Voyage au pays de la quatrième dimension/L’assassinat du style

Bibliothèque-Charpentier (p. 72-77).

XII

L’ASSASSINAT DU STYLE

Dès le début du vingtième siècle, le Léviathan, jeune encore et en pleine formation, eut à vaincre de puissants ennemis moraux, dont le plus grand fut, à n’en point douter, le style.

Le style était aussi vieux que l’humanité, c’était à lui que l’on devait le développement de l’esprit humain, sur lui seul se basait encore l’individualisme qui permettait à des êtres hétérogènes d’échapper à l’unification sociale dans le corps unique du Léviathan.

Pour le combattre, ce fut tout d’abord une lente campagne de dénigrement. On s’efforça de faire croire à tous les lettrés que le style n’était, à bien prendre, qu’un brillant assemblage de mots, un jeu de parade sans réalité véritable et qui s’accommodait mal de la précision documentaire de la science triomphante.

On ne pensa point que c’était, au contraire, par la pratique constante des sciences naturelles que M. de Buffon avait été conduit jadis — et tout naturellement — à faire l’éloge du style lors de sa réception à l’Académie, On oublia que le style, loin d’être une manifestation tout extérieure, constituait, au contraire, le fait même de l’esprit humain, qu’il représentait, à bien prendre, les seuls principes immuables créés par l’homme à l’imitation des lois naturelles.

Le style c’était, en somme, le permanent opposé à la mobilité de la vie, la seule façon qu’ait inventée l’homme de triompher de la mort et de l’oubli.

Le style, dans les siècles passés, s’était manifesté de cent manières différentes. Dans l’État, il se trouvait représenté par les constitutions et par les lois ; dans la famille, par les principes héréditaires ; dans la vie privée, par la morale ; dans la vie publique, par la contribution volontaire de chaque citoyen aux besoins intellectuels de l’État. Dans les beaux-arts, le style s’était manifesté d’une façon plus précise encore. En dégageant des formes immortelles, en traçant des règles définitives d’architecture, en synthétisant les traditions des maîtres, le style avait permis à l’homme de créer, au-dessus des contingences naturelles, un monde imaginaire formé de toutes pièces, immortel et seul capable de résister, au cours des siècles, aux lentes modifications de l’évolution.

Petit à petit, dans tous les mondes et dans les actes les plus différents de la vie quotidienne, les hommes supérieurs avaient pris pour habitude de soumettre leurs passions ou leurs besoins du moment au contrôle inflexible de règles immuables ; et souvent ils eussent préféré perdre la vie plutôt que d’y déroger.

Il était facile d’objecter sans doute que ces règles toutes arbitraires, toutes artificielles, pouvaient, d’aventure, être mauvaises, mais l’objection ne résistait point à un examen sérieux. Si une règle de style, en morale comme en architecture, se trouvait erronée, elle se condamnait ainsi d’elle-même par avance et n’était point viable. Dès l’instant, au contraire, qu’elle résistait au choc des faits, qu’elle se maintenait au cours des siècles, on pouvait être assuré de sa nécessité, de sa raison d’être, même si cette nécessité ne paraissait point évidente lors d’un premier examen ; et c’est ce qui fit dire souvent qu’un acte même infâme pouvait avoir quelque beauté lorsqu’il se poursuivait avec persévérance, car sa beauté prouvait qu’au-dessus des préjugés du moment il n’était pas infâme puisqu’il était beau.

Le premier acte du Léviathan fut, on le conçoit, de détruire à tout prix le style, qui s’opposait irrémédiablement à son développement et l’esprit d’analyse scientifique, né depuis de longues années déjà, seconda merveilleusement ses efforts lorsqu’il prit son plein développement, au début du vingtième siècle.

Déjà, depuis la Révolution française, le style social se trouvait singulièrement compromis, et l’Empire avait indiqué, d’une façon suffisante, la tendance marquée des cellules sociales à se grouper dans un corps matériel homogène.

À la fin du vingtième siècle, le style des idées fut vivement attaqué par certains penseurs, qui, à l’exemple de Renan, s’efforcèrent de briser là ligne droite de notre vie intellectuelle, de la séparer en autant de fragments critiques s’appliquant successivement aux menus événements de la pensée quotidienne.

L’influence imposante de ce que l’on appela, fort justement, les grands singes allemands, ne manqua point non plus de troubler nos penseurs ; les méthodes scientifiques expérimentales firent le reste. Désormais, c’en était fait des principes immuables dirigeant chaque individu ; la synthèse des idées se trouvait remplacée par une analyse quotidienne, par une critique opportuniste ; la table rase de nos convictions se transformait en table de dissection, sur laquelle se succédèrent bientôt des cadavres d’idées, tous égaux devant l’analyse.

En politique et en diplomatie ces nouveaux procédés furent de même accueillis sans difficulté et l’on ne comprit point que cette façon d’enlever toute permanence aux relations générales extérieures, en les soumettant aux critiques du moment, détruisait toute sécurité publique, et vouait les individus au fatalisme, à la neurasthénie et au dégoût de tout effort fécond et suivi.

Un bien curieux indice de protestation, à cette époque, fut ce qu’on appela l’antisémitisme.

Depuis des siècles, on le sait, les juifs vivaient, en effet, dans un état d’attente perpétuelle ; ils étaient restés au point de vue matériel, comme au point de vue moral, de simples nomades ; leur monothéisme — le seul véritable — n’était que l’expression extérieure d’une doctrine, du reste fort belle, qui accordait la première place, non pas à l’œuvre mais à l’ouvrier, non pas à la maison familiale mais à l’idée de famille. Il s’opposait, jusque-là, au paganisme occidental qui soumettait l’homme aux forces naturelles, qui le sacrifiait, au besoin, à son œuvre, à sa maison ou à sa patrie. Tout naturellement, lorsque le style fut à peu près mort, les juifs ne manquèrent point de prendre la première place en toutes choses, car leurs procédés critiques remarquables se trouvaient correspondre exactement aux procédés d’analyse voulus par le Léviathan. On les accusa d’intrigue bien injustement, car c’était notre monde qui s’était converti, par des voies différentes, à leurs propres idées, tandis qu’eux-mêmes n’avaient fait que conserver les leurs.

Privés de toute règle intérieure, dépourvus de tout style dans leurs productions artistiques, comme dans leur vie quotidienne, les hommes du vingtième siècle ne formèrent plus qu’une masse immense de cellules différenciées, privées de direction morale, qui, tout naturellement, s’agglomérèrent joyeusement dans le corps matériel du Léviathan.

La forme sociale extérieure remplaça dès lors le style intérieur dont elle n’était qu’une grossière caricature. On s’imagina donner ainsi pleine indépendance à l’individu en le délivrant de tout idéal : on ne fit que l’asservir aux besoins les plus bas de la vie matérielle.