Voyage autour du monde (Charles-Avila Wilson)/14

La Compagnie d’imprimerie moderne (p. 216-233).

Chapitre II

CALCUTTA — BÉNARÈS


Calcutta — Darjeeling — Himalaya — Hindoustan — Mont Everest — Chandernagor — Sérampore — Bénarès.


1er mars — J’avais bien lu que les Hindous jettent leurs morts dans les eaux du Gange et, selon leur croyance, leur assurent ainsi la félicité éternelle, mais j’étais resté un peu sceptique. Un cadavre flottant le long d’un navire, dans le port de Calcutta, cadavre dont personne ne s’occupe, a bonne raison de mon scepticisme. Nous en verrons bien d’autres, tout le long du Gange.

Nous remontons lentement l’Hougly.

Calcutta, Kali-Cutta, la ville de Kali, l’épouse de Siva, est une ville immense dont la population se chiffre à deux millions. Son port est un des plus fréquentés du monde. Le principal parc est le Maidan dont la superficie est de quatre milles, dit-on. Je crois que c’est exagéré, mais, tout de même, il est à perte de vue. C’est un parc anglais parfait ; c’est dire qu’il est très beau, très vert, très propre et peuplé de statues, entre autres celles de Warren Hastings, de lord Auckland, de Canning, de Victoria, d’Édouard VII, de Kitchener, de Roberts et autres célébrités britanniques.

Le jardin Eden, qu’une pagode, transportée de Birmanie, agrémente de ses clochetons et de ses dragons en marbre blanc, est un don de la sœur de lord Auckland. Une tour observatoire est au centre. Tous les jours, à 6 heures du soir, la musique des Cipayes se fait entendre au kiosque. Les belles Anglaises viennent s’y balader et les bébés danser sur la verdure. Of course, il y a aussi un race-track. La saison des courses vient de se terminer. Le gouverneur, le comte de Ronaldshey, distribuera les prix demain. On est en frais de mettre la dernière main à un monument superbe : le Victoria Memorial Hall, digne de l’ère victorienne. Commencé depuis une dizaine d’années, la guerre a interrompu sa construction. Le Maidan contient aussi le Fort William, témoin de plus d’un haut fait d’armes. Il faut une autorisation spéciale pour le visiter. La plupart des édifices publics, élégants et modernes, entourent le parc. Le palais du gouverneur de l’Etat du Bengale est imposant. À côté de la ville européenne, la cité indigène. Les bazars sont immenses et d’une grande propreté. Vous pouvez acheter là de tout, depuis une aiguille jusqu’à un éléphant.

Calcutta est aux Anglais, depuis deux siècles environ. Ayant obtenu de l’empereur Mogol, Aurangzeb, la permission d’établir un petit comptoir sur les bords de la rivière Hougly, ils choisirent cet endroit où il n’y avait qu’une misérable bourgade d’indigènes ; mais, petit à petit, John Bull finit par s’emparer de tout le pays. C’est la fable de la belette et du lapin, mise en pratique :


« Du palais d’un jeune lapin,
« Dame belette, un beau matin,
« S’empara : c’est une rusée. »


En juin 1856, les indigènes se soulevèrent et résolurent de chasser les étrangers du territoire. La garnison du Fort William fut saisie, poussée au bout de la pique et cent cinquante personnes, hommes, femmes et enfants, furent entassées dans une chambre sans ouverture, de quatorze par dix-huit pieds, où elles passèrent la nuit. Le matin, lorsque le cachot s’ouvrit, il n’y avait que trente-trois survivants ; les autres avaient été suffoquées. Leurs corps furent mis en tas, pour y pourrir ; les survivants subirent la torture.

Cette chambre est restée célèbre sous le nom de Black hole. Le fort a été rasé, la voûte aussi, mais l’endroit du sinistre a été pavé de dalles noires, entourées d’une grille, et une plaque commémorative redit cette lamentable tragédie. Lest we forget !

2 mars — Le matin nous allons aux burning ghats.

Voici l’horrible chose : sur le bord de la rivière, dans un enclos, au sommet d’un immense escalier dont les gradins descendent jusqu’à la rivière, les cadavres sont déposés sur des bûchers et leurs cendres jetées dans l’Hougly. Huit cadavres brûlent, au moment de notre arrivée. Il fait une chaleur atroce, dans cette rôtisserie macabre. Au pied de l’escalier, trois individus, simplement vêtus du langouti, sassent les cendres dans l’eau, dans l’espoir d’y trouver des bijoux d’or, d’argent ou de cuivre qu’on aurait oublié d’enlever aux morts, avant l’incinération. C’est la caste des parias qui accomplit cette lugubre besogne. Nous sommes dans le pays des castes ; on en compte plus de deux mille.

Un joli petit garçon d’une douzaine d’années est étendu sur un brancard, enseveli dans un linceul blanc qui disparaît sous les fleurs. On dirait qu’il dort. Son père, homme de haute taille, coiffé du turban noir, le regarde d’un air attendri. Il est mort depuis à peine une demi-heure ; il est encore chaud, et son teint bronzé ne laisse pas voir la pâleur cadavérique des blancs. Les parias replient ses jambes sous son corps et s’apprêtent à le mettre sur le bûcher ; je ne puis soutenir ce spectacle : je fuis.

Nous visitons le palais de marbre érigé, il y a plusieurs années, par les maharajahs, au centre d’un vaste jardin, et transformé en musée par l’un d’eux, Ronald Mallick. Il y a là de fort jolis tableaux à côté d’horribles croûtes, des reproductions en plâtre des chefs-d’œuvre de l’art grec, romain, français et italien, que l’on a peinturlurés pour imiter le bronze. C’est cocasse de voir des Vénus déguisées en négresses. Dans une salle, un kewpie coudoie la statue du Sacré-Cœur ! Evidemment, il n’était pas fanatique, le rajah !

Des paons, des cigognes, des perroquets, des oiseaux de tous plumages pécorent, gloussent, sifflent et chantent dans le patio.

Le Temple de Jaïn, construit, il y a trente-deux ans, par Rai Buddree Doir Bahadoor, est un petit bijou de verroterie clinquante : joli, mignon, mais un peu bibelot. Les Jaïns forment une secte qui correspond aux Quakers. Ce temple et son entourage gagnent à la photographie. J’ai été désappointé. Bahadoor a élevé dans l’enceinte du temple un auguste mausolée aux cendres de sa mère décédée en 1874, ou plutôt à sa mémoire, puisque ses cendres ont été jetées dans le fleuve sacré.

À 5 heures p.m., nous prenons le train pour Darjeeling, en route vers le mont Everest et le Kinchinjinga dans la chaîne des Himalayas, les plus hautes montagnes du globe. Nous changeons deux fois de train, à Santahar et à Siliguri, à cause de la différence de largeur des trois voies ferrées dont la première est broad gauge, la seconde standard gauge, et la troisième, celle qui monte jusqu’à huit mille pieds, d’à peine deux pieds de largeur. Sur cette voie circulent de petits trains qui ont l’air de joujoux.

3 mars — Darjeeling est une fort jolie ville moderne, une ville de garnison où la cornemuse, le pibrock, les flageolets nasillards éveillent les échos des montagnes, comme sur les bords du lac Lhomon, dans les Highlands de l’Écosse. Il fait une brume si dense que nous ne pouvons rien distinguer du panorama, si grandiose par un temps clair. J’y prends une grippe bien conditionnée et ne quitte pas la chambre.

4 mars — En chaises portées par six coolies, ascension du Tiger Hill, pour surprendre le soleil à son lever dans les pics neigeux et les glaciers de l’Everest et de la Kinchinjinga, mais nous revenons désolés ; la brume ne s’est pas dispersée. C’est malheureux d’avoir fait ce long trajet de quatre cents milles pour ne rien voir. Les montagnes ont de ces caprices. Nous repartons pour Calcutta. Le long du trajet, un Américain prétentieux et outrecuidant se permit de faire des réflexions désobligeantes sur la façon dont les Anglais laissent les indigènes libres dans la pratique d’une religion qui répugne, et dans leur manière de vivre, parfois dégoûtante. Parlant de la femme, et comparant sa triste condition avec celle de l’américaine par trop émancipée, il posa la question : « Pourquoi l’Angleterre laissait-elle ainsi libre d’agir la femme indigène ? » — « Because it is her country, sir », — riposta vivement l’Anglaise. Le mot est juste, et résume bien toute la politique de l’Angleterre vis-à-vis ses colonies.

5 mars — Nous parcourons la petite ville de Darjeeling, et la campagne environnante. Les routes sont bordées de bambous le long desquels flottent des chiffons : ce sont des prières. Ces chiffons sont attachés par les dévots, un peu partout : aux branches d’arbres, aux clôtures, aux rochers. Il y en a de toutes les couleurs.

Une expédition pour escalader le mont Everest vient de s’organiser à Londres.

Nombre d’explorateurs intrépides ont tenté de gravir le mont Everest, dont la tête, couverte de neiges éternelles, domine les crêtes altières de la chaîne de l’Himalaya qui sépare l’Asie septentrionale de l’Hindoustan, mais aucun d’eux n’a pu encore en atteindre le sommet. Cette expédition, la première du genre sous le haut patronage de sir Francis Younghusband, président de la Royal Geographical Society, et sir Martin Sonway, vice-président du British Alpine Club, sera-t-elle plus heureuse ? Elle devra battre tous les records des ascensions du passé, lesquelles ont dû rebrousser chemin à quelques cents pieds du terme si convoité, après avoir fait des efforts inouïs d’endurance et épuisé les plus ingénieuses ressources de la science. L’obstacle le plus difficile à renverser n’est pas tant celui que présente l’abrupte déclivité du mont, que l’atmosphère dont la raréfaction s’accentue à chaque pas dans la rude et épuisante montée. L’air manquant à la respiration, la résistance physique se paralyse et le cœur menace de cesser de battre. C’est ainsi que l’on explique le fatal dénouement de l’ascension de Mummery, le célèbre alpiniste suisse qui périt au cours d’une des plus mémorables expéditions qui aient jamais été tentées avant celle de la Société Géographique royale et du Club Alpiniste britannique. Voyant qu’il ne lui restait plus qu’à s’aguerrir contre la raréfaction de l’air pour arriver au but suprême, Mummery établit un dépôt de vivres sur le Mongo Parbat, la dernière étape avant d’atteindre le sommet, et chercha pendant quelque temps à s’adapter aux conditions atmosphériques. L’expérience allant au gré de ses vœux, il contempla d’un air triomphant la cime étincelante du mont ; jarrets tendus et mains cramponnées aux flancs abrupts du monstre glacé, il s’élança vers ce qu’il croyait être la gloire immortelle, mais qui fut son tombeau. Frappé d’asphyxie, il roula dans l’abîme.

Le mont Everest s’élève à 29 002 pieds au-dessus de la mer, altitude bien inférieure, dira-t-on, à celle que les aviateurs atteignent sans risque pour leur vie, mais il ne faut pas oublier que les navigateurs aériens sont confortablement assis dans leur nacelle, qu’ils ne dépensent aucune énergie physique, et peuvent facilement se prémunir contre les influences mortelles de l’air raréfié. Il n’en est pas ainsi de l’alpiniste qui doit renverser tous les obstacles d’une ascension extrêmement difficile et périlleuse, non seulement aux prises avec les aspérités des tortueux et glissants sentiers, mais encore avec les éléments, en lutte eux-mêmes les uns contre les autres, au fur et à mesure qu’il opère sa longue et harassante ascension. Sa tâche commence à devenir surtout pénible à dix-sept ou à dix-huit milles pieds d’altitude ; il lui faut, alors, s’arrêter à toutes les cent verges, et souvent à de plus courts intervalles, pour se récupérer et permettre à ses poumons épuisés de faire une nouvelle provision d’air.

Le mont Everest tient son nom de sir George Everest, arpenteur géomètre général des Indes, vers 1840. Il est considéré comme le plus haut de la chaîne himalayenne ; ses principaux rivaux sont : le mont Godwin-Austin, (28 265 pieds) ; le Kinchinjinga, (28 156 pieds) ; le Dhawalagiri, (26 286 pieds) ; le Nanda-Devi, (25 700 pieds) ; le Trisul, (23 400 pieds) ; et plusieurs autres dont l’altitude atteint plus de 22 000 pieds.

Avant l’exploration des monts Himalaya, la chaîne des Indes passait pour l’emporter en hauteur sur toutes les autres du globe, mais cette opinion n’est plus partagée aujourd’hui. Cependant, il n’est pas sûr que le mont Everest soit le plus élevé du système himalayen. Graham, qui, en 1883, fit l’ascension du mont Kabru, jusqu’à 23 700 pieds, était d’avis qu’il y en avait de plus hauts encore que l’Everest.

La mythologie hindoue entoure ces monts augustes d’une grande auréole de sainteté. Des milliers de pèlerins remontent tous les ans aux sources sacrées du Gange, pour y visiter les temples érigés à la base des gigantesques glaciers d’où il puise ses eaux à Gangotri, Kedarnath et Badrinath. D’autres temples sacrés dressent leurs murs à Jamnotri, près de la source de la Jumna.

6 mars — Le jardin zoologique de Calcutta mérite une visite. Rien d’étonnant que, dans le pays par excellence des fauves, on puisse faire de jolies captures et de riches collections. Il y a là des tigres, des lions, des léopards, des hyènes, des orangs-outans, des rhinocéros et des reptiles de taille gigantesque, entre autres un boa constrictor dont le diamètre, au milieu du corps, doit être de plus d’un pied ; il a dix-huit pieds de longueur. Aux branches d’un bananier d’énormes vampires, des roussettes, dorment, suspendus par la patte ; cent variétés d’oiseaux au plus riche plumage voltigent dans le parc.

7 mars — Visite au temple de l’épouse de Siva, Kali, la déesse du mal. Assise dans une alcôve enfoncée, la déesse porte un collier de têtes de morts et repose ses pieds sur un cadavre sans tête ; elle brandit quatre bras armés de glaives. Au moyen d’un mécanisme dont les prêtres gardent le secret, ses yeux roulent et brillent ; chaque fois que la déesse roule ainsi ses yeux, les prêtres sonnent la cloche et les fidèles se précipitent en délire. Ce temple est situé dans un fond de cour très malpropre ; la ruelle qui y conduit est peuplée de mendiants et d’éclopés qui implorent la charité. Près du mur d’enceinte, attaché à un poteau, arrosé d’eau froide et grelottant, un petit chevreau attend l’arrivée du sacrificateur qui lui tranchera le cou, tout à l’heure. Lorsque le sang jaillira, les fidèles s’en barbouilleront la figure et prononceront des invocations ; le corps sera offert à la déesse, puis mangé par les prêtres.

8 mars — Nous passons la journée dans les bazars, à examiner les marchandises indigènes et faire quelques emplettes.

9 mars — Chandernagor est une petite possession française, située à vingt-cinq milles de Calcutta, sur la rivière Hougly. La superficie de son territoire n’est que de neuf cent quarante hectares. Environ cent cinquante familles européennes l’habitent. Nous sommes reçus par un vénérable prêtre français, à longue barbe blanche et vêtu de blanc. L’église, fondée en 1599 par les Portugais et détruite au 17ème siècle par les conquérants mogols, les descendants de Tamerlan, fut reconstruite au dernier siècle. On y conserve, comme une relique précieuse, une pièce de bois provenant du premier vaisseau portugais qui toucha ce rivage. Dans un parc, le buste de Dupleix qui, au dix-septième siècle, conquit à la France une partie considérable des Indes. Il en reste bien peu, aujourd’hui. Cette chère France n’a pas su garder cette colonie, grande comme un empire. Au retour, nous nous arrêtons dans la petite ville de Sérampore pour visiter un temple à Siva ; c’est là que nous voyons le premier lingam, symbole phallique du dieu.

Nous descendons les escaliers du ghat où les fidèles vont se purifier avant d’entrer au temple. Du côté opposé, un juggernaut, voiture-chapelle à plusieurs étages, assise sur une vingtaine de roues de bois, énormes, est à côté de la route. Ce char porte la divinité au jour des grandes fêtes où il y a procession ; les fanatiques se jettent sous ses roues pour être broyés à mort, afin d’aller plus tôt au séjour des bienheureux.

10 mars — Départ pour Bénarès. Après une bonne nuit passée sur le train, nous arrivons à Moghol Serai où nous quittons la voie principale pour l’embranchement qui nous amène, quarante minutes plus tard, à la ville sainte. Nous traversons le Gange sacré sur un pont en fer assez élevé. À quelques centaines de pieds en aval, un tablier, jeté sur des pontons, relie les deux rives pour la circulation des véhicules et des piétons.

Du haut du pont du chemin de fer, la vue de Bénarès est éblouissante. Ces minarets, ces coupoles, ces clochers, ces dômes, ces portails, ces colonnades, ces escaliers, ces ghats, resplendissent d’un vif éclat sous les rayons du soleil du matin. La ville sainte, la Mecque du Bouddhisme, est sise sur la rive gauche de la rivière ; la rive droite est profane et maudite. D’après la croyance hindoue, ceux qui oseraient y vivre et y mourir, revivraient dans le corps d’un âne. Aussi, ce bord de la rivière est-il d’une solitude qui fait présumer, en dépit de ce que l’on voit, que les habitants de Bénarès ont une assez haute opinion d’eux-mêmes pour ne pas courir un si terrible risque.

Une victoria, attelée de deux petits chevaux fringants conduits par un cocher, un groom et deux valets, nous amène à l’Hôtel Clarke, où nous sommes reçus par Mlle Clarke. C’est un établissement historique. Tous les voyageurs de marque en ont signé le registre depuis plus d’un demi-siècle. M. E. Cotteau, de la Société Géographique de France, l’estimable auteur de Promenade dans l’Inde et à Ceylan, a logé ici. L’honorable Frank Carrel, de Québec, qui a écrit l’intéressant ouvrage A Round the World Cruise, en parle avec éloge. C’est un hôtel d’une tenue irréprochable et d’une propreté à laquelle nous ne sommes plus habitués depuis que nous avons mis le pied en Orient.

Comme notre séjour en cette ville intéressante sera de courte durée, nous ne perdons pas de temps. Nous parcourons, en quelques minutes, les trois milles qui séparent le cantonnement, partie anglaise et retirée de la ville indigène, et arrêtons au Temple d’or, ainsi nommé à cause de sa tour dorée. C’est là tout ce que ce fameux temple a de doré. Il contient le Puits des connaissances, si vénéré par les Hindous. Allons y puiser.

Voici comment M. Cotteau décrit ce lieu sacré : — « Dans le voisinage se trouve la fameuse pagode de Siva, que l’on appelle communément le Temple d’or. Siva est la divinité régnante à Bénarès ; aucune autre idole ne compte un aussi grand nombre d’adorateurs. Son temple est une construction basse, de mesquine apparence, située au milieu d’un labyrinthe de rues étroites et populeuses. Au centre d’un petit enclos, s’élèvent, sur une plate-forme de pierre, trois chambres surmontées de coupoles, dont deux seulement sont couvertes d’un revêtement en or dû à la munificence de Ranjet-Sing, roi de Lahore. Dans chaque chambre se dresse la borne symbolique connue sous le nom de lingam. Cet emblème de la fécondité universelle, que nous retrouvons à chaque pas dans toutes les parties de l’Hindoustan où règne le culte de Siva, est exposé à la vénération publique. Les hommes viennent déposer devant l’idole des fleurs jaunes et des graines de riz ; les femmes l’arrosent de quelques gouttes d’eau ou de beurre fondu. »

« D’étroites niches, pratiquées dans la muraille, renferment de petites statuettes en cuivre représentant des animaux fantastiques, des divinités à bras multiples et à tête de porc, de singe et d’éléphant. Tout cela est finement travaillé ; la pierre est fouillée avec art. Mais les dimensions de chaque objet font paraître l’ensemble mesquin ; on se croirait en présence d’une réduction destinée à quelque musée, et non devant le sanctuaire lui-même. »

« La contenance de la foule est peu édifiante ; autour de nous, tout le monde s’agite dans l’espoir de nous soutirer quelques païsses. Des vaches sacrées promènent leur ennui çà et là, fourrageant d’un air mélancolique les feuillages et les fleurs qui jonchent le sol. Le peuple, qui tient la race bovine en grande vénération, s’écarte religieusement devant ces animaux, qui, sans respect pour la sainteté du lieu, salissent tout sur leur passage. De dévots personnages recueillent précieusement ces reliques d’un nouveau genre, auxquelles ils attribuent une merveilleuse efficacité pour certains usages physiques ou spirituels. »

« Un enclos voisin renferme le Puits des connaissances, élégante construction surmontée d’une colonnade de quarante piliers. Il s’en échappe des exhalaisons méphitiques évidemment engendrées par la décomposition des offrandes végétales que les pèlerins y jettent à profusion ; ce qui n’empêche pas ceux-ci de puiser sans cesse l’eau putride qu’ils boivent sur place, ou rapportent précieusement dans leur pays. »

Tout près de ce puits de science, un énorme taureau en fer, peint en rouge vif, est couché sur ses quatre pattes, le mufle au vent. Un prêtre, assis sur un tabouret, à sa tête, récite des prières, évente l’animal quand le soleil est trop ardent, et sollicite des aumônes. Les fidèles passent à l’arrière et flattent la bête, sur des parties qu’on ne peut nommer en bonne compagnie, et vont ensuite s’ablutionner à la fontaine de toute science. Une vache énorme, confortablement installée dans un portique latéral, entend les invocations des dévots en extase devant son mufle, et rumine les tiges vertes et les fleurs qu’on jette à sa portée. Des veaux sacrés vont un peu partout, avec indifférence. Dans les couloirs si étroits que deux personnes peuvent à peine se croiser, des fakirs et des marchands vendent des horoscopes, des bénédictions, des guirlandes de fleurs jaunes, des lingams et autres objets de piété.

Après les vaches, nous allons voir les singes qui ont aussi leur déesse. Elle a nom : Dourga, autre épouse de Siva. Son temple est remarquable par son architecture qui est du plus pur style hindou et par les sculptures qui sont bien fouillées. Au centre sont la cour et le poteau du sacrifice. Chaque matin, on immole, en face de l’alcôve obscure où se cache la déesse, un agneau ou un chevreau. Un grand nombre de singes habitent ce sanctuaire et les alentours. Les fidèles et les touristes les nourrissent à tel point qu’ils sont dodus et rebondis comme des outres. Nous montons sur les murs d’enceinte ; à notre appel, on les voit dégringoler de partout et grimper jusqu’à nous. Si, durant le service religieux, il leur prend fantaisie de se jucher sur la tête de Dourga, les dévots tombent en extase. Un colosse, vêtu de blanc, la figure bariolée de peinture jaune, le front marqué de la lettre V de Vichnou, se présente à nous, comme le grand prêtre de cette singerie, et, sans plus de façon, nous passe au cou des guirlandes de fleurs jaunes, ruisselantes de bénédictions ; backshich, bien entendu. Nous enlevons nos chaussures et pénétrons dans le sanctuaire afin de voir la déesse de plus près. Au fond d’une niche sombre, nous découvrons la figure de Dourga, noire comme de l’encre et de la dimension d’une pièce de cinq francs. Le reste du corps est vêtu d’une robe de soie verte garnie de fleurs jaunes. Un peu désappointés, nous remettons nos chaussures et partons pour le temple de Ganisheh, dont le titulaire est l’éléphant ; un autre temple est dédié aux chiens. Enfin, vous ne me croirez pas, mais la chose est tristement vraie, nous apercevons de la porte latérale du temple des rats, la statue d’un rongeur monstre, un rat de quatre pieds de hauteur, peint en rouge, assis sur… son postérieur, les pattes d’avant jointes dans l’attitude de l’adoration. Il prie devant Siva. Sur les murs extérieurs, des figures de rats, couchés, debout, trottant, rongeant, à cheval, bref, dans toutes les postures imaginables. Nous fuyons ce dégoûtant spectacle qui nous inspire de bien tristes réflexions sur l’état d’abrutissement religieux et de dégradation de ces pauvres gens.

Sur notre parcours, le guide signale des statuettes, sortes d’ex-voto élevés à lord Canning en mémoire de l’abolition de la coutume barbare du suttee, il y a environ cinquante ans. Cette coutume voulait qu’à la mort du mari la veuve se fît brûler vivante sur le bûcher qui consumait ses restes.

Nous atteignons les ghats, sur la rive du Gange. À la tête d’un immense escalier d’une cinquantaine de marches qui descend au fleuve, un fakir est assis dans sa niche, devant laquelle brûle un petit feu de bouse de vache sacrée. Il a la chevelure de son baptême, toison que le peigne n’a jamais démêlée ni les ciseaux coupée. Il est simplement vêtu du pagne et d’une forte couche de la boue du Gange, boue dont il s’enduit chaque jour et qui, sous le soleil de feu, a bientôt fait de sécher et de teindre son cuir d’ébène en gris souris. À travers la broussaille de sa tignasse et de sa barbe qui se confondent, on voit briller deux yeux noirs, perçants. C’est le saint homme de la religion hindoue que les pèlerins vénèrent et consultent. Il leur distribue les bénédictions et les malédictions, les bonnes et les mauvaises fortunes. Ces fakirs sont des imposteurs qui spéculent sur la crédulité des bonnes gens. J’avais vu la photographie d’un de ces bonshommes qui, dit-on, passait ses jours et ses nuits sur un lit de pointes d’acier, et j’étais impatient de voir ce martyr, j’ai été déçu dans mon attente. Ce rusé copain recueillit assez d’aumônes pour s’acquérir un domaine et un château à huit milles de Bénarès ; il s’est retiré de la profession de martyr. « Mais le lit planté de clous est là-haut, si vous désirez le voir, » me dit le guide. Je vis le lit ; j’en détachai même un clou ou deux et en examinai les pointes. Il n’y a ni magie ni miracle en cette affaire. Les clous sont plantés en rangs si serrés qu’ils forment une surface suffisamment compacte pour protéger l’épiderme et ne pas le perforer, ni même l’égratigner. Il ne devait pas être confortablement, tout de même, sur ce grabat, mais l’on s’habitue à tout, et l’on finit par s’endurcir. J’aurais voulu voir le bonhomme, causer avec lui ; il doit être un gai luron, ce farceur !

Sur les marches du grand escalier qui descend au fleuve sacré, un jeune homme, dans la vingtaine, joue de la flûte à un auditoire de huit serpents de couleurs et de


Les Ghats de Bénarès.


Un fakir de Bénarès.

formes variées et même variables, dont deux sont des

rockas, les fameux serpents à deux têtes, une à chaque extrémité du corps. Six mois durant, cet étrange reptile se sert d’une tête, pendant que l’autre ferme les yeux et rentre la lancette. Ce laps de temps expiré, cette dernière s’éveille, reprend ses fonctions, et l’autre se ferme, s’endort et remplira le rôle de queue jusqu’à ce que son tour revienne de servir de tête. Je racontai la chose à des compagnons dont le sourire d’incrédulité ne laissa place pour aucun doute dans mon esprit ; mais à notre retour à l’hôtel, un autre charmeur gardait dans ses paniers à reptiles un de ces serpents pour le moins excentriques ; chacun put l’examiner de près et se convaincre. Les deux têtes sont bien là, bien conformées. Il ne peut y avoir supercherie ou erreur. Reste la question du changement périodique des fonctions. Je ne puis attendre six mois pour le constater, mais j’y crois sans trop de peine ; la nature a tant de secrets, de mystères, et notre ignorance est sans bornes.

Les ghats sont des endroits où les corps des défunts sont brûlés ; les cendres sont jetées à la rivière. Une heure après la mort, l’Hindou, enveloppé d’un drap blanc, est ligoté à un long bambou ; deux parias le portent sur les épaules à la rivière où il est immergé, puis déposé sur un bûcher qui le consume en deux heures, si la quantité et la qualité du combustible sont suffisantes. Les pauvres qui n’ont pas les moyens d’avoir un bûcher convenable ne sont qu’un peu touchés par les tisons. Leurs cadavres, plus ou moins calcinés, sont jetés dans le Gange tels quels. Les vautours et les corbeaux sont là pour faire disparaître les restes. Le bois de santal est le privilège des riches. Les parents, tête rasée, en signe de deuil, assistent à cette lugubre cérémonie et mêlent leurs pleurs au crépitement du brasier qui consume les chairs. Ils aident même le feu dans son œuvre lugubre, en l’attisant. Cinq morts brûlaient lorsque nous sommes arrivés. Deux hommes, assez jeunes, refoulaient avec des bambous, la tête et les genoux d’un cadavre qui sortaient du bûcher. Quelques instant après, ils roulèrent le tronc et les bûches calcinées dans la rivière. L’un d’eux jeta quelques feuilles vertes sur ce macabre rôti qui flottait à la dérive ; c’était le suprême adieu d’un fils à son père ! Bénarès, avec une population d’un quart de million, fournit aux ghats de vingt à trente cadavres par jour, sans compter ceux qui sont apportés du dehors, de très loin. Ce chiffre s’accroît au temps des épidémies. Lorsque le nombre des morts est trop considérable, on ne brûle plus, on jette à la rivière tout simplement. Ce mode de sépulture est particulier aux Hindous : il existe dans l’Inde entière.

11 mars — Lever à six heures du matin, pour une promenade en chaloupe sur le Gange. À cette heure matinale, les personnes de qualité descendent prendre leur bain et faire leur prière. Les mains jointes, elles offrent l’eau du fleuve saint au soleil levant. C’est l’époque de la lune nouvelle de mars ; ce jour est particulièrement réservé aux habitants de Bénarès. Aussi en profitent-ils pour faire le grand pèlerinage qui consiste à se plonger d’abord dans une grande citerne que le Gange remplit une fois l’an, à l’époque de la mousson, alors que ses eaux s’élèvent jusqu’à quarante pieds au-dessus de leur niveau moyen. Ils parcourent ensuite les quarante-cinq milles de la route sacrée autour de la ville pour revenir à la citerne, point du départ. Des milliers de pèlerins défilent devant nous dans les costumes les plus originaux. Ils portent sur la tête leurs provisions pour ce pèlerinage de six jours que tout bon Hindou doit faire, au moins une fois dans sa vie. Le long du parcours ils s’arrêtent à plusieurs sanctuaires et couchent dans des bungalows ou à la belle étoile, dans la boue ou la poussière, selon la saison ; se joignent à eux d’autres pèlerins de toutes les parties de l’Hindoustan. On reconnaît, à leur costume particulier, ceux de Madras, du Népaul, etc, etc. Tous se plongent, s’ablutionnent dans la rivière où se déversent les égouts de la ville, où le linge sale de la population est lavé, où flottent les cadavres jetés des ghats, à demi-calcinés, où surnagent, gonflés par la décomposition, les carcasses de vaches, de chiens, de chats, de chevaux, que les vautours et les corbeaux dévorent en se dévorant entre eux. Nous naviguons à travers ces puantes horreurs.

Le guide nous signale quatre lépreux, deux femmes et deux hommes, dont la peau est couverte de plaies hideuses. Ces malheureux se baignent au milieu de groupes qui n’en font aucun cas. La loi ne force pas ces malades à la réclusion. Ce serait s’attaquer aux sentiments religieux que de vouloir les enfermer dans des lazarets. Mark Twain avait peut-être raison de dire que l’eau du Gange ne comportait aucun danger d’infection, parce que no decent microbe would live in it.

Au moment où nous passons en face des ghats, des cadavres brûlent et empestent l’air d’une senteur âcre de chair qui roussit. Ces temples, ces mosquées, ces châteaux, élevés par les puissants maharajahs et par les riches particuliers, bordent la rive du fleuve, sans solution de continuité, sur une longueur de plus de deux milles. Les deux minarets de la mosquée d’Aurangzeb dominent les tours et les coupoles de leurs aiguilles de plus de deux cents pieds. C’est une des vues les plus grandioses qui puisse être. Au plafond du portique sept essaims d’abeilles font leurs gâteaux de miel ; aucune ruche ne les recouvre ; ils sont collés à la voûte. À côté, le Temple de Népaul étale ses sculptures obscènes.

Dans l’après-midi, nous traversons le pont flottant qui relie les deux rives du Gange et nous allons visiter le palais du maharajah de Bénarès, sir Prabhu Narayan Singh, G.C.I.E. Nous sommes reçus par ses gardes et introduits dans les salles du durbar, de réception, et autres petits appartements d’un goût douteux. L’ensemble du palais, d’architecture mauresque, est imposant. À la porte du palais, une voiture, attelée de deux superbes chevaux et escortée de plusieurs valets de pied, attend Son Altesse qui doit se rendre au temple dans son immense jardin où il va chaque soir, au coucher du soleil, faire sa prière. Ce jardin est une merveille de kiosques, d’arbres exotiques et de fleurs. Un bassin, alimenté par des sources d’eau verte, est affecté au bain ; il mesure trois ou quatre arpents de côté et est rempli de poissons rares. Un beau verger de manguiers l’ombrage.

Du côté de l’est, s’élève le temple de Siva ; la coupole recouvre le lingam gardé par la statue de bronze d’un taureau, la monture favorite de Siva. Le palais est situé sur la rive droite du Gange, et de la galerie du premier étage où nous sommes montés, nous jouissons d’une vue superbe de Bénarès. L’aile de droite est réservée aux femmes. Elles ne sortent que voilées et en palanquin. Une fois l’an, elles vont à Bénarès se plonger dans le fleuve sacré. À cette occasion, on recouvre l’escalier par où elles descendent au fleuve, pour qu’elles ne soient vues de personne. Une carène décorée avec goût est amarrée à l’escalier qui conduit au petit temple à l’usage exclusif de la famille, et attend le bon plaisir des maîtres et maîtresses du palais.

Au retour, nous croisons la voiture du maharajah qu’un serviteur évente, avec un flabellum blanc, fait de grandes plumes d’autruche ; un autre tient un grand parasol déployé sur sa tête. Il nous honore d’un gracieux salut que nous lui rendons. C’est un homme dans la soixantaine et de belle prestance. Il est très dévot et hindou jusqu’à la moelle. Il n’a jamais voulu aller en Angleterre, faire sa cour au Roi-Empereur qu’il a reçu chez lui pourtant. Une photographie dans la salle de réception en fait foi. J’y ai vu aussi les portraits à l’huile de la série des maharajahs, ses ancêtres. Il est très riche, dit-on, et possède de grands domaines. Son troupeau d’une cinquantaine d’énormes éléphants est un des plus beaux qui soient en Hindoustan. J’en ai photographié un superbe qui revenait des champs, chargé de fourrage vert. Le bon Jumbo posa pour moi de bonne grâce et me fit de son énorme trompe, des salams que je lui rendis avec moins d’emphase en enlevant mon helmet blanc. Nous sommes rentrés en ville enchantés de notre promenade.

C’est à Sarnath, à quatre milles au nord de Bénarès, que Çakya-Mouni, surnommé Bouddha, commença ses prédications. Des nombreux monuments qui furent élevés à cet endroit sacré, deux seulement restent debout : le Chaukhaudi et le Dhamekh, mieux connu sous le nom de Stupa : une tour en ruine, de pierres et de briques reliées ensemble par des crochets en fer, de quatre-vingt-treize pieds de diamètre et de plus de cent pieds de hauteur. Des fouilles dans les ruines de plusieurs monastères ont rendu à la lumière des sculptures d’une grande perfection. L’un de ces monastères se glorifiait du simple nom de Dharmachakrapravarttana vihara ! Le monastère où Bouddha prêcha son premier sermon ! What’s in a name !