillards perpétuels et tourmenté de tempêtes incessantes. La terre habitable se compose uniquement des pierres du rivage. Pour trouver leur nourriture, ils sont forcés d’errer toujours de place en place, et la côte est si escarpée, qu’ils ne peuvent changer leur domicile qu’au moyen de leurs misérables canots. Ils ne peuvent pas connaître les douceurs du foyer domestique et encore moins celles de l’affection conjugale, car l’homme n’est que le maître brutal de sa femme ou plutôt de son esclave. Quel acte plus horrible a jamais été accompli que celui dont Byron a été témoin sur la côte occidentale ? il vit une malheureuse mère ramasser le cadavre sanglant de son enfant que son mari avait broyé sur les rochers, parce que l’enfant avait renversé un panier plein d’œufs de mer ! Qu’y a-t-il, d’ailleurs, dans leur existence qui puisse mettre en jeu de hautes facultés intellectuelles ? Qu’ont-ils besoin d’imagination, de raison ou de jugement ? Ils n’ont, en effet, rien à imaginer, à comparer, à décider. Pour détacher un lépas du rocher il n’est même pas besoin d’employer la ruse, cette faculté la plus infime de l’esprit. On peut, en quelque sorte, comparer leurs quelques facultés à l’instinct des animaux, ces facultés en effet ne profitant pas de l’expérience. Le canot, leur production la plus ingénieuse, toute primitive qu’elle est, n’a fait aucun progrès pendant les derniers deux cent cinquante ans ; nous n’avons qu’à ouvrir les relations du voyage de Drake pour nous en convaincre.

Quand on voit ces sauvages, la première question qu’on se fait est celle-ci : D’où viennent-ils ? Qui peut avoir décidé, qui a pu forcer une tribu d’hommes à quitter les belles régions du Nord, à suivre la Cordillère, cette épine dorsale de l’Amérique, à inventer et à construire des canots que n’emploient ni les tribus du Chili ni celles du Pérou, ni celles du Brésil, et, enfin, à aller habiter un des pays les plus inhospitaliers qui soient au monde ? Bien que ces réflexions se présentent tout d’abord à l’esprit, on peut être sûr que la plupart d’entre elles ne sont pas fondées. On n’a aucune raison de croire que le nombre des Fuégiens diminue ; nous devons donc supposer qu’ils jouissent d’une certaine dose de bonheur ; or, quel que soit ce bonheur, il est suffisant pour qu’ils tiennent à la vie. La nature, en rendant l’habitude omnipotente, en rendant ses effets héréditaires, a approprié le Fuégien au climat et aux productions de son misérable pays.


Après avoir passé six jours dans la baie de Wigwam, retenus par le mauvais temps, nous reprenons la mer le 30 décembre. Le capitaine désirait aller aborder sur la côte ouest de la Terre de Feu pour débarquer York et Fuégia dans leur propre pays. Dès que nous nous trouvons en pleine mer, nous sommes assaillis par une succession de tempêtes ; en outre, le courant est contre nous, et il nous entraîne jusque par 57°23′ de latitude sud. Le 11 janvier 1833, nous forçons de voiles et nous arrivons à quelques milles de la grande montagne déchiquetée à laquelle le capitaine Cook a donné le nom d’York Minster (origine du nom de notre Fuégien) ; mais une tempête violente nous force à replier nos voiles et à reprendre la haute mer. Les vagues se brisent avec furie sur la côte et l’écume passe par-dessus une falaise ayant plus de 200 pieds de hauteur. Le 12, la tempête redouble de fureur et nous ne savons pas exactement où nous nous trouvons. Il était fort peu agréable d’entendre constamment répéter le cri de commandement : « Attention sous le vent. » Le 13, la tempête atteint son maximum d’intensité ; notre horizon se trouve considérablement rétréci par les nuages d’écume que soulève le vent. La mer a un aspect terrible ; elle ressemble à une immense plaine mouvante, couverte çà et là de neige. Tandis que notre vaisseau fatigue horriblement, les Albatros, les ailes étendues, semblent se jouer du vent. À midi, une immense vague vient se briser sur nous et remplit une des baleinières, qu’on est obligé de jeter immédiatement à la mer. Le pauvre Beagle frissonne sous le choc et pendant quelques instants refuse d’obéir au gouvernail ; mais bientôt, en brave vaisseau qu’il est, il se relève et présente sa proue au vent. Si une seconde vague avait suivi la première, c’en était fait de nous en un instant. Depuis vingt quatre jours nous luttons pour gagner la côte occidentale ; les hommes sont épuisés de fatigue, et, depuis longtemps, n’ont plus un vêtement sec. Le capitaine Fitz-Roy abandonne donc le projet d’aller aborder à l’ouest en contournant la Terre de Feu. Le soir nous allons nous abriter derrière le faux cap Horn et nous jetons l’ancre dans un fond de quarante-sept brasses ; la chaîne, en se déroulant sur le cabestan, laisse échapper de véritables éclairs. Combien est délicieuse une nuit tranquille quand on a été si longtemps le jouet des éléments en fureur !

15 janvier 1833. — Le Beagle jette l’ancre dans la baie de Gœree. Le capitaine Fitz-Roy, résolu à débarquer les Fuégiens dans le détroit de Ponsonby, ce qu’ils désirent, fait équiper quatre embarcations pour les y conduire par le canal du Beagle. Ce canal, découvert par le capitaine Fitz-Roy pendant son précédent voyage, constitue un caractère remarquable de la géographie de ce pays, on pourrait même dire de tous les pays. On peut le comparer à la vallée de Lochness, en Écosse, avec sa chaîne de lacs et de baies. Le canal du Beagle a environ 120 milles de long avec une largeur moyenne, largeur qui varie fort peu, de 2 milles environ. Il est presque partout si parfaitement droit, que la vue, bornée de chaque côté par une ligne de montagnes, se perd dans la distance. Ce canal traverse la partie méridionale de la Terre de Feu, dans la direction de l’est à l’ouest ; vers le milieu un canal irrégulier, nommé le détroit de Ponsonby, vient le rejoindre en formant un angle droit avec lui. C’est là que demeurent la tribu et la famille de Jemmy Button.

19 Janvier. — Trois baleinières et la yole, montées par vingt-huit hommes, partent sous le commandement du capitaine Fitz-Roy. Dans l’après-midi, nous pénétrons dans l’embouchure orientale du canal, et, peu après, nous trouvons une charmante petite baie cachée par quelques îlots qui l’environnent. C’est là que nous dressons nos tentes et que nous allumons nos feux. Rien de plus délicieux que cette scène. L’eau de la petite baie, polie comme un miroir, les branches d’arbre pendant par-dessus les bords des rochers, les bateaux à l’ancre, les tentes soutenues sur les rames, la fumée s’élevant en flocons au-dessus de la forêt qui remplit la vallée, tout est empreint du calme le plus parfait. Le lendemain 20, notre flottille glisse tranquillement sur l’eau du canal et nous entrons dans un district plus habité. Un fort petit nombre de ces indigènes, aucun d’eux peut-être, n’avait encore vu un homme blanc ; dans tous les cas, il est impossible de peindre l’étonnement qu’ils ressentirent à la vue de nos bateaux. De toutes parts brûlaient des feux (d’où le nom de Terre de Feu) et pour attirer notre attention et pour répandre au loin la nouvelle d’un événement extraordinaire. Quelques indigènes nous suivirent pendant plusieurs milles en courant le long de la côte. Je n’oublierai jamais quelle impression me causa l’aspect d’un de ces groupes de sauvages : quatre ou cinq hommes apparurent tout à coup au sommet d’un rocher qui surplombait l’eau ; absolument nus, leurs longs cheveux épars, ils tenaient de grossiers bâtons à la main ; ils sautaient sur le sol, ils jetaient les bras en l’air en faisant les contorsions les plus grotesques et en poussant les hurlements les plus épouvantables.

Vers l’heure du dîner, nous débarquons au milieu d’une troupe de Fuégiens. Tout d’abord ils montrent des dispositions hostiles, car ils gardent leur fronde à la main jusqu’à ce que le capitaine Fitz-Roy fasse avancer son bateau, en laissant les autres en arrière. Mais bientôt nous devenons bons amis ; nous leur faisons quelques présents, et rien ne leur plaît tant qu’un ruban rouge que nous leur attachons autour de la tête. Ils aiment notre biscuit ; mais l’un des sauvages touche du bout du doigt de la viande conservée que j’étais en train de manger et, sentant que cette substance est molle et froide, il montre autant de dégoût que j’aurais pu en ressentir pour un morceau de baleine pourrie. Jemmy se montre tout honteux de ses compatriotes et déclare que sa tribu à lui est toute différente ; il se trompait terriblement, le pauvre garçon. Il est aussi aisé de plaire à ces sauvages qu’il est difficile de les satisfaire. Jeunes et vieux, hommes et enfants, ne cessent de répéter le mot yammerschooner, qui signifie « donnez-moi ». Après avoir indiqué l’un après l’autre presque tous les objets, même les boutons de nos habits, en répétant leur mot favori sur tous les tons possibles, ils finissent par l’employer en lui donnant un sens neutre et s’en vont répétant : Yammerschooner ! Après avoir yammerschoonéré avec passion, mais en vain, pour tout ce qu’ils aperçoivent, ils ont recours à un simple artifice et ils indiquent leurs femmes et leurs enfants, comme s’ils voulaient dire : « Si vous ne voulez pas me donner à moi ce que je vous demande, vous ne le refuserez certes pas à ceux-là. »

Nous essayons en vain, le soir venu, de trouver une anse inhabitée, et nous nous voyons enfin obligés de bivouaquer à peu de distance d’une troupe d’indigènes. Très-inoffensifs pendant qu’ils sont en petit nombre, ils sont, le lendemain matin, 21, rejoints par de nouveaux venus, et nous remarquons des symptômes d’hostilité qui nous font craindre d’avoir à entamer la lutte. Un Européen a de grands désavantages quand il se trouve en présence de sauvages qui n’ont pas la moindre idée de la puissance des armes à feu. Le mouvement même qu’il est obligé de faire pour épauler son fusil le rend, aux yeux du sauvage, de beaucoup inférieur à un homme armé d’un arc et de flèches, d’une lance ou même d’une fronde. Il est presque impossible, d’ailleurs, de leur prouver notre supériorité, si ce n’est en frappant un coup mortel. Tout comme les bêtes sauvages, ils ne paraissent pas s’inquiéter du nombre ; car tout individu, s’il est attaqué, essaye, au lieu de se retirer, de vous casser la tête avec une pierre, aussi certainement qu’un tigre essayerait de vous mettre en pièces dans des circonstances analogues. Une fois, le capitaine Fitz-Roy, pressé de trop près, voulut effrayer une troupe de ces sauvages ; il commença par tirer son sabre pour les en menacer ; ils ne firent qu’en rire. Il déchargea alors, par deux fois, son pistolet à peu de distance de la tête d’un indigène. Cet homme parut fort étonné et se frotta la tête avec soin ; puis il se mit à parler avec ses compagnons avec la plus grande vivacité, mais il ne pensa pas à s’enfuir. Il est fort difficile de nous mettre à la place de ces sauvages et de comprendre le mobile de leurs actions. Dans le cas que je viens de relater, ce Fuégien n’avait certainement pas pu s’imaginer ce que pouvait être le bruit d’une arme à feu déchargée si près de ses oreilles. Pendant une seconde peut-être, ne se rendant pas bien compte de ce qui venait de se passer, ne sachant si c’était un bruit ou un coup, il se frotta tout naturellement la tête. De même aussi quand un sauvage voit un objet frappé par une balle, il doit se passer quelque temps avant qu’il puisse comprendre quelle est la cause de cet effet ; le fait d’un corps devenant invisible en vertu de sa vélocité doit, en outre, être pour lui une idée absolument incompréhensible. La force excessive d’une balle qui la fait pénétrer dans un corps dur sans le déchirer, peut d’ailleurs porter le sauvage à croire que cette balle n’a pas la moindre force. Je crois très-certainement que bien des sauvages, tels que ceux qui habitent la Terre de Feu, ont vu beaucoup d’objets frappés par une balle, bien des animaux tués même, sans se rendre compte de la puissance terrible du fusil.

22 janvier. — Après avoir passé une nuit tranquille dans ce qui paraît former un territoire neutre entre la tribu de Jemmy et le peuple que nous avons vu hier, nous continuons notre agréable voyage. Rien ne prouve plus clairement le degré d’hostilité qui règne entre les différentes tribus, que ces larges territoires neutres. Bien que Jemmy connût, à ne s’y pas tromper, la force de notre troupe, il lui répugnait beaucoup d’abord de débarquer au milieu de la tribu hostile si rapprochée de la sienne. Il nous racontait souvent comment les sauvages Oens traversent les montagnes « quand la feuille est rouge » pour venir de la côte orientale de la Terre de Feu attaquer les indigènes de cette partie du pays. Il était fort curieux de l’observer quand il parlait ainsi, car alors ses yeux brillaient et son visage prenait une sauvage expression. À mesure que nous nous enfonçons dans le canal du Beagle, le paysage prend un aspect magnifique et tout particulier ; mais une grande partie de l’effet d’ensemble nous échappe, parce que nous sommes placés trop bas pour voir la succession des chaînes de montagnes et que notre vue ne s’étend que sur la vallée. Les montagnes atteignent ici environ 3000 pieds de hauteur, et se terminent par des sommets aigus ou déchiquetés. Elles s’élèvent en pente ininterrompue depuis le bord de l’eau, et une sombre forêt les recouvre entièrement jusqu’à 1400 ou 1500 pieds de hauteur. Aussi loin que notre vue peut s’étendre, nous voyons la ligne parfaitement horizontale à laquelle les arbres cessent de croître, ce qui constitue un spectacle fort curieux. Cette ligne ressemble absolument à celle que laisse la marée haute, quand elle dépose des plantes mannes sur la côte.

Nous passons la nuit auprès de la jonction du détroit de Ponsonby avec le canal du Beagle. Une petite famille de Fuégiens, tranquilles et inoffensifs, habitent la petite anse où nous avons débarqué ; ils viennent bientôt nous rejoindre autour de notre feu. Nous étions tous bien vêtus, et, bien que nous fussions tout près du feu, nous étions loin d’avoir trop chaud ; cependant ces sauvages tout nus, beaucoup plus éloignés que nous du brasier, suaient à grosses gouttes, à notre grande surprise, je l’avoue. Quoi qu’il en soit, ils semblaient fort contents de se trouver près de nous, et ils reprirent en chœur le refrain d’une chanson de matelots ; mais ils étaient toujours un peu en retard, ce qui produisait un effet très-singulier.

La nouvelle de notre arrivée s’était répandue pendant la nuit ; aussi, le lendemain, 23, de bonne heure, arriva toute une troupe de Tekenika, tribu à laquelle appartenait Jemmy. Plusieurs avaient couru si vite qu’ils saignaient du nez, et ils parlaient avec tant de rapidité qu’ils finissaient par avoir la bouche pleine d’écume ; leur corps nu, tout peinturluré de noir, de blanc[1] et de rouge, les faisait ressembler à autant de démons après une lutte violente. Nous partîmes alors, accompagnés par douze canots contenant chacun quatre ou cinq indigènes, pour continuer notre navigation sur le détroit de Ponsonby, jusqu’à l’endroit où le pauvre Jemmy espérait trouver sa mère et ses parents. Il avait déjà appris la mort de son père ; mais, comme il avait eu « un songe dans sa tête » à cet effet, cette nouvelle ne parut pas lui faire une grande impression, et il se consolait en faisant à haute voix cette réflexion bien naturelle : « Moi pouvoir rien à cela. » Il ne put apprendre aucun détail relativement à cette mort, car ses parents évitaient d’en parler.

Jemmy se trouvait alors dans un district qu’il connaissait bien : aussi guida-t-il les bateaux jusqu’à une charmante petite anse fort tranquille, environnée d’îlots que les indigènes désignent tous par des noms différents. Nous y trouvâmes une famille appartenant à la tribu de Jemmy, mais non pas ses parents ; nous eûmes bientôt lié avec eux des relations d’amitié et, le soir, on envoya un canot avertir les frères et la mère de Jemmy de son arrivée. Quelques acres de bonne terre en pente, qui n’était pas recouverte, comme partout ailleurs, par de la tourbe ou par la forêt, entouraient cette anse. Le capitaine Fitz-Roy avait d’abord l’intention, comme je l’ai dit, de reconduire York Minster et Fuégia jusque dans leur tribu sur la côte occidentale ; mais ils exprimèrent le désir de rester ici, et l’endroit étant singulièrement favorable, le capitaine se décida à y établir tous nos Fuégiens, y compris Matthews le missionnaire. On passa cinq jours à leur construire trois grands wigwams, à débarquer leur bagage, à labourer deux jardins et à les ensemencer.

Le lendemain de notre arrivée, le 24, les Fuégiens se présentent en foule ; la mère et les frères de Jemmy arrivent aussi. Jemmy reconnaît à une distance prodigieuse la voix de stentor de l’un de ses frères. Leur première entrevue est moins intéressante que celle d’un cheval avec un de ses vieux compagnons qu’il retrouve dans un pré. Aucune démonstration d’affection ; ils se contentent de se regarder bien en face pendant quelque temps, et la mère retourne immédiatement voir s’il ne manque rien à son canot. York nous apprend, cependant, que la mère de Jemmy s’était montrée inconsolable de la perte de son fils et l’avait cherché partout, pensant qu’on l’avait peut-être débarqué après l’avoir emmené dans le bateau. Les femmes s’occupèrent beaucoup de Fuégia et eurent toutes sortes de bontés pour elle. Nous nous étions déjà aperçus que Jemmy avait presque oublié sa langue maternelle, et je crois qu’il devait être fort embarrassé en toutes circonstances, car il savait fort peu d’anglais. Il était risible, mais on ne riait pas sans un certain sentiment de pitié, de l’entendre adresser la parole en anglais à son frère sauvage, puis lui demander en espagnol (« no sabe ? ») s’il ne le comprenait pas.

Tout se passa tranquillement pendant les trois jours suivants, alors que l’on bêchait le jardin et que l’on construisait les wigwams. Il y avait environ cent vingt indigènes réunis en cet endroit. Les femmes travaillaient avec ardeur, tandis que les hommes flânaient toute la journée sans cesser un seul instant de nous surveiller. Ils demandaient tout ce qu’ils voyaient, et volaient tout ce qu’ils pouvaient. Nos danses et nos chants les amusaient beaucoup ; mais, ce qui les intéressait tout particulièrement, c’était de nous voir nous laver dans le ruisseau voisin. Le reste les intéressait peu, pas même nos bateaux. De tout ce qu’avait vu York pendant son absence, rien ne semble l’avoir plus étonné qu’une autruche près de Maldonado ; haletant, tant son étonnement était grand, il revint tout courant auprès de M. Bynoe avec lequel il se promenait : « Oh ! monsieur Bynoe, oh ! oiseau ressemble cheval ! » Notre peau blanche surprenait sans doute beaucoup les indigènes, et, cependant, s’il faut en croire les récits de M. Low, le cuisinier nègre d’un bâtiment pêcheur leur causa une surprise bien plus grande encore ; ils se démenaient tant autour de ce pauvre garçon qu’on ne put le décider à se rendre de nouveau à terre. Tout allait si bien que je n’hésitai pas, en compagnie de quelques officiers, à faire de longues promenades sur les collines et dans les bois environnants. Le 27, cependant, toutes les femmes et tous les enfants disparurent subitement. Cette disparition nous rendit d’autant plus inquiets que ni York ni Jemmy ne purent nous en apprendre la cause. Les uns pensaient que, la veille au soir, nous avions effrayé les sauvages en nettoyant et en déchargeant nos fusils ; les autres étaient d’avis que tout venait d’un vieux sauvage qui s’était sans doute cru insulté parce qu’une sentinelle lui avait défendu de passer ; il est vrai que le sauvage avait tranquillement craché à la figure de la sentinelle, puis avait démontré, par les gestes qu’il fit sur un de ses camarades endormi, qu’il aimerait à lui couper la tête et à le manger. Pour éviter le risque d’une bataille qui n’aurait pas manqué d’être fatale à tant de sauvages, le capitaine Fitz-Roy pensa qu’il valait mieux aller passer la nuit dans une anse voisine. Matthews, avec son tranquille courage, si ordinaire chez lui, ce qui était d’autant plus remarquable qu’il ne semblait pas avoir un caractère bien énergique, résolut de rester avec nos Fuégiens, qui disaient n’avoir rien à craindre pour eux-mêmes. Nous les laissâmes donc dans l’isolement pour passer là leur première nuit.

Le lendemain matin, 28, à notre retour, nous apprenons heureusement que la tranquillité la plus parfaite n’a pas cessé de régner ; à notre arrivée, les sauvages, montés dans leurs canots, s’occupaient à pêcher. Le capitaine Fitz-Roy se décide à renvoyer au vaisseau la yole et une des baleinières, et à aller, avec les deux autres bateaux, explorer les parties occidentales du canal du Beagle ; il se propose de visiter à son retour l’établissement qu’il vient de fonder. Il prend sous son commandement direct un des bateaux, dans lequel il veut bien me permettre de l’accompagner, et il confie le commandement de l’autre à M. Hammond. Nous partons et, à notre grande surprise, il fait excessivement chaud, si chaud que nous en souffrons ; avec ce temps admirable, la vue que nous offre le canal est véritablement magnifique. Devant et derrière nous, nous voyons cette belle nappe d’eau encaissée par les montagnes se confondre avec l’horizon. La présence de plusieurs immenses baleines[2] projetant de l’eau dans différentes directions prouvait, à n’en pouvoir douter, que nous nous trouvions dans un bras de mer. J’eus l’occasion de voir deux de ces monstres, probablement un mâle et une femelle, se jouant à une portée de pierre de la côte recouverte d’arbres dont les branches venaient baigner dans l’eau.

Nous continuons notre navigation jusqu’à la nuit, puis nous plantons nos tentes dans une crique fort tranquille. Nous étions fort heureux quand nous pouvions trouver un lit de cailloux pour y étendre nos couvertures. Les cailloux sont secs et prennent la forme du corps, les terrains tourbeux sont humides, le rocher est rugueux et dur, le sable se mêle à tous les aliments ; mais, quand on peut se bien envelopper de couvertures et trouver un bon lit de cailloux, on passe une nuit très-agréable.

J’étais de garde jusqu’à une heure. Il y a dans ces scènes quelque chose de bien solennel. En aucun autre instant on ne comprend si bien dans quel coin éloigné du monde on se trouve. Tout tend à produire cet effet ; seul le ronflement des matelots sous les tentes, ou quelquefois le cri d’un oiseau de nuit, interrompt le silence de la nuit. Quelquefois aussi l’aboiement d’un chien qu’on entend à une grande distance, rappelle qu’on se trouve dans un pays habité par des sauvages.

29 janvier. — Nous arrivons dans la matinée au point où le canal du Beagle se divise en deux bras, et nous pénétrons dans le bras septentrional. Le paysage devient encore plus imposant qu’il ne l’était auparavant. Les hautes montagnes qui le bordent au nord constituent l’axe granitique ou l’épine dorsale du pays ; elles s’élèvent à une hauteur de 3000 à 4000 pieds, et un pic atteint la hauteur de 6000 pieds. Un manteau de neiges éternelles, éblouissantes de blancheur, recouvre le sommet de ces montagnes, et de nombreuses cascades, scintillant au travers des bois, viennent se déverser dans le canal. Dans bien des endroits, de magnifiques glaciers s’étendent sur le flanc de la montagne jusqu’au bord même de l’eau. Il est impossible d’imaginer rien de plus beau que l’admirable couleur bleue de ces glaciers, surtout à cause du contraste frappant qui existe entre eux et le blanc mat de la neige qui les domine. Les fragments qui se détachent constamment de ces glaciers flottaient de toutes parts, et le canal avec ses montagnes de glace ressemblait, sur l’espace d’un mille, à une mer polaire en miniature. Nous avions échoué les bateaux sur la côte pour dîner tranquillement ; nous ne nous lassions pas d’admirer une falaise perpendiculaire de glace située à environ un demi-mille devant nous, tout en désirant en voir tomber quelques fragments. Tout à coup une masse se détacha avec un bruit terrible, et nous vîmes immédiatement une vague énorme se diriger vers nous. Les matelots s’élancèrent vers les embarcations, car il était évident qu’elles couraient grand risque d’être mises en pièces. Un de nos hommes put saisir l’avant des bateaux au moment où la vague venait se briser sur eux ; il fut renversé et roulé par la vague, mais ne fut pas blessé ; les bateaux talonnèrent trois fois sans éprouver aucune avarie. Ce fut très-heureux pour nous, car nous nous trouvions à 100 milles (161 kilomètres) du Beagle, et nous serions restés sans provisions ni armes à feu. J’avais observé précédemment que quelques gros fragments de rochers avaient été récemment déplacés, mais je n’ai pu m’expliquer ce déplacement qu’après avoir vu cette vague. Un des côtés de la crique où nous nous trouvions était formé par un éperon de micaschiste ; le fond, par une falaise de glace ayant environ 40 pieds de haut ; et l’autre côté, par un promontoire de 50 pieds de haut, promontoire composé d’immenses fragments roulés de granit et de micaschiste, sur lequel croissaient de vieux arbres. Ce promontoire était évidemment une moraine entassée à une époque où le glacier avait des dimensions plus considérables.

Arrivés à l’embouchure occidentale du bras septentrional du canal du Beagle, nous naviguons par un temps horrible au milieu de plusieurs îles inconnues et toutes désertes ; nous ne rencontrons, en effet, aucun indigène. La côte est presque partout si escarpée qu’il nous faut faire bien des milles avant de trouver un espace assez grand pour planter nos deux tentes ; il nous faut même une fois passer la nuit sur un bloc de rocher entouré de plantes marines en putréfaction, et à la marée haute nous sommes obligés de transporter nos couvertures sur un endroit plus élevé, car l’eau nous gagne. Le point extrême de notre voyage vers l’ouest est l’île Stewart, et nous nous trouvons alors à environ 150 milles (240 kilomètres) du Beagle. Pour revenir, nous suivons le bras méridional du canal et nous arrivons sans accident au détroit de Ponsonby.

6 février. — Nous arrivons à Woollya. Matthews se plaint si vivement de la conduite des Fuégiens que le capitaine Fitz-Roy se décide à le ramener à bord du Beagle ; plus tard nous l’avons laissé à la Nouvelle-Zélande, où son frère était missionnaire. Dès le moment de notre départ, les indigènes avaient commencé à le dépouiller de tout ce qu’il possédait ; de nouvelles troupes de Fuégiens arrivaient constamment. York et Jemmy avaient perdu bien des choses et Matthews presque tout ce qu’il n’avait pas eu la précaution d’enterrer. Les indigènes semblaient avoir cassé ou déchiré tout ce qu’ils avaient pris et s’en être partagé les morceaux. Matthews était harassé de fatigue ; nuit et jour les indigènes l’entouraient et faisaient, pour l’empêcher de dormir, un bruit incessant autour de sa tête. Un jour, il ordonna à un vieillard de quitter son wigwam ; mais celui-ci revint immédiatement une grosse pierre à la main. Un autre jour, une troupe entière vint armée de pierres et de bâtons et Matthews fut obligé de les apaiser à force de présents. D’autres, enfin, voulurent le dépouiller de ses vêtements et l’épiler complètement. Nous arrivions, je crois, juste à temps pour lui sauver la vie. Les parents de Jemmy avaient été assez vains et assez fous pour montrer à des étrangers tout ce qu’ils avaient acquis et pour leur dire comment ils se l’étaient procuré. Il était bien triste d’avoir à laisser nos trois Fuégiens au milieu de leurs sauvages compatriotes, mais ils ne ressentaient aucune crainte, et cette pensée était pour nous une grande consolation. York, homme fort et résolu, était à peu près sûr de sortir sain et sauf, ainsi que sa femme Fuégia, des pièges qu’on pouvait lui tendre. Le pauvre Jemmy semblait désolé et eût été, je crois, fort heureux alors de revenir avec nous. Son frère lui avait volé bien des choses, et pour employer ses propres paroles : « Comment appelez-vous cela ? » il se moquait de ses compatriotes : « Ils ne savent rien, » disait-il, et, contrairement à toutes ses habitudes d’autrefois, il les traitait d’abominables coquins. Bien qu’ils n’aient passé que trois ans avec des hommes civilisés, nos trois Fuégiens auraient été heureux, je n’en doute pas, de conserver leurs nouvelles habitudes, mais c’était là chose absolument impossible. Je crains même beaucoup que leur visite en Europe ne leur ait pas été fort utile.

Dans la soirée, nous mettons à la voile pour regagner le Beagle, non pas cette fois par le canal, mais en contournant la côte méridionale. Nos bateaux étaient très-chargés, la mer fort houleuse ; aussi le passage ne manqua pas que de présenter quelques dangers. Le 7, dans la soirée, nous remontions à bord de notre vaisseau après une absence de vingt jours, et, pendant ce temps, nous avions fait 300 milles (180 kilomètres) en bateaux découverts. Le 11, le capitaine Fitz-Roy alla rendre visite à nos Fuégiens ; il les trouva bien portants ; ils n’avaient perdu que quelques articles depuis notre dernière visite.


À la fin du mois de février de l’année suivante (1834), le Beagle jeta l’ancre dans une charmante petite baie, à l’entrée orientale du canal du Beagle. Le capitaine Fitz-Roy se décida à essayer d’éviter un grand détour en faisant passer son bâtiment par la même route qu’avaient suivie les bateaux l’année précédente pour se rendre à Woollya. C’était une manœuvre hardie avec les vents d’ouest qui soufflaient alors, mais elle fut couronnée de succès. Nous ne vîmes pas beaucoup d’indigènes jusque dans les environs du détroit de Ponsonby, mais là dix ou douze canots nous suivirent. Les Fuégiens ne comprenaient pas du tout la raison des bordées que nous courions, et au lieu de nous rencontrer à chaque bordée, ils essayaient en vain de suivre nos zigzags. Je n’observai pas sans intérêt que la certitude de n’avoir absolument rien à craindre des sauvages modifie singulièrement les rapports que l’on a avec eux. L’année précédente, alors que nous n’avions que nos légères embarcations, j’en étais arrivé à haïr jusqu’au son de leur voix, tant ils nous causaient d’ennui. Le seul mot que nous entendissions alors était yammerschooner. Nous entrions dans quelque baie retirée, où nous espérions passer une nuit tranquille, lorsque tout à coup ce mot odieux résonnait à nos oreilles, venant de quelque coin obscur que nous n’avions pas aperçu ; puis un signal de feu s’élevait pour répandre au loin la nouvelle de notre passage. En quittant chaque endroit, nous nous félicitions mutuellement et nous nous disions : « Grâce au ciel, nous avons enfin laissé ces sauvages en arrière ! » Un cri perçant, venant d’une distance prodigieuse, arrivait tout à coup jusqu’à nous, cri dans lequel nous pouvions clairement distinguer l’odieux yammerschooner. Aujourd’hui, au contraire, plus il y avait de Fuégiens et plus on s’amusait. Hommes civilisés et sauvages, tout le monde riait, se regardait, s’étonnait. Nous les prenions en pitié parce qu’ils nous donnaient de bons poissons, d’excellents crabes en échange de chiffons, etc. ; eux saisissaient l’occasion si rare que leur procuraient des gens assez fous pour échanger des ornements aussi splendides pour un bon souper. Le sourire de satisfaction avec lequel une jeune femme à la figure peinte en noir attachait avec des joncs plusieurs morceaux d’étoffe écarlate autour de sa tête ne laissait pas que de nous amuser beaucoup. Son mari, qui jouissait du privilège universel dans ce pays d’avoir deux femmes, devint certainement jaloux de nos attentions pour la plus jeune ; aussi, après une courte consultation avec ses beautés nues, leur ordonna-t-il de faire force de rames pour s’éloigner.

La plupart des Fuégiens ont très-certainement des notions d’échange. Je donnai à un homme un gros clou, présent très-considérable dans ce pays, sans lui rien demander en échange ; mais il choisit immédiatement deux poissons qu’il me tendit au bout de sa lance. Si un présent destiné à un canot tombait auprès d’un autre, on le remettait immédiatement à son légitime possesseur. Le jeune Fuégien que M. Low avait à bord se mettait dans la plus violente colère quand on l’appelait menteur, ce qui prouve qu’il comprenait parfaitement la portée du reproche qu’on lui faisait. Cette fois, comme dans toutes les autres occasions, nous avons éprouvé une grande surprise de ce que les sauvages ne faisaient que peu d’attention, ou n’en faisaient même pas du tout, à bien des choses dont ils devaient comprendre l’utilité. Les circonstances toutes simples, telles que la beauté du drap écarlate ou celle des verroteries bleues, l’absence de femmes parmi nous, le soin que nous mettions à nous laver, excitaient leur admiration beaucoup plus qu’un objet grandiose ou compliqué, notre vaisseau, par exemple. Bougainville a parfaitement remarqué, à propos de ces peuples, qu’ils traitent « les chefs-d’œuvre de l’industrie humaine comme ils traitent les lois de la nature et ses phénomènes ».

Le 5 mars, nous jetons l’ancre dans la baie de Woollya, mais nous n’y voyons personne. Cela nous alarme d’autant plus que nous croyons comprendre, aux gestes des indigènes du détroit de Ponsonby, qu’il y a eu bataille ; nous avons appris plus tard, en effet, que les terribles Oens avaient fait une incursion. Bientôt cependant un petit canot, portant un petit drapeau à la proue, s’approcha de nous et nous voyons que l’un des hommes qui le montent se lave le visage à grande eau pour enlever toute trace de peinture. Cet homme, c’est notre pauvre Jemmy, aujourd’hui un sauvage maigre, hagard, à la chevelure en désordre et tout nu, sauf un morceau de couverture autour de la taille. Nous ne le reconnaissons que quand il est tout près de nous, car il est tout honteux et tourne le dos au vaisseau. Nous l’avions laissé gras, propre, bien habillé ; jamais je n’ai vu changement aussi complet et aussi triste. Mais, dès qu’il est habillé, dès que le premier trouble a disparu, il redevient ce qu’il était. Il dîne avec le capitaine Fitz-Roy et mange aussi proprement qu’autrefois. Il nous dit qu’il a trop, il voulait dire assez à manger, qu’il ne souffre pas du froid, que ses parents sont de fort braves gens et qu’il ne désire pas retourner en Angleterre. Dans la soirée, nous découvrons la cause de ce grand changement dans les idées de Jemmy : sa jeune et jolie femme arrive sur le vaisseau. Toujours reconnaissant, il avait apporté deux magnifiques peaux de loutre pour ses meilleurs amis et des pointes de lance ainsi que des flèches fabriquées par lui-même pour le capitaine. Il nous dit qu’il a construit lui-même son canot et se vante de pouvoir parler un peu sa langue maternelle ! Mais, fait fort singulier, il paraît avoir enseigné quelques mots d’anglais à toute sa tribu. Jemmy avait perdu tout ce que nous lui avions laissé. Il nous raconta que York Minster avait construit un grand canot et que, accompagné de sa femme Fuégia[3], il était retourné depuis plusieurs mois dans son pays. Il avait pris congé de Jemmy par un grand acte de trahison : il lui avait persuadé, ainsi qu’à sa mère, de venir avec lui dans son pays, puis une belle nuit il l’avait abandonné en lui enlevant tout ce qu’il possédait.


Jemmy alla coucher à terre, mais il revint le lendemain matin et resta à bord jusqu’au moment où le vaisseau mit à la voile, ce qui effraya sa femme, qui ne cessa de crier jusqu’à ce qu’il fût revenu dans son canot. Il partait chargé d’une foule d’objets ayant une grande valeur pour lui. Tous nous ressentions quelque chagrin en pensant que nous lui serrions la main pour la dernière fois. Je ne doute pas actuellement qu’il ne soit aussi heureux, plus heureux peut-être, que s’il n’avait jamais quitté son pays. Chacun doit sincèrement désirer que le noble espoir du capitaine Fitz-Roy se réalise et qu’en reconnaissance des nombreux sacrifices qu’il a faits pour ces Fuégiens, quelque matelot naufragé reçoive aide et protection des descendants de Jemmy Button et de sa tribu. Dès que Jemmy eut touché le sol, il alluma un feu en signe de dernier adieu tandis que notre vaisseau poursuivait sa route vers la haute mer.


La parfaite égalité qui règne chez les individus composant les tribus fuégiennes retardera pendant longtemps leur civilisation. Il en est, pour les races humaines, de même que pour les animaux que leur instinct pousse à vivre en société ; ils sont plus propres au progrès s’ils obéissent à un chef. Que ce soit une cause ou un effet, les peuples les plus civilisés ont toujours le gouvernement le plus artificiel. Les habitants d’Otahiti, par exemple, étaient gouvernés par des rois héréditaires à l’époque de leur découverte et ils avaient atteint un bien plus haut degré de civilisation qu’une autre branche du même peuple, les Nouveaux-Zélandais, qui, bien qu’ayant fait de grands progrès parce qu’ils avaient été forcés de s’occuper d’agriculture, étaient républicains dans le sens le plus absolu du terme. Il semble impossible que l’état politique de la Terre de Feu puisse s’améliorer tant qu’il n’aura pas surgi un chef quelconque, armé d’un pouvoir suffisant pour assurer la possession des progrès acquis, la domination des animaux, par exemple. Actuellement, si on donne une pièce d’étoffe à l’un d’eux, il la déchire en morceaux et chacun en a sa part ; aucun individu ne peut devenir plus riche que son voisin. D’un autre côté, il est difficile qu’un chef surgisse tant que ces peuplades n’auront pas acquis l’idée de la propriété, idée qui lui permettra de manifester sa supériorité et d’accroître sa puissance.

Je crois que l’homme, dans cette partie extrême de l’Amérique du Sud, est plus dégradé que partout ailleurs dans le monde. Comparées aux Fuégiens, les deux races d’insulaires de la mer du Sud qui habitent le Pacifique sont civilisées. L’Esquimau, dans sa hutte souterraine, jouit de quelques-uns des conforts de la vie, et, lorsqu’il est dans son canot, il montre une grande habileté. Quelques-unes des tribus de l’Afrique méridionale qui se nourrissent de racines et qui vivent au milieu de plaines sauvages et arides sont, sans doute, fort misérables. L’Australien se rapproche du Fuégien par la simplicité des arts de la vie ; il peut cependant se vanter de son boomerang, de sa lance, de son bâton de jet, de sa manière de monter aux arbres, des ruses qu’il emploie pour chasser les animaux sauvages. Bien que l’Australien soit supérieur au Fuégien sous le rapport des progrès accomplis, il ne s’ensuit en aucune façon qu’il lui soit supérieur aussi en capacité mentale. Je croirais, au contraire, d’après ce que j’ai vu des Fuégiens à bord du Beagle et d’après ce que j’ai lu sur les Australiens, que le contraire approche plus de la vérité.



  1. La substance employée pour cette peinture blanche est, quand elle est sèche, assez compacte, et a une faible gravité spécifique. Le professeur Ehrenberg l’a examinée ; il trouve (Kön. Acad. der Wissensch., Berlin, fév. 1845) qu’elle est composée d’infusoires, soit quatorze polygastrica et quatre phytolitharia. Il ajoute que ces infusoires habitent tous l’eau douce. C’est là un magnifique exemple des résultats que l’on peut obtenir au moyen des recherches microscopiques du professeur Ehrenberg, car Jemmy Button m’a affirmé que l’on recueillait toujours ce blanc dans le lit des torrents des montagnes. C’est, en outre, un fait frappant relativement à la distribution des infusoires, que toutes les espèces composant cette substance apportée de l’extrême pointe méridionale de la Terre de Feu appartiennent à des formes anciennes et connues.
  2. Un jour, au large de la côte orientale de la Terre de Feu, il nous fut donné d’assister à un magnifique spectacle. Plusieurs baleines immenses sautaient absolument hors de l’eau, à l’exception toutefois de leur queue. En retombant de côté, elles faisaient jaillir l’eau à une grande hauteur, et le bruit ressemblait à la bordée d’un vaisseau de guerre.
  3. Le capitaine Sulivan, qui, depuis son voyage dans le Beagle, a habité les îles Falkland, a appris d’un baleinier, en 1842 (?), que, dans la partie occidentale du détroit de Magellan, il fut tout étonné de recevoir à son bord une femme indigène qui parlait un peu d’anglais. C’était sans doute Fuégia Basket. Elle passa plusieurs jours à bord, menant, je le crains, une vie assez dissolue.