Quatrième livraison
Le Tour du mondeVolume 11 (p. 145-160).
Quatrième livraison


VOYAGE AU TAKA

(HAUTE NUBIE)


PAR M. GUILLAUME LEJEAN[1].
1864. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


XIV

Le Samhar. — Études rétrospectives. — Une page d’Artémidore avec commentaire. — Les sauterelles. — Amba. — Desset. — Tombeaux antiques. — Les Rôm. — Un Ajax africain.

Je reviens aux Mensa, dont M. de Courval vante avec raison le beau pays, mais il me paraît dans l’erreur en y signalant des sables aurifères. Je pense que les gens qui lui auront donné ce renseignement auront été trompés par la vue de paillettes brillantes, sans doute du talc ou du mica.

La lisière plate et presque nue, tachetée de montagnes généralement isolées, et que j’allais avoir à traverser en diagonale depuis Aïn jusqu’à Massaoua, forme une région naturelle qui s’appelle le Samhar. Ce pays est assez connu, au moins dans ses grandes lignes physiques, car c’est le petit désert (de 8 lieues environ de large) qu’il faut traverser pour aborder la fertile et riante Abyssinie. Déjà dans l’antiquité, principalement sous cette dynastie des Ptolémées, qui activa si intelligemment le commerce de la mer Rouge, le Samhar était aussi connu des voyageurs qu’il y a dix ans. Je demande pardon à mes lecteurs d’une courte digression dans le domaine du passé : ils y verront combien il est nécessaire pour comprendre les géographes anciens, d’avoir des notions précises et spéciales de l’état actuel des pays qu’ils décrivent, surtout quand ce sont des contrées où presque rien ne se modifie, et où les mœurs sont aussi immuables que la nature physique et quelquefois davantage. Comme on le verra plus loin, certains torrents du Samhar changent de lit, chaque année, tandis que le nomade vit toujours à peu près comme au temps d’Atémidore.

Selon cet éminent compilateur, les nomades de cette région « chassent les éléphants de la manière suivante : placés en embuscade sur les arbres, lorsqu’ils aperçoivent une troupe d’éléphants, qui traverse la forêt, ils la laissent passer ; mais ils s’approchent doucement des traîneurs qui errent çà et là, et leur coupent les jarrets. Quelquefois aussi ils les tuent avec des flèches trempées dans du fiel de serpent : la flèche est tirée par trois hommes à la fois ; d’eux d’entre eux, les jambes en avant, tiennent fortement l’arc, le troisième tire la corde. Il en est d’autres qui, ayant remarqué les arbres contre lesquels ces animaux ont coutume de s’appuyer pour dormir, s’en approchent par le côté opposé, et coupent le tronc près de terre : lorsque l’éléphant vient pour se coucher contre l’arbre, il le fait tomber et est entraîné dans la chute ; les chasseurs sautent alors du haut des arbres à terre, le tuent et le coupent en morceaux. Les nomades appellent impurs ces chasseurs.

« Au-dessus de ces éléphantophages habite un peuple peu nombreux de strouthophages, — mangeurs d’oiseaux, — chez lesquels on trouve des oiseaux aussi grands que des cerfs, et qui, s’ils ne peuvent voler, courent du moins avec une grande vitesse, comme les autruches ; les uns les chassent avec des flèches ; d’autres emploient ce stratagème : ils se couvrent de la peau d’un de ces animaux : leur bras droit, fourré dans la partie du cou, remue de manière à imiter les mouvements de l’animal ; de la main gauche, ils prennent des graines dans une panetière suspendue à leur côté, et les répandent devant eux ; les oiseaux sont attirés par cet appât dans des fossés, où des chasseurs apostés les assomment à coups de bâton. Ces strouthophages se servent de la peau de ces oiseaux pour se vêtir et se coucher : ils ont guerre avec les Æthiopiens, appelés Siles, qui, pour armes offensives, emploient des cornes d’oryge. Ils sont voisins d’hommes plus noirs, plus petits, qui vivent moins longtemps que les autres, car ils dépassent rarement l’âge de quarante ans, parce qu’il s’engendre des vers dans leur chair. Ces hommes se nourrissent des sauterelles que chassent en ces lieux les vents de sud-ouest et d’ouest, qui soufflent avec violence au printemps. Ils prennent ces sauterelles en jetant, dans des ravins, du bois qui fait beaucoup de fumée lorsqu’il brûle : ils y mettent légèrement le feu par-dessous : les sauterelles, volant au-dessus, sont aveuglées par la fumée, et tombent. Ils les broient, mêlées avec de la saumure, et en font des gâteaux qu’ils mangent. »

Ce dernier paragraphe est de beaucoup le plus exact, ainsi que j’ai pu m’en convaincre durant le voyage que je raconte ici. Les sauterelles descendaient en vols épais de l’Hamazène où, probablement, elles avaient mis presque à néant l’espoir du pauvre laboureur abyssin. Elles volaient, je crois, de l’ouest-sud-ouest au nord-nord-est. Les arbres, les khors, les revers des coteaux, tout était couvert de myriades de points jaunes ou violets : grand renfort pour tous les oiseaux chasseurs, si nombreux dans cette région, notamment les pintades, qui en restaient si gavées qu’elles se laissaient presque prendre à la main.

Mais elles n’étaient pas seules à la curée : les gens d’Aïlat, chargés de ghirbas (sacs de cuir), avaient émigré en masse dans la direction du fléau béni, avec le même empressement joyeux que montrent les pêcheurs bas-bretons, quand les vigies ont signalé les bancs de sardines. J’ajouterai que ces mangeurs de sauterelles, bien que d’un teint effectivement plus foncé que leurs voisins me parurent grands et bien faits, et que l’histoire de cette affreuse maladie, et de cette brièveté de la vie humaine, racontée par notre Grec, n’est pas vraie aujourd’hui, et ne l’a jamais été. J’ai vu à Aïlat tout autant de vieillards sains et robustes, qu’on en pourrait voir à Alexandrie ou à Paris, pour ne pas dire plus.

Un jour et demi après mon départ d’Aïn, j’atteins un pli de terrain ombragé d’épaisses forêts d’aouel, et qui a le nom gracieux d’eau des vierges (Mai Aualid). Pendant que mes gens cherchent de l’eau et de l’ombre, je cours à travers la plaine jusqu’à une hauteur isolée qui ressemble au profil d’un glacis de place forte et que j’escalade par sa pente douce, et je me mets à dessiner en toute hâte le pittoresque fouillis des montagnes de Mensa, sorte de petite Kabylie qui ouvre devant moi la plus large de ses failles, celle par où s’échappe le torrent de Lava. Mon travail fini, je dis adieu du regard à ce curieux pays, en portant mentalement envie à MM. Sapeto et de Courval, qui en ont parcouru à leur loisir tous les méandres ; puis je rejoins mes gens déjà prêts à partir, et après nous nous engageons dans le steppe sablonneux et aride.

À dix minutes de l’aiguade, je perds la trace de mes compagnons : une colline couverte de petits menhirs, comme une tombelle celtique, se présente devant moi : c’est un cimetière bédouin appelé Konfaldjemé. Ty monte, et de là je distingue plusieurs points noirs parmi les légères ondulations de la plaine ; c’est ma caravane, et je me hâte de la rejoindre. Deux heures et demie après nous arrivons à Amba, lieu fort pittoresque, où nous campons au bord d’une mare profonde qu’ombrage un beau tamarise cher aux caravanes. Au moment même où nous arrivons une longue ligne de chameaux du Barka chargés de nattes défile lentement devant nous : ils sont menés par des Beni-Amer, qui vont vendre à Massaoua le produit du travail des femmes de leur ferik (sous-tribu) pendant la saison des pluies. Les nattes du Barka sont grossières mais elles ont deux avantages fort appréciés à Massaoua, où l’on en fait une consommation énorme : elles durent longtemps et ne coûtent pas cher.

Amba. — Dessin de Eug. Cicéri d’après un croquis ds M. G. Lejean.

Le torrent d’Amba, à la saison sèche, n’est qu’un chapelet de mares qui finissent même par se réduire à une, celle dont je parle ; mais au temps des pluies, il roule avec fureur ses eaux troubles à travers des roches violacées.

Deux heures et demie après Amba, je traversai le torrent de Chinket-kaïa, ainsi nommé de la couleur de brique des berges qu’il affouille profondément (kaïa, rouge), et j’arrivai le soir à la tête d’une île très-boisée formée par un très-large torrent : elle s’appelle Desset, et j’y étudiai et dessinai une série de nécropoles que j’ai décrites ailleurs avec détails. Ce sont des groupes de tumuli dominés par deux constructions assez curieuses nommées dans le pays Koubbât es Salatin (les tombes des rois). Ces tombes, dit la tradition des nomades, appartiennent à un peuple aujourd’hui disparu, appelé Rôm, et que Dieu, en mémoire de son impiété toujours croissante, couvrit d’une pluie de pierres.

Nécropole de Desset. — Dessin de Eug. Cicéri d’après un croquis de M. G. Lejean.

La légende raconte ainsi la mort du dernier roi des Rôm, celui qui repose sous le tombeau à demi écroulé que figure mon dessin. Dans un accès d’orgueil impie, il lança une javeline contre le ciel. Dieu envoya à l’instant un aigle gigantesque qui s’abattit sur lui et lui dévora la cervelle.

Kkor de Desset à une heure de Saati. — Dessin de Eug. Cicéri d’après un croquis de M. G. Lejean.


XV

Excursion à Aïlat. — Eaux thermales. — Saati : le café au sel. — Monkoullo : villégiature ; les porteurs d’eau. — Mgr Masaja.

À Desset, j’étais trop rapproché d’Aïlat et de ses eaux thermales pour résister à la tentation de faire une excursion de ce côté. Une petite marche me mena jusqu’à ce gros village où je passai deux jours, fort gracieusement traité par une sorte de cheik qui gouvernait ces pasteurs au nom du naïb alors absent.

Je n’étais pas venu à Aïlat pour y prendre les eaux dont je n’avais que faire ; mais j’aurais rougi de quitter la vallée sans voir ces fameuses sources thermales dont parlent tous les voyageurs, et qui se cachent d’ailleurs dans un de ces vallons pittoresques qui faisaient mes délices de touriste. Je quittai donc le hameau en compagnie d’Ahmed et d’un chef indigène ; je traversai un large lit de torrent à fond de galets qui vient du sud, et a pour bordure un fouillis d’arbres magnifiques, et en une heure et demie j’atteignis le pays par où débouchait un ruisseau appelé Mai Ooi (eau chaude). Encore six cents mètres, et j’allais arriver aux sources. L’eau était toute salie, ce dont je me rendis compte en voyant descendre vers Aïlat une foule de moutons que leurs bergers venaient, selon leur usage quotidien, de baigner à la source, opération qui demande quelque peu de temps et de patience. Cette vertu, heureusement, ne manque pas à ces montagnards.

Maï Ooï pendant le kharif. — Dessin de Eug. Cicéri d’après un croquis de M. G. Lejean.

La source proprement dite sort de terre au pied d’une montagne assez roide appelée Akouar, là où se voit une sorte de petite prairie ou de pâture marécageuse d’où sourdent quelques filets d’eau dont un seul a une température élevée ; tous se réunissent à vingt pas plus loin dans un chapelet de petits bassins formés par des masses de dolérite, et dans le plus profond desquels un homme en s’accroupissant peut prendre un bain assez complet. Je trouvai quatre ou cinq baigneurs et baigneuses livrés à cette occupation salutaire. Je dirai en passant que ces Africains demi-nus observent dans ces bains en plein air une décence que j’ai regretté de ne pas trouver chez des gens plus civilisés : en Valachie, par exemple, où j’ai vu, à un kilomètre de Bucharest, une centaine de petits bourgeois de cette ville s’ébattre pêle-mêle, soldats, popes, femmes, dans la Dimbovitza, après avoir laissé leurs peignoirs au vestiaire ; spectacle pittoresque, à coup sûr, mais qui me dégoûta à tout jamais des eaux si vantées de cette rivière, dont un proverbe dit :

« Dimbovitza, apa dulce,
Chi ne be nu mai se duce[2]. »

J’essayai, mon tour venu, de prendre place au bassin de Maï Ooi ; mais je n’en pus supporter la température, et à moitié cuit, je me levai et me contentai d’un bain de pied. Après avoir fait l’ascension de la colline voisine et admiré à mon loisir les montagnes boisées, sourcilleuses et sombres qui dominent à l’ouest la plaine d’Aïlat, je repris le chemin du village, et n’ayant plus rien à y faire, je donnai le signal du départ.

Aïlat et Plaine de Motad. — Dessin de Eug. Cicéri d’après un croquis de M. G. Lejean.

J’eus d’abord à franchir, par une dépression où serpentait un khor pierreux et pénible à parcourir, la chaîne des montagnes qui ferment l’horizon dans la vue ci-contre, et qu’on nomme Sakar. De là je marchai pendant trois heures à travers des collines de plus en plus basses, et j’arrivai à un endroit nommé Saati où stationnent toutes les caravanes, attirées par le voisinage de l’eau et par un peu d’herbe pour leurs montures. C’est un large lit de torrent qui y est coupé par un ressaut de quelques mètres formé d’un banc de roches (de la dolérite, si j’ai bonne mémoire) lisses et polies comme le marbre. Ce ressaut, qui forme une assez jolie cascade lors des pluies, empêche les caravanes de suivre le lit du torrent jusqu’au pied des montagnes : elles tournent l’obstacle en entrant dans un petit vallon où coule un ruisselet d’une limpidité perfide. Ma pauvre mule, qui mourait de soif, trempa ses naseaux dans ce ruisseau et releva la tête avec une grimace éloquente : cette eau était saumâtre au plus haut degré.

Nous n’en campâmes pas moins en ce lieu où nous avaient précédés deux ou trois caravanes de petits marchands abyssins descendus de Hamazène avec leurs vigoureux petits ânes chargés de koaratchas (peaux écrues de vaches), de beurre et de menus articles du même genre. J’étais très-las et j’avais besoin d’un peu de repos et d’ombre ; mais ce jour-là, la halte de midi fut dépourvue pour moi du charme que j’appréciais le plus : je veux parler du café. Je souhaite à mon plus violent ennemi d’avaler trois jours de suite l’abominable boisson salée qui me fut servie sous prétexte de moka ; je pus, en y goûtant, avoir un avant-goût des douceurs de la mer Morte. Je me hâte d’ajouter, à l’usage des chasseurs qui s’aventureraient de ce côté, qu’il y a de bonne eau à quelques minutes de là vers le sud, ainsi que je l’appris plus tard.

Parti vers les deux heures de Saati, il me fallut encore trois heures pour gagner Monkoullo, grosse bourgade située à six kilomètres de Massaoua, dans une plaine aride, mais pourvue d’un véritable trésor : cinq ou six puits d’eau délicieuse. Comme Massaoua n’a pas de puits et n’a que des citernes qui sont à sec huit ou neuf mois de l’année, l’eau de Monkoullo est l’objet d’un trafic qui suffit à faire vivre cette industrieuse et infatigable population. Les jeunes filles de dix à quinze ans chargent sur leurs épaules, chaque matin, une outre de cette eau, la portent à pied à la ville et rentrent chez elles vers les neuf heures du matin ; elles font donc douze kilomètres pour gagner une piastre (vingt centimes au plus). Cette existence pénible n’altère ni leur beauté, ni leur santé, ni leur bonne humeur. Je les ai cent fois rencontrées se rendant par groupes à la ville, par groupes joyeux, rieurs et babillards, figures charmantes et bizarres à demi cachées par de petites tresses de cheveux noirs qui leur pendent en désordre sur le front.

Monkoullo est dominé par plusieurs collines qui supportent de petits plateaux argileux, d’où la vue s’étend au levant, jusqu’à la mer Rouge. Deux longues bandes rayent la surface bleue de cette mer : l’une, la plus longue, moitié jaune et moitié verte, est l’île Taoualhout ; l’autre, d’un blanc vif, c’est Massaoua : le blanc figure les habitations en pierre qui, vues de loin, masquent entièrement les pauvres huttes des prolétaires massaouanis ; le jaune représente le sol de formation madréporique ; le vert enfin, ce sont les bois de palétuviers chora (avicennia tomentosa) qui couvrent la plus grande partie de la plage.

Palétuviers chora (Avicennia tomentosa) derrière Ghérar. — Dessin de Eug. Cicéri d’après un croquis de M. G. Lejean.

On peut appeler Monkoullo les Batignolles de Massaoua. Les bourgeois de la ville, que leurs affaires clouent au bazar pendant tout le jour, ont leur vrai domicile à Monkoullo : ils y retournent chaque soir pour en repartir tous les matins une heure avant le lever du soleil. Toutes les fois que je me promenais de ce côté, j’étais sûr de rencontrer des escouades de Massaouanis à figure jaune et anguleuse, à front bombé, avec leur long caftan d’une blancheur immaculée, le turban enveloppant une petite calotte à broderies multicolores, et le mouchoir bariolé (fouta) sur l’épaule. À cette ennuyeuse promenade de tous les jours, ils trouvent une grande économie, car le séjour de l’île est fort cher, et la seule dépense que leur occasionne ce déplacement est le prix du bac qui n’a rien de bien ruineux pour ces braves commerçants : il est de cinq paras (trois centimes) par tête.

Il y a à Monkoullo une maison de capucins où j’eus le bonheur de trouver le vénérable évêque des pays Gallas, Mgr Massaja dont on n’avait reçu en Europe aucune nouvelle depuis deux ans, et qui avait pour moi le caractère particulier d’un revenant d’outre-tombe. Mgr Massaja avait fondé, au prix de dangers sans nombre, plusieurs missions dans le royaume de Kaffa et les petits États voisins : puis à la suite d’une exigence bizarre du roi de ce pays presque légendaire, il avait dû en sortir et se réfugier dans les territoires de Djimma et Gouderou, où il eût vécu sans tracasseries aucunes s’il n’avait eu affaire aux Djibberti. On nomme ainsi les marchands musulmans d’Abyssinie qui, désireux de fermer aux Européens la connaissance des riches contrées dont ils monopolisent l’ivoire, la poudre d’or et les cafés, représentèrent aux indigènes que l’évêque franc ne pouvait être qu’un espion du négus. Or, en ce moment, les Gallas vivaient sous la menace d’une invasion de Théodore II, et Mgr Massaja fut deux ou trois fois arrêté, dépouillé et emprisonné. J’avais été chargé officiellement de faire tout ce que je pourrais pour le délivrer : je n’avais même pu, dans l’état précaire des relations de l’Abyssinie avec les Gallas, savoir s’il était encore vivant, quand le 18 août 1863, en rentrant d’une de mes excursions journalières, je reçus un billet dont la suscription en italien me frappa vivement. Il était de Mgr Massaja, qui avait traversé, me disait-il, ne voyageant que la nuit, tout le centre de l’empire, déchiré par la guerre civile ; il avait été arrêté par un chef cantonal au bord du Takazzé, à un jour et demi de ma résidence de Devra-Tabor, et on allait le mener chez le négus. Il m’informait de ces faits en me demandant quelques menus objets de première nécessité que je m’empressai de lui envoyer avec mes meilleurs souhaits. Je ne le retrouvai qu’à Monkoullo, où j’appris de lui-même la suite de ses aventures. Il avait vu le négus à son camp de Derek-Oauze, et en avait été très-bien reçu. Son titre d’évêque, sa haute réputation de vertu, ses cheveux blancs, étaient trois choses qui ne pouvaient manquer de produire sur Théodore une impression sérieuse. « Je voudrais vous garder ici, mon père, avait dit l’autocrate ; mais je suis surveillé par l’abouna (le chef de l’église nationale) qui vous jalouse, et je ne puis que vous inviter, dans l’intérêt de votre repos et du mien, à vous rendre à Massaoua, d’où vous m’écrirez vos idées sur mon gouvernement ; vous savez si je serai heureux de suivre vos conseils. » Le rusé négus était-il ce jour-là, en veine d’expression sincère ? ou bien voulait-il se faire, d’un homme aussi justement honoré que Mgr Massaja, un avocat près de l’opinion religieuse en Europe ? C’est la une question que je ne me charge pas de résoudre.


XVI

Départ de Monkoullo. — Les chora. — Massaoua : structure géologique. — Citerne. — Nom et origine de Massaoua. — Saba. — Les Banians. — La liberté des cultes menacée par les chiens de M. Delmonte. — Les missions à Massaoua. — Un capucin duelliste.

Je quittai Monkoullo de bon matin et me dirigeai sur la place de Gherar, d’où un canot me porta en trois minutes à l’île de Massaoua. Je n’avais trouvé sur ma route d’autre végétation que des mimosas, des euphorbes nains, et les palétuviers chora qui couvrent la grève.

Ces bois de chora, vus à quelques pas, font l’effet le plus charmant et le plus trompeur : épais, d’un vert doux à l’œil, plongeant dans la mer leurs tiges assez grêles, et mirant dans l’eau leurs belles feuilles semblables aux lauriers, ces curieux palétuviers attirent le promeneur à l’heure ou le soleil déjà brûlant fait songer à chercher l’ombre et à reposer sur un feuillage d’une nuance caressante un regard fatigué par le jaune sale et dur des rochers déchiquetés du rivage. J’y ai été pris une fois, et j’ai pénétré à travers le fouillis des choras jusqu’à une sorte de cabinet de verdure que j’ai patiemment dessiné comme étude botanique ; mais cette épreuve m’a suffi.

Je laisse ici la parole à M. Heuglin :

« Le rivage est découpé de baies et de marigots ; une raie d’écume entoure les madrépores, les bancs de sable, les îlots de vase ; et les vagues, après avoir épuisé leur force contre un lacis de racines et les masses de conglomérats brunâtres, s’en vont finir au sein d’eaux mortes. Des nids d’oiseaux de mer sont appendus à la cime des arbres qui plongent, dans une vase ardente, leurs branches entrelacées, et des amas coniques de racines qui supportent de jeunes scions, terminés par des grappes d’un vert brillant, forment d’épais fourrés où nul rayon ne pénètre. Ces voûtes de verdure recèlent une atmosphère humide et empoisonnée, produite par la décomposition des débris charriés par la mer ; pas le moindre souffle ne tempère cette ardente fournaise ; l’intensité de la chaleur y est telle, que l’on éprouve comme une sensation de bien-être en se dérobant à leur influence pernicieuse pour s’exposer aux rayons d’un soleil tropical. »

À l’exception des terres plates envahies par les palétuviers, toute cette côte est bordée d’une sorte de bourrelets de conglomérats madréporiques des plus intéressants pour un géologue. Ce bourrelet, sans cesse rongé par la mer et peu résistant de sa nature, cède peu à peu, se creuse par-dessous et laisse parfois tomber dans le flot vainqueur d’énormes blocs destinés à disparaître à leur tour. Salt a dessiné cet effet géologique dans sa vue de la baie d’Amphila, qui pourrait tout aussi bien servir pour la pointe Gherar, par exemple, ou les diverses pointes qui se voient entre Ghedem et la mer.

Monkoulo. — Dessin de Eug. Cicéri d’après un croquis de M. Lejean.

Rien de plus original que le sol même de l’île de Massaoua où je débarquais dix minutes après ma promenade aux palétuviers. C’est un musée de coraux de toute forme, une collection de tous les spécimens de végétation lithique qui donnent à la mer Rouge un cachet particulier. C’est surtout dans les murs des maisons qui avoisinent le cimetière, dans les constructions funéraires et surtout dans les voûtes des citernes que l’amateur peut admirer toutes ces variétés coralliques que mon ignorance des mots techniques m’empêche d’énumérer ici. Les plus nombreuses et à coup sûr les plus belles sont de superbes méandrines grosses comme de fortes têtes humaines, et rappelant, avec une fidélité qui fait peur, les volutes d’un cerveau mis à nu. J’en ai rapporté une vraiment splendide.

J’ai parlé des citernes : elles occupent le tiers de l’île de Massaoua, et la tradition indigène les attribue aux Farsis (aux Perses), tradition qui a bien son fond de vérité, car il paraît établi qu’au temps de Khosroës, un peu avant l’islamisme, la Perse régnait sur toute cette partie de la mer Rouge. Tout ce qui, dans ces régions, n’est pas authentiquement musulman ou peut-être abyssin est farsi. Ainsi les ruines de l’île d’Akik, entre Massaoua et Souakin ; ainsi les citernes de Massaoua ; ainsi les deux cents citernes de Dahlak. Sans nier l’action que le peuple persan, très-civilisé, très-pratique surtout en matière de travaux publics, a pu avoir sur ces pays, j’avoue que je ne comprends guère que pendant une si courte occupation (moins d’un siècle) ce peuple ait eu le temps de songer à de pareils travaux, encore moins à les exécuter.

Quels que soient les auteurs des citernes de Massaoua, elles font honneur à leur mémoire, non-seulement par leur dimension, par la difficulté vaincue, mais encore par la beauté du travail, dont on peut se faire une idée en examinant les trois ou quatre qui sont à peu près entières. Elles ont à peu près (qu’on nous pardonne une comparaison triviale) la forme de nos malles bombées, c’est-à-dire qu’elles sont protégées par une sorte de couvercle ou de voûte légère en fragments de coraux réunis par un ciment presque indestructible. Les parois intérieures de la caisse sont lisses, recouvertes d’une espèce de stuc rosé ; les bords sont abaissés de manière qu’à la moindre pluie les eaux dévalent et confluent dans la citerne. Ces belles et utiles antiquités auraient demandé à être protégées par l’autorité turque, si vigilante quand il s’agit de quelque invention fiscale à mettre en œuvre ; mais comme le gouverneur et ses aides ont tous les matins leur bonne eau de Monkoullo, il leur est fort indifférent que les gueux pâtissent. Les citernes de l’intérieur de l’île croulent sans réparation ; celles qui avoisinent le rivage finissent par être victimes des envahissements de la mer qui crève leur faible barrière et y entre avec fracas à chaque marée.

Derviche et femme du peuple. — Dessin de Émile Bayard d’après un croquis de M. G. Lejean.

Quelle est l’origine de Massaoua ? Munzinger pense qu’il faut chercher ce nom dans la langue indigène (le hassia ou tigré), (où mezawa indique l’espace à travers lequel on peut entendre distinctement un cri d’appel ; c’est à peu près, en effet, la distance de l’île à la terre ferme. Je ne partage pas cet avis, vu que dans la langue tigré le nom même de la ville est Basé, et non Massaoua. Ce dernier nom appartient maintenant à une famille fort modeste de négociants du lieu, famille qui, au dire de tout le monde, est la plus ancienne de la ville. Je remarquerai à ce propos que, contre l’usage ordinaire des pays musulmans, les Massouanis ont des noms de famille. Les plus remarquables de ces noms sont Adulaï (originaire d’Adulis, Mohammed Adulaï, que j’ai connu à Massaoua, est très-probablement un descendant à la quatrième génération du Mohammed Adulaï avec qui Bruce s’y est trouvé en rapport) ; Dankali (singulier de Danakil) ; Farsi (Persan) ; Iemeni venu d’Iemen (Hadramante), et beaucoup d’autres.

Les anciens géographes citent sur cette côte une localité de Saba (Saba emporium), qui n’est pas, bien entendu, la capitale de la charmante Makada, aimée du plus sage des rois. Rüppel et Heuglin prétendent la trouver à Massaoua, à un ou deux kilomètres de la ville actuelle, du côté de Gherar. Rüppel décrit avec précision une sorte de crypte chrétienne-byzantine qui, pour lui, est Saba. J’ai très-bien retrouvé sa crypte, qui m’a semblé être tout aussi bien une citerne, et où les plantes parasites ont si bien prospéré, que je n’y ai vu absolument rien de ce qu’a décrit l’éminent voyageur. J’ai pour sa véracité un respect trop sincère pour le soupçonner d’avoir inventé les chapiteaux et les ornements dont il parle. Quant aux antiquités chrétiennes dont parle M. Heuglin, et qu’il place, à ce que j’ai compris, à quinze cents ou deux mille mètres de là vers le nord-est, du côté de Dahliya, je crains bien qu’il n’y en ait jamais eu de trace.

Les monuments de l’île se réduisent à une douzaine d’édifices religieux, dont une mosquée, d’un caractère assez remarquable, qui est probablement celle où les Portugais, vers 1520, firent célébrer la messe après avoir expulsé les musulmans de Massaoua (qu’ils appellent Matzua). Ce n’étaient que représailles fort concevables, car les musulmans eux-mêmes avaient enlevé ce sanctuaire au christianisme abyssin. Une chose curieuse à lire dans Alvarez, c’est le détail de la visite que fit aux nouveaux auxiliaires de l’Abyssinie le baharnagas (préfet des provinces maritimes), les avances que lui firent candidement les Portugais, la roideur diplomatique avec laquelle elles furent reçues de ce petit prince féodal à qui, en somme, ces étrangers rendaient la meilleure part de sa principauté envahie par les infidèles. Il semble voir, sur une échelle bien inférieure, Léopold d’Autriche discutant froidement avec ses hofrath de quelle façon il recevrait son sauveur Sobieski. Les Abyssins n’ont pas changé depuis trois siècles et demi.

Porteuse d’eau. — Dessin de Émile Bayard d’après M. G. Lejean.

La colonie la plus originale de Massaoua, la plus importante peut-être commercialement parlant, ce sont les Banians, ce corps fameux de marchands indous qui, depuis des siècles, mènent le commerce de la mer Rouge, en attendant le moment redouté où l’ouverture du nouveau fleuve (Bahr djedid, nom populaire du canal de Suez), leur amènera des concurrents qu’ils redoutent fort. Le quartier banian est celui qu’on laisse sur sa droite en débarquant à la place de la Douane et gagnant directement le bazar. Il n’a aucune animation, car toutes les boutiques sont au souk, et le quartier dont je parle ne montre au passant, à toute heure du jour, que des angarebs placés le long des murs et où reposent mollement de grands beaux hommes un peu portés à l’obésité, demi-nus, tête rasée, mince moustache noire, yeux d’un noir superbe dans un visage jaune quelque peu féminisé ; c’est à se croire dans une rue de Delhi ou de Bombay. Quand le Banian sort, il porte un riche turban en tulipe, rouge brodé d’or ou de soie jaune, une lourde chaîne d’argent autour des reins.

La dévotion méticuleuse des Banians est quelque chose de fort original. Il paraît que leur religion leur défend non-seulement de manger de la viande, mais même tout ce qui a pu toucher à une viande quelconque. Il y a dix mois, le P. Delmonte, procureur de la mission lazariste de Massaoua, reçut communication d’une requête qu’ils avaient fort gravement adressée au gouverneur au sujet de leur citerne, voisine de la mission. Ils se plaignaient que les chiens des lazaristes emportaient quelque fois de la cuisine des os qu’ils allaient ronger non loin de la citerne ; que (suivez le raisonnement), lorsqu’il pleuvait, les eaux qui avaient mouillé ces os, où avait jadis adhéré de la viande, pouvaient couler dans la citerne, ce qui les exposait à transgresser leur foi en buvant une eau impure. Le gouverneur, en bon Turc fort indifférent à tout ce qui n’est pas l’islamisme, avait sans doute dit entre ses dents : « Ak domous, kara domous, domoustar var » (un cochon blanc, un cochon noir, cela ne fait jamais que des cochons) ; et, dans son impartialité, il avait envoyé à M. Delmonte la requête des Banians, qui concluaient à ce que les chiens fussent enfermés ou abattus. M. Delmonte répondit qu’ils étaient parfaitement libres de canarder ses chiens s’ils les trouvaient en flagrant délit d’outrager à leur culte, et les pria de le laisser tranquille.

La colonie européenne n’a jamais été bien nombreuse à Massaoua : elle se compose habituellement d’un agent consulaire européen (rarement de deux), d’un ou deux commerçants et de quelques missionnaires. De ces derniers je veux dire quelques mots.

Les premiers qui s’établirent dans cet endroit furent des capucins, modestement installés à Monkoullo, dans une maison où ils eurent toutes les peines du monde à être autorisés à s’établir. L’autorité turque, fort souple en Europe à l’endroit de nos nationaux, était sur cette extrême frontière d’une insolence sans égale. L’Ordre, qui connaissait son monde, eut le bon esprit de lancer sur ces gouverneurs ivrognes et mal appris un capucin piémontais bien connu dans toute la mer Rouge, le P. Giuseppe S…, né pour être acteur comique au Palais-Royal, bien plutôt qu’apôtre en Nubie, sorte de Figaro en sandales, dont la gaieté intarissable, très-souvent triviale, cachait un grand savoir (il l’a prouvé par un bon livre sur l’Abyssinie) et un courage pétulant. Souvent tracassé par le gouverneur turc, il finit par le dompter : une fois il le provoqua en duel, au sabre, à la pointe Gherar ; une autre fois il parla de le jeter par la croisée du divan et de se proclamer kaïmakan à sa place. Il eut une inspiration moins heureuse le jour que séduit, comme le pauvre Lefèvre, par la brillante perspective d’affaires qu’offrait l’Abyssinie, il jeta le froc aux orties et créa une maison de commerce à Massaoua. La société Saint-François-d’Assise et compagnie eut une liquidation désastreuse, et le P. Giuseppe se rendit à Florence où il rédige, m’a-t-on dit, un journal libéral. Si ces lignes lui tombent sous les yeux, qu’il me pardonne quelques plaisanteries assez inoffensives.

Faki. — Dessin de Émile Bayard d’après M. G. Lejean.

Une figure moins mondaine est celle d’un capucin de la même mission, M. Malcotti, en religion fra Pasquale da Duno. Chargé de la gérance du vice-consulat de France en l’absence du titulaire, M. Deleye, il a laissé chez ses administrés, avec le souvenir d’un excellent et aimable homme, toute une légende de naïvetés bureaucratiques. Ayant un jour à rédiger un procès verbal où il comparaissait comme témoin, il libella ainsi : « Devant nous soussigné, gérant le vice-consulat de France à Massaoua, est comparu le F. Pasquale da Duno, capucin, etc… » L’acte signé : Malcuit (pour Malcotti). Le digne homme croyait du meilleur ton de tout franciser quand il parlait ou qu’il écrivait à des Français.

Après les capucins vinrent les lazaristes, quand, expulsés d’Abyssinie en 1855, ils se fixèrent définitivement à Massaoua, sous la direction de l’illustre prélat Mgr de Jacobis. Sous son successeur, Mgr Biancheri (mort le 17 Septembre 1864), la mission, définitivement installée à Massaoua, s’y construisit à la pointe est (ras Mider), à l’opposite de la cité, une vaste habitation et une église, auxquelles s’ajouta, en 1864, une imprimerie pour les livres abyssins. Cette mission est actuellement gérée par le P. Ch. Delmonte, Génois, administrateur capable et intelligent, qui est probablement appelé à succéder au titre de Mgr Biancheri.


XVII.

Climat de Massaoua. — Mon buen retiro. — M. Barroni : sa lutte énergique contre la traite des esclaves. — Du goudron français.

Bruce, qui passa à Massaoua pour entrer en Abyssinie, et qui y éprouva de la part des Naïbs des tracasseries sur lesquelles il s’est peut-être trop étendu, a vu cet endroit sous un jour assez pessimiste. Massaoua n’est pas plus malsain que tout autre point de la basse mer Rouge, et est beaucoup moins ennuyeux, ce qui tient au voisinage des hautes terres et des pays de chasse. Un proverbe anglo-indien dit : « Pondichéry est un bain chaud, Aden une fournaise, Massaoua un enfer. » C’est un peu exagéré. Je soupçonne les agents consulaires, qui craignent les postes de la mer Rouge comme le feu, d’avoir chargé les couleurs et fait tort à ce pays, en admettant que la chose soit possible.

Contre les ardeurs d’un tel climat, j’avais une ressource précieuse : un divan carré, ouvrant par trois grandes fenêtres sur la mer qui baignait ma maison de trois côtés, et où j’ai passé voluptueusement de longues heures de sieste aux mois les plus chauds de l’année. Mon horizon, il est vrai, était peu varié : devant moi, les escarpements jaunes et nus de la pointe Gherar, l’entrée de la rade, le spectacle de quelque barque de Dahlak entrant chargée de moellons, sous sa lourde voilure de nattes ; sur la gauche, les trois étages bien marqués des montagnes d’Abyssinie et du Samhar, c’est-à-dire les rousses petites collines d’Arkiko et de Monkoullo, un peu au delà les montagnes de Wai-Negus moutonnant en masses d’un violet sombre, et enfin, tout au fond et dominant majestueusement la scène, la muraille nettement coupée du plateau abyssin, surmontée du dôme de Devra-Bizan et s’effaçant dans un bleu léger. J’avais là sous les yeux une page de Ritter, le chapitre sur les trois terrasses condensé dans un tableau magique.

Massaoua, vu de Moukoullo. — Dessin de Eug. Cicéri d’après un croquis de M. G. Lejean.

La première personne avec qui le hasard me mit en relation à Massaoua, fut un Européen, qui est mort quelques jours plus tard, et auquel je tiens d’autant plus à rendre une justice publique que son caractère a été passionnément travesti par des ennemis politiques ardents. M. Raffaële Barroni, pharmacien bolonais, établi comme négociant à Massaoua, avait été chargé par le consul anglais, M. Plowden, à Gondar, de gérer l’agence britannique de Massaoua, et avec cette délégation presque privée, à peine reconnu et fort mal appuyé du gouvernement anglais, il était parvenu à force de courage, de patience et de ruse à faire respecter le pavillon anglais dans ce port où il n’apparaissait pas une fois tous les cinq ans. Il prit sa gérance très au sérieux, ce dont quelques écrivains français lui ont injustement fait un crime : mais en 1856, le vice-consul de France lui ayant, en quittant ce poste, laissé la gérance pendant un an, il s’en acquitta avec un zèle dont j’ai été à même de me rendre compte. Une question sur laquelle il ne transigeait jamais, c’était la traite des esclaves. Il avait entrepris la tâche presque folle de lutter contre les habitudes invétérées du pays, favorisées activement par l’autorité turque : il y réussit. Il avait sa police mieux faite que celle du pacha : dès qu’une caravane était arrivée dans le Samhar, il savait combien d’esclaves elle avait, et à la tête d’un petit corps de domestiques bien armés, il allait à la rencontre des délinquants, leur enlevait de gré ou de force leur gibier humain (les enfants surtout), et assurait la liberté à venir de ces malheureux. La haine que lui portaient les musulmans de l’île, les marchands d’esclaves surtout, était inouïe : plusieurs fois, surtout à l’époque du massacre de Djedda, sa vie fut menacée, aussi ses précautions étaient-elles prises. Contre la haine des coquins coalisés, M. Barroni avait adopté des mesures efficaces. Il s’était construit une maison étroite, carrée, dominant parfaitement la ville, et il habitait un premier étage auquel on n’arrivait que par un escalier en bois fort roide. À la première alarme, il pouvait jeter bas son escalier, et de ses croisées, canarder les deux tiers de la ville. Placé entre la mer et une petite place à laquelle aboutissaient diverses rues, il n’avait aucune surprise à craindre. Il avait deux ou trois fusils à éléphants et un canon toujours chargé jusqu’à la gueule.

Ce canon avait son histoire. L’importation des armes de guerre étant prohibée à Massaoua, il avait fallu recourir à la ruse et introduire l’engin en contrebande dans un baril de goudron. Les porteurs du baril ployaient sous le faix, si bien qu’un douanier fit la remarque que c’était bien lourd pour du goudron.

« C’est du goudron français, répondit Barroni imperturbable. Les produits français, tout le monde sait cela, sont quatre fois plus étoffés que les autres. »

À demi convaincu, le douanier planta par acquit de conscience sa sonde dans le baril. Par un hasard inouï, la sonde entra juste dans la bouche du canon et l’enfila d’avant en arrière, ce qui économisa à Barroni les deux talaris qu’il lui eût coûté d’acheter le douanier.

Cet engin a été acheté par un riche indigène, et le 25 juin dernier, lors de la fête du sultan, l’acheteur a voulu faire du zèle et a tiré son canon, qui a éclaté au premier coup : plus inoffensif, je me hâte de le dire, que le canon de Gringoire, « qui tua vingt-quatre curieux. »

Pour en revenir à des choses plus sérieuses, la lutte acharnée de M. Barroni contre le vrai parti du crime avait fait de lui le centre de toutes les réclamations contre des faits d’esclavage, quelle que fût la nationalité du réclamant. Parmi les nombreuses lettres qu’il recevait chaque jour à ce sujet, j’en reproduirai une, parce qu’elle est signée d’un nom connu des amis des découvertes géographiques dans l’Afrique orientale. Elle est datée du 7 janvier 1859 :

« Le soussigné, délégué vicaire de S. G. Mgr Massaja, évêque et vicaire apostolique des pays Galla, a l’honneur de vous informer qu’une caravane musulmane qui passa dernièrement à Halaï conduisait cinquante esclaves galla, dont cinq jeunes filles chrétiennes sont natives du Goudrou-Lagmara-Jimma ; elles ont été baptisées par Mgr Massaja. J’ignore le nom et l’âge de ces enfants. Le soussigné se fait un devoir de vous prier et vient par la présente requérir l’autorité et la protection du gouvernement de Sa Majesté Britannique, afin que vous réclamiez et retiriez d’entre les mains des musulmans ces cinq enfants qui ont été ravis à leurs parents par ces infâmes marchands et trafiquants de chair humaine.

« Fr. Léon des Avanchers. »
Ras Mider et Ras Gherar. — Dessin de Eug. Cicéri d’après un croquis de M. G. Lejean.

On me demandera si le résultat matériel de ses efforts répondait à l’énergie persévérante qu’il a montrée ? Je répondrai en transcrivant simplement une note sans signature que j’ai trouvée dans ses papiers :

Esclaves délivrés après le départ de W. Plowden, esq. : 1855, 2 de Tehuladere (Gallas) ; 1 de Mensa ; 148 de Magatul ; 1 d’Atti-Letta ; 160 (empêché leur embarquement pour Djedda). — 1856. 240 (caravane arrêtée sur territoire ottoman et renvoyée en Abyssinie). — 1857. 2 de Choa ; 2 de Mensa ; 4 d’origine inconnue. — 1858-1859. 1 de Mensa ; 2 de Kéren ; 2 confiés à la maison Stéphau. — 1860-1861. 2 envoyés à Arkiko ; 1 déposé au consulat de France et ensuite rapatrié. »

La note s’arrête là. Une autre note de la même date se termine ainsi : « Les habitants de cette ville, et spécialement les marchands d’esclaves, sont ravis de l’avénement d’Abdul-Aziz et le regardent comme un envoyé du ciel pour relever (for the revival) leur commerce qui déclinait dans la mer Rouge. »

Depuis quelques années l’action de M. Barroni se heurtait à un obstacle d’une nature assez étrange : le résident britannique à Aden, dont il relevait, sans précisément désavouer ses actes, s’engageait à ne pas persévérer dans cette lutte contre l’esclavage sous pavillon ottoman, « de crainte d’affaiblir le prestige, dans la mer Rouge, de ce pavillon ami. » Je livre ce petit fait, dont j’ai la preuve écrite en main, à l’appréciation des amis loyaux et convaincus de l’abolitionnisme au delà de la Manche.


XVIII

Un peu d’histoire. — Les gouverneurs de Massaoua : tracasseries et vexations. — Ibrahim : sa fin tragique. — Un poëte turc. — Promenades autour de Massaoua. — Le mont Ghedem. — Arkike et ses princes. — Dessi, possessions françaises. — Conclusion.

On peut lire dans Bruce et Ruppel l’histoire du gouvernement de Massaoua, depuis le mois d’avril 1557 que les Turcs s’en emparèrent et y placèrent une garnison de janissaires et un pacha. Le pacha fut rappelé et remplacé par un pouvoir local, les Naïbs d’Arkiko : les janissaires s’ennuyant là, épousèrent les filles des Belaou et il en résulta une aristocratie mixte qui conserva ce dernier nom et forma à Massaoua quelque chose comme le corps des Koulouglis de l’ancienne Algérie. Après bien des vicissitudes, la Porte se trouva, vers 1846, purement et simplement maîtresse à Massaoua, et y entretint une série de gouverneurs qui n’eurent guère que deux points communs : friponnerie cynique et haine enragée contre les chrétiens et surtout les Européens.

La France avait créé en 1841 un poste consulaire à Massaoua : le titulaire de ce poste, M. Degoutin, était un agent persévérant et capable, qui se trouva dès l’abord en lutte avec le kaïmakan par le fait même de sa présence dans l’île. Règle générale, en Orient, un pacha est comme un proconsul de l’ancienne Rome, un satrape pour qui un poste politique n’est qu’un moyen de prélever sur tout le monde des impôts illicites. Une place aux appointements fixes de cinquante bourses (six mille deux cent cinquante francs) rapporte très-bien cinquante mille francs de casuel. Les Européens ne se prêtent pas à de pareilles exigences, et s’avisent parfois de les dénoncer lors même qu’elles s’exercent contre des indigènes : ce sont donc toujours des gêneurs dont il faut se débarrasser comme on peut.

M. Degoutin voulait se faire bâtir une maison, non pas dans l’île, c’eût été alors une prétention inouïe, mais sur la terre ferme, à Monkoullo. Le kaïmakan n’osa pas l’en empêcher de force, mais il fit savoir aux ouvriers indigènes que tous ceux qui travailleraient pour le Français recevraient d’amples bastonnades, et M. Degoutin dut se faire maçon, charpentier et bâtir manibus suis sa demeure d’été. Le procédé d’intimidation avait si bien réussi, qu’il fut employé tout récemment contre la mission (à ce que m’a assuré M. Delmonte) à l’occasion de travaux de charpente et de menuiserie.

Sous les successeurs de M. Degoutin, ce fut bien autre chose. Les kaïmakans ne réussissant pas à empêcher à Monkoullo cinq ou six Européens de suivre l’exemple donné par notre compatriote, crurent les gêner considérablement, en ordonnant aux indigènes de ce bourg de porter leurs habitations à six ou sept cents mètres plus loin. Voilà ce qu’est la propriété et l’inviolabilité du domicile dans ces colonies éloignées de la Porte. On ne comprendra jamais à quel point l’administration, utile et protectrice dans les sociétés bien constituées, est vexatoire et malfaisante dans l’Orient musulman, là, où le plus souvent, on se gouvernerait parfaitement sans elle.

Un type de haute fantaisie, c’était Ibrahim-Pacha, kaïmakan de Massaoua en 1854. Toujours plongé dans les vapeurs du hachich, il vivait dans une sorte de roman perpétuel de conquêtes immenses dans le centre de l’Afrique, et écrivait à Constantinople des rapports où il déclarait avoir étendu les domaines du sultan jusque vers les montagnes de la Lune. En attendant il n’était même pas maître de la banlieue au delà de Monkoullo : les Belaou d’Arkiko, à qui il avait demandé le tribut, avaient fièrement répondu : « Nous avons jusqu’ici prélevé des tributs, nous n’en avons jamais donné. » Repoussé de ce côté, il avait mis un impôt sur les Bédouins qui apportaient leurs denrées à la ville ; ils s’étaient abstenus d’y paraître deux jours de suite, et Massaoua ayant failli périr de soif, il avait fallu rapporter le malencontreux édit.

À la suite de nombreuses vexations commises au détriment des Européens, Ibrahim fut cassé, et son successeur arriva à Massaoua, porteur du firman de révocation. C’était, je crois, en 1855. Ibrahim sembla recevoir le coup avec une grande résignation, accueillit poliment son remplaçant, rentra dans son harem et s’enferma dans un cabinet où il resta si longtemps qu’un jeune page intrigué entrouvrit la porte : il vit un homme pendu au plancher. Effrayé, il donna l’alarme, on accourut, on fit prévenir les agents consulaires de France et d’Angleterre, qui vinrent constater la mort. Ibrahim s’était pendu avec le cordon de son sabre, après avoir mis ordre à ses affaires avec une singulière liberté d’esprit.

Cette leçon a porté fruit, et depuis Ibrahim, les gouverneurs de l’île ont montré à nos agents plus de courtoisie, sinon plus de sympathie réelle. Le dernier gouverneur, Pertew-Effendi[3], était un Turc rouméliote, gracieux de formes, qui se montra personnellement très-disposé à m’être agréable, mais passionné en toute chose qui regardait le pouvoir politique de la Porte dans ces régions mal connues. Je ne pouvais lui en vouloir de ce chauvinisme, moi qui en avais un tout aussi passionné en ce qui regardait les intérêts que je représentais. Pertew avait débuté par des vers turcs, fort médiocres comme tous les vers turcs, et il paraît que la-bas les vers mènent rapidement à l’administration et à la diplomatie. Je n’ai jamais vu d’homme plus ingénument doué des petits travers vaniteux qui constituent le bas-bleu, car il y a des bas-bleus dans le sexe fort, même sous une épaisse barbe noire comme celle de mon ami Pertew. « Il y a en Turquie, disait-il, trois hommes d’État capables de sauver la Porte qui croule : Fuad, X. et MOI. » Il tenait fort, pour me montrer à quel point il était civilisé, à intercaler des mots français dans sa conversation : ainsi en me parlant des Abyssins qu’il accusait de foi punique (joli reproche venant d’un préfet turc) : Hinàk mafich honneur, Monsiou : honneur mafî ! » (Ils n’ont pas d’honneur, monsieur, ils n’en ont pas !)

Massaoua offre peu d’attraits au touriste ; mais il peut s’en dédommager en allant faire quelques excursions dans les environs. Je lorgnais souvent une très-belle montagne qui domine Massaoua et sert de loin aux navires à reconnaître la position de ce port ; c’est le Ghedem, haut de 1 200 mètres environ, énorme masse volcanique qui semble « faire le gros dos » à l’entrée de la rade, et dont Bruce, dans les planches qui accompagnent son voyage, a donné une vue des plus mal faites qu’on puisse imaginer. Il la compare à un dos de cochon, image triviale, mais exacte. Le nom qu’elle porte indique en abyssin les lieux d’asile : y en a-t-il eu jadis dans ce lieu qui ne rappelle aujourd’hui aucune idée religieuse ?

Je pris une barque et deux hommes et je me dirigeai au sud-est, par une mer d’une limpidité rare, vers une petite plage qui s’arrondissait entre deux pointes terminées par ces blocs madréporiques auxquels j’ai déjà fait allusion. Débarqué, il me fallut une bonne heure, à travers toute l’ennuyeuse et piquante famille des mimosas, pour gagner des hauteurs arides et rousses que je commençai à gravir bravement. Au bout de trois quarts d’heure j’avais atteint un pic qui pouvait avoir les deux tiers de la hauteur absolue de la montagne : mais cette cime était encore à six kilomètres au moins, et je vis tout de suite qu’à moins de coucher là-haut (ce à quoi je ne tenais pas du tout pour cause de lions possibles et d’hyènes ou de léopards probables), je devais me contenter du résultat obtenu. Je n’avais pas à me plaindre, car de ce poste j’avais une des plus belles vues qu’on puisse imaginer. À mes pieds, la plaine que je venais de parcourir, avec une basse chaîne de collines qui se détachait du mont et courait droit à la mer dans la direction du nord ; au delà, la belle rade ouverte de Massaoua, bleue, calme, reflétant dans ses eaux la ligne blanche de la cité et les choras épais des deux îles de Taoualhout et de Chekh-Saïd : la première appelée sur quelques cartes, je ne sais pourquoi, île des Français, et servant de cimetière chrétien depuis la mort du docteur Hemprich, qui y a été inhumé en 1852. La courbe élégante de la baie avait à son sommet la petite ville d’Arkiko, ancienne capitale déchue de toute la contrée, résidence patrimoniale des naïbs, qui, par bouderie, l’ont quittée pour aller habiter Aïlat.

En 1846, le gouverneur de Massaoua avait une créance d’une centaine de talaris sur le naïb d’Arkiko, et ne pouvait s’en faire payer. Cela eût encore pu se pardonner ; mais ce qui était intolérable, c’est l’orgueil insolent avec lequel ces princes indigènes traitaient les autorités de Massaoua. Un jour l’irritable naïb Hassan dit en plein divan devant le gouverneur : « Hassan règne ici comme le sultan à Stamboul et le vice-roi à Masr (le Caire) ! » À la moindre brouillerie, le naïb défendait à ses sujets d’apporter de l’eau ou des vivres à la ville. À bout de patience, le gouverneur envoya ses Arnautes, qui brûlèrent Arkiko et enlevèrent les canons turcs qui faisaient l’ornement du divan des naïbs. Restée déserte plusieurs mois, la ville fut rebâtie lentement, mais augmentée d’un mauvais fort carré où le gouverneur turc mit garnison.

Les naïbs étaient de singuliers princes : ils avaient un pied en Abyssinie, où ils possédaient et possèdent toujours dix-sept villages, dont les ont féodalement investis les anciens négus. À Arkiko et Massaoua, ils sont censés vassaux de la Porte. On peut lire dans Bruce les anxiétés risibles du naïb d’alors, à qui le vice-roi du Tigré et le gouverneur de Djedda réclamaient à la fois le serment d’allégeance. Celui de 1846 alla porter plainte à Oubié, vice-roi du Tigré, et celui-ci invita un kaïmakan à rétablir les choses dans l’ancien état. Le kaïmakan se répandit en rodomontades injurieuses, menaça de châtier le sultan des ghiaours, et continuait encore à tonner quand, le 7 janvier 1849, toute la population bédoiune de Monkoullo, Zagga, Amatreh, roula effarée vers la ville et s’y entassa au cri de : « El Kostan ghia ! voilà les chrétiens ! »

C’était l’armée abyssinienne conduite par Belatta Kokobié, l’un des généraux d’Oubié, et comptant quinze à vingt mille combattants, qui signalaient leur passage par les dévastations les plus épouvantables. Monkoullo fut saccagé : M. Degoutin, assiégé dans sa maison, capitula et fut escorté par les Abyssins jusqu’aux portes de Massaoua. La garnison d’Arkiko fut repoussée et sabrée jusqu’au pied de son fortin ; la ville, dont les six mille habitants étaient subitement montés à quinze mille qui mouraient de faim et de soif, allaient infailliblement tomber aux mains des soudards les plus pillards du monde, quand Kokobié rallia ses cavaliers et se dirigea sur les Bogos. Les Abyssins, qui avaient fait le désert autour d’eux, étaient victimes de leur imprévoyance, et c’était la famine qui les chassait vers le Nord.

Quoi qu’il en soit, la leçon ne fut pas perdue. Les autorités de Massaoua, convaincues que le négus prendra cette ville quand il le voudra, sont envers lui d’une obséquiosité qui explique assez le dédain qu’il a pour elles. En dépit du firman de la Porte qui prohibe l’exportation des armes et munitions de guerre, surtout pour l’Abyssinie, Théodore envoie sans aucun mystère ses agents acheter de la poudre à Massaoua. Quand M. Barroni mourut en Abyssinie, le négus envoya à Massaoua un messager chargé de déclarer qu’il était, lui Théodore, légataire universel du défunt, et de réclamer les marchandises (notamment la poudre et les fusils) entassés dans ses magasins. Ballotté de l’un à l’autre, le messager finit par recevoir le conseil de s’adresser à moi. Il aima mieux, et pour cause, retourner à Gondar les mains vides.

Je continue à décrire le panorama du Ghedem. À droite, la vue s’étendait, par delà la baie célèbre d’Adulis, jusqu’à une longue péninsule composée de petits plateaux bas, et appelée Bouri : les cartes anglaises l’appellent Hurtoo, nom que je ne connais pas et qui rappelle peut-être celui des Hazorta, tribu de Danakil répandue dans cette presqu’île et de là jusqu’au pied des monts Abyssins.

Mais ce qui attirait principalement mon attention, c’était, à l’extrémité nord-ouest de Bouri, une longue île étranglée, composée de douze à quinze sommets volcaniques et contrastant vigoureusement par sa structure avec les côtes plates et madréporiques qui l’avoisinaient. Cette île n’est autre que Dessi, la Dissée des cartes anglaises, déjà remarquée il y a soixante ans par Salt, qui lui donna le nom de son protecteur lord Valentia. En 1859, M. de Russel, chargé de négocier un traité avec le chef du Tigré, Négousié, fut frappé de l’importance de Dessi, véritable clef de toute cette mer, susceptible d’être admirablement fortifiée et stratégiquement bien supérieure à l’îlot plat et aride de Massaoua. Dessi, en effet, a de bonnes eaux, des pâtures capables de recevoir cinq à six cents têtes de bétail, et trois rades bien abritées, susceptibles, moyennant quelques travaux, de devenir des ports supérieurs à Perim. Négousié mit un empressement sincère à offrir à la France Dessi et Adulis (novembre 1859). La Porte réclama timidement, en vertu de je ne sais quelles prétentions surannées sur tout le littoral jusqu’au Bab-el-Mandeb : mais ces prétentions (infiniment moins bien établies que celles qu’elle avait sur Perim et dont l’Angleterre a tenu si peu de compte), se firent très-modestes en présence du pavillon français, et plus tard la présence de la Somme dans les mêmes parages les réduisit momentanément au silence. Pour en avoir le cœur net, M. Gilbert, vice-consul de France à Massaoua, se rendit à Bouri, vit les chefs des Hazorta (à qui appartient Dessi), et leur demanda s’il était vrai qu’ils fussent vassaux de la Porte : ils soutinrent énergiquement qu’ils n’avaient jamais eu pour suzeraine que la couronne d’Abyssinie. Depuis, l’attention s’est portée sur Obok : Dessi et Adulis ont été momentanément oubliées, ainsi que la petite rade d’Edd, à mi-route entre Massaoua et Perim.

Île Dessi, vue de Ghedem. — Dessin de Eug. Cicéri d’après un croquis de M. G. Lejean.

Edd avait été, il y a une vingtaine d’années, acheté à un prince indigène par une compagnie française. Un frère ou cousin du vendeur, absent lors de la vente et furieux de n’avoir pas été consulté, souleva la populace contre le prince et le fit mettre en pièces. Il ne reste pas moins à consulter si le vendeur avait qualité pour traiter avec nous, ce qui est plus que probable, et si la maison française qui a succédé aux droits de la Compagnie nanto-bordelaise (qui a fait l’acquisition et exécuté un premier versement) n’est pas légalement fondée à réclamer le bénéfice du contrat. Il n’y a guère a s’occuper de la question de suzeraineté, du moins en ce qui regarde la Porte, qui n’a jamais occupé ce point. Quant aux naïbs, leurs droits sont des plus contestables et ne s’appuient que sur un acte de brigandage commis vers 1800. À cette date, le naïb d’Arkiko, vexé de voir que les caravanes du centre de l’Abyssinie se dirigeaient sur Edd à travers le pays des Danakils, fit inopinément une razzia sur cette bourgade inoffensive, la saccagea ; et pour prévenir une destruction totale, les chefs d’Edd durent jurer sur le Koran de ne plus recevoir de caravanes. Il est vrai qu’à cette époque aucune puissance européenne n’avait de représentant à Massaoua, et que la force aveugle et brutale avait beau jeu contre l’autonomie des petits ; mais est-il nécessaire qu’un pareil état de choses se perpétue sous nos yeux ?

Ce n’est pas ici le lieu de faire de la politique ; mais il ne me sera pas défendu, en terminant cette étude, d’exprimer l’espoir que la France n’abandonnera pas des prétentions sérieuses, qu’elle seule peut rendre utiles à tous les intérêts destinés à se faire jour dans ces contrées. Un personnage très-compétent me disait il y a peu de jours, précisément à cette occasion :

« Ce qui constitue un véritable droit d’occupation, ce n’est pas telle apparition éphémère, inintelligente et stérile, mais un ensemble de services rendus, soit au pays occupé, soit aux intérêts généraux du commerce et de la civilisation. »

Je ne veux pas commenter ces paroles : elles me mèneraient trop loin.

G. Lejean.



  1. Suite et fin. — Voy. pages 97, 113 et 129.
  2. Dimbovitza, eau si douce ! qui en a bu ne s’en va plus.
  3. Pertew, dont la robuste constitution était très-compromise quand je l’ai vu l’an dernier, a quitté Massaoua il y a six mois, probablement pour n’y plus revenir.