Voyage au pays de la quatrième dimension/Les esclaves volontaires

Bibliothèque-Charpentier (p. 60-65).

X

LES ESCLAVES VOLONTAIRES

Ceux qui n’auront point vécu au temps du Léviathan ne pourront, j’en suis persuadé, se faire une idée exacte de ce que fut réellement cet animal monstrueux. Les uns se figureront qu’il ne s’agissait là que d’un symbole, que par Léviathan il fallait entendre une personne morale, une communauté d’idées, de méthodes scientifiques et d’actions qui se cristallisèrent tout naturellement dans le même temps. C’est là une conception des plus fausses et qu’il importe de détruire dans l’intérêt de la vérité.

Le Léviathan fut un animal très réel, qui prit sa place, au-dessus de l’homme, dans l’échelle des êtres, mais sans être cependant son descendant direct ; et c’est cette croyance naïve à une descendance immédiate qui empêcha de tout temps les zoologistes de comprendre sa véritable nature.

Oui, certes, le Léviathan fut un animal rappelant, par bien des points, l’organisme humain. Il fut formé matériellement de cellules vivantes mais groupées à la manière des plantes ou des zoophytes. Dans un arbre, nous distinguons très évidemment un plan d’ensemble, une ligne harmonieuse et voulue dans ses moindres détails, mais sans pouvoir découvrir cependant un cerveau central, une direction commune.

Sans doute, certains végétaux sont-ils doués de réflexes nerveux, de motilité, d’intelligence presque, pourrait-on dire, mais enfin rien dans leur organisation ne permet de saisir le point où se trouveraient des cellules autocratiques commandant au reste du corps.

Le Léviathan, bien que supérieur à l’homme par la nouvelle série animale qu’il faisait entrevoir, se trouvait être, dans sa série, un animal fort primitif. C’est ainsi que, dans l’échelle des êtres, un protozoaire est supérieur à un chêne par les promesses de sa descendance plutôt que par sa valeur propre. Le Léviathan fut le protozoaire géant d’une nouvelle série animale, la caricature matérialiste de l’Oiseau d’or qui devait naître quelques siècles plus tard au temps de la grande renaissance idéaliste.

Il faut donc repousser toutes les légendes qui tendent à représenter le Léviathan comme un être fabuleux, doué de passions et de vices, comme un animal méchant, broyant volontairement les êtres humains et se les incorporant pour son seul plaisir.

Sans doute, dans ce corps gigantesque, les hommes ne furent plus que de simples cellules ; mais ce fut avec joie qu’ils acceptèrent cette diminution de leur propre individualité.

Dès les origines du monde moderne, Montaigne, sous la signature de La Boëtie, avait observé cette tendance qu’éprouvent tous les hommes à la servitude volontaire. Les plus grands empires sont basés sur cette joie naturelle qu’éprouvent les individus à se sentir dominés, groupés et conduits. Les révolutions mêmes, qui se sont accomplies dans l’histoire du monde, ne démentent point ces principes absolus. On peut croire, tout d’abord, que ce sont les éléments asservis d’un pays qui se révoltent contre les dirigeants, mais si l’on examine les choses d’un peu plus près, on ne tarde point à reconnaître qu’un mouvement révolutionnaire a toujours pris sa source dans les classes dirigeantes et que c’est de là que vint, comme toujours, l’ordre qui poussa les masses en avant.

Il suffit, en effet, de jouir d’une chose pour n’y plus tenir, qu’il s’agisse de la fortune ou de la vie. C’est ainsi que l’on a observé de tout temps qu’un certain degré de santé était nécessaire pour se tuer, et que les gens qui se suicident ne veulent point se faire de mal ; on se jette à l’eau en été, mais presque jamais en hiver.

En politique, il en va de même ; un bien-être relatif est nécessaire pour organiser des réformes ou des révolutions et ce sont en général les dirigeants qui sont les premiers lassés de privilèges qu’ils abandonnent volontiers.

Lorsque le Léviathan commença à se former, il trouva un appui immédiat auprès des penseurs et des artistes, auprès de tous ceux qui passaient cependant, jusque-là, pour représenter les idées individualistes. On commença à se spécialiser chaque jour davantage, la servitude volontaire aux fonctions sociales fut consentie joyeusement.

On parla bien de neurasthénie, de maladies de la volonté, il n’en fut rien : ce fut le plus consciemment du monde que l’élite se désintéressa la première des idées générales, de la direction des affaires et cantonna chacun chez soi, dans la sphère d’action où il se trouvait placé. Cent cinquante ans après la proclamation des droits de l’homme, parut la proclamation des devoirs qui asservissait l’autorité individuelle de chacun aux conditions de l’ensemble et qui reconnaissait l’indiscutable supériorité de l’organisme scientifique qui gouvernait le monde.

Bien que se sachant mortels et ne bénéficiant que d’une vie fort courte, les hommes ne cherchaient plus, comme autrefois, à poursuivre l’universalité des connaissances humaines, à tout faire par eux-mêmes, à tout voir dans le monde. Chaque individu restait immuablement, là où le hasard l’avait placé, accomplissant sa fonction sociale sans protester, souffrant ou mourant à son poste, comme l’eût fait un héros des temps passés. Du reste, avec les exigences toujours croissantes de la spécialisation, il eût été fort difficile au bout de quelques années, de changer de poste. Différencié dès l’enfance, par une éducation savante et raffinée, ignorant tout ce qui n’était point son propre métier, l’homme n’eût été qu’une épave inutilisable si on l’eût changé de place. Seul, le Léviathan formidable bénéficiait de ces activités spécialisées et remplaçait, monstrueux végétal inconscient, cette universalité qui, jadis, était le propre de l’homme.

En vertu d’idées anciennes, on ne manqua point également, à la même époque, de confondre le Léviathan avec l’État. Ce fut là une grossière erreur, dont on revint par la suite, lorsque l’on comprit que les fonctions politiques n’étaient, à bien prendre, qu’un simple détail différencié dans l’ensemble colossal du Léviathan.

Ce fut par des mouvements sourds, par des idées générales inexplicables, que se révéla, pour la première fois, l’existence de l’être nouveau. Lorsque, petit à petit, tous les hommes comprirent que ce n’était point pour eux-mêmes, pour leur propre bonheur, qu’ils travaillaient, mais pour un sombre et mystérieux inconnu, lorsque la distinction s’accentua, toujours davantage, entre leur propre bonheur et le bonheur social auquel ils coopéraient, il y eut alors comme de sourdes révoltes individuelles, comme un désespoir effrayant qui s’empara de l’humanité tout entière. Mais à ce moment-là, la spécialisation et l’organisation scientifiques avaient déjà fait leur œuvre. En dehors des fonctions sociales et de l’organisme économique, la vie ne semblait plus possible à ces hommes spécialisés ; et, lentement, en désespérés, sans but possible, désolés, ils poursuivirent leur besogne obscure, comme des mineurs au fond d’une mine, comme des globules fonctionnant automatiquement, se nourrissant, se défendant ou succombant à l’intérieur du sang, pour un être qu’ils ne connaissaient point, qu’ils ne comprendraient jamais et qui les ignorait lui-même comme l’homme ignore le travail de la chair dont il vit.