Voyage au pays de la quatrième dimension/Locations de corps

Bibliothèque-Charpentier (p. 159-165).

LOCATIONS DE CORPS

XXV

Je compris de très bonne heure, peut-être depuis mes rêves d’enfance, qu’il devait exister pour l’homme un moyen beaucoup plus sûr et beaucoup plus simple de se soutenir dans l’air que l’aviation mécanique. L’aviation est, en effet, une solution grossièrement scientifique, une méthode de transition, tout extérieure, et qui ne saurait intéresser que des peuples barbares.

La gravitation est une force que l’on doit vaincre et neutraliser en développant les forces qui se trouvent en nous. On sait, au surplus, combien ces forces sont réelles puisque dans certains cas pathologiques nous pouvons en constater les effets au dehors du corps humain dont elles s’échappent.

On connaît l’observation clinique faite sur une jeune hystérique qui ressentait directement des impressions de brûlure ou de froid suivant que l’on jetait, en dehors de sa présence, dans le feu ou sur de la glace, l’eau dans laquelle elle s’était lavé les mains.

On connaît également les déplacements de meubles et les matérialisations que des extériorisations de force peuvent produire.

De tout temps, l’homme a compris d’instinct qu’il pouvait, en cultivant sa volonté, combattre les influences extérieures et contre-balancer, par ses seules forces personnelles, les forces naturelles qui l’entouraient.

De tout temps, il a senti, qu’il pouvait se soustraire à l’attraction, s’élever dans les airs, se déplacer au-dessus du sol, sans recourir, pour cela, à aucun stratagème mécanique…

Cette préoccupation se retrouve dans toutes les religions ; elle forme la base de toutes les croyances morales, de tous les symboles artistiques.

C’est plus particulièrement dans les songes que ces indications se précisent. Avec une grande contention de la volonté, avec un effort continu de l’esprit, on ne tarde pas à sentir que l’on perd contact avec la terre et que l’on se déplace, sans faire aucun mouvement, à une faible hauteur au-dessus du sol. Malheureusement, c’est toujours un effort pénible qui demande une attention soutenue, et l’équilibre obtenu n’est jamais très satisfaisant : un déplacement maladroit, un mouvement intempestif, et la chute devient tout aussitôt menaçante.

Lorsque je fus parvenu au pays de la quatrième dimension, j’appris sans étonnement que, pendant la période scientifique, ce mode de locomotion avait été fort en faveur. Mais on avait dû, petit à petit, l’abandonner en raison des chutes nombreuses qu’il occasionnait, de la fatigue cérébrale qu’il provoquait chez tous ses adeptes, et surtout des désordres sociaux, étrangement graves, qui en résultaient.

La lévitation s’appliquant, en effet, aux corps matériels demande un effort nerveux trop considérable. Les médiums qui, assis sur une chaise, sont parvenus à quitter le sol et à venir se poser, avec leur chaise, sur une table, ont toujours ressenti une extrême fatigue à la suite de cet effort excessif.

Lorsque le sujet est bien équilibré, cela n’offre en somme d’autre inconvénient que pour lui-même ; mais lorsqu’il y a des pertes de force nerveuse, lorsque cette force est mal dirigée vers le seul travail qu’on lui demande d’accomplir, elle se répand tout alentour, s’en va à la dérive, et il en résulte de très curieux phénomènes. Ce sont, en général, des objets qui se forment dans l’air, à l’insu de la personne ou des objets existants qui se déplacent sans contrôle possible.

Du jour où la lévitation devint le moyen de transport à la mode, il y eut une quantité considérable de forces qui s’en allèrent ainsi, dans les villes et dans les campagnes, à la dérive, n’attendant qu’une occasion pour se manifester et provoquer les phénomènes les plus déroutants.

Tant qu’il ne fut question que de manifestations insignifiantes, cela n’eut pas une extrême gravité. De temps en temps, on constatait que de la barbe poussait sur des poteaux télégraphiques ; parfois, que des appareils mécaniques, des objets mobiliers acquéraient, momentanément, la faculté de voir, de sentir ou d’entendre. C’était autant de surprises, de quiproquos, d’angoisses, mais on ne tarda pas à s’y accoutumer.

Malheureusement, lorsque ces forces vagabondes s’attaquèrent à des usines, à des machines d’utilité sociale, on reconnut tout le danger qu’il y avait à tolérer de pareils abus. Tantôt les distributions de lumière se mettaient à parler ou à chanter ; tantôt encore, de gros nuages, subitement solidifiés, formaient de dangereux écueils, contre lesquels les aviateurs allaient se briser ; tantôt, enfin, des navires ou des trains se transformaient en bouquets de roses ou en eau de cologne, et l’on pouvait redouter, à chaque instant, les pires catastrophes.

Le gouvernement scientifique dut donc interdire formellement tout transport par lévitation, tout effort cérébral destiné à utiliser la volonté humaine autrement que suivant les données édictées par les règlements.

Ce fut alors que pour tourner la difficulté, on eut recours tout simplement aux méthodes d’extériorisation indiquées jadis par les spirites, et qui consistaient, par un simple effort de la volonté, à abandonner son corps matériel et à déplacer uniquement ce que l’on appelait jadis son « corps astral ».

L’inconvénient d’une pareille méthode c’était d’enlever, par là même, toute possibilité matérielle d’action au voyageur. Avec le corps astral on peut, en effet, le plus facilement du monde, se déplacer d’un lieu à un autre, sentir ce qui s’y passe ; mais on ne peut communiquer avec les personnes pourvues de leur corps matériel que si l’on met à notre disposition un autre corps matériel, abandonné par son corps astral, vide par conséquent.

Je n’ai pas besoin de vous dire que les Compagnies de Voyages Économiques s’emparèrent tout aussitôt de la question et organisèrent, un peu partout, des hôtels spéciaux où l’on trouvait tout ce qu’il fallait pour agir en arrivant.

Un homme pouvait, par exemple, laisser son corps matériel vide à Paris, se transporter par la pensée à Marseille et là il trouvait, dans l’hôtel spécial, un corps vide d’interprète que l’on mettait à sa disposition et qui lui permettait de faire toutes ses affaires en ville, de communiquer avec ses clients.

Pendant toute la durée de la location, le corps astral de l’interprète nouveau genre, allait faire un tour dans la campagne, sans s’occuper de rien.

Malheureusement, cette méthode cependant si simple ne tarda pas, elle aussi, à avoir les plus graves inconvénients. D’habiles escrocs exploitaient la situation, prenaient des renseignements, et, lorsqu’ils s’étaient assurés que le corps matériel d’une personnalité connue restait vide à Paris, durant une absence de son esprit, ils s’empressaient d’abandonner, eux aussi, leur propre corps, comme on le ferait d’un vieil habit, et d’aller se loger dans le corps de la personne connue, dont ils ne voulaient plus sortir. Sans doute, eut-on recours dès lors à un système d’anthropométrie psychique permettant d’identifier les gens, non plus d’après leur corps extérieur, mais d’après leurs qualités morales, il n’en résulta pas moins de déplorables confusions, particulièrement dans les rapports conjugaux, et ces abus furent tels que l’on dut prendre bientôt de nouvelles mesures, encore plus rigoureuses.

Au surplus, d’elles-mêmes, les personnes ayant une situation sociale intéressante, hésitèrent à sortir de leur corps matériel et à s’en éloigner. La peur d’un cambriolage, d’une substitution de personne, les retint presque toujours. Qui sait si, durant leur absence, le corps astral d’un triste voyou ne viendrait pas animer leur corps matériel et lui faire commettre les pires méfaits !

Ce fut, on peut bien le penser, une période d’aventures surprenantes, et l’on ne peut qu’en rire lorsque l’on songe à l’extrême simplicité du procédé de la quatrième dimension, qui devait balayer plus tard toutes ces méthodes barbares.