Voyage autour du monde (Charles-Avila Wilson)/16

La Compagnie d’imprimerie moderne (p. 252-284).

Chapitre IV

DELHI — DHANUSHKODI


Delhi — Jeypour — Amber — Mont-Abou — Ahmedabad — Bombay — Île Éléphanta — Nagagi — Madras — Tanjore — Trichinopoly — Madoura — Dhanushkodi.


17 mars — Partis d’Agra à 4 heures, nous arrivons à Delhi à 8 heures 30. Nous nous enregistrons à l’Hôtel Maiden l’un des plus beaux et des mieux tenus de l’Orient. C’est l’hôtel où logent les maharajahs lorsqu’ils viennent à la capitale. Depuis l’ouverture du nouveau parlement, un bon nombre de députés y logent durant la session. Plusieurs portent le costume et la coiffure particulière à leur province. L’on voit des turbans, des bonnets noirs cirés comme de la laque : couvre-chefs musulmans et parsis. Les femmes indigènes brillent d’un éclat fantastique avec leurs bijoux et leur toilette de tissus et de gazes aux mille couleurs. La salle à manger, sous les feux des candélabres électriques, a l’apparence d’un cinéma. C’est nous qui détonnons au milieu de cette symphonie de couleurs.

Le trajet en chemin de fer ne manque pas d’intérêt ; la vie rurale est ici si variée. De la fenêtre de notre compartiment nous voyons dans les champs des paons à l’état sauvage, des cigognes « au long bec emmanché d’un long cou », des singes qui gambadent, des aigles, des vautours, des émerillons aux ailes brunes, des ibis, des perroquets, des corbeaux au col chatoyant et aux ailes gris foncé, des lynx et de beaux renards qui pointent le museau vers le train qui file. Les Hindous ne chassent pas : leur religion le défend. Voilà ce qui explique l’abondance et la familiarité du gibier à poil et à plume.

18 mars — Notre première visite, le matin, est au fort de Delhi ; il est de même pierre rouge, de même plan que celui d’Agra : portes monumentales, tours énormes, bastions aux fortes assises, donjons, créneaux et mâchicoulis. La Jumna qui, à l’époque delà construction du fort, baignait le pied de ces murs du côté est, a été détournée de son cours, de façon que le fort est maintenant dans la plaine de ce côté. Nous sommes entrés par la porte de Lahore, flanquée de deux énormes éléphants en pierre, enlevés de la porte du fort d’Agra. Nous passons sous une voûte gothique. Au milieu du passage, une cour octogone exhibe des murs ornés d’inscriptions en langue arabe et des mosaïques représentant des fleurs. Dans l’enceinte du fort, des casernes en brique, construites sans style et de très mauvais goût, font l’effet de sacrilèges en ce lieu historique. Durant son séjour, comme vice-roi, lord Curzon, dont la mémoire vivra longtemps aux Indes, prit un vif intérêt à la réparation et à la conservation des monuments religieux et historiques de tous les cultes ; il projeta de démolir ces horreurs, mais le gouvernement anglais ferma l’oreille à ses représentations. Ces casernes ont été élevées après l’insurrection de 1857.

Parcourons à la hâte quelques-unes de ces salles dont les murs sont incrustés d’or, d’argent et de pierres précieuses. Voyons d’abord la salle des audiences publiques ; et venez vous asseoir sur le trône en mosaïque. Soyez le grand Mogol d’un jour, et donnez audience aux maharajahs cousus d’or. Jetez un coup d’œil sur la Galerie des musiciens, encore belle, quoique dépouillée des incrustations d’or et de pierreries dont elle resplendissait jadis.

Après avoir congédié le public, donnez maintenant audience particulière dans la salle affectée à cette fin, véritable écrin ; plafond incrusté de filigranes d’or, chef d’œuvre d’orfèvrerie. Chaque pilier, au nombre d’une vingtaine, pourrait servir de châsse, tant l’ornementation en est riche, délicate. C’est dans cette salle si somptueusement décorée que se trouvait le Trône des Paons, maintenant à la Cour du roi de Perse, à Téhéran. Sous Louis XIV, Tavernier, le grand voyageur français, passa par ici ; il vit ce trône qu’il estima alors à pas moins de cent cinquante millions de francs. Nadir-Shah, roi de Perse, convoita cette merveille. Voilà comment il se fait, qu’en 1739, le Trône des Paons prit le chemin de la capitale persane. Le guide nous indique sur l’architrave, entre deux pilastres, la fameuse inscription en caractères arabes :


« S’il existe un paradis sur terre,
« C’est ici, c’est ici, c’est ici. »


Les Anglais ont traduit :


« If on earth be an Eden of bliss,
« It is this, it is this, it is this. »


En toute franchise, je n’ai pas éprouvé en ce lieu le bonheur dont j’espère jouir en paradis, mais j’ai trouvé cela bien beau.

Passons maintenant dans les petits appartements du sérail ; marchons sur ses dalles fleuries de mosaïques précieuses sur lesquelles coulaient des flots de parfums délicats. Dans les niches brûlaient des encens et des essences qui excitaient aux plaisirs et invitaient aux douces ivresses. Au centre, sur une immense fleur de lotus en marbre blanc perforé de minuscules ouvertures, le grand Mogol s’égayait à lancer, sans les prévenir, des jets de parfums sur ses beautés favorites qui y dansaient. Leurs gestes de surprise et leurs cris de joyeuse alarme mettaient le comble à la félicité du souverain insatiable de jouissances. Admirons aussi la petite mosquée de marbre blanc finement ciselée ; le bain royal où se voit encore la table sur laquelle le royal baigneur se faisait masser par ses femmes. Ceci me rappelle ce refrain d’une des Chansons du soldat de Polin :


« Après avoir pris la douche froide,
« La cantinière viendrait nous essuyer. »


Un rêve de soldat, quoi !… qui vaut bien celui du grand Mogol !

C’est par une petite porte souterraine de ce palais, qu’en 1857, se sauvèrent les deux fils du dernier souverain. Ils furent tués à bout portant, à six milles de la ville, par le lieutenant Hudson. Ainsi finit cette dynastie qui régna plus de trois siècles. Elle a produit Baber, Humayun, Akbar, Jehangir, Shah-Jehan, et Aurangzeb. Ces fastueux monarques ont élevé la plupart des monuments qui font la gloire et la renommée des Indes, monuments que le voyageur ne cesse d’admirer.

Au fond d’un portique on voit, sur le mur, la balance de la justice ; en face se dressait le trône sur lequel le souverain rendait ses arrêts ; à quelques pas plus loin est le musée historique. Il s’y trouve des autographes des anciens souverains, leurs portraits en miniature, des estampes de diverses périodes, des lettres des officiers de l’époque de la mutinerie, aussi des épées, des fusils, des carabines, des drapeaux. J’ai pris dans mes mains l’épée d’Akbar ; c’est un cimeterre d’un bon poids, qui devait produire plus d’effet, lorsqu’il battait la botte du potentat et le flanc de son coursier, que dans sa main, toute puissante fût-elle. Près de la petite mosquée, en face de l’estrade des musiciens, on respire à pleins poumons les parfums qu’exhale un parterre couvert de fleurs, véritable tapis oriental aux mille couleurs.

19 mars — Muni d’une lettre de présentation signée de l’honorable Montagu, secrétaire d’Etat au parlement britannique, insigne faveur de sir Herbert Ames, secrétaire financier de la Société des Nations, je me présentai hier chez M. Ingell, secrétaire particulier de Son Excellence le vice-roi des Indes, lord Chelmsford, qui me reçut avec amabilité. Il fixa midi et quart, aujourd’hui, heure à laquelle Son Excellence voulut bien me recevoir. Le vice-roi me retint près d’une heure. La conversation eût pour thème principal la création du nouveau parlement, son œuvre. Je lui fis part de l’opinion que j’avais entendu répéter et que je partageais un peu, lors de mon départ du Canada, durant mon séjour au Japon, en Chine et jusqu’en Birmanie, au sujet des troubles qui existaient aux Indes ; même que des officiers britanniques préposés à l’examen des passeports, exprimaient des doutes sur la possibilité d’entrer en ce pays et, nous regardant d’un air peu rassuré, nous disaient : « You may have trouble in India. »

Il me remercia pour ces renseignements, mais en exprima son indignation : « Je suis heureux que vous soyez venu aux Indes en ce temps-ci. Vous êtes dans la capitale maintenant ; vous avez parcouru plus de la moitié de ce vaste pays, et vous avez constaté comme tout est paisible. Vous avez assisté hier aux débats du Parlement, quelle impression la chambre a-t-elle produite sur vous ? » Je lui répondis que je me serais cru à Ottawa, n’eût été la perruque de M. Whyte, l’honorable Speaker.

« Il y a bien encore les hésitations de la procédure, » dit-il, « mais en somme cette première session de la première assemblée législative des Indes aura bien fonctionné ; elle sera prorogée bientôt. Mon successeur, lord Reading, arrive à Bombay le 2 avril prochain. S’il vous plaît, à votre retour, dites à vos compatriotes que tout marche dans l’ordre ici. Je ne comprends pas qui peut avoir intérêt à répandre semblables rumeurs ; elles ne peuvent que nuire à ceux qui les fabriquent et à ceux qu’elles visent. »

Son Excellence m’expliqua ensuite la nouvelle constitution et la différence qui existe entre les attributions et les pouvoirs du vice-roi des Indes et ceux du gouverneur général du Canada et des autres Dominions.

Lord Chelmsford est un bel homme, grand, plus de six pieds, cheveux poivre et sel, figure complètement rasée, énergique, résolue. Je ne connais personne qui lui ressemble et avec qui je pourrais le comparer. Son langage est clair ; sa diction, bien accentuée, n’a rien de l’oxonian drawl ni du broad si désagréable à l’oreille. Il alluma une pipe démocratique et m’offrit un cigare que le protocole m’interdisait quasi de refuser. Son palais et les édifices du parlement sont plus que modestes. Ce sont des plains-pieds à colonnades et blanchis à la chaux. Ces habitations ne sont que provisoires, ainsi que toute la petite ville où demeurent les fonctionnaires civils. Le Parlement, la résidence permanente du vice-roi et des fonctionnaires civils sont à se construire. Nous irons les visiter ces jours-ci.

J’ai recueilli quelques appréciations pour et contre l’administration de lord Chelmsford. Une grande partie de la population hindoue le tient responsable de la mort d’un millier de leurs compatriotes, tombés sous la mitraille des machine-guns anglais à Armritsar en 1920 ; d’autres soutiennent qu’il a noblement fait son devoir ; l’histoire le jugera. Elle devra quand même lui donner crédit pour la fondation du premier parlement indien. C’est le premier pas vers le gouvernement responsable, vers l’autonomie.

20 mars — En plein quartier indigène, sur une immense esplanade qui domine la ville, s’élève la Jumma-Musjid, la mosquée du vendredi, l’une des plus belles du monde entier, sinon la plus belle. La plate-forme en dalles noires et blanches, sur un des côtés de laquelle elle est assise, mesure cinq cents pieds de longueur sur une largeur à peu près égale. Des escaliers de cinquante marches y conduisent sur deux côtés. Une porte monumentale s’ouvre sur la plate-forme et laisse pénétrer la procession continue des fidèles. Vingt mille personnes peuvent s’y réunir. Deux minarets aux angles de la façade s’élancent à plus de deux cents pieds dans les airs. Shah-Jehan en fut le fondateur ; il en commença la construction vers 1630. Le fort et les principaux édifices sont aussi de lui. Il fit de Delhi sa capitale : elle portait alors le nom de Shajehanabad. C’est la neuvième Delhi que nous voyons maintenant. Tout autour s’étalent les ruines des huit autres villes qui l’ont précédée à travers les âges. Que de ruines intéressantes à visiter !

« Avant de retourner à l’hôtel, » nous dit M. Cotteau, dans son excellent ouvrage que je lis au milieu des ruines, « je visite dans le Chandi-Chouk, la mosquée où se tenait Nadir-Shah pendant le massacre des habitants de Delhi. Cent mille personnes de tout sexe et de tout âge avaient déjà été égorgées lorsqu’il envoya l’ordre de cesser le carnage.

« Un siècle et demi nous sépare à peine de cette sinistre époque qui n’a été qu’un épisode dans l’histoire de Delhi, ville tant de fois détruite, rebâtie, saccagée de nouveau et reconstruite sur un autre emplacement que ces ruines couvrent aujourd’hui, un espace de vingt-six kilomètres de long sur dix de large, et où on y retrouve les traces de neuf cités distinctes.

« L’heureuse situation de la Rome indienne sur les bords de la Jumna, au point de jonction des routes commerciales qui unissent les plateaux de l’Asie centrale aux riches provinces de l’Hindoustan, en a fait de tout temps une place de la plus haute importance, désignée naturellement, par ses richesses et l’industrie de ses habitants, à l’avidité des conquérants du Nord.

« L’antique dynastie des souverains hindous fut remplacée à la fin du douzième siècle par les princes afghans. En 1398, Tamerlan prit Delhi et la pilla. Déchue de son rang de capitale sous les premiers empereurs mogols, elle ne redevint florissante que sous le règne de Shah-Jehan, qui y transporta sa résidence et la releva de ses ruines…

« La ville actuelle ne date que de deux cent cinquante années. En 1803, les Anglais s’en emparèrent ainsi que de son territoire, et le grand Mogol ne fut plus qu’un souverain nominal, recevant une pension de la Compagnie (des Indes).

« En 1857, les Cipayes révoltés se réunissent à Delhi et proclament le rétablissement de l’Empire. Quatre mille soldats anglais se présentent devant la place, défendue par une armée dix fois supérieure en nombre. Les troupes européennes, bien que décimées par le choléra, entreprennent le siège de la ville, et, assiégées elles-mêmes, résistent héroïquement pendant trois mois, qui ne furent qu’une longue suite d’engagements meurtriers. Dans le courant de septembre, ayant reçu des renforts, le général Wilson commande l’assaut et emporte la citadelle après un combat désespéré. Mais les Anglais ne purent reconquérir la ville que rue par rue et maison par maison, au prix d’une lutte acharnée qui dura une semaine entière.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Toutefois, dans le courant de janvier 1876, une cérémonie imposante vint, pour un moment, lui rendre l’éclat des plus beaux jours de son histoire. En présence de l’héritier du trône d’Angleterre et de cent cinquante- trois princes vassaux rassemblés à Delhi, depuis l’Himalaya jusqu’au Cap Comorin, le vice-roi, lord Lytton, a solennellement proclamé, au milieu de toute la pompe orientale, la reine Victoria impératrice des Indes. »

21 mars — Dans la plaine rase, à vingt minutes d’auto des murs de Delhi, s’élève une plate-forme en dalles de pierre, avec escalier sur les quatre côtés ; au centre, un monolithe, une aiguille de Cléopâtre, raconte en langue anglaise que, le 12 décembre 1912, le roi-empereur Georges V, a, ici même, proclamé Delhi capitale de l’empire indien. À mille pieds de l’estrade, un terrassement cylindrique fut élevé pour permettre à la foule des cent mille spectateurs de jouir de ce durbar. Contrairement à la coutume invariable dans les grandes circonstances, les éléphants ne figuraient pas dans la cérémonie. Le roi-empereur, les rajahs et tous les grands dignitaires de l’Empire, qui devaient parader sur les colosses pachydermes, défilèrent en coupés fermés, celui du souverain n’ayant aucune marque distinctive. On redoutait la bombe. Il y a toujours des mécontents. Au durbar précédent, celui de lord Curzon, soixante-quatre éléphants, les plus beaux qui sortirent jamais de la jungle, caparaçonnés a galore, faisaient de leurs trompes, les plus gracieux salams à la foule émerveillée.

Le mausolée de Safdar-Jang, grand vizir d’Ahmed-Shah, mérite une mention particulière ; c’est une imitation du Taj-Mahal, au milieu d’un joli jardin. Nous traversons, à chaque promenade, le superbe Queen’s Garden au fond duquel est le Delhi Institute. Dans la plupart des villes des Indes, il y a la tour de l’Horloge ; Delhi ne fait pas défaut.

Nous cherchons des châles de cachemire, tels qu’en portaient nos grand’mères ; ces beaux châles à chaudes teintes brunes, rouges et bleues, et à dessins en forme de courges et à têtes de violon. Hélas ! l’art en est perdu. Dans les boutiques de curios s’en trouvent quelques-uns, mais vieux et malpropres. Les nouveaux sont blancs ou de couleur uniforme avec bordure ; quelle que soit leur dimension, ils passent tous dans l’anneau du doigt.

Le petit tombeau de la princesse Jehanana, la fille de prédilection de Shah-Jehan, celle qui lui resta attachée dans le malheur et fidèle jusque dans la tombe, tranche par sa simplicité sur le faste des autres monuments. Il n’en est pas moins beau pour cela. Vous éprouvez une certaine émotion à la vue de ce mausolée de marbre blanc fouillé à jour, et sans autre toiture que la voûte du ciel. Le marbre du cénotaphe est creusé et il y croît de la verdure simplement, pas de fleur. C’est elle-même qui l’a voulu ainsi. Dans un coin de cette enceinte exiguë, un pauvre gueux en haillons priait à genoux. Je demandai au guide si ce dévot priait pour le repos de l’âme de Jehanana ou pour son propre salut. « Oh ! non ; » répondit le guide, « il prie pour sa nourriture. » Oh ! no ; he is praying for his food. Nous avons un peu exaucé sa prière au moyen de quelques païsses.

22 mars — Sur la grande route qui conduit à l’Afghanistan, nous nous arrêtons pour voir les fondations et le rez-de-chaussée du nouveau parlement. Il est en pierre rouge de Jeypour. Il couvre un espace immense.

En Orient tout est spacieux, excepté le trou de boue séchée et couvert de feuilles qu’habite le paysan. Ce genre d’habitation n’exclut pas la toilette et la coquetterie. C’est drôle de voir sortir de ces huttes tant de costumes bariolés, de toilettes éclatantes, d’oreilles, de nez, de


Le Koutub-Minar à Delhi.

mains, de pieds, de bras, de jambes chargés d’anneaux,

de pendentifs et de colliers.

Une demi-heure plus tard, nous sommes au Koutub-Minar, la colonne du Géant. Diamètre : plus de cinquante pieds à la base ; élévation : deux cent cinquante pieds ; cinq étages qui vont en diminuant ; c’est un polygone cannelé, finement travaillé et couvert d’inscriptions du Coran. Elle fut construite au treizième siècle. Si vous désirez en faire l’ascension, grimpez les trois cent soixante et dix-huit marches de l’escalier à l’intérieur ; au sommet, vous contemplerez les neuf Delhi, la vivante et les huit mortes.

Nous parcourons et admirons les ruines d’une mosquée, une porte monumentale et le fameux Pilier de fer de cinquante pieds de hauteur dont la moitié est enfoncée en terre. Ce pilier aurait été fondu au quatrième siècle. Aujourd’hui, le moulage d’une semblable pièce serait insignifiant, mais, pour l’époque, ce devait être extraordinaire ; à côté se voit la base d’une tour du même modèle que le Koutub-Minar, mais inachevée. Le souverain qui l’avait conçue, mourût avant son parachèvement. Le tombeau de l’empereur Altamsh qui construisit la tour Koutub-Minar, est à deux pas.

Voici la porte du Palais d’Aladin en ruine. Je cherche la Lampe merveilleuse ; sa vertu magique pourrait peut-être faire revivre ce palais dont la description dans le livre de contes de Galland enchantait mes veillées et dorait les rêves de mes nuits d’enfance. Je regrette l’avoir visité tout éveillé ; la réalité désenchante. J’aurais dû y venir en rêve et bien endormi.

Terminons notre course par la visite du Tombeau d’Akbar, tombeau qui servit de modèle au Taj-Mahal. Il est un peu abandonné et gagne à être vu avant la copie. Sur toutes ces ruines, jasent de beaux perroquets verts et roucoulent des colombes grises, qui font leurs amours et leurs nids dans les chapiteaux des antiques colonnes.

Nous reprenons le chemin de Delhi où nous rentrons entre deux rangées de pylônes blancs, élevés à l’occasion de la récente visite du duc de Connaught, et nous traversons une ville de milliers de tentes sous lesquelles vivent les troupes de Sa Majesté Britannique.

Par le train express nous arrivons à Jeypour à 7 heures 15 p.m., après un retard d’une heure. Nous redoutions la chaleur, vu que notre direction était en droite ligne vers le sud, mais nous fûmes agréablement surpris de constater, à la fin de la journée, que l’élévation dans la chaîne des montagnes et un bon vent de l’ouest avaient maintenu l’atmosphère à un degré plaisant. À certains endroits le sol était encore humide de la pluie bienfaisante d’un orage récent. La campagne, desséchée dans certaines régions, est verte ailleurs. Les blés et les orges commencent à mûrir. Des champs immenses sont peuplés de moissonneurs, hommes, femmes et enfants, qui coupent à la serpe et à la faucille, comme au bon vieux temps, chez nous. Les javelles, reliées en grosses gerbes, sont portées sur la tête jusqu’à l’aire en terre battue où des bœufs aux pieds ferrés tournent et broient les épis qui sont ensuite vannés au vent du ciel. La récolte a bonne apparence. Les moissons s’étendent à perte de vue, sans clôtures ; des bornes de pierre, des tranchées d’irrigation, des arbres, des taillis, des haies vives les séparent les unes des autres.

Il y a beaucoup d’arbres aux Indes, mais, à part les flancs des monts himalayens, nous n’avons pas encore traversé, à proprement parler, de véritables forêts, la jongle enfin. Les arbres sont plantés un peu partout au besoin de l’ombre, pour protéger hommes et troupeaux contre les ardeurs du soleil. Çà et là des touffes de hautes herbes, des pampas, qui servent à fabriquer des balais, des paniers, des éventails, des nattes.

Partout paissent de beaux troupeaux de moutons, de chèvres, de zébus, bœufs à bosse très prononcée sur les épaules et aux cornes renversées, de carabaos, de moutons du Cachemire à protubérance caudale et charnue. Cet appendice prend des proportions telles qu’il traîne par terre, au point que la pauvre bête a peine à marcher. C’est le mouton qui produit la fameuse laine de cachemire si justement vantée pour sa finesse, sa souplesse, sa durée et sa beauté. Des paons à l’état sauvage se pavanent, font la roue un peu partout, étalent les queues les plus somptueuses qui puissent se voir. Le soir, ils se perchent sur la cime des arbres. Quoiqu’ils vivent à l’état sauvage, ils sont aussi familiers que les corbeaux, les moineaux, les perruches, les vautours, les aigles, les émerillons, les pies, les colombes et une infinité d’autres oiseaux aux riches plumages qui vivent autour de l’homme comme les oies, les canards et toute la volaille des basses-cours.

Au moment où j’écris ces lignes, un corbeau au col gris perle, un écureuil de la variété connue chez nous sous le nom de petit suisse, me font des niches sur l’allège de la fenêtre et demandent du backshish à leur façon. Cette intimité de tous les animaux aux Indes s’explique du fait que les Hindous ne tuent pas les animaux ; ils les adorent ; ils sont sacrés pour eux. Si l’un d’eux est mordu par le terrible serpent cobra et meurt empoisonné, il est assuré d’aller au paradis : c’est l’acte de Dieu. Cinquante mille décès causés par la morsure de ces reptiles sont annuellement enregistrés dans les statistiques du gouvernement, sans compter le nombre effroyable des cas que les naturels cachent aux autorités. Afin de m’assurer de la chose, j’ai pris des renseignements auprès de personnes dont le témoignage ne saurait être mis en doute. Sur mon observation que je n’avais pas vu un seul serpent depuis mon entrée aux Indes, excepté en captivité dans les jardins zoologiques ou dans les mains des charmeurs, il me fut répondu qu’à cette saison, qui correspond à notre hiver, les serpents sortent peu de leurs trous, rarement le jour, quelquefois la nuit ; mais de juin à octobre, lors des grandes pluies, ils désertent leurs repaires inondés et se répandent partout, jusque dans les habitations. Les villes, moins fréquentées par ces visiteurs incommodes, n’en sont pas tout à fait exemptes.

Il y a partout des citernes d’où l’on puise l’eau au moyen d’une outre suspendue à une poulie et tirée par des bœufs. L’eau ainsi puisée est déversée dans des réservoirs d’où elle se répand par de petits canaux à travers semis et plantations. C’est la pratique suivie dans tout l’Orient. Je l’ai vue en Oranais, en Algérie, en Tunisie ; je la vois ici, et la verrai en Égypte, en Palestine, en Turquie, dans tous les pays du soleil. Le mode de puiser diffère un peu, voilà tout. Dans ces climats brûlants la terre, comme l’homme, a besoin d’être désaltérée.

Près de Bhusawal, nous traversons sur un long pont une rivière complètement desséchée. Aux fontaines, les femmes à demi-nues emplissent d’eau fraîche des urnes de cuivre ou de grès rouge qu’elles portent sur leur tête. Un long voile recouvre la tête, la nuque, les épaules et tombe jusqu’à terre. Il flotte au balancement des hanches et se gonfle au souffle de la brise, faisant revivre à nos yeux les scènes bibliques. Bouviers, bergers et chevriers, ramènent au soleil couchant, leurs troupeaux sous le feuillage touffu des banians et des tamarins pour y passer la nuit. Ils dorment sur des lits de corde, de sangle ou d’herbes tressées. Les gardeurs protègent les moissons contre les déprédations des voleurs à deux ou quatre pattes.

Aux gares et dans les villages que nous traversons, des enfants chantent des airs, sans doute séculaires, qui rappellent les antiennes, les motets et les psaumes du plain-chant liturgique. Comme la religion catholique vient bien de l’Orient !

Sur les hauteurs apparaissent de vieilles forteresses, des murs qui rappellent la Grande muraille de Chine, des châteaux, des temples, des tombeaux en ruine. L’Hindou ne détruit jamais un temple ou un mausolée, choses sacrées pour lui. Nous voyons beaucoup de chameaux. Peu de chevaux servent au transport des fardeaux ; ce travail est fait par des bœufs, des chameaux, des bourriquets et des coolies.

Les femmes sont tatouées sur la poitrine et aux bras ; elles portent des anneaux d’or, d’argent, de cuivre, ornés de pierreries plus ou moins précieuses, selon leur état de fortune. Le nez, les oreilles, les bras, les jambes et les doigts de pieds en sont tout garnis ; les femmes sont pour la plupart presque nues de la tête aux hanches. Une brassière retient la poitrine dont on voit le dessous. Comme la mode varie selon les pays ! Chez nous, le grand chic consiste à laisser voir le dessus de la poitrine, ici c’est le dessous ; à Java et en Birmanie c’est… le tout. Vous n’avez pas à récriminer ; c’est la mode… qui fait loi.

23 mars — Nous sommes arrivés, hier soir, près d’une heure en retard. C’est un record pour les chemins de fer indiens qui sont d’une lenteur désespérante. Installation à l’hôtel Jeypour, tenu par un Perse, un Parsi, pour employer le mot consacré. Nous y retrouvons le tub, l’urne aux ablutions, le… que nous appelions le ming-tomb en Chine, la kitty à Hong-Kong, le gramophone à Singapour. Cet intéressant petit meuble est devenu la commode (prononcez à l’anglaise), aux Indes.

Notre chambre est éclairée par une lampe à l’huile. En ajustant la mèche, je me surprends à fredonner :


« Dans un grenier,
« Qu’on est bien à vingt ans ! »


Mais, il n’y a pas à faire des façons, le Jeypour Hotel est le plus grand, le plus beau de l’endroit, étant l’unique. S’il vous plaît, ne m’interrogez pas au sujet du menu ; nous sommes en Semaine sainte.

Des animaux peints ou peinturés (à votre choix !), errent dans les rues ; c’est la mode, au pays, d’avoir des animaux bleus, jaunes, rouges, verts.

Depuis notre entrée aux Indes nous voyons des singes partout, mais surtout depuis Delhi. Ils sont de forte taille, à figure noire comme de l’encre, à fourrure gris argent, et des queues ! Ils grimpent aux arbres, au faîte des gares, et attendent l’arrivée des trains. Les voyageurs leur donnent des graines, des noix, des fruits qu’ils viennent effrontément quérir aux portes et aux fenêtres des wagons sur lesquels ils gambadent jusqu’au départ ; quelquefois même ils ne sautent que lorsque le train est en mouvement.

24 mars — Jeypour, ville de quinze à vingt mille habitants, fondée au commencement du dix-huitième siècle (1728) par Jey-Sing, souverain de Dhondar, est située dans une vallée entourée de montagnes granitiques dont les crêtes sont bordées de citadelles, de murs de fortification dentelés comme ceux de Delhi. On voit partout la trace du grand Akbar et du génial et sympathique Shah-Jehan. Les principales rues sont très larges : cent onze pieds. Les édifices publics, les maisons, à peu d’exception près, sont peinturlurés en rose et bariolés sur la devanture de dessins représentant des cavaliers montés sur des éléphants, des chevaux, et des chameaux.

Si, du haut du défilé de Galta, vous jetez les regards sur la plaine, la ville, à vos pieds, a l’aspect d’une immense bonbonnière remplie de dragées roses enveloppées dans des papillottes vertes représentées par les arbres. C’est d’un effet merveilleux !

En face de l’hôtel, dans la rue, je photographie deux guépards apprivoisés et dressés pour chasser la gazelle. Je les flatte comme de bons chiens et les prie de sourire, pour qu’ils aient l’air aimable dans la lentille du kodak. Ce n’est pas engageant, un sourire de guépard !

Notre première visite est au seigneur et maître de ces lieux, le maharajadhiraja Sawai, sir Madho Singh. Il est très riche, très estimé et respecté par son peuple qui, de bonne grâce, lui paie le tribut ; une partie notable du denier retourne à ses censitaires sous forme d’hôpitaux, de maisons communales, de loyers minimes, d’assistances et même d’amusements gratuits : panem et circenses. Il entretient dans la ville, pour son compte personnel, un corps de ballet qui danse au palais, lorsqu’il y est appelé. Entre les appels, ces bayadères exécutent pour le public, sur commande, chez elles, chez les particuliers, dans les salons, aux hôtels. Deux ont dansé pour nous dans la grande salle d’une maison de rapport, la propriété du


Sir Madho Singh, Maharajadhiraja de Jeypour.


En Route vers le Défilé de Galta à Jeypour.

maharajah, Malina et Oualida, les deux sœurs, seize et

dix-huit ans, nées de parents inconnus, ( « Too many fathers » , me dit le guide) ont exécuté les danses du paon, du cerf-volant et du serpent, menuets que nous avions déjà vus à Delhi. Cette fois, l’exécution est supérieure ; ce sont des artistes. Ne vous attendez pas à voir du déshabillé, vous serez déçus. Dans les pays où la population vit à peu près nue, le grand chic consiste à s’habiller jusque par-dessus la tête… Et nos danseuses étaient chic, trop chic ; la grâce de leurs mouvements y perdait. Elles ont aussi chanté. J’ai encore à l’oreille le refrain :


« Iacatori mah rimeh. »


Cela se traduit :


« D’un glaive, tu perces mon cœur. »


Le percement des oreilles par la musique aiguë qui accompagne cette ballade sentimentale ne laisse aucun doute sur la parfaite harmonie entre les paroles et la musique. La danse finie, nos deux belles au teint bruni se sont laissé choir sur le tapis, dans leurs jupes en éventail. Nous avons causé. L’aînée avait vu Agra, la grande ville voisine ; la cadette n’est pas encore sortie de Jeypour. Les noms d’Europe, Amérique, France, Canada, leur sont tout à fait inconnus. Nous leur demandons si elles aimeraient à voir ces grands pays. « Pourquoi voyager ? Après le Paradis, c’est Jeypour, » fut la réponse concluante. Un insolent demanda à l’une d’elles, la plus jeune, si elle pensait à se marier. « C’te question ! Je me marie tous les jours ». — Je garantis l’authenticité de la réplique et je la rapporte dans toute sa saveur.

Le maharajah a trois femmes légitimes, cinq cents concubines et soixante eunuques pour en prendre soin. Il est âgé de soixante-deux ans ; il se meurt. Comme il n’a pas d’héritier mâle, il a adopté son neveu de douze ans, sur avis de son conseil exécutif. Son palais et ses dépendances forment un quartier de la ville, et comptent parmi les plus somptueux des Indes. Ses immenses jardins sont remplis des plantes les plus rares. L’un d’eux est aménagé d’un système d’arrosage à tuyaux dissimulés dans les arbres de façon à créer l’impression d’une averse naturelle. Un grand lac artificiel héberge d’énormes crocodiles et tortues. Les éléphants du maharajah, — il en a cinquante-quatre, — paradent dans les rues. Nous les avons vus au rond-point, près du Palais des Vents, curieux palais rose aux multiples clochetons et aux cinq cents fenêtres. Les écuries aux trois cents chevaux, la cour aux chameaux, les cages des sept plus beaux tigres en captivité qui existent, l’enclos des combats d’éléphants, la remise aux carrosses de gala valent la peine qu’on s’y arrête un peu. Les chevaux ne sont intéressants que par le nombre.

Dans la rue, au retour, nous retrouvons un fakir nu, couché en plein soleil depuis le matin ; il était encore là à 5 heures p.m.

À dos des éléphants du maharajah, nous allons au château d’Amber, à six milles de Jeypour. Ce palais est situé au sommet d’une montagne qui domine la vallée sinueuse au fond de laquelle un lac bleu saphir reflète dans le miroir de ses eaux la montagne, le château, la tour des trésors, les murs de fortification, les bastions et les créneaux, les ruines d’un temple, les terrasses d’un jardin qui devait être splendide au temps où le maharajah demeurait ici. Ce dernier dut quitter ce coin de paradis à cause de l’impureté de l’eau. Les tigres, eux, ne sont pas si particuliers. À la tombée de la nuit, entre chien et loup, ils descendent de la montagne s’abreuver au lac, et font retentir les échos de leur voix peu rassurante pour les rares habitants qui persistent à demeurer dans cet endroit qui a vu de plus beaux jours. C’est notre première excursion à dos de pachydermes depuis Rangoon. Nous gravissons le mont, bien installés sur le houdah, dont nous tenons fermement la garde de fer, les pieds reposant sur une planchette retenue au flanc de l’animal par deux cordes solides. La bonne bête, Maïna, est énorme. Bien que, sur l’ordre de son cornac, elle se fut gracieusement agenouillée, il a fallu une échelle pour atteindre le sommet de son gros dos noir. Elle monte avec lenteur et prudence, flairant de sa trompe les pavés plus ou moins solides, souvent déplacés par le torrent des averses. La sensation éprouvée est la même que celle ressentie sur un navire au milieu d’une tempête : roulis et tangage. Elle descend avec plus de précaution encore. Après nous avoir déposés à l’ombre d’un tamarinier, elle demande à grands cris et avec force salams de la trompe, son morceau de sucre. « Très bien, Maïna, en voici pour cinq paisses. C’est peu pour ton tonneau ; il en faudrait bien davantage pour le remplir. »

L’architecture, les décors des différents corps de bâtiments et des salles, des chambres et des corridors de ce château et de ses dépendances sont les mêmes que ceux admirés ailleurs aux Indes. Dispensons-nous de les décrire ; ce serait répétition oiseuse. Qu’il me suffise de dire que rien de plus beau dans le genre ne saurait sortir de la main de l’homme.

Avant de partir, nous passons au temple du château. L’autel du sacrifice et le grand couteau, dont le prêtre s’est servi et se sert chaque jour, sont encore maculés du sang du petit chevreau immolé tout à l’heure à la terrible déesse Kali. Elle est sensée satisfaite pour aujourd’hui. Depuis un siècle, elle est moins exigeante ; elle se contente maintenant du sang des animaux ; autrefois, il lui fallait des sacrifices humains, du sang d’enfants, de jeunes filles. C’est John Bull qui lui a fait passer cette horrible fantaisie. Les marches de l’escalier par lequel nous descendons sont tachetées de gouttes de sang de la victime, apportée par les prêtres, après l’offrande sur l’autel du monstre. Je m’étais fait à l’idée que l’idolâtrie était chose du passé. Hélas ! plus des trois quarts de l’Orient adorent les bêtes et des dieux grossiers, obscènes, immondes, taillés plus grossièrement encore dans le métal, la pierre et le bois.

Le champ est vaste et la moisson abondante pour les apôtres et les missionnaires des cultes chrétiens et civilisateurs. Trois cents millions les attendent dans le seul Hindoustan.

C’est fête religieuse depuis trois jours. Les Hindous se barbouillent la figure, poudrent leurs habits d’ocre rouge, font des processions, dansent dans les rues, font des niches aux passants, se réjouissent. Ils nous jettent du sable que nous recevons en partageant leur gaîté.

Dans l’après-midi, excursion à dos d’éléphant au défilé de Galta. Cette fois c’est Moti l’énorme, l’orgueil du maharajah, qui nous transporte au haut du défilé. C’est l’un des plus gros éléphants qui existent. Agé de vingt-cinq ans, il a été capturé dans la jongle du Bengale, il y a dix ans. Ses défenses, sciées au milieu, sont cerclées de cuivre et son front est tatoué de noir et de rouge. Il a bien douze pieds de hauteur. Nous en éprouvons du vertige. Avant d’entreprendre l’ascension, nous serrons la patte à une quarantaine de singes qui ont élu domicile sur les toits avoisinants, les clôtures et les branches de la région. Ils sont dodus et de forte taille. À 6 heures 30 p.m., départ pour Mont-Abou.

25 mars — À 8 heure a.m. déjeuner sommaire à la gare et ascension dans la montagne à cinq mille pieds ; dix-sept milles et demi de route, une heure et quart d’auto. Montagne sauvage et aride. Lunch encore plus sommaire qu’à la gare, à l’Hôtel Rajputana. Cette excursion a pour but la visite de deux temples de Jaïn ; Adinath et Médinath, construits par deux frères, qui ont rivalisé à qui produirait plus beau. Jamais le marbre ne peut être fouillé avec plus d’art et de délicatesse. C’est unique et probablement non surpassé dans le monde entier. Les rosaces des plafonds, surtout, dépassent les rêves de l’imagination la plus extravagante.

Nous redescendons la montagne et reprenons le train à 4 heures 40 p.m., pour Bombay, dernière étape du parcours de l’Inde de l’est à l’ouest, plus de deux mille milles. Changement de train à Ahmedabad. Nous sortons de la gare et marchons à travers des centaines de pauvres diables sans feu ni lieu, couchés à terre, les uns nus, les autres enroulés dans de sales haillons ; triste spectacle pour des regards européens. Il ne faut pas trop s’apitoyer, cependant. Ceux qui s’y connaissent affirment que ces gens, nés dans la poussière et dans l’ordure, se trouvent bien dans leur élément, sont heureux et n’aspirent à rien autre chose. Je n’ai pas le temps de faire une enquête pour m’en assurer. En bon pharisien, je m’installe dans mon compartiment de première, en remerciant l’Éternel de m’avoir fait naître sous d’autres cieux.

26 mars — Près d’une heure avant d’entrer dans la gare centrale, réputée l’une des plus belles et des plus grandes du monde, notre train roule dans la ville. Bombay est la rivale de Calcutta. Je n’hésite pas à décerner la palme à la première. Son port est parsemé d’îles montagneuses et pittoresques ; il forme un arc parfait dont l’un des bouts est Colaba Point et l’autre Malabar Hill. Du haut de cette colline, l’œil embrasse la ville entière avec ses temples, ses clochers, sa tour de l’horloge, ses dômes, ses coupoles qui percent, ses arbres qui bordent les rues et ombragent les parcs publics. C’est une des belles villes du monde. Population : près d’un million et quart ; édifices publics de toute beauté, rues très larges et très propres dans la partie européenne ; la partie réservée aux indigènes est des mieux tenue. Il faut voir les palais et les bungalows particuliers des maharajahs et des Banians ; c’est ainsi que l’on appelle les gens riches, les millionnaires : appellation symbolique, ingénieuse et significative.

Le banian est un figuier dont les branches prennent racine dès qu’elles touchent le sol ; l’arbre, ainsi se multipliant, forme bientôt une forêt impénétrable dont chaque rejeton tient à la tige maîtresse et couvre bien vite tout le terrain.


« Ne mettez votre petit champ
Sous racines de banian,
Ni vos écus
Sous griffes de Crésus. »


Le jardin zoologique, sans être des plus beaux, vaut la peine d’une promenade à travers ses vertes pelouses, ses plantes exotiques et ses plates-bandes fleuries. J’y ai vu un bébé tigre et un vieux roi de la jungle atteint de cécité. Il montre les crocs et sort les griffes quand même.

27 mars — Jour de Pâques. Nous assistons à la grand’messe à une église près de l’Hôtel Taj-Mahal. Jolies fresques, mais aux nuances un peu criardes. L’artiste consciencieux a voulu conserver la couleur locale. Il a peint dans le plafond de droite de l’abside, pour représenter la Charité, une femme qui porte son enfant à cheval sur la hanche, à la mode du pays. L’officiant a fait la procession dans l’allée centrale, en aspergeant l’eau bénite sur la tête des fidèles.


« Vidi aquarn egredientem
« De templo a latere dextro. »


Lorsque nous sommes dans une église catholique, nous ne nous sentons plus en pays étranger ; nous sommes chez nous. Les religions sont les mères des peuples. Dites-moi quelle religion pratique une population et je vous dirai ce qu’elle est. Si elle n’a pas de religion, c’est une communauté sans nom. Ce n’est plus un peuple, c’est un troupeau à l’aventure, abandonné.

Il y a du joli chant, messe en musique par un chœur mixte. Dans l’après-midi, comme à Singapour, à Hong-Kong et à Penang, nous faisons le tour de l’île en auto. Nous retrouvons le frais ombrage des plantations de cocotiers, les mêmes huttes indigènes, les mêmes bungalows, blancs, rouges, verts ou bleus des riches planteurs, la même demi-nudité de la population indigène.

Nous croisons deux cadavres hindous que l’on va brûler aux ghats, et une procession de mahométans en


Les Singes à Amber.


La Tour du Silence à Bombay.

pèlerinage à un tombeau, sur une petite île reliée à la

terre ferme par un viaduc en pierres sèches. Des tailleurs de pierre, de leurs lourds marteaux de bois, tapent sur le ciseau d’acier. Ce dimanche n’est pas le leur ; demain, lundi de Pâques, jour de fête légale, ils chômeront. Nous terminons la journée sur la pointe rocheuse de l’ouest où, en regardant se coucher le soleil pour la première fois en cette région, nous avons trempé le doigt dans l’Océan Indien.

28 mars — Nous projetions d’aller à l’île Éléphanta en petit bateau à gazoline, mais comme il n’y en a pas de disponible nous décidons de nous y rendre à la voile, et nous faisons, avec un batelier d’expérience, des arrangements pour demain après dîner.

Nous parcourons la ville, les promenades ombragées de palmiers qui bordent le rivage de la corniche, le Queen’s road, les hauteurs de Malabar Hill, où se trouvent la résidence du gouverneur de Bombay, sir George Lloyd, les palais Petit, des maharajahs de Baroda, de Gawkwar, de Gwaliar et autres ; des avenues bordées de banians dont les branches se joignent et forment toiture à la rue ainsi ombragée et délicieusement rafraîchie. Au loin, dominant les flots, un phare indique l’entrée de l’arc immense du port de Bombay ; sur la hauteur, les deux tours élégantes de l’église catholique portugaise ; plus loin, un superbe jardin public envoie de parachèvement, et un réservoir d’aqueduc.

Du haut de la terrasse du jardin, apparaissent sous bois les lugubres Tours du Silence, dont les murs semblent crénelés. Ce n’est qu’un effet d’optique produit par les vautours qui s’y tiennent constamment perchés, la tête au dedans, surveillant la porte noire par laquelle entreront les cadavres des Parsis, leur proie. La queue et les ailes, qui projettent au dehors, découpent le blanc terne de la muraille et la font ainsi paraître crénelée.

Bombay repose sur un certain nombre d’îles dont la principale est l’île Salsette. Grâce à des travaux de terrassement et des chaussées, ces îles forment un territoire assez vaste. D’abord possédées par les Portugais, les Anglais finirent par en hériter en 1661, lors du mariage de Charles II avec l’infante Catherine, dans la dot de qui étaient inclus Bombay et le territoire environnant. C’était, à l’époque, une île malsaine et considérée d’une valeur si minime que l’Angleterre la céda, pour un certain nombre d’années, à la Compagnie des Indes, en considération d’une rente de cinquante livres par année. Cette Compagnie entreprit d’assainir l’endroit, fit de grands travaux dans ce sens et établit des comptoirs qui attirèrent le commerce de l’univers. Finalement, la Compagnie céda ses droits à la couronne. Les Anglais sont donc établis ici depuis plus de deux cent cinquante ans ; et cela se voit. Comme partout et toujours dans ses colonies, la politique anglaise est caractérisée par la tolérance, le respect des religions, des us et coutumes du peuple.

Les costumes n’ont pas varié depuis des siècles ; les hommes portent le dhoti et les femmes le sari : un voile de couleur bordé de frange dorée qu’elles fixent sur leur tête et qui retombe de leurs épaules jusqu’aux pieds. Les enfants des Parsis sont vêtus de clinquants d’or et d’argent ; ils portent une calotte ronde qui leur donne une allure de petits princes ; leurs habits sont de soie brochée. Partout de l’éclat et de la couleur à fatiguer les yeux.

29 mars — À bord d’un joli petit voilier, le Parbutti, monté par cinq hommes d’équipage, nous naviguons par une douce mousson du nord-ouest, du quai de lHôtel Taj-Mahal jusqu’à l’île Éléphanta, à sept milles et demi au large de l’île de Bombay. Nous filons à travers une centaine de bateaux à voile, de steamers, de frégates battant le drapeau de la marine britannique, de barques de pêcheurs et de grosses bouées. Nous contournons la pointe de l’île Butcher et le poste de télégraphie sans fil. Après une heure qui nous a paru un petit quart d’heure, nous abordons à une jetée de cinq cents pieds de longueur que le flot de la mer montante bat à coups redoublés. D’un côté, un verger d’arbres vert foncé, qu’à défaut d’indication précise, nous prenons pour des mangoustiers submergés jusqu’au feuillage ; de l’autre, couchées sur le flanc, de vieilles carènes défoncées trempent leurs carcasses dans les flots saumâtres. Des Hindous, noirs comme bronze, prennent leurs ébats sur une épave.

Alertes, nous sautons sur la jetée et montons un escalier de rudes blocs granitiques qui conduit au kiosque du gardien de la grotte. Taux de péage : quatre roupies par personne. À quelques pas plus loin, dans le flanc de la montagne, une large ouverture coupée par deux pilastres à chapiteaux redoublés et cannelés supportent le plafond qui est le rocher lui-même ; à côté, des débris de colonnes du même style.

Nous entrons dans un temple souterrain, creusé dans le roc vif, et dont la salle principale mesure près de cent vingt-cinq pieds de côté. D’énormes piliers supportent la voûte qui s’élève à vingt pieds. Sur les parois, des statues colossales de Brahma, Vichnou et Siva, la Trimourti, la trinité hindoue, donnent à ce séjour un aspect solennel et impressionnant. Malgré les déprédations et les mutilations pratiquées par les Portugais qui, lors de l’occupation de ce territoire, dans leur fureur de destruction inspirée par le fanatisme religieux, se sont livrés au plus révoltant vandalisme, ce temple est encore intéressant. Deux salles latérales contiennent des bas-reliefs de divinités, telles que cobras, singes, éléphants, gigantesques statues adossées au rocher et s’incorporant avec lui, profondément et artistiquement taillées. Dans plusieurs salles latérales, d’énormes lingams noirs indiquent bien que ce temple a été consacré à Siva. Kali, la déesse du mal, y brandit aussi ses quatre bras menaçants, vous fixe de ses regards terribles et de sa face en courroux. Deux lions gardent l’escalier de la salle de gauche. Dans une cour à ciel ouvert, sous l’enfoncement du roc, un petit étang d’eau verte, transparente comme du cristal, ne tarit et ne diminue jamais, quelle que soit la quantité d’eau qu’on y puise. Cette source, prétendent les Hindous, est alimentée par le Gange et possède des vertus miraculeuses. Les ruines d’une statue d’éléphant, aux environs du temple, donnèrent à l’île le nom d’Elephanta.

Il existe aux Indes d’autres temples souterrains dont les plus célèbres sont à Ellora ; ils datent de deux mille ans et plus.

À 5 heures nous avons mis le cap sur Bombay et regagné notre hôtel, enchantés de notre excursion et faisant des réflexions sur ce que devait être cette merveille à l’époque de sa splendeur.

Bombay rappelle Naples par l’arc de sa corniche et les îles de sa baie ; on croit revoir Ischia, Capri, la Marina, Sorrente et Castellamare.

En face de l’hôtel, on dresse le kiosque pour la réception de lord Reading, le nouveau vice-roi des Indes, qui remplacera lord Chelmsford, dont le terme d’office expire. Il n’est pas populaire chez une partie de la population hindoue qui lui tient compte de l’affaire d’Amritsar. En février dernier, lors de l’ouverture du nouveau parlement à Delhi, la population de Bombay s’est tenue derrière portes closes, lors du passage du duc de Connaught ; les magasins ont fermé, les voitures de place et les automobiles ne sont pas sorties, en manière de protestation contre la politique anglaise. Le duc a laissé un excellent souvenir de son séjour aux Indes, en qualité de général en chef ; mais, malgré l’estime qu’elle lui porte, la population a voulu protester afin qu’il fasse rapport à la couronne et renseigne le souverain sur la situation actuelle.

30 mars — La grande attraction de Bombay est l’enclos des Tours du Silence. Les Parsis, originaires de la Perse, adorent les quatre éléments : la terre, l’eau, le feu et l’air. Ce serait profaner ces éléments que de leur livrer les cadavres. Comme il faut bien pourvoir à la sépulture, ils ont imaginé d’être dévorés par les oiseaux du ciel, après leur mort. À cette fin, ils construisent des tours larges, plutôt basses ; à l’intérieur, un plancher cylindrique et incliné, dans lequel sont aménagés des compartiments de la dimension d’un cercueil sans couvercle où les prêtres déposent les cadavres nus. Les vautours, perchés sur les murs de la tour, s’y précipitent et les dévorent. Ce qui reste est fondu par le soleil ou lavé par les pluies. Les ossements sont jetés dans la fosse circulaire du centre où ils gisent jusqu’à complet effritement. Quatre conduits reçoivent cette poussière que l’eau purificatrice entraîne dans la terre. Le plancher en ciment est de forme concentrique. La partie supérieure est réservée aux hommes, celle du milieu aux femmes, et celle du centre, près de la fosse, aux enfants. Il est interdit à tout mortel, excepté aux prêtres, d’entrer en ce triste lieu.

Les aéroplanes sont défendus à Bombay, pour prévenir toute indiscrétion ou profanation. Nous avons vu un cortège funèbre arriver par le grand escalier de pierre. Sur une civière enveloppée de blanc, un cadavre était porté sur les épaules des porteurs vêtus de blanc et attaché à la civière par des cordons blancs. Deux prêtres et les parents suivaient, vêtus de blanc aussi : c’est le costume de deuil.

Dans le temple, le feu sacré, entretenu par les prêtres, brûle jour et nuit. Il y a cinq tours du silence affectées l’une aux nobles, l’autre aux riches, une autre aux pauvres, celle-ci à ceux qui meurent dans les hôpitaux en présence des infidèles, celle-là aux suicidés.

Dans le jardin attenant, des bancs sont réservés aux parents qui désirent voir une dernière fois leurs chers défunts avant qu’ils ne franchissent le seuil de la porte fatale qu’ils franchiront un jour eux-mêmes s’ils meurent dans la foi de Zoroastre. Nous nous asseyons un instant sur ces bancs ; les vautours énormes et repus planent au-dessus de nos têtes. Je me sens un peu mal à l’aise ; je crains que ces oiseaux, à mine farouche et de mauvais augure, ne laissent tomber, de leurs serres sur mon helmet ou mes genoux, le doigt, le nez ou l’oreille d’un trépassé nouvellement arrivé. Fuyons ce séjour lugubre.

Le gardien nous explique par le menu, le fonctionnement de cette étrange manière de retourner en poussière. Par respect pour cette croyance, je m’abstiens de faire des commentaires. À la campagne, où il n’y a pas de tours du silence, les cadavres sont exposés sur les hauteurs et livrés ainsi aux oiseaux.

Les Parsis sont des ariens qui habitent les Indes depuis au-delà de douze siècles. C’est une belle race, plus blanche que la race hindoue. Les femmes sont remarquables par leur beauté. Ils sont au nombre de soixante mille à Bombay.

31 mars — Nous faisons une dernière promenade, de Malabar Hill à la pointe Colaba, et visitons la ville indigène, toujours intéressante par sa vie animée, sa population bariolée et sa bonne humeur.

Nous partons ce soir, à 9 heures, pour Madras, trajet de trente-six heures.

1er avril — Pourquoi quitter Bombay ? Nous y sommes si bien ! Mais… il y a le billet de passage ; le bateau à prendre à Colombo ; l’Égypte, les Pyramides, le Sphinx ; la Terre-Sainte, Jérusalem ; la Turquie, Constantinople, Sainte-Sophie, la France, Paris, et Montréal, que nous voulons revoir un jour ; il y a notre destinée, enfin.


« Ainsi toujours poussés vers de nouveaux rivages… »


Nous partons à 9 heures p.m., par le grand express Bombay-Madras qui transporte la malle. À Shalapour, le sol noir nous porte à croire qu’il a plu récemment ; erreur : c’est la teinte naturelle du sol ; il n’a pas plu depuis quatre mois dans cette région. Aux gares, beaucoup d’enfants nus se frappent le ventre et chantent : « Sahib, sahib, backshish » ! Déjeuner à Hogi. À 2 heures p.m., nous atteignons Shahabad, province de Nizam. Il fait très chaud, 110° à l’ombre. Nous prenons, dans le train, un bain turc sans avoir à bouger. Partout, des huttes de paille et de terre couvertes de feuilles de palmiers. À Waddi, embranchement sur Haiderabad et Arungabad, à Yadgiri, un rocher fortifié domine la plaine à une assez grande hauteur.

Le roulement sonore du train secoue la torpeur dans laquelle la chaleur torride nous a plongés ; nous sommes sur un pont en fer de plus de quatre mille pieds de longueur. Il relie les deux rives d’une rivière desséchée, la Bhima, fond de roc en partie couvert de dunes de sable ; quelques plaques d’eau saumâtre font les délices de bandes de marmots qui y barbotent, et de laveurs et de laveuses qui battent le linge à tour de bras sur les pierres brûlantes. Plus loin : un autre pont sur une autre rivière également sans eau, la Thungabadra. Au coucher du soleil, nous filons au milieu d’une vallée entre des rochers aux formes les plus fantastiques : têtes d’éléphants, d’ours, de loups, figures d’aigles aux ailes tendues, tours, bastions, créneaux, portiques se découpent dans la pourpre du soleil couchant qui les illumine en projections de lanterne magique.

De Calcutta à Bombay, de Bombay à Madras, et pour ainsi dire dans l’Inde entière, les chemins de fer sont bordés de haies de cactus et d’aloès géants, dont les fleurs, qui n’éclosent qu’une fois en un siècle, dit-on, atteignent jusqu’à douze à quinze pieds de hauteur. Elles sont en rangs serrés et à la file comme des poteaux de télégraphe. Ici et là, des temples et des résidences de rajahs et de riches planteurs. Le voile du soir s’abat tout d’un coup, sans transition, phénomène particulier aux tropiques. Nous nous installons de notre mieux pour la nuit, en prenant soin de ne pas laisser les fenêtres trop large ouvertes ; les nuits sont toujours fraîches et dangereuses en Hindoustan.

2 avril — Eveil à Nagagi. Nous croyons rêver ! Tout est d’un vert qui réjouit ; les montagnes sont couvertes de forêts touffues ; dans la plaine, les rizières plantureuses baignant dans l’eau sont bordées de palmiers qui tiennent lieu de clôtures et délimitent les champs. En certains endroits, les épis mûrs penchent leurs têtes lourdes de grain et tombent sous la serpe et la faucille des moissonneurs. Partout des gerbes ; partout des bœufs aux pieds ferrés piétinent sur l’aire ; partout les fléaux, aux longs battants et aux manches courts, battent au vent et s’abattent drus sur les gerbes étalées. De belles pépinières forment des carrés qui tranchent sur le tapis vert des champs de graminées. Nous entrons dans la région des pluies fréquentes. Quelle transformation depuis hier, alors que tout était sec et brûlé !

Hier, nous avons passé la journée à Madras. Nous redoutions cette ville réputée insupportable à cause de la chaleur. Il y a, dit-on, trois saisons à Madras : la chaude, la plus chaude et la très chaude. C’est une calomnie, du moins envers l’agréable journée que nous y avons passée.

Notre première visite fut à l’église de San-Thomé (saint Thomas). Quel saint Thomas ? Personne ne peut me renseigner. Dans la nef de cette belle église, dont la vétusté indique la construction à une époque assez reculée, deux indigènes sont de service. Ils m’indiquent, dans le parquet en mosaïque de la grande allée, un escalier qui conduit à une excavation sous un autel en marbre. L’ouverture est de la dimension d’un cercueil, et je n’y vois goutte tant il fait sombre. Par signes, je réussis à faire comprendre à ces deux bonshommes que je veux voir ce qu’il y a au fond de ce tombeau. On apporte de la bougie et je ne vois que de la terre dont on m’offre une poignée avec force révérences. C’est le tombeau de saint Thomas, — san-Thomé pour les Cingalais. Soudain, je m’entends interpeller à mi-voix dans l’église. C’est ma femme qui m’appelle : « Viens ici ; ma sœur est de Montréal ». Je remonte vivement l’escalier et une religieuse franciscaine, vêtue de blanc, m’adresse la parole avec l’accent de chez nous. Nous sommes les premiers montréalais qu’elle revoit depuis son arrivée à Madras, il y a dix-sept ans. Elle nous prie de donner de ses nouvelles à sa famille, à notre retour. Nous le lui promettons de grand cœur. Elle nous fait voir les reliques de saint Thomas et nous explique que la fosse que j’examinais tout à l’heure a renfermé la dépouille de l’apôtre Thomas, l’évangélisateur de cette contrée.

À quelque distance de la ville, il existe, dans le rocher, une grotte où se voit l’empreinte des mains et des pieds de l’apôtre ; aussi une source qu’il a fait jaillir de ce lieu où il était retenu prisonnier ; vérité ou pieuse légende ? Les reliques consistent en une pointe de lance en silex rouge et une ampoule de sang durci.

Nous quittons, avec un serrement de mains et de cœur, cette pauvre sœur exilée, fidèle à sa vocation. Tout de même, elle aurait bien aimé nous suivre à Montréal.

Nous visitons deux temples hindous aux gopurams élevés et couverts de statues grotesques et obscènes. Près de l’un d’eux, un éléphant sacré et un juggernaut.

La célèbre plage et ses trois vagues de dix à quinze pieds de hauteur attirent notre attention. Toute cette côte de Coromandel est une plage sablonneuse qui s’étend sur des centaines de milles en une ligne presque droite. L’abordage y est très difficile. Il s’effectue au moyen de catamarans, espèces d’embarcations creusées dans des troncs d’arbres et maintenues en équilibre par une double quille, au moyen d’un flottant de bois relié à la nacelle par des pièces de huit à dix pieds de longueur. Nous nous promenons longuement sur la grève. La brise rafraîchit ; l’embrun fouette le visage ; et le mugissement des vagues écumeuses charme nos oreilles. C’est si beau, la mer, après un mois dans la sécheresse et la poussière. Un aquarium contient de très beaux spécimens de poissons rares.

Sur la côte de Malabar se trouve Calicut, port de mer insignifiant, mais intéressant au point de vue de l’histoire. C’est à cet endroit que Vasco de Gama aborda, le 11 mai 1498. Il vint de Lisbonne en doublant le cap de Bonne-Espérance ; son voyage dura dix mois ; il est le découvreur des Indes. Son exploita inspiré de Camoëns ; il écrivit, à ce propos, les Lusiades, épopée qui consacra son auteur le poète national du Portugal. L’année suivante, l’espagnol Albuquerque brûla la ville et pilla le palais du rajah. Vingt ans après, les Portugais y établirent une fabrique qu’ils entourèrent de fortifications. Un siècle plus tard, les Anglais s’emparèrent de la ville, puis Haider-Ali et Tippo-Saeb la ravagèrent tour à tour. Enfin, en 1792, elle devint la propriété définitive de l’Angleterre. Le calicot, originaire de cet endroit, porte son nom.

Nous passons à Tanjore, à 6 heures 45 p.m. Un coup d’œil rapide sur la ville permet d’apercevoir les temples de Siva, couverts de sculptures grotesques et indécentes. Une grande pyramide élève ses quatorze étages, couronnés d’une énorme boule à trois cents pieds de hauteur. Le palais des rajahs est aussi remarquable. Les murs d’enceinte de la ville sont à peu près disparus.

À Trichinopoly, on aperçoit la magnifique pagode de Spiringam. Construite sur une île de la rivière Kavery, elle mesure mille pieds par sept cent cinquante et forme sept cours intérieures. La porte, qui ne fut jamais complétée, a pour cadre d’énormes monolithes de quarante pieds de hauteur. C’est ici que l’on peut admirer le Madapam si célèbre à cause de ses mille quarante colonnes — seize de front et soixante-cinq de côté. Il y a là un juggernaut colossal, en pierre. Des cavaliers, montés sur des chevaux qui se cabrent, sont adossés à quatorze colonnes ; ils sont engagés dans un combat avec des éléphants. Ils forment une galerie d’un effet imposant. Inutile d’ajouter que les lingams et les taureaux sacrés sont l’objet de la vénération des fidèles et ruissellent de graisse, de beurre fondu, d’huile, d’eau et de fleurs jaunes. Sur notre droite se dessine la chaîne des Nilgherries ; nous côtoyons les monts Palnai. À Madura, au-dessus de la forêt des cocotiers, nous admirons la grande pagode de Minakshi, dédiée à Parvati, l’épouse de Siva. Elle est immense et occupe un carré de huit cents pieds par sept cent cinquante. Elle possède neuf gopurams d’un grand effet, dont quelques-uns atteignent la hauteur de cent cinquante pieds. Les monolithes de la porte d’entrée ont cinquantecinq pieds de hauteur. Minakshi a aussi sa salle aux mille colonnes ; on en compte exactement mille cinquante-cinq, de modèles et de sculptures différents, selon le caprice et la fantaisie de l’artiste. Sur chacune d’elles sont sculptés des dieux colossaux et des monstres fantastiques. On y voit aussi un étang de deux cents pieds de côté environ, bordé d’une galerie ornée de fresques qui ne valent pas cher, de fort mauvais goût. Le Choultry, aussi nommé Puthu-Mandapam, est la porte de l’est de l’enceinte de ce temple qui passe pour l’une des trois merveilles de l’Inde ; les deux autres sont le Taj-Mahal et les caves d’Ellora. Terminons par le beau palais de style hindou-arabe, avec sa belle salle du trône aux énormes piliers supportant des arceaux mauresques. Il fut construit par le rajah Trimal-Naik, au dix-septième siècle. Jetons un dernier coup d’œil sur la pagode de Péxoumal ; et, en route pour la dernière étape en Hindoustan.

Nous subissons d’abord une première inspection à la gare de Pambam où l’officier du gouvernement cingalais surveille les trains qui entrent dans l’île et en sortent. La beauté, le climat, la fertilité de Ceylan en font un pays convoité par les Indiens. Les terribles maladies, la lèpre surtout, qui infestent l’Inde et menacent de se répandre davantage à Ceylan, commandent la prudence et la plus stricte surveillance. Il y a ici un poste de quarantaine où tout suspect est rigoureusement enfermé et traité.

Nous nous engageons sur un long pont en fer, construit sur le détroit. De la fenêtre du wagon, je vois dans la mer d’énormes blocs de pierre ; ce sont les assises de la Chaussée d’Adam. On ignore quand ces pierres ont été apportées là. Est-ce l’œuvre de la nature ou de l’homme ? Est-ce l’eau de la mer qui a percé ce passage ? Nul ne le sait. Quoi qu’il en soit, c’est un travail de géant. La tradition veut que Ceylan soit le séjour du Paradis terrestre. Le premier homme, maudit après la faute, a-t-il parcouru cette route, suivi de la malheureuse Eve ? A-t-il, poursuivi par le châtiment, continué son triste chemin à travers l’Asie, jusqu’au Golgotha où il vécut sa dernière heure et se coucha dans la poussière d’où Jéhovah l’avait tiré ? Une pieuse tradition veut que la croix du Christ ait été plantée sur le crâne du premier homme en son tombeau, au Golgotha.

3 avril — Nous sommes à l’extrémité de la grande péninsule de l’Inde, dans la pointe du cœur. L’Inde a la forme d’un cœur assez régulier. De longues dunes indiquent le rivage à proximité et l’action du vent. Le train s’engage sur une immense plaine de sable, à perte de vue, qui se confond avec la mer et lui communique sa couleur. Quelques pêcheurs étendent leurs filets pour les faire sécher et les réparer. — À l’avant, loin, loin, les silhouettes d’un phare et de deux steamers se détachent sur l’horizon bleu et dessinent Dhanushkodi, la pointe extrême-sud de l’Inde. L’un de ces bateaux traversera tout à l’heure à Talaimanam, la pointe extrême-nord de Ceylan. Cette traverse est ouverte depuis sept ou huit ans. Autrefois, la traversée, entre le continent et l’île, se faisait de Tutti-Corin à Colombo. Une partie du trafic passe encore par cette route beaucoup plus longue sur mer. Les formalités d’inspection remplies, le steamer Elgin lève les amarres. Pour s’assurer de l’état de notre santé l’officier tâte les pouls. Ma femme a un soubresaut ; elle prend ce fonctionnaire pour un voleur et croit qu’il veut lui enlever sa sacoche où sont cachés nos trésors : les passeports, les lettres d’identification et de crédit. « What is your regiment, officer ? » me demande-t-il. J’ai donc l’allure bien martiale avec mon costume d’explorateur !

Au couchant, la ligne verte des palmiers ferme la perspective. Les dômes coniques des gopurams aux sommets tronqués et aplatis en forme de coins à fendre, dépassent et coupent la ligne verte des cocotiers. C’est d’un effet grandiose, mystérieux, qui porte à la rêverie poétique.

Enfin ! rassasiés de temples, de pagodes, de gopurams, de taureaux, de vaches, d’éléphants, de chiens, de rats et de serpents sacrés, allons nous reposer sous les frais éventails des palmiers de Ceylan !