Voyage au pays de la quatrième dimension/L’homme coupé en deux

Bibliothèque-Charpentier (p. 138-144).

XXII

L’HOMME COUPÉ EN DEUX

Vers l’an 2000 (ancien style), l’obstination des savants faillit à nouveau conduire l’humanité à sa perte.

Après la mort du Léviathan, on avait compris que le matérialisme absolu ne présentait aucune base sérieuse et qu’on devait l’abandonner définitivement. On pensa que si le Léviathan était mort, c’était sans nul doute que son corps gigantesque avait été construit uniquement à trois dimensions et qu’il avait négligé l’appui nécessaire de la quatrième dimension intérieure auquel l’homme doit la vie.

Depuis les civilisations les plus anciennes, on savait, en effet, que la vie n’était qu’une suite perpétuelle d’actions et de réactions entre le monde extérieur et le monde intérieur, et l’on figurait volontiers ce double mouvement, dans les religions anciennes, par le symbole de la respiration.

À partir de la mort du Léviathan, on avait mieux entrevu, mieux dégagé ce qu’était en somme la personnalité humaine opposée au monde extérieur et l’on avait déclaré que la conscience n’était, à bien prendre, que le sens intérieur et inné de la quatrième dimension. Ce sens intérieur se trouvait en même temps fournir la clé des grands problèmes de l’espace et du temps ; il permettait d’intégrer toutes les notions humaines, de reconstituer le monde entier en dehors de toute idée d’espace et de temps, d’en faire un bloc unique, sans commencement ni fin, de décrire, en une seule ligne, ce que l’on prenait jusqu’alors pour le geste successif des siècles.

Et tout aussitôt, comme la science ne saurait s’arrêter à de simples intuitions philosophiques et qu’il lui faut immédiatement recourir aux lumières de l’analyse, on se livra aux expériences les plus extravagantes sur le corps humain. On reprit, mais sur des bases nouvelles, l’antique constatation des mages d’autrefois concernant l’intervention nécessaire d’un nombre pair dans toutes les constructions humaines ; mais on eut le tort considérable de négliger, à ce moment, le nombre impair, qui se retrouva dans tous les mythes anciens, et qui complétait soit le chiffre douze, par le nombre treize, soit le chiffre six par le nombre sept, figurant l’unité divine. On constata simplement la dualité fondamentale de tous les êtres supérieurs, et l’on s’avisa, dans les laboratoires, de couper des hommes en deux, dans le sens vertical, pour essayer d’en faire une complète analyse.

Je n’ai pas besoin de dire qu’en ce temps-là, la technique opératoire était parvenue à un si haut degré de perfection que de pareilles opérations semblaient toutes naturelles.

Ces premières expériences ne furent couronnées d’aucun succès. Il semblait cependant logique de séparer, par un plan vertical passant par l’arête du nez, un homme composé de parties semblables des deux côtés et qui ne formait, à bien prendre, qu’un être double. Malheureusement, je le répète, cette analyse ne donna aucun résultat satisfaisant.

Tandis que depuis des siècles on pouvait sectionner un être humain dans le sens horizontal en le privant définitivement du double usage de certains membres, l’opération contraire demeurait impossible.

En section transversale, on arrivait à réaliser de véritables merveilles opératoires. Après avoir pratiqué l’ablation banale des deux bras et des deux jambes, on réussit également celle du tronc. Au moyen de canalisations très simplement réglées, la tête put vivre isolée sans aucune difficulté. On parvint même à la sectionner horizontalement, à isoler le cerveau, puis une couche horizontale de substance cérébrale. Tant que le corps ainsi réduit présentait deux parties symétriques, il continuait à montrer indubitablement tous les caractères de la vie.

Au contraire, la section verticale, beaucoup plus logique, beaucoup plus facile, semblait-il, à réaliser, puisqu’elle laissait subsister un être entier dédoublé, eut toujours pour effet d’éteindre instantanément les sources mêmes de la vie.

Les savants d’alors, dans leur entêtement, ne se découragèrent point ; cette division de l’homme qu’ils ne pouvaient obtenir anatomiquement, ils la tentèrent au simple point de vue psychique. Petit à petit, ils parvinrent à éduquer la race humaine, alors très réduite par la science, et à la diviser en deux classes nettement opposées.

D’un côté, il y eut ce que l’on appela alors les matérialistes, construits à l’image du Léviathan, chez qui toute conscience fut abolie et qui ne conservaient que la vision du monde extérieur à trois dimensions. Leurs mouvements purement réflexes étaient suscités par les besoins journaliers de la vie sociale ; ils ne connaissaient d’autres ordres que les règlements scientifiques du monde extérieur ; leur discipline était absolue, leur science très complète, leur intelligence à peu près nulle.

Il y eut, d’autre part, ceux que l’on appela les idéalistes et qui furent privés de tout moyen de relation avec le monde extérieur à trois dimensions. Leur sort fut bientôt celui des anciens fakirs hindous, leur vie intérieure se développa dans d’étranges proportions. Pourvus simplement du seul sens de la quatrième dimension, ils ignoraient tout du temps et de l’espace. Pour eux, les phénomènes ne se succédaient pas ; pour eux bientôt il n’y eut même plus de phénomènes.

Les savants du Grand Laboratoire Central se montrèrent tout d’abord enivrés par les résultats obtenus ; ils avaient enfin, à leur sens, réalisé l’analyse de l’humanité, ils tenaient décomposés, en leur pouvoir, les éléments séparés qui composaient la vie. Leur enthousiasme diminua le jour où ils comprirent que ces éléments, ainsi séparés, ni d’un côté, ni de l’autre, n’étaient capables de reproduire la vie, et que prochainement, l’humanité allait s’éteindre pour toujours.

Ils avaient bien isolé ce qui constituait pour eux, jusqu’à ce jour, l’élément idéaliste ; mais il se trouvait que cet élément, à bien prendre, n’était lui-même qu’un phénomène d’origine matérielle comme les autres. De la réunion de ces éléments seule pouvait jaillir la flamme éternelle d’intelligence, la vie immortelle qui, jusqu’à ce jour, avait conduit l’humanité à ses plus hautes destinées.

Ils s’imaginaient tenir tous les éléments du problème, avoir analysé l’intelligence humaine jusqu’à ses plus extrêmes limites, et voici que cette intelligence humaine n’existait en somme qu’au moment où tous ses éléments matériels se trouvaient en présence. Ils avaient agi comme des chimistes qui auraient isolé tous les corps simples composant un cristal et qui ne retrouveraient point, dans cette analyse, la forme géométrique du cristal à jamais disparue.

Ainsi donc, après des siècles de recherches, de progrès et d’analyses, les savants se trouvaient brutalement ramenés au point de départ : à l’ignorance profonde où l’on était, aux premiers âges du monde, des origines de la vie, de la réalité indéniable mais toujours insaisissable des idées.

Rapidement, il fallut recourir aux procédés les plus grossiers, les plus indignes de la science ; il fallut à tout prix réveiller des passions que l’on croyait à jamais abolies, recourir à ce procédé ridicule que les hommes primitifs d’autrefois appelaient l’amour.

L’humanité différenciée en matérialistes sans passions et en idéalistes dégagés de toute préoccupation phénoménale, semblait désormais incapable de reproduire les passions banales d’autrefois ; il fallut faire appel à des êtres méprisés, que l’on conservait au Muséum comme simples échantillons ethnographiques, et qui vivaient dans l’ignorance scientifique la plus absolue. On dut susciter dans ce couple primitif les passions les plus vulgaires : la jalousie, la haine et l’envie ; il fallut revêtir l’homme d’ornements somptueux à la manière des mâles préhistoriques, provoquer chez sa compagne la rage d’être abandonnée ou mal vêtue. Et quand enfin elle se plaignit au gardien-chef de ce qu’elle n’avait, en fait de vêtements, rien à se mettre, on commença à comprendre que, prochainement, l’humanité allait être sauvée. Le reste fut une affaire de temps, et des couveuses d’État, sortirent enfin des êtres anciens, conformes à la complexité des premiers âges, et dans l’intelligence de qui surgissait à nouveau la vie.

Ce fut, comme par miracle, la renaissance de l’homme, la lampe de Psyché qui, pour de longs siècles encore, se ralluma, toujours mystérieuse, toujours incomprise, mais, comme toujours, sauvant éternellement l’humanité des faillites successives de la science.