Voyage au pays de la quatrième dimension/La morale du Léviathan

Bibliothèque-Charpentier (p. 66-71).

XI

LA MORALE DU LÉVIATHAN

Ce fut aux environs de 1912 que l’on aurait pu, si l’on y avait apporté quelque attention, discerner les premiers vagissements du Léviathan, les premiers balbutiements de cet animal primitif, nouveau dans l’échelle des êtres et qui devait, progressivement, s’incorporer tous les individus existants, comme autant de cellules élémentaires de son corps colossal.

Malheureusement, en 1912 et dans les années qui suivirent, on ne pouvait avoir une vision bien nette de l’époque à laquelle on vivait et, faute de pouvoir la situer dans l’histoire entière du monde, on se figurait volontiers être parvenu au dernier terme de la civilisation.

Lorsque l’on considère d’un seul coup d’œil l’histoire entière de notre planète, on ne peut manquer de sourire d’une pareille prétention. Somme toute, en 1912, l’homme n’était guère différent de ce qu’il était aux origines de l’humanité ; il eût suffi de l’abandonner à lui-même, pendant quelques semaines, dans une forêt, pour qu’il retrouvât, sans grandes difficultés, les gestes et les occupations de ses ancêtres. Il ne connaissait rien de sa destinée, il était absolument incapable d’avoir une action quelconque sur sa vie ; il ne savait même pas ce que pouvait être cette vie, il en était encore aux grossières superstitions des peuples primitifs concernant l’âme, Dieu ou la mort.

Il ne faut pas l’oublier, en effet, il ne disposait alors, en fait de corps, que de l’organisme naturel, commun à tous les animaux ; il se laissait mystérieusement conduire dans la vie par son instinct animal et sa véritable nature reprenait aussitôt le dessus lorsqu’il se trouvait exposé à un danger physique quelconque.

Quels que fussent les vêtements, les lois, les titres ou les honneurs dont ils s’affublaient, tous les hommes se retrouvaient égaux devant le danger, devant la mort, et, en pareille circonstance, ces soi-disant civilisés se montraient inférieurs aux animaux domestiques eux-mêmes.

Cela n’empêchait pas les gens du vingtième siècle de considérer avec orgueil le chemin parcouru et de se figurer volontiers qu’ils n’avaient, plus rien de commun avec les animaux, qu’ils faisaient partie d’une race d’élite très à part et personne ne s’avisait d’imaginer jamais tout le ridicule qu’il y avait à penser que l’évolution des êtres se terminait à l’homme.

Si l’on avait pu, à cette époque-là, se dégager à temps de cet absurde préjugé humain, on n’eût point tardé, je le répète, à discerner la prochaine domination sur terre du Léviathan.

Évidemment, aux environs de 1912, on sentit bien que quelque chose se transformait dans le monde ; on parla volontiers d’époque de transition. Les uns affirmaient que les traditions anciennes étaient en pleine décadence, ce qui était vrai ; d’autres, que le monde scientifique avait modifié les idées sur bien des points, ce qui était encore vrai ; mais on attribua à ce changement une simple signification temporaire due aux variations habituelles de la mode.

En ce qui concerne plus particulièrement la morale, il eût été facile cependant de comprendre que sa transformation dépassait singulièrement les simples discussions éthiques d’autrefois. On constatait bien que la morale individuelle chrétienne était abolie ; que l’essai violent de sauvetage de cette morale individuelle tenté par Kant, était lui-même battu en brèche ; mais on se contenta de dire que l’époque était immorale ou plutôt amorale et l’on ne s’inquiéta pas de savoir où était passée cette morale, cependant indispensable, qui avait guidé le monde depuis ses origines. Quelques minutes d’attention eussent cependant suffi pour révéler aux hommes de ce temps que cette morale, c’était, si je puis dire, l’Être nouveau, le Léviathan, qui l’avait mangée, qui se l’était appropriée sans plus de façons.

Dans le corps humain, on ne se préoccupait pas de savoir quels étaient les antécédents des cellules qui le composaient. Qu’elles aient pris leur eau, leur phosphore ou leur azote à droite ou à gauche, qu’elles aient été prises toutes formées, à la suite d’une catastrophe, dans un autre organisme, comme dans la greffe animale, peu importait, si, dans le moment présent, elles rendaient les services qu’on en attendait.

Il en était de même pour les hommes-cellules composant le Léviathan. Peu importait, vers 1912, de connaître les antécédents d’un homme, de savoir si sa vie antérieure avait été à l’abri de tout soupçon. Peu importait, plus encore, de connaître sa famille puisqu’on n’en avait que faire et que l’homme seul, dans le moment même, avait quelque valeur en raison des services qu’il pouvait rendre au corps social.

Ce point de vue s’étendait même aux cas les plus délictueux. On eût excusé volontiers l’exécution sommaire et immédiate d’un homme qui eût compromis la sûreté du corps social. Mais on ne pouvait plus expliquer les vieilles théories judiciaires suivant lesquelles on punissait encore cinq, dix ou vingt ans après, un homme pour une faute qui n’intéressait plus personne. Toutes les vieilles théories d’expiation, d’hérédité, de traditionalisme, ou de famille étaient sur le point de disparaître ; une seule chose intéressait : le succès dans l’instant même, l’effort judicieusement accompli dans le moment social où il convenait de le tenter pour réussir.

Cela seul pouvait en effet intéresser le Léviathan, cela seul pouvait assurer une discipline absolue dans cet organisme nouveau. La spécialisation de chaque profession était la conséquence naturelle de cet état de choses et le consentement tacite du Léviathan était nécessaire pour qu’un effort individuel fût tenté avec succès.

Par contre, tous les isolés, tous les rêveurs, tous ceux qui tentèrent un effort en dehors des opportunités sociales, étaient vus d’un très mauvais œil, et l’on sentait qu’ils intervenaient, mal à propos et d’une façon dangereuse, dans un temps qui n’était plus fait pour eux.

À côté d’une indulgence, qui déroutait profondément les traditionalistes humanistes, pour des actes immoraux individuels, on montrait, par contre, à cette même époque, une rigueur véritablement excessive pour des actes immoraux collectifs, et cet apparent illogisme égarait les recherches de tous les psychologues.

Qu’un homme ait commis, dans sa vie privée, toutes les indélicatesses, qu’il fût taré de mille manières, qu’il fût pourri moralement de la plus odieuse façon, cela ne pouvait en effet entraver son succès le jour où il intervenait avec opportunité dans une action commune.

Qu’un homme, au contraire, ait eu une vie de penseur irréprochable, des mœurs austères et pures, il se trouvait discrédité à jamais, broyé en quelques minutes dans le formidable organisme du Léviathan s’il intervenait à contre-temps dans une action sociale.

C’était, en fait, toujours ainsi que les choses s’étaient passées dans le corps humain lorsqu’il s’agissait de cellules. Il est curieux de constater, je le répète, qu’aucun moraliste du vingtième siècle n’ait su expliquer, par analogie, les troubles étranges qui se produisirent alors dans la morale publique.