Voyage autour du monde (Charles-Avila Wilson)/15

La Compagnie d’imprimerie moderne (p. 234-251).

Chapitre III

LUCKNOW — FUTEHPORE-SIKRI


Lucknow — Cawnpore — Agra — Le Taj-Mahal – Futehpore-Sikri


12 mars — À onze heures a.m., départ pour Lucknow que nous atteignons dans l’après-midi. Nous descendons à l’hôtel Carlton, un véritable palais mauresque. Nous profitons des dernières heures du jour pour visiter les ruines de la Résidence, tristes témoins de la mutinerie des Cipayes, en 1857. C’est une des plus héroïques et des plus tragiques pages de l’histoire des Anglais aux Indes ; les écrivains l’ont recueillie ; le poète Tennyson l’a chantée avec une empoignante émotion. Lucknow, ville de deux cent soixante mille habitants, est sise sur les bords de la rivière Gunaty, l’un des tributaires du Gange. Les châteaux, les mosquées, les édifices publics, du style mauresque de la plus grande pureté, s’élèvent à profusion, et je ne sais comment les décrire. Durant mon court séjour j’essaierai de les visiter autant que possible et d’en garder un peu le souvenir.

Notre suite à l’hôtel Carlton donne sur une véranda en marbre et comprend quatre pièces : un salon, une chambre à coucher, une chambre de bain et une garde-robe, laquelle au besoin pourrait servir de chambre de bain ; elle est au second. Un escalier tournant conduit jusqu’à la coupole du minaret où nous allons contempler le ciel des belles nuits de l’Orient.

La ville de Lucknow, à juste titre si chère aux Anglais, se divise en quatre parties : la ville indigène, le territoire occupé par les cours et les palais des anciens rois, la station civile et le cantonnement de Dilkusha. Tout est grandiose à Lucknow, le Mons martyrum de l’Inde pour les Anglais depuis la Mutinerie des Cipayes. Cette ville fut, en 1732, choisie par le fondateur du royaume de l’Oudh, Sadat Khan, pour en être la capitale ; il en fit sa résidence, préférant cette partie du Bengale où le climat est plus sec que dans tout le reste de la province. Hindou à son origine, ce royaume se transforma successivement en principauté (nabab), en province avec grand vizir, sous la protection de la couronne britannique, en royaume mahométan, et finalement, en province hindoue-anglaise.

Ses rues sont très larges et pavées d’une sorte de macadam appelé metalled road qui tient le milieu entre le macadam proprement dit et la route de gravier. Les monuments sont si nombreux que je renonce à les décrire et même à les énumérer.

L’Angleterre conserve avec un soin jaloux les édifices, les portes monumentales, les forts, les murs que les canons des rebelles ont démolis en partie ou mutilés. Ces glorieuses blessures redisent les hauts faits d’armes du 32e Régiment et la défense héroïque dirigée par sir Henry Lawrence, les commandants Havelock, Inglis, et tant d’autres héros qui ont opposé à l’insurrection un courage et une bravoure dont les annales militaires des temps modernes n’offrent pas de plus bel exemple. C’est cette célèbre défense qui a conservé l’Inde à la Couronne britannique et l’a sauvée de la barbarie, quoi qu’on en dise. Il faut visiter ce pays pour comprendre le rôle civilisateur et vraiment humanitaire que remplit l’Angleterre, rôle qui est peu connu chez nous et que ceux qui l’ignorent, seuls, se mêlent d’apprécier à rebours et de bien mal juger.

Sur la tour de la Résidence bat, sans interruption depuis 1857, le drapeau anglais ; et il y battra tant et aussi longtemps qu’il y aura un Anglais aux Indes !

Les terribles massacres de la mutinerie sont encore si vivaces que l’on éprouve encore aujourd’hui de l’angoisse, de l’émotion, du respect et de la vénération en parcourant ces lieux, car :


« Here sleep the brave, who gently lie at rest,
« Mourned by the virtuous, by their country blest !
« Theirs is the sweet reward of praise sincere,
« The kind remembrance and the gratful tear ;
« For them the living rear a loved bust,
« In holy reverence, sacred to their dust. »


Ces ruines ont été religieusement conservées. Elles sont dans le même état qu’en 1857, excepté les quelques réparations d’entretien nécessaires à leur conservation. Le principal corps d’édifices a été élevé par le nabab Sadat-Ali-Khan, au commencement du dernier siècle, pour le Résident anglais. Un mur de fortification l’entourait ; il en reste peu de trace ; de petits pylônes de brique et la porte Bailey nous aident à le reconstituer. La porte tient son nom du colonel Bailey, le premier commandant des gardes du corps du Résident ; des estonias grimpants, aux mille fleurs bleu lilas, décorent ces glorieuses mutilations.

Du côté droit est le palais de la Résidence. C’est là que, dans une petite chambre, au second, le 2 juillet 1807, sir Harry Lawrence fut mortellement blessé d’un éclat d’obus. Il fut transporté chez le Dr  Fayrer, à quelques pas de là, où il mourut deux jours après. Il ne reste de la Résidence que les murs et la tour, qui, durant la rébellion, servait de vigie.

C’est au sommet de cette tour que sir James Outram établit un sémaphore et, au moyen de signes convenus, communiquait avec sir Colin Campbell, cantonné avec ses troupes à Alam Bagh et Dilkusha. Un peu au sud se trouve le Tykhana qui a été restauré. Le premier étage est affecté à un petit musée dont la pièce de résistance est un plan en relief de l’endroit, avant la révolte. Tout est reconstitué, jusqu’aux plus humbles maisons. On voit même les canons sur les redoutes et les bastions. C’est au sous-sol, dans une cave aux épaisses murailles, et dont les soupiraux étaient bouchés avec des sacs de sable, que deux cent cinquante-sept femmes et enfants, familles


Types Hindous.


Lucknow, Indes.


L’Imambara à Lucknow.

des officiers et des soldats de la garnison, se réfugièrent pour

se protéger contre la mitraille des assiégeants, du 30 mai jusqu’au 25 septembre 1857, date de leur délivrance par les troupes de sir Colin Campbell. Plus de la moitié périrent du choléra, de la dysenterie et d’autres maladies qu’ils contractèrent dans ce triste séjour, trop étroit pour un nombre si considérable de personnes. Le cimetière, à côté, est là pour redire cette lugubre histoire en des épitaphes qui tirent les larmes.

Dans une petite chambre de cette cave, se trouvait, avec bien d’autres, Jessie Brown, une écossaise, qui espérait quand même. Dans les derniers jours du siège, au moment où les plus résolus perdaient courage, où toute espérance semblait vaine, Jessie eut un songe : elle vit sir Colin Campbell à la tête de ses troupes, s’avancer sur le fort et forcer l’ennemi à lever le siège. Ce songe était prophétique. À force de le répéter aux neuf cents officiers et soldats de la garnison, elle fut considérée comme une illuminée, une délirante, mais le songe devint réalité, et, le 25 septembre, les malheureux assiégés étaient délivrés. Ce merveilleux épisode qui rappelle un peu Jeanne d’Arc et les Voix, a inspiré à Grace Campbell les belles stances de son poème : Jessie’s Dream.

Des monuments, des tablettes commémoratives ont transmis les noms de ces héros et héroïnes. Sur la tombe de sir Henry Lawrence se lit cette modeste inscription qui a dû être dictée par lui-même :


Here lies sir Henry Lawrence who tried to do his duty.
May the Lord hâve mercy on his soul.


L’Imambara, la place du patriarche, une immense mosquée, est dédiée au Moharram, c’est-à-dire en mémoire du martyre des fils d’Ali, descendants immédiats du prophète Mahomet. Ils furent, dans la quarantième année de l’hégire (666 A.D.), mis à mort par des rivaux qui voulaient diriger la religion nouvelle et détrôner la famille de Mahomet. Le Moharram est une fête mobile, qui varie avec les lunes ; elle dure dix jours et se termine par l’enterrement d’un tagia, une reproduction de la mosquée de la Mecque. L’Imambara est aussi un mausolée. Ses proportions sont immenses, son architecture est du parfait arabe ; le leitmotiv est le croissant. Elle est en briques recouvertes de stuc blanc. Les couleurs dominantes sont le blanc et le rouge. La salle affectée au service religieux, et dont la voûte est d’un seul bloc de ciment, mesure cent soixante-trois pieds de longueur par cinquante-quatre de largeur et quarante-neuf de hauteur Cette voûte n’est supportée par aucune colonne ; aux extrémités, deux salles octogones de deux cent seize pieds de circonférence, aussi affectées au culte. Au centre de la grande salle repose le fondateur, le nabab Asuf-ud-daula ; la balustrade, haute de quatre pieds, qui entoure son tombeau, est en argent massif ; en face, un fac-similé de son turban ; à la hauteur de la voûte, sur toute la longueur et la largeur de la salle, court une galerie dont la rampe est en granit rouge d’un grain si fin que l’on dirait du bois peint. Il faut y toucher pour s’assurer que c’est bien de la pierre.

Deux escaliers conduisent à un labyrinthe assez compliqué par où passent les sultanes et les femmes du harem qui viennent, le vendredi, dimanche des mahométans, et les jours de fête, entendre les offices à travers la grille. Au plafond et aux murs, plus d’un millier de chandeliers et de petites niches pour recevoir les cierges et les lampions, les soirs de grandes fêtes où on illumine ; l’effet doit être féerique. Le stuc blanc a, alors, la transparence de l’albâtre. Au plafond de la grande voûte, de nombreux anneaux auxquels sont suspendues des lanternes de bronze, d’argent et d’or : dons des mogols, des maharajahs, des nababs et des vizirs. Ce Palais de la lumière, Husainabad Imambara, est l’œuvre de Mahomed Ali Shah, troisième roi de Oudh.

Deux sphinx gardent l’entrée de la porte principale, de pur style sarrasin ; une pièce d’eau quadrangulaire, au-dessus de laquelle est suspendu un petit pont en fer ouvré, sert aux ablutions des fidèles. Une embarcation, richement décorée, est amarrée dans un angle ; elle sert à l’officiant, lors des grandes cérémonies. Ce petit étang est entouré de fleurs. Le tombeau de la fille de Mahomed Ali Shah, Janaf Asiya, s’élève du côté ouest du vaste rectangle de la place. On a voulu copier le Taj-Mahal, mais c’est loin d’être réussi. Là se trouve aussi la mosquée affectée exclusivement à l’usage des descendants de la famille royale.

On admire, en passant, la mosquée Jami-Masjid, flanquée de deux minarets et de dômes imposants. Ce monument, négligé depuis un demi-siècle, fut réparé en 1901, grâce à la généreuse contribution du lieutenant-gouverneur, sir Antony MacDonnell.

Des singes familiers et choyés par la population gambadent partout dans les rues, sur les places publiques, sur les toits. Ces bêtes sont d’un sans-gêne, d’une effronterie telle que l’on se barricade pour se protéger contre leur intrusion ; ce qui fait dire que les gens ici sont prisonniers et les singes en liberté. On les voit ainsi, un peu partout, dans l’Inde.

13-14 mars — Nous visitons le Memorial Church dont les murs sont couverts de tablettes où sont gravés les noms des victimes de 1857.

Départ pour Cawnpore que nous atteignons après une heure de chemin de fer. Cawnpore est une autre ville tout imprégnée du triste souvenir de la mutinerie. Nous n’y séjournons que quatre heures, mais ce court laps de temps est bien employé. Notre auto nous conduit, en cinq minutes, de la gare à un petit enclos entouré d’une balustrade en fer ; au centre, une croix d’une douzaine de pieds de hauteur indique le puits qui, le 15 juillet 1857, fut rempli jusqu’au bord par les deux cents victimes de Nana-Sahib, qui y furent jetées, toutes palpitantes.

Les Cipayes se révoltèrent à trois endroits principaux : à Delhi, où les troubles originèrent, puis à Cawnpore et à Lucknow ; mais c’est à Cawnpore que leur férocité atteignit son plus haut degré. À cette époque vivait un prince mahratte, Nana-Sahib, qui se disait ami des Anglais et leur donnait en toutes occasions des preuves de sa sincérité quand, dans les premiers jours de juin, les Cipayes de la garnison et un régiment irrégulier de l’Oudh se mutinèrent et égorgèrent leurs officiers anglais.

Trois cents soldats, commandés par sir Hugh Wheeler, constituaient la seule force à opposer aux mutins ; ce faible contingent avait à protéger huit cent cinquante hommes, femmes et enfants de négociants, employés, cultivateurs et planteurs qui s’étaient réfugiés en dedans des murs. Nana-Sahib offrit ses services qui furent acceptés avec un empressement d’autant plus vif que la situation était désespérée. C’était un guet-apens. À peine eut-il été chargé, par le commandant, de la garde de l’arsenal, qu’il s’empara des armes et des munitions, passa du côté des rebelles, se mit à leur tête et attaqua, le 7 juin, les retranchements de la colonie.

Le général Wheeler tint bon vingt jours durant ; mais, voyant ses héroïques soldats tomber les uns après les autres, victimes des insolations, du choléra, de la fièvre, et des balles du traître Nana-Sahib, au point qu’il n’en restait plus que la moitié, il se résigna à capituler en exigeant la vie sauve pour les Européens.

Cette nouvelle marque de confiance dans la parole de Nana-Sahib devait lui coûter bien cher. Nana-Sahib ordonna de transporter par le Gange sur vingt-quatre bateaux les cinq cents prisonniers, hommes, femmes et enfants, à Allahabad, à cent quatre-vingts milles de Cawnpore. Malgré sa première trahison, ces bonnes gens croyaient encore à l’honnêteté du traître. À peine étaient-ils embarqués, que Nana grimpa sur le toit d’un petit temple du ghat, dénommé depuis le Sutti-Chowra-ghat, — le grand escalier des funérailles — et donna le signal du massacre. Les bateliers mirent le feu aux embarcations, et des batteries masquées firent feu du rivage. Les bateliers se sauvèrent à la nage. Tous périrent brûlés, noyés ou percés de balles, à l’exception de quatre, dont trois étaient blessés grièvement. Ils se traînèrent péniblement chez un rajah qui prit soin d’eux.

Quelques mois plus tard, Nana-Sahib fut dévoré par ses semblables : les tigres de la jungle du Bengale où il s’était caché pour échapper à la justice ; digne fin d’un tel monstre !

Après la mutinerie, les Anglais, dans le but de terroriser les indigènes et d’empêcher de nouveaux soulèvements, lancèrent une proclamation en vertu de laquelle tout condamné à la peine capitale était forcé, avant de subir sa peine, de lécher avec sa langue une partie du plancher de la maison où avait eu lieu le massacre. Les Hindous, ayant horreur du sang, résultat de leur préjugé religieux, se trouvaient ainsi doublement et horriblement punis.

Notons en passant le Kaisarbagh, le Palais des derniers rois, le Makbarah du nabab Saddat Ali Khan, le Chutter Manzil, surnommé le Palais du parasol, parce que sa coupole est couronnée d’un parasol doré. Il sert au United Service Club et aux représentations théâtrales. Le Lal Baradari, à proximité, renferme la bibliothèque publique. Le Palais des perles est la propriété privée du maharajah de Babrampore ; le Shah Najaf, où se trouve le tombeau du premier roi de l’Oudh, Gazi-ud-din-Haider, et de ses deux reines. On y remarque des peintures murales qui représentent le roi, le sein nu, et entouré des danseuses de son harem ; le Sikander Bagh, et bien d’autres. Mais le monument qui m’a plu davantage est le collège la Martinière où se trouve le tombeau de son fondateur, Claude Martin.

Voici, en quelques mots, l’histoire de ce soldat de fortune. Il naquit à Lyon, en 1735 ; son père était tonnelier. À l’âge de seize ans, il s’enrôla dans les troupes françaises commandées par le comte de Lally et dirigées sur les Indes. En janvier 1752, on le retrouve à Pondichéry où il se fit remarquer par sa bravoure et son intrépidité dans plusieurs engagements, notamment à Gandelour, à Tanjore, au siège de Pondichéry qui fut pris par les Anglais en 1761. Ce fut pratiquement la fin du régime français aux Indes. La guerre finie, Claude Martin, licencié et libre, prit peu après du service comme officier du génie pour la Compagnie des Indes dans le nord du Bengale. Rappelé à Luknow, le nabab-vizir Sujahrid Dowla l’honora de son amitié et de sa confiance au point de le charger pratiquement de l’administration entière du pays. Claude en profita pour faire des recherches scientifiques, établir des industries, promouvoir le gouvernement, rétablir les finances, fonder des écoles, des collèges, des universités, aider l’agriculture, en un mot, faire régner le bien-être, le progrès et la prospérité. Sa direction habile des affaires publiques transforma complètement la province. Les pauvres comme les riches lui confièrent leur or, tant la confiance qu’il inspirait était grande. Il fonda une banque, établit pour son propre compte des usines pour la fabrication de la poudre, la préparation de l’indigo et plusieurs autres industries qui lui rapportèrent des bénéfices considérables. Lorsqu’il mourut, en 1800, il laissa une fortune évaluée à plusieurs millions qu’il légua partie à Lyon, sa ville natale, partie à Luknow, partie à Calcutta, pour fonder des collèges. Ces institutions portèrent le nom de la Martinière, en souvenir du généreux fondateur. Sa devise était : « Labore et constantia » . L’édifice du collège de Luknow réunit à peu près tous les styles. Les détails sont parfois étranges, baroques, mais l’ensemble a de la grandeur et de la majesté.

Selon ses dernières volontés, son corps fut salé, mis dans un cercueil de plomb, puis déposé dans un sarcophage de marbre blanc avec l’inscription en langue anglaise : « Ci-gît Claude Martin, né à Lyon en 1735, venu simple soldat dans l’Inde et mort major général en 1800 ».

Malgré qu’il fut presque toute sa vie au service des Anglais, il ne voulut jamais changer de nationalité : « Je suis né Français », disait-il, « et c’est Français que je veux mourir ».

Sous la coupole de la rotonde on voit son buste en marbre. Lors de la mutinerie, son tombeau fut violé et ses os furent jetés à la voirie. Une partie a été recueillie et remise dans le tombeau. On y voit aussi une cloche qui avait été placée dans une tour et qui porte, en langue anglaise, son nom et son titre.

15 mars — À la gare d’Agra, nous sautons dans un garry attelé de deux chevaux. L’ombre des tours et des murs crénelés du fort se dessine nettement sur le ciel d’opale que la lune, en son premier quartier, éclaire à demi.

En un quart d’heure nous sommes à l’Hôtel Cecil, tenu par un Suisse, M. Hotz. Bonne chambre, bonne table, bonnes gens. Le salon est un véritable musée d’antiquités hindoues. Sous le portique, les camelots étalent leurs marchandises : cuivres, argents, marbres, ivoires. Les fakirs disent la bonne aventure et font croître, en cinq minutes, un mangoustan qui se couvre de fruits sous vos yeux ; les charmeurs sortent de leurs paniers les reptiles les plus venimeux et les laissent courir en liberté, attrapent les cobras, les pythons, les scorpions, les serpents bicéphales, qui par la queue, qui par la tête, pour les ramener à l’endroit choisi pour la représentation, lorsqu’ils s’éloignent un peu trop.

Avant-hier soir, nous avons eu un typhon accompagné d’orage électrique ; le coup de vent a été terrible ; de gros tamarins ont été déracinés et la pluie est tombée à torrents. La lampe, sur ma table à écrire, a été projetée par terre et s’est brisée en mille morceaux ; impossible de tenir les portes et les fenêtres qui se tordaient et menaçaient d’éclater. La lumière fit défaut pendant une demi-heure ; nous nous préparions pour le dîner. Les éclairs et le tonnerre rageaient ; mais le calme se rétablit enfin dans la nature et dans l’hôtellerie ; quelques minutes plus tard, chacun plastronnait à son couvert comme si rien n’eût été. Le lendemain matin, la terre était aussi sèche qu’avant — la pluie. Il ne faut pas oublier que cet orage extraordinaire a laissé tomber dans cette région la première goutte de pluie depuis quatre mois. Et cependant, les arbres et le gazon sont verts ; les fleurs, les roses surtout, sont ravissantes ; pour la première fois depuis mon départ, je m’avoue battu en fait de roses ; mon triste climat de Saint-Vincent ne peut rivaliser. J’en veux un peu au soleil des tropiques.

Nous commençons par la visite du fort d’Agra, immense forteresse construite par Akbar, le troisième et le plus grand des empereurs mogols. Il couvre une superficie d’un mille et demi. Ses murs cyclopéens, élevés de quatre-vingts pieds, en pierre rouge, sont crénelés, percés de meurtrières et renforcés de bastions. Par la porte de Delhi nous pénétrons à l’intérieur, en voiture, en passant sur un pont-levis retenu par d’énormes chaînes à mailles géantes. Des soldats anglais et des Sikhs coiffés du turban rouge nous présentent les armes. Après avoir parcouru un assez long trajet, la voiture s’arrête au pied d’un chemin montant, pavé de larges dalles, qui conduit au sommet du fort où se trouve la fameuse salle, la Dewan-i-Am, salle où Akbar rendait la justice. On voit le trône de marbre sur lequel il rendait ses jugements. Cette cour, ouverte sur le ciel, est entourée d’un portique de trois rangées de colonnes richement ciselées ; c’est solennel, imposant.

De là, nous sommes conduits à la salle où Akbar donnait audience : superbe pièce en marbre blanc fouillé d’arabesques, de plantes, de fleurs, d’oiseaux, œuvres des plus grands maîtres du ciseau.

Un peu plus loin, à l’usage de ces dames du harem, le Palais de verre, dont les murs, les colonnes, les plafonds, resplendissent de l’éclat des décorations d’or, de pierreries et de mille et mille petits miroirs qui reflètent chacun séparément votre image à l’infini et vos moindres mouvements. Des jets de parfums des plus délicats remplissaient les bains de ce délicieux séjour où les belles filles réservées au plaisir du souverain, pouvaient contempler leurs charmes mille fois multipliés. L’endroit particulier réservé aux femmes s’appelle le Zenana. Dans les murs, de petites niches recevaient des lampions aux couleurs variées dont les lumières faisaient scintiller toutes ces pierreries et ces miroirs ; ce devait être féerique ! Il ne


Le Dewan-i-Am, Fort de Delhi — La Jumma-Musjid.


Une Tour de l’Etmadodadoulah à Agra.

faut pas oublier que nous sommes sur le coin de terre

des Mille et une nuits.

On voit aussi un jeu de parchesee, dessiné sur les dalles ; les femmes remplaçaient les pions et, au caprice des dés jetés sur la table de marbre, couraient prendre chacune leur place sur les divers nombres, jusqu’à ce que la partie fut terminée. Akbar se délectait à les voir ainsi se trémousser dans les costumes les plus recherchés et les plus riches. L’eau rafraîchissante circulait partout dans ce lieu de délices où il était interdit au chaud soleil de pénétrer. Akbar construisit, à côté, une petite mosquée d’une splendeur qui cadre bien avec le reste du palais.

Admirez encore dans le fort d’Agra la grande mosquée, la Mosquée de Perles, aussi en marbre blanc. Son nom indique suffisamment sa splendeur, aussi n’ajouterai-je rien pour la décrire. Construite en même temps que le fort, vers 1656, elle est très bien conservée, comme du reste le fort lui-même ; on dirait que les ouvriers y ont mis la dernière main, hier. La Mosquée de Perles est l’œuvre de Shah-Jehan, petit-fils d’Akbar ; le fort date de 1563, année où sa construction fut commencée. Le palais de Jehangir, fils d’Akbar, est de même style. Nous sortons du fort ; il est une heure de l’après-midi ; nous y sommes restés quatre heures et ne l’avons parcouru que sommairement, tant il est immense.

Dans l’après-midi, nous allons à la grande mosquée, la Jumma-Musjid, la mosquée du vendredi. Le pavé est en dalles noires et blanches. Chaque fidèle se place sur une dalle pour y faire sa prière, après ses ablutions à la fontaine. Trois dômes et plusieurs petits clochers du plus joli effet ornent son toit.

Nous rentrons fatigués, mais ravis par tant de splendeur. Que sera donc le Taj que nous verrons demain et que l’on dit surpasser en beauté tous les monuments que nous venons d’admirer ?

16 mars — Sur la rive droite de la rivière Jumna, nous visitons d’abord l’Etmadodadoulah, le tombeau du beau-père de l’empereur Jehangir, une châsse de marbre blanc délicatement ciselée dont les panneaux sont travaillés à jour, une fine dentelle. Il faut toucher du doigt pour s’assurer que c’est bien du marbre et non du point d’Irlande. Je prends un instantané pour convaincre les incrédules, tant ceci est incroyable et surpasse l’imagination.

Sur le fond du ciel bleu se détachent les lignes pures du Taj-Mahal, que tant d’écrivains ont tenté de décrire, que tant d’artistes ont cherché à fixer sur la toile, sans être jamais satisfaits de leur œuvre. Tenterai-je, après eux, de vous donner une idée de cette vision, de ce rêve ? Ce serait témérité de ma part. Je préfère emprunter à M. Cotteau la description de cette merveille de l’art qui n’a jamais été égalée ni surpassée, et n’a pas encore de critiques ni de détracteurs.

« Le Taj, » nous dit-il, « est un tombeau érigé au dix-septième siècle par l’empereur mogol Shah-Jehan en l’honneur de son épouse favorite, la bégum Mumtaz-Mahal. Commencé en 1630, il ne fut terminé que vingt-deux ans après ; pendant tout ce temps vingt mille ouvriers y travaillèrent sans relâche. Malgré le bon marché de la main-d’œuvre et les nombreux cadeaux qui affluèrent de tous côtés, cent millions de roupies, somme énorme pour l’époque, furent dépensés en cette occasion.

« Ce célèbre mausolée est entièrement construit en marbre de Jeypour tellement blanc qu’il paraît transparent. C’est un octogone irrégulier dont chaque grand côté, percé d’une porte monumentale, fait face à l’un des quatre points cardinaux. Au centre, se dresse un dôme immense, de forme allongée, circonscrit par quatre coupoles moins élevées et flanqué d’un pareil nombre de sveltes minarets placés aux angles d’une terrasse carrée.

« Le croissant doré qui surmonte l’édifice plane à deux cent soixante pieds au-dessus du sol. Chaque façade est encadrée par des incrustations de marbre noir, reproduisant des versets du Coran. On dit que le livre sacré se trouve ainsi transcrit en entier sur les parois du monument,


Le Taj-Mahal à Agra, Indes.


Une Fenêtre du Taj-Mahal, Agra, Indes.

ce qu’il est permis de croire, tant les inscriptions

arabes décoratives y sont multipliées. Les murailles sont couvertes de sculptures délicates et de mosaïques, dans le genre florentin, représentant des feuillages et des fleurs. Le cristal de roche, le jaspe, la cornaline, la malachite, le lapis-lazuli et une infinité d’autres pierres précieuses entrent dans la composition de ces ravissantes arabesques.

« Entrons dans l’intérieur. Sous une vaste et blanche coupole où ne pénètre qu’une lumière mystérieuse, se trouvent les sarcophages de Shah-Jéhan et de la sultane, ce dernier un peu au-dessous de celui de son époux. Tous deux sont couverts de caractères arabes finement ciselés. La balustrade qui les entoure est en marbre cristallin, merveilleusement découpée en guipure à jour, encadrant de minces panneaux constellés de fleurs et d’ornements en mosaïques de pierres fines, véritables chefs-d’œuvre de l’art.

« Tout le reste est en harmonie parfaite avec ce splendide tombeau. On ne peut se lasser d’admirer les parois ornées avec un goût exquis et une élégance exempte de toute surcharge ; et, si des détails nous passons à l’ensemble, la richesse des matériaux, la noblesse et en même temps la simplicité du dessin, causent une impression ineffaçable. Un écho plus doux et plus pur, s’il est possible, que celui du baptistère de Pise, habite sous cette coupole ; une simple note de musique, un son de voix, flotte, s’élève et se perd sous la voûte en longues et délicieuses modulations, semblables, comme le dit un auteur anglais, au chant de l’alouette lorsque l’oiseau prend son essor et disparaît dans les airs.

« Dans une chambre souterraine reposent les restes des deux époux. Deux tombeaux recouverts d’étoffes de soie occupent un emplacement correspondant exactement aux cénotaphes de la salle supérieure. De gros bouquets de roses et de jasmins, pieuse offrande des visiteurs musulmans, sont entretenus dans ce lieu révéré.

« Le Taj est construit sur une terrasse en marbre blanc, de cent mètres de côté, qui domine une plate-forme dallée, vaste rectangle dont l’un des côtés, long de trois cent dix mètres, borde la Jumna et se termine par une balustrade à jour. À chaque angle s’élève une tour ornée de galeries superposées et couronnées d’un kiosque. Deux mosquées occupent parallèlement les deux côtés. Celle de l’ouest est celle consacrée à la prière ; l’autre n’existe que pour la symétrie. Ces constructions accessoires, du meilleur style, sont en belle pierre rouge, et surmontées de kiosques à jour et de dômes en marbre blanc.

« Un escalier en spirale, d’un accès facile, conduit au sommet des minarets, dont l’élégante coupole, soutenue par huit piliers, s’élève à cinquante mètres du sol. C’est un excellent observatoire pour obtenir une vue d’ensemble du Taj et des beaux jardins qui lui font une ceinture éternelle de fleurs et de verdure.

« J’ai essayé de décrire le plus brièvement possible l’aspect physique que présente cet incomparable monument. Mais comment pourrai-je rendre les sensations que l’on éprouve à la vue de ce poème de marbre, œuvre la plus parfaite qui soit jamais sortie de la main des hommes.

« Pendant le court séjour que nous fîmes à Agra, trois fois nous y retournâmes… Nous restions là des heures entières, allant chacun de notre côté, abîmés dans une muette contemplation. De quelqu’endroit qu’on se place, à quelque distance qu’on regarde, tout, dans le Taj, est également parfait. On est ébloui, comme fasciné ; on croit rêver.

« Soit que l’on se promène sur la terrasse de la Jumna, où se détache, sur l’horizon enflammé, la lointaine perspective du fort d’Agra, soit que l’on erre le long des pièces d’eau, dans les sentiers d’allées de marbre blanc, au milieu de ces beaux jardins où des légions de perroquets babillards voltigent parmi les rosiers en fleurs, les cyprès et les arbres centenaires, on reste confondu d’admiration. La parole est insuffisante pour exprimer de pareilles émotions. »

« Je me rappellerai toujours la dernière visite que nous fîmes au Taj, une heure avant notre départ d’Agra. Nous ne pouvions nous décider à le quitter ; enfin il fallut partir. Une dernière fois nous l’avons aperçu, se détachant comme un bloc de neige sur l’azur du ciel par delà le portique majestueux qui forme l’entrée principale ; et, le cœur serré, nous lui avons adressé un éternel adieu.

« Il est difficile aux personnes qui n’ont pas eu le bonheur de voir ce monument, de comprendre qu’il puisse inspirer de pareils sentiments. Pour moi, je déclare, sans crainte d’être démenti, que ni en Europe ni nulle part au monde, il n’existe rien qui puisse lui être comparé. »

Rien à ajouter ni à retrancher à cette description ; elle est complète et rend bien les sentiments que j’ai éprouvés moi-même à la vue de cette merveille. Le phénomène de l’acoustique à l’intérieur m’incita à chanter, pour pouvoir en jouir dans toute sa plénitude et son charme. Je chantai, de ma voix cassée et rauque, les Pèlerins de Wagner, sur l’air duquel ont été adaptées les paroles du cantique : Laetabitur justus in Domino ; mais, l’acoustique si parfait de cette salle, en fit un chant mélodieux. Dans un autre mode j’attaquai :


« Il dort ce héros dont la gloire
« Verra la fin de l’avenir ;
« Il dort, l’on entend la victoire
« Le rappeler par un soupir.
« Tous, avec moi, versez des larmes,
« Guerriers que respecta la mort ;
« Puis vous direz, posant vos armes :
Il dort, il dort. »


Grâce à cet écho phénoménal, jamais la voix humaine, jamais accords aussi divinement harmonieux n’avaient jusque là frappé mon oreille.

Shah-Jehan ne fut pas un grand guerrier, mais un artiste incomparable. De cette femme qu’il adorait, Shah-Jehan eut sept enfants : quatre filles et trois fils ; l’un d’eux, Aurangzeb, lui succéda. Il fut mauvais fils ; après la mort de sa mère, il fit enfermer son père dans une petite cellule dans le fort d’Agra. Il voulait le faire mourir ou tout au moins le rendre aveugle. Pour atteindre ce but diabolique, il consulta un spécialiste qui lui conseilla de peindre en blanc les murs de son cachot. Comme le résultat attendu ne se produisait pas, Aurangzeb s’enquit auprès du spécialiste qui lui dit : « Il doit porter quelque chose de couleur verte sur sa personne et sur lequel il porte ses regards, conservant ainsi ses yeux ». En effet, Shah-Jehan avait au doigt une grosse émeraude qu’il regardait tout le jour. Aurangzeb tenta de la lui enlever et chargea le valet de service de demander à Shah-Jehan de lui prêter sa bague pour l’examiner. « Je suis bien malheureux » dit le pauvre martyr, « mais, va dire à ton maître que je ne suis pas encore fou ». Il mourut dans cette cellule.

Son fils, rongé par le remords et le repentir, fit élever un cénotaphe à côté de celui de sa mère et réunit dans la mort, sous la coupole du Taj, les deux époux qui s’étaient tant aimés.

Nous irons plusieurs fois au Taj avant de quitter Agra, la sublime.

17 mars — Excursion de vingt-cinq milles à Futehpore-Sikri, la résidence d’été, le Versailles d’Akbar. Malgré leur âge avancé, — plus de trois siècles — ces palais, ces mosquées, ces retraites, ces salles d’audience, ces harems, ces petits appartements sont dans un parfait état de conservation. Deux heures durant nous avons parcouru ces merveilles et en sommes sortis exténués de fatigue. Je me contenterai d’une brève énumération des principales que je veux noter afin de n’en pas perdre le souvenir. On y remarque le Sonara-Mahal, affecté à l’épouse chrétienne d’Akbar ; une fresque représentant l’Annonciation ; le Panch-Mahal, palais à cinq


Le Tombeau d’Akbar à Futehpore-Sikri.


Charmeur de Serpents à Bénarès.


Groupe d’Hindous à Agra.

plates-formes superposées ; le Bir-Bal, petit palais ; le palais de la

sultane turque, la chambre du conseil ; le palais d’un fakir hindou, la Tour de l'éléphant. Dans l’une des cours on montre une pierre à laquelle était attaché l’éléphant qui de son pied écrasait la tête des condamnés à mort. Le temple du Saint homme est un chef-d’œuvre. Tous les panneaux sont en marbre ajouré, et chacun d’un dessin différent ; l’un d’eux, par une illusion d’optique, produit de la lumière bleue entre ses interstices.

Nous nous arrêtons un moment à Sekundra, au tombeau d’Akbar, à dix milles d’Agra. Sekundra est le nom d’Alexandre le Grand, prononcé à la persane. Alexandre a passé ici, en poursuivant ses conquêtes, et a donné son nom à cette ville qui devint, par la suite, une grande capitale.

Les hordes de Tamerlan ont aussi soulevé la poussière de ces plaines.