Voyage au pays de la quatrième dimension/La vision de l’invisible

Bibliothèque-Charpentier (p. 145-152).

XXIII

LA VISION DE L’INVISIBLE

Ce fut quelque temps après la mort du Léviathan, que se produisit la terrible catastrophe du Photophonium qui bouleversa le monde scientifique.

La tyrannie du Léviathan, qui s’était appesantie sur l’homme durant de longues années, avait servi de leçon à la plupart des savants. On avait appris enfin que si une personnalité colossale, supérieure à l’homme, avait pu se former dans le monde, s’incorporer les êtres humains comme de simples cellules, la faute en revenait tout entière à l’orgueil qu’avaient montré les êtres humains. En revendiquant perpétuellement les découvertes positives de la science, en faisant appel au seul témoignage des sens, en repoussant toute théorie idéaliste, ils s’étaient d’eux-mêmes, suivant de naïves et antiques prédictions, jetés dans la gueule du Léviathan.

Cette vanité de vouloir tout connaître par le seul témoignage des sens était cependant, il faut l’avouer, bien puérile. Les sens, tels qu’ils existaient chez les hommes d’autrefois, n’étaient, en effet, que cinq petites fenêtres ouvertes sur la nature, en des endroits différents. En dehors des sens, le monde n’était qu’un ensemble de vibrations obscures et silencieuses et, suivant que ces vibrations étaient plus ou moins fréquentes par seconde, elles étaient perçues par l’un ou l’autre de ces sens. C’est ainsi que de trente-deux vibrations par seconde jusqu’à 36.000 vibrations, c’était l’oreille qui percevait sous forme de son. Au delà, les vibrations étaient inconnues. Plus loin encore, l’œil commençait à percevoir les vibrations à 400 trillions par seconde (lumière rouge), et il les perdait à 756 trillions (lumière violette).

Entre ces vibrations perçues par l’oreille ou par l’œil, il en existait naturellement d’autres dont quelques-unes étaient perçues par le thermomètre, les plaques photographiques ou enregistrées par des instruments électriques. Théoriquement donc rien n’empêchait l’homme d’avoir d’autres sens analogues à l’œil ou à l’oreille lui permettant de percevoir d’innombrables beautés qui lui étaient inconnues, et l’on savait que certains animaux, depuis les origines du monde, avaient perçu des phénomènes que l’homme ne voyait point : l’instinct d’orientation chez le pigeon et le flair chez le chien le prouvaient surabondamment.

Durant la période de tyrannie du Léviathan, on avait bien compris que cet animal supérieur, nouveau venu dans l’échelle des êtres, devait avoir accaparé à son profit d’innombrables sensations inconnues et l’on pensa également qu’il ne devait point percevoir de la même façon. Comment se traduisaient pour lui les sensations de lumière ou les sensations de son ? Y avait-il transposition ou synthèse de toutes ces vibrations ? Se livrait-il à des orgies inconnues de vibrations inaccessibles à l’homme ? On ne le sut jamais. Mais lorsqu’il fut mort, par crainte de voir réapparaître sur terre une tyrannie semblable à la sienne, on n’eut rien de plus pressé que de renoncer aux doctrines positivistes d’autrefois et de se lancer résolument dans la recherche de l’inconnu.

Avant toute chose, il s’agissait de transformer les sensations humaines, d’en augmenter l’intensité, de développer les sens au delà des limites connues et, au besoin, de créer petit à petit des sens nouveaux permettant à l’homme d’avoir une compréhension plus étendue de la nature. Un institut spécial fut tout aussitôt fondé : le Photophonium, où l’on entreprit l’élevage d’êtres humains doués d’une sensibilité supérieure et l’adaptation progressive de vibrations d’un ordre plus élevé à chaque sens existant.

Les résultats ne furent point immédiats ; mais après trois générations successives ils dépassèrent toutes les espérances. Bientôt les sensations anciennes se perfectionnant chaque jour, ce ne fut plus qu’un jeu, pour les élèves du Photophonium, d’éprouver les sensations d’odeur et de goût par l’intermédiaire du toucher. Dans leurs expériences de laboratoire, il ne leur était plus nécessaire de porter à leur bouche ou de sentir des produits chimiques pour les reconnaître, ils les touchaient et cela suffisait.

Bientôt les progrès se poursuivant parallèlement pour le corps tout entier, les plus distingués d’entre eux perçurent nettement les sensations lumineuses par les oreilles. Ce ne fut d’abord qu’une lumière vague, opaque, des sensations comme en éprouveraient des myopes en considérant un paysage éloigné. Puis, de nouveaux récepteurs nerveux ayant été posés derrière le tympan par les savants du Laboratoire, ces sensations devinrent plus nettes ; un jeu de glaces optiques rectifia aisément les vues divergentes obtenues par les oreilles, et l’ancienne vision de l’œil, réalisée désormais par l’ancien sens auditif, fut parfaite.

Ceci, à vrai dire, ne constituait pas le but même que l’on poursuivait, mais bien un simple acheminement. Ce qu’il fallait, en effet, avant toute chose, c’était dégager le sens supérieur de la vue de ses fonctions anciennes et éduquer l’œil de telle façon qu’il pût percevoir des vibrations supérieures, nouvelles et jusque-là inaccessibles à l’homme.

Les snobs eux-mêmes — car il s’en trouve à toutes les époques — prirent plaisir à ces nouveautés par genre et pour ne point paraître sentir comme tout le monde. On organisa ainsi de nombreux concerts où les sons étaient perçus par l’odorat et par le goût, et où l’on dégustait de la bonne musique. Il y eut aussi de beaux spectacles que l’on donna et que les esthètes du moment prirent plaisir à voir par les oreilles.

Pendant ce temps, les recherches sérieuses se poursuivaient au Photophonium ; on attendait avec anxiété de savoir quelles seraient les premières sensations perçues par les yeux désaffectés, et l’on perfectionnait progressivement dans ce but l’appareil oculaire des élèves. Des excitateurs électriques étaient en communication directe avec les yeux, qui déjà percevaient les rayons X au travers des corps opaques et discernaient dans l’atmosphère des influences et des vibrations jusqu’alors inconnues.

Ce fut à ce moment que se produisit l’épouvantable catastrophe du Photophonium, au cours d’une dernière séance qui eut lieu dans le grand amphithéâtre et où l’on tenta d’obtenir des élèves une vision plus claire et plus distincte des choses invisibles.

Tout d’abord, il y eut dans la salle un grand cri, puis d’autres encore : les élèves voyaient, et à mesure qu’ils voyaient, leur agitation devenait extrême. Habitués qu’ils étaient aux calmes méthodes scientifiques, aux déductions logiques et bien équilibrées, ils voyaient brusquement surgir à leurs yeux toutes les sensations passées, toutes les vibrations accumulées dans l’air depuis des siècles, toutes les paroles inutiles prononcées, toutes les influences mauvaises, les désirs ou les haines, les apparitions fantomatiques des idées et des âmes d’autrefois et leurs conséquences terribles dans l’avenir.

Ce fut pour eux comme si, brusquement, un orage effroyable s’était déchaîné dans la salle. Perçu sous forme d’impressions lumineuses, ce chaos déconcertant entraînait leur esprit, brisait les appareils dont ils étaient entourés, se déchaînait en tempête dans leur cerveau affolé. Pêlemêle, ils essayaient de s’enfuir, mais leurs mains, savamment éduquées, ne rencontraient plus, au long des murs, que des sensations de goût inconnues ; les hurlements des spectateurs ne parvenaient plus à leur cerveau que sous forme d’odeurs violentes, et les lumières de la salle bourdonnaient dans leurs oreilles un affreux tintamarre.

Presque tous, détraqués, démolis pièce par pièce, comme des machines trop savantes, succombèrent à cette terrible épreuve et lorsque la salle fut entièrement évacuée on ne trouva là, le lendemain, que le petit chat du concierge qui, doucement, se léchait, puis, de temps à autre, regardait tranquillement, de ses yeux adaptés par une habitude séculaire, les fantômes d’idées qui passent lentement, comme chacun sait, dans l’atmosphère.