Voyage au pays de la quatrième dimension/Affaires sentimentales

Bibliothèque-Charpentier (p. 153-158).

XXIV

AFFAIRES SENTIMENTALES

Ce fut seulement vers le milieu du vingtième siècle que l’on commença à comprendre ce que c’était que l’amour. Cette question, depuis les origines du monde, avait légitimement préoccupé tous les penseurs et tous les psychologues ; mais personne jusqu’alors n’avait pu en donner une explication satisfaisante.

On sentait bien, au fond, toute l’absurdité, toute la petitesse des passions amoureuses entre hommes et femmes, mais on n’en pouvait nier la force. Pour le moindre penchant, les plus grands hommes n’hésitaient point à briser toute leur vie, à renoncer aux plus nobles espérances ; et l’on entrevoyait qu’il y avait là une force colossale inutilisée ou mal dirigée.

Ce fut un soulagement lorsqu’avec les progrès de la civilisation, on comprit que ce n’était là qu’un obscur instinct primitif, qui attendait, pour se développer normalement, l’apparition du monde scientifique, des usines colossales et des affaires gigantesques.

À l’amour de la femme, qui n’était qu’un bas penchant physique, devait succéder l’amour de l’homme civilisé pour ses créations industrielles, pour l’œuvre qu’il avait conçue et à laquelle il consacrait toute sa vie, et certaines folies du passé devinrent aussitôt des plus claires.

Que signifiaient l’absurde jalousie ancienne, l’amour immodéré du sacrifice, l’orgueil personnel inadmissible des hommes vis-à-vis des femmes, sans cette explication industrielle ? Comment expliquer également la séduction que pouvaient exercer sur des cerveaux masculins bien organisés, les complications, les habiletés et les ruses employées couramment par la femme ?

Tout dans l’amour primitif était véritablement absurde et disproportionné. Il pouvait fort bien arriver, par exemple, qu’un homme aimât sincèrement et profondément deux femmes à la fois ; or, lorsque la chose se découvrait, on lui en savait mauvais gré. Pourquoi également un homme.

lorsqu’il était l’amant, admettait-il l’existence d’un mari, alors qu’un mari n’admettait point celle d’un amant ?

Les hauts faits militaires avaient bien, il faut le dire, fourni un utile aliment à ces forces inutilisées de l’esprit humain. On avait vu des généraux aimer la gloire avant toute chose, consacrer tous leurs efforts à remporter une victoire, recourir volontiers à tous les subterfuges pour y réussir et ne point hésiter à sacrifier au besoin leur propre vie. Mais il faut bien reconnaître que c’étaient là des jeux barbares, indignes d’une civilisation plus avancée, et qui entraînaient inutilement le sacrifice d’un grand nombre de vies humaines.

L’amour industriel, il est vrai, entraînait parfois, lui aussi, bien des sacrifices ; mais les résultats qu’il poursuivait étaient autrement dignes de tenter un homme civilisé.

Petit à petit, vers le milieu du vingtième siècle, l’amour ancien disparut donc presque entièrement des classes élevées du pays ; il ne se retrouva plus que dans le très bas peuple, où il remplaça, avantageusement du reste, le triste alcoolisme d’autrefois.

Les grands industriels se consacrèrent entièrement à leurs œuvres. Ils ne tardèrent point à retrouver, colossalement agrandis, toutes les joies amoureuses, tous les désespoirs, tous les triomphes ou toutes les déceptions de l’amour primitif. Il ne s’agissait plus, dans la lutte féroce des industries, de gagner de l’argent si ce n’était pour rendre une usine plus belle et plus prospère et bientôt la passion amoureuse dépassa le simple amour du lucre.

Les concurrents les plus célèbres de cette époque farouche furent représentés par les deux plus grands noms de France : le chevalier Bloch de Lille et le prince Weill de Jeanne d’Arc.

Le premier dirigeait, depuis de longues années, la colossale usine de Filaments graisseux, ce produit nouveau qui, en raison de récentes découvertes, était utilisé plus que tout autre dans le pays.

Le second était le fondateur habile de l’English Fatty Filament company, qui concurrençait les Filaments graisseux avec succès.

L’histoire de ces deux grands industriels défraya la chronique durant de longues années. Le chevalier Bloch avait une grande affection pour son usine. Il l’avait connue toute petite, s’était consacré à son développement, l’avait formée pièce par pièce ; mais elle commençait à être un peu vieille lorsque naquit la Fatty Filament.

Le prince Weill, lui, s’était mis avec la Fatty Filament lorsqu’elle était en plein épanouissement. Il l’avait acquise d’un Anglais qui était parti pour le Japon avec une jeune compagnie de dirigeables en formation.

Le prince Weill ne voyait guère dans son entreprise autre chose que la façade. Cela le flattait d’avoir en sa possession la Fatty, aussi célèbre, aussi justement admirée de tous qu’un beau cheval de course, mais il n’avait point pour elle cette affection que donne une longue vie commune et le souvenir d’années difficiles passées ensemble.

Ce fut alors que le chevalier Bloch, séduit par les procédés nouveaux, l’aspect jeune et vivant de la Fatty Filament, commença à commettre des fautes inexplicables. En cachette, il favorisa l’usine concurrente, devint en sous-main l’un de ses principaux clients, et fit pour elle les pires folies.

Faut-il rappeler que la Fatty, malgré toutes ses avances, ne lui appartint jamais, et que le chevalier Bloch, humilié, ruiné, fut bien content de retrouver sa vieille Filaments graisseux, ruinée par sa faute, appauvrie, mais capable cependant d’assurer encore avec dévouement son entretien.

Faut-il évoquer, enfin, le drame tragique qui termina toute cette affaire : le suicide moral du chevalier Bloch, qui détruisit méchamment sa pauvre vieille usine qu’il n’aimait pas et dont les bienfaits lui étaient à charge pour venir s’engager comme simple ouvrier chez la Fatty qu’il aimait ; l’assassinat industriel, enfin, du prince Weill, dont l’usine entière se trouva détruite un jour par un innommable sabotage dû à la jalousie. Ce sont là des événements dont les multiples contradictions amoureuses tentèrent les romanciers feuilletonistes de l’époque et que je me bornai à enregistrer.