Voyage au pays de la quatrième dimension/Le théâtre du Léviathan

Bibliothèque-Charpentier (p. 78-83).

XIII

LE THÉÂTRE DU LÉVIATHAN

Dès le début du vingtième siècle, ce fut surtout au théâtre qu’il eût été facile de constater les progrès réalisés par le Léviathan qui, peu à peu, groupait tous les hommes comme de simples cellules dans son corps monstrueux.

Le théâtre, en effet, mieux que tout autre mode d’expression, permettait de se faire une idée nette des aspirations communes à tous les hommes et de dégager une morale moyenne.

Au surplus, il faut bien le dire, jamais le théâtre ne fut plus en honneur que durant cette période de transition. Il semblait que les hommes fussent désormais incapables de ressentir un plaisir artistique individuel et que l’art n’ait pu les intéresser que sous sa forme sociale.

J’ai déjà dit combien, à cette époque, la nouvelle morale sociale se distinguait profondément de la vieille morale individuelle. Tandis que, quelques siècles auparavant, la morale se basait uniquement sur l’effort qu’un homme devait faire sur lui-même, pour sacrifier ses passions et renoncer aux désirs matériels, il semblait, au contraire, vers 1912, que la morale se socialisait, qu’elle se déterminait plutôt par l’extérieur, qu’elle se localisait peu à peu, non plus dans les individus, mais bien dans les cadres sociaux qui composaient la formidable armature du Léviathan.

Un fossé profond séparait la vie privée de la vie publique. On exigeait tout d’un homme lorsque son acte était celui d’une cellule sociale ; on s’inquiétait peu de ses faits et gestes lorsqu’ils ne compromettaient que sa personnalité indépendante.

Il en résultait, du reste, petit à petit, une sorte d’anesthésie morale, de paresse cérébrale dans les actes de la vie privée. Lorsque l’on rentrait chez soi, on accrochait ses principes au porte-manteau, comme un uniforme, on ne les remettait que pour sortir, pour se mêler à la vie sociale.

Le théâtre donnait une expression exacte de cette transformation. Lorsqu’un auteur se préoccupait, dans sa pièce, du développement des caractères, il n’intéressait point les spectateurs ; il les indignait même lorsque ses idées intérieures semblaient dangereuses et compromettantes pour l’ensemble du corps social.

Un mari trompé, tuant sa femme, devenait inadmissible ; un artiste réprouvant les mœurs de son temps, passait pour un misanthrope insupportable dont on tolérait les divagations avec peine. On n’admettait même plus la glorification classique de l’individualité physique ; — toute manifestation de beauté esthétique, toute exhibition de nu au théâtre, semblait inconvenante ou déplacée.

Ce n’est pas, je le répète, que les mœurs privées n’aient point été, à cette époque, plus corrompues qu’à toute autre, mais cela n’intéressait pas le Léviathan, et c’est au nom du corps social seulement que l’on protestait contre le corps humain honoré publiquement.

Avec les progrès de la science et l’unification des idées, toute discussion d’idées paraissait désormais inutile ; les conversations de salon n’existaient plus, la correspondance privée n’intéressait plus personne, la correspondance publique, au contraire devenait chaque jour plus en vogue et l’on ne se donnait la peine d’exposer ses idées qu’en l’es conformant au bon sens social dans un journal à gros tirage.

Au théâtre, de même, le dialogue était remplacé, petit à petit, par une comédie algébrique déterminant les situations par des signes sociaux extérieurs : par l’ameublement, par les décors, par la situation de fortune des personnages ; c’est ce qui expliqua, même, à cette époque, l’incroyable succès du cinématographe qui suffisait à satisfaire la majorité du public.

Le théâtre déterministe fut poussé, à cette époque, jusqu’à ses extrêmes limites ; on se contenta, dans certaines pièces, d’indiquer par des mouvements de foule, des bruits extérieurs, le sifflet lointain du chemin de fer ou l’éclairage coloré de la scène, l’état d’âme des personnages. Le décor moderne remplaça le masque antique.

Étant donnée l’égalité de toutes les cellules humaines devant la toute-puissance du Léviathan, il était entendu, en effet, que les mêmes causes extérieures devaient déterminer, chez tous les personnages, les mêmes sentiments et les symboliser.

Cette égalité forcée se retrouvait, du reste, à la même époque, dans toutes les institutions sociales qui avaient préparé l’avènement du Léviathan et qui avaient permis à cet animal monstrueux, nouveau dans l’échelle des êtres, de se développer en toute liberté. Le suffrage universel en matière politique, l’égalité de naissance (que devait réaliser, quelques années plus tard, la suppression des héritages), autant de choses qui concouraient à ne donner au Léviathan que des éléments égaux et homogènes dont il avait besoin pour sa formation.

Ce fut même pour cela que l’on ne comprit pas toujours, à cette époque, quel était le sens profond du mouvement soi-disant ouvrier qui se développait irrésistiblement. Beaucoup d’artistes, beaucoup de penseurs étaient froissés, dans leurs plus intimes convictions, en constatant que l’on n’hésitait point à les sacrifier, en toute occasion, aux personnalités les plus vulgaires. Ils ne pouvaient comprendre, en se plaçant à leur point de vue individualiste, combien cette égalité homogène était indispensable à la formation cellulaire du Léviathan.

On ne comprit point, non plus, pourquoi le prestige des hommes politiques et des gouvernants s’en allait diminuant chaque jour ; c’est qu’en réalité, eux aussi, n’étaient plus des chefs, mais de simples cellules différenciées d’un même organisme homogène.

À côté du théâtre proprement dit, une indication non moins précieuse fut donnée, à cette époque, par l’évolution caractéristique de la musique.

Au lieu d’une musique individuelle où l’art personnel du chanteur était seul en jeu, on préconisa, petit à petit, une orchestration symphonique où le chanteur ne jouait plus que le rôle d’un instrument secondaire. De même que, dans le spectre solaire, au-dessus des rayons colorés, visibles pour l’œil, se trouvent des rayons chimiques dont on constate indirectement la présence, il y eut, dans la musique comme dans la composition dramatique, une sorte de symphonie supérieure à la parole, inaccessible directement à l’être humain, dont l’existence était bien constatée scientifiquement mais dont on ne pouvait plus donner de définition directe, exacte et purement sensuelle.

Ce fut une sorte d’harmonie sociale ne correspondant plus au rythme individuel, dominant l’homme en l’enveloppant, une nouvelle « Marseillaise » scientifique sans charme, sans inspiration, sans harmonie mais harmoniquement juste suivant les lois de l’acoustique et qui appartenait en propre — on ne le comprit que bien plus tard — au colossal Léviathan, qui, peu à peu, développait sa formidable et complexe personnalité.