Voyage à la mer Caspienne et à la mer Noire/02
VOYAGE À LA MER CASPIENNE ET À LA MER NOIRE[1].
III
DE TIFLIS À LA MER NOIRE.
Au bazar de Tiflis, on compte par milliers les tapis persans : c’est à peine si nous en avons vu deux qui fussent mauvais de dessin ou de couleur ; tous sont harmonieux de ton. Ce n’est pas qu’on s’abstienne d’y introduire des couleurs éclatantes, mais elles sont habilement disposées de manière à ne jamais fatiguer le regard. Il est à remarquer que les Persans ne se préoccupent pas, dans la décoration, d’imiter avec une scrupuleuse correction la nature et de modeler exactement les objets qu’ils veulent représenter. Pour figurer une fleur, il leur suffit d’un ton ou deux délicatement posés sur le fond ; ils ne tiennent pas, comme nous, à ce qu’elle ressorte du tapis par le contraste des ombres et des lumières. Ils cherchent avant tout l’effet général.
Comme nous interrogions le marchand sur la qualité des tapis persans comparée à celle des nôtres, il nous mena dans son arrière-boutique et nous montra sur le sol plusieurs tapis étendus, dont l’un était français. La pièce où nous étions servait de salle à manger et en quelque sorte de salle commune : le tapis français était presque entièrement usé et passé ; les autres avaient encore tout leur éclat : il nous assura que cependant ils avaient tous été posés sur le plancher le même jour. Ce fait nous fut confirmé par plusieurs autres personnes.
Nous vîmes aussi et nous achetâmes au bazar des tapis du Korassan. Ils sont en feutre, avec des espèces d’incrustations en laine de couleur. Bien qu’ils se vendent à très-bas prix, ils n’en sont pas moins très-chauds et très-beaux. Cette fabrication est complétement inconnue, en France.
L’industrie des étoffes de soie persanes et turques s’étale aussi dans tout son luxe à Tiflis. Mais nos soieries sont préférées par les dames géorgiennes et russes. Toutefois quelques étoffes pour meubles, d’un dessin fort original, mériteraient d’être importées chez nous.
Nous avons visité deux autres bazars où l’on voit les produits de la Perse, de la Mongolie, de la Chine, de la Turquie, de la Sibérie, de la Russie, entassés les uns près des autres. Dans ce concours des industries de tant de peuples, l’Europe ne figure que par quelques rares échantillons. Moscou seul cherche à y écouler ses imitations de mauvaise qualité. Les autres marchandises sont arrêtées par la douane qui les charge de droits excessifs. Cependant quelques-uns de nos compatriotes se sont aventurés jusqu’à Tiflis, et les marchandises françaises commencent à pénétrer dans le pays. C’est le luxe des femmes qui les attire. Les belles Géorgiennes n’ont pas renoncé à leur costume du moyen âge, mais leur robe et le large ruban qui forme une des parties essentielles de leur parure, viennent des ateliers de Lyon. Peu à peu, d’autres objets les ont tentées, et la colonie française tend à s’accroître.
En sortant des bazars, on passe sur un pont de bois qui traverse la Koura. À gauche, si l’on jette un coup d’œil vers la rivière, on aperçoit une grande place sur le sable, où sont campés trois ou quatre cents chameaux. Ce sont les véhicules qui servent au transport des marchandises vendues, et qui attendent les ordres des clients. On parle d’établir un chemin de fer qui les dépossédera de leurs fonctions.
Au delà s’étendent les faubourgs d’Avlabari et d’Isui, dominés par la forteresse et par la plus vieille église de Tiflis.
Nous passons sur une place où se tient tous les dimanches un grand marché de bric-à-brac : je ne connais pas d’autre mot dans notre langue pour exprimer cet étrange assemblage, cet étalage bizarre d’objets de toute provenance, brillants débris de l’opulence ou tristes reliques de la pauvreté, que la vétusté a fait descendre au même rang. Toutes les fantaisies de l’Orient se trouvent réunies sur cette place. Qu’on juge de la bonne fortune qui s’offrait à nous ! Que de précieuses trouvailles ! Combien d’ateliers n’aurait-on pas décorés avec tous ces trésors, et de quelle façon originale ! Quel malheur de ne pouvoir tout emporter ! Dans notre enthousiasme, nous choisissions, nous achetions toujours ; nous ne réfléchissions pas que nous allions grossir considérablement notre bagage déjà fort embarrassant, et que nous pourrions avoir à nous en repentir.
Nous recommençâmes ensuite nos pérégrinations. Tiphilis-Kalaki, c’est-à-dire la ville chaude (nom qu’elle doit à ses bains), remonte à la plus haute antiquité, mais comme toutes les positions importantes, elle a été le jouet des ambitions et a eu à subir de nombreuses vicissitudes. Rebâtie, en 489, par Verktang-Gourgaslan (le loup-lion), elle fut bientôt détruite de nouveau et de nouveau reconstruite par l’émir Agarlan.
Aujourd’hui Tiflis a soixante mille habitants ; des palais, des églises, et, sous la protection de la Russie, elle marche à de nouvelles destinées. Sa situation est une garantie de développement et de progrès. À côté de la vieille ville perchée sur un terrain inégal et qui offre aux yeux des aspects si pittoresques, les gouverneurs du Caucase, depuis le général Yermoloff, ont puissamment aidé à la construction d’une cité nouvelle. De vastes places, de belles rues ont été tracées, et on a déjà bâti en grand nombre d’élégantes maisons persanes, avec balcons à chaque étage et faisant le tour du bâtiment. Tous les jours la population augmente. À notre passage, un grand hôtel français venait de s’ouvrir.
Le soir, nous mîmes à exécution notre projet de nous rendre aux bains persans : ils sont situés à l’extrémité de la ville.
Les eaux thermales de Tiflis n’ont pas toutes la même température. Les unes ont 30, 35 degrés de chaleur, d’autres 40 ; il y en a qui s’élèvent jusqu’à 60 degrés. Elles coulent naturellement du flanc de la montagne.
À l’endroit où elles sortent de terre, on a construit de grands bâtiments divisés en plusieurs salles carrées surmontés d’une coupole par laquelle pénètre la lumière.
La salle centrale est plus vaste que les autres. C’est là qu’on se déshabille et que l’on fait la sieste en commun. On peut, si l’on veut, mais à la condition de payer, avoir une salle à part avec des lits. On y arrive après avoir passé le grand vestibule.
Nous suivîmes donc un brave Persan qui nous fit passer au milieu de tous les baigneurs, dans une atmosphère chargée d’une épaisse vapeur humide, et nous introduisit dans une vaste chambre ; quatre lits en bois (ou plutôt quatre tables recouvertes de tapis et de grandes toiles blanches) y étaient préparés pour le repos. La salle était toute en pierre sans aucun ornement.
Nous étions éclairés par une demi-douzaine de bougies dont la lueur perçait à peine le nuage de vapeur qui remplissait la pièce, comme tout le reste de l’établissement.
Nous nous déshabillâmes et, sur l’invitation de nos Persans, nous nous mimes en devoir de passer dans la salle de bain proprement dite. Ce fut Alexandre Dumas qui se hasarda le premier ; il en ressortit presque aussitôt, suffoqué par la chaleur, et chacun de nous en fit autant. Mais notre consul qui était acclimaté à la température de ces étuves, nous donna l’exemple, et nous nous décidâmes à entrer.
Dans la seconde chambre, également en pierre, et dont les quatre murs étaient ruisselants de vapeur condensée, il y avait trois lits de bois placés au milieu, et trois grands bassins creusés dans le sol et revêtus de pierre où jaillissaient des sources d’eau chaude à des degrés différents. La plus élevée était de 40 degrés. Les eaux de 60 degrés ne se prennent qu’en bains de vapeur.
Il s’agissait de se plonger dans ces bassins fumants. Notre compatriote nous donna encore l’exemple ; mais le courage nous manqua et nous allâmes timidement essayer du troisième bassin à 30 degrés. Peu à peu chacun de nous s’enhardit et passa tout doucement du premier au second et du second au troisième, mais ce n’était là que le prélude. Nos baigneurs étaient entrés ; ils s’emparèrent de Dumas, qu’ils étendirent sur un des lits de bois. Nous restâmes d’abord simples spectateurs, curieux de savoir le sort qui nous attendait ; l’opération commença.
La scène ne ressemblait pas mal à ce que devait être la torture, si ce n’est qu’ici le patient ne criait pas.
« Mes deux exécuteurs, dit Alexandre Dumas, me couchèrent sur un des lits en bois, en ayant soin de me passer un tampon mouillé sous la tête, et me firent allonger les jambes l’une contre l’autre et les bras le long du corps.
« Alors chacun me prit un bras et commença de m’en faire craquer les articulations.
« Le craquement commence aux épaules et finit aux dernières phalanges des doigts. Puis des bras ils passèrent aux jambes ; quand les jambes eurent craqué, ce fut le tour de la nuque, puis des vertèbres du dos, puis des reins. Cet exercice, qui semblait devoir amener une dislocation complète, se faisait tout naturellement, non-seulement sans douleur, mais même avec une certaine volupté. Mes articulations, qui n’ont jamais dit un mot, semblaient avoir craqué toute leur vie. Il me semblait qu’on aurait pu me plier comme une serviette, et me placer entre les deux planches d’une armoire, et que je ne me serais pas plaint.
« Cette première partie du massage terminée, mes deux baigneurs me retournèrent, et, tandis que l’un me tirait le bras de toute sa force, l’autre se mit à me danser sur le dos, laissant de temps en temps glisser sur mon râble (ma foi, je ne trouve pas d’autre expression) ses pieds qui retombaient avec bruit sur la planche.
« Cet homme, qui pouvait peser cent vingt livres, chose étrange ! me paraissait léger comme un papillon. Il remontait sur mon dos, il en descendait, il y remontait, et tout cela formait une chaîne de sensations qui menait à un incroyable bien-être ; je respirais comme je n’avais jamais respiré ; mes muscles, au lieu d’être fatigués, avaient acquis ou semblaient avoir acquis une incroyable énergie : j’aurais parié lever le Caucase à bras tendus. »
Nous regardions toujours. Nous vîmes les deux Persans changer leur façon d’opérer. L’un d’eux prit, à plusieurs reprises, des seaux pleins de l’eau à 40 degrés et en aspergea notre ami avec acharnement, tandis que l’autre, à l’aide d’un gant de crin, le frottait à lui enlever la peau. Puis ce dernier prit un sac et souffla dedans ; il en sortit une mousse de savon en si grande quantité qu’elle eut bientôt enseveli tout le corps du patient excepté la tête. Les deux baigneurs l’aidèrent alors à se relever et le conduisirent à un des bassins ; puis ils vinrent s’emparer d’un de nous et commencèrent avec lui la même cérémonie fantastique. Quelque temps après nous nous trouvions tous réunis dans la première pièce, enveloppés de grands peignoirs, ayant l’un un narguillé, l’autre une chibouque à la bouche, fumant ce délicieux tabac d’Orient dont l’odeur est véritablement un parfum. Nous étions couchés sur les tapis, recueillis dans un bien-être inexprimable.
Pendant ce temps-là, nos Persans, qui s’étaient rhabillés, se mirent à jouer d’un charmant instrument de forme allongée, en ébène et en nacre, dont les cordes sont en cuivre et que l’on fait vibrer avec une plume.
L’un d’eux nous chanta des vers de Saadi, le poëte célèbre de l’Orient.
Après une heure passée ainsi, dans un demi-sommeil qui ne nous empêchait pas d’entendre la musique, nous sortîmes et nous nous trouvâmes, par un beau clair de lune, dans les rues que nous avions visitées pendant le jour.
Tiflis n’est pas éclairé la nuit. On aperçoit seulement dans les rues principales quelques lanternes suspendues de place en place, pour empêcher les passants de se rompre le cou. Mais si les rues sont obscures, en revanche presque tous les toits et les balcons des maisons sont éclairés ; c’est là que se tient toute la population. La chaleur du jour est grande, et, du malin au soir, on s’enferme chez soi pour se mettre à l’abri de l’ardeur du soleil ; mais, dès que la nuit approche, il semble que la ville s’éveille, les balcons, les terrasses se garnissent de monde ; un autre Tiflis, lumineux, aérien, vient de s’élever comme par enchantement. Les belles Géorgiennes se livrent alors à la danse, et l’on entend de toutes parts des chants et des instruments de musique.
Les Géorgiennes passent pour les plus belles femmes du monde : elles méritent leur réputation. Elles ont cette beauté calme, régulière, dont la Grèce nous a laissé en marbre le type immortel. Leur costume ressemble tout à fait à celui de nos reines du moyen âge.
Dans une réunion chez le prince Bariatinsky à l’occasion de la nouvelle année, nous avons eu le loisir de les contempler à notre aise ; les salons étaient remplis de monde, chacun s’étant empressé de venir complimenter le vice-roi du Caucase.
Un de nos amis, aide de camp du prince, nous voyant très-attentifs :
« Que regardez-vous donc ? nous dit-il.
— Colonel, nous cherchons une femme laide.
— Et vous n’en trouvez pas ?
— Non, les moins bien sont jolies ; les autres sont admirables.
— Je crois qu’il serait rarement possible d’en dire autant dans un salon parisien.
— Cependant, colonel…
— Cependant quoi ?
— Vous possédez la Géorgie depuis longtemps, et nous n’y voyons guère d’autres Russes que ceux que leur service y appelle. Sitôt que vous pouvez vous échapper, vous arrivez de suite dans nos salons parisiens… »
La coiffure des femmes géorgiennes se compose d’un bandeau, aux couleurs éclatantes, ayant la forme d’une couronne et dans lequel s’ajuste un voile dont un coin passe sous le menton. Deux grandes nattes de cheveux descendent par derrière presque jusqu’aux pieds. Rien de plus gracieux et de plus noble à la fois que cette coiffure ; nous doutons que nos modes parisiennes parviennent à la faire oublier.
Un long ruban, aux plus riches couleurs, leur sert de ceinture et vient tomber jusqu’à terre devant la robe. Dans la rue, elles s’enveloppent d’une grande étoffe blanche qui les préserve du soleil et qu’elles savent porter de la façon la plus élégante.
Les Géorgiens sont aussi généralement beaux ; le type caucasien s’est conservé en eux presque sans altération ; bien souvent il nous est arrivé de rencontrer dans la rue des hommes qui eussent pu passer, à bon droit, pour les originaux de l’Apollon du Belvédère.
En même temps que les Géorgiens sont braves, chevaleresques, ils aiment la représentation et le luxe ; ils sont généreux jusqu’à la prodigalité. Beaucoup d’entre eux se ruinent, je pourrais dire presque tous, sans paraître y songer.
Ils se plaisent à porter de riches costumes, des broderies d’or et d’argent, de belles armes étincelantes ; ils ont la passion des chevaux.
Ils se disent tous princes ou gentilshommes, et, à voir leur grande tournure, nul ne serait tenté de leur contester leurs titres de noblesse.
S’ils ont une faiblesse, c’est d’aimer un peu trop le vin de Kachétie. Il est vrai que c’est le vin national et qu’ils le portent bravement.
Nous avons assisté à un dîner géorgien ; on était une douzaine de convives. Ce qu’on but de vin, à ce dîner, est effrayant. Nous étions tous assis par terre autour d’un tapis sur lequel était étendue une nappe. Nous avions des assiettes, mais pas de verres. Devant le maître de la maison était une grande corne garnie d’argent qui contenait à peu près une bouteille ordinaire. Il la remplissait, et, après y avoir trempé ses lèvres, la passait à un des convives qui la vidait d’un seul coup. Ce dernier la remplissait de nouveau et, après la même cérémonie, la passait à un autre, et ainsi de suite jusqu’au dernier. Nous fûmes heureux que le repas ne se prolongeât pas aussi longtemps qu’à l’ordinaire. Outre que nous préférions le plaisir de la conversation, nous ne tenions pas à voir l’amphitryon et ses convives tomber, non pas sous la table, puisqu’il n’y en avait pas, mais sur le tapis et les coussins, ce qui arrive le plus souvent à la fin des grands dîners ; mais il faut pour cela qu’il y ait eu une consommation prodigieuse.
Une particularité assez curieuse, c’est que ce vin national de Kachétie n’enivre que très-difficilement. Aussi les Géorgiens, qui aiment l’ivresse, ont-ils inventé une sorte de bouteille en métal, dont le goulot, en spirale, fait circuler le vin dans son long parcours et favorise son évaporation. L’orifice de ce goulot est assez large pour que le nez y entre tout à fait lorsqu’on boit. Au moyen de cet appareil d’éthérisation, le cerveau perçoit toutes les émanations du liquide, et l’heureux Géorgien a le plaisir de perdre la raison aussi bien que les Occidentaux.
Au jour de Noël, qui est pour les Grecs aussi une des plus grandes fêtes de l’année, toute la ville est en réjouissance. La nuit, il est impossible de dormir ; dans la rue, aux fenêtres, sur les maisons, on tire des coups de fusil ; c’est un tapage effroyable. On doit encore se trouver heureux quand on en est quitte pour du bruit, car les Géorgiens ne croient pas tirer un coup de fusil s’ils ne tirent à balle, et il n’est pas rare que ces joyeuses démonstrations fassent quelque victime. C’est un détail auquel personne ne fait attention et qui ne porte aucun préjudice à l’usage établi.
Peu de jours après, nous assistâmes chez le prince Bariatinsky à la cérémonie par laquelle on célèbre la naissance de la nouvelle année.
Quelques minutes avant minuit, les domestiques apportèrent des plateaux chargés de verres à vin de Champagne et remplis du vin doré de Kachétie. Au moment où le premier coup de minuit sonna, le prince prit un verre, prononça quelques souhaits pour la prolongation des jours et de l’heureux règne de l’empereur, trempa ses lèvres dans le verre et le passa à l’une des dames qui étaient près de lui. Ceux qui se trouvèrent le plus rapprochés des plateaux, en firent autant, donnant à leur tour le vin, dont ils avaient bu quelques gouttes, aux dames placées près d’eux, et les verres circulèrent de main en main et les compliments de bonne année s’échangèrent, se croisèrent de toutes parts ; les amis, les parents s’embrassaient. Il y a quelque chose de paternel et de touchant dans cet usage ; les liens d’amitié se resserrent, les étrangers mêmes se rapprochent et oublient les exigences de l’étiquette ; tous les cœurs s’épanouissent un moment à l’unisson. Ordinairement la fête se prolonge toute la nuit.
Il nous restait à voir la bénédiction des eaux ; c’était le 6 janvier.
Le jour de la cérémonie, il fit un peu froid ; il était tombé de la neige sur les montagnes dont nous apercevions les crêtes blanchies. Cependant tous ceux qui descendaient vers la Koura étaient encore revêtus de leurs toilettes d’été. Heureuse ville où l’on voit l’hiver par sa fenêtre, mais sans le sentir ! Comme pour rendre le contraste encore plus frappant, le fleuve, qui descend des hauteurs centrales du Caucase, charriait des glaçons. Cette circonstance augmentait singulièrement l’intérêt de la cérémonie : deux cents fanatiques environ devaient se jeter dans la Koura et y prendre un bain qu’ils regardaient comme très-efficace pour les laver de leurs péchés. Plusieurs bataillons de troupes russes étaient sur la rive du fleuve, laissée à sec par la baisse des eaux. Deux batteries d’artillerie attendaient pour faire feu le moment de la bénédiction.
Un grand pavillon d’azur s’élevait au bord du fleuve ; le plancher s’avançait au-dessus de l’eau et y baignait presque. Le clergé tout entier, son métropolitain en tête, revêtu de costumes éblouissants, était groupé vers le centre et des deux côtés de la Koura. Sur les balcons, sur les terrasses se pressait une foule de spectateurs indigènes ou étrangers ; tous ces vêtements, aux mille couleurs, rapprochés, confondus, composaient une mosaïque éblouissante, d’autant plus que tous étaient en vue, la ville étant disposée en amphithéâtre. C’était un magnifique spectacle. Enfin le métropolitain, entouré de son clergé, arriva au pavillon central. Aussitôt les malheureux pécheurs se déshabillèrent à la hâte sans paraître se préoccuper le moins du monde des énormes glaçons qui descendaient avec le courant. Midi sonne ! on tire le canon, toute la garnison fait un feu de peloton qui se mêle aux fanfares et aux éclats d’harmonie de la musique militaire. Le métropolitain s’approche du fleuve et y trempe la double croix. C’est le signal : les baigneurs se précipitent dans l’eau : quelques-uns sont à cheval. La plupart, il est vrai, saisis par le froid, s’empressent de revenir au rivage, mais les plus dévots croiraient commettre une impiété s’ils ne paraissaient prendre simplement un bain tiède et agréable. Rien de plus. La foule s’éloigne peu à peu, satisfaite de ce spectacle qui est plus curieux encore lorsque la Koura roule avec plus de fureur ses eaux glacées.
De retard en retard, nous arrivons au 11 janvier 1859. Nous partons enfin, afin de nous trouver le 21 à Poti. Le temps est affreux. On nous avait certes avertis bien des fois et depuis longtemps ; mais nous étions sous le charme de Tiflis et nous n’avons tenu aucun compte des conseils de nos amis : nous aurions mauvaise grâce à nous plaindre. Au lieu des brillantes toilettes de printemps qui jusqu’ici avaient récréé nos regards, nous n’apercevons plus que manteaux et bourkas.
En route, une estafette arrête notre tarantasse ; elle nous apporte une lettre qui ne contient que ces mots : « Ne partez pas, le Sourham est infranchissable ! » — « Eh bien ! il n’en sera que plus curieux à voir », répond mon compagnon. Nous envoyons nos remercîments par l’estafette à notre aimable correspondant, et nous poursuivons notre course.
La neige commence à tomber. Nous traversons un beau pont ; il remplace le pont de Pompée, qui n’est plus qu’une ruine. À notre droite, nous voyons l’église de Mskett et l’ancienne capitale de la Géorgie, dégénérée en misérable village ; la situation est très-belle : c’est une pointe de terre élevée, formée par l’angle du confluent de la Koura et de l’Aragwie. La ville a cessé d’être capitale dès le cinquième siècle : ses débris sont considérables. Deux anciennes forteresses se dressent encore de chaque côté de la Koura. L’église est remarquable : il est vrai qu’elle a été restaurée vers 1722. Plusieurs rois y sont ensevelis.
Un peu avant d’arriver à Mskett, on aperçoit dans les parois du rocher, et à une assez grande hauteur, des ouvertures quadrangulaires. Les habitants de Mskett ont jadis adoré le feu. Ces ouvertures sont les entrées de tombeaux où reposent les Guèbres qui ont eu le bonheur de mourir sur le sol de la patrie. Les autres ont été chassés tour à tour par les chrétiens et par les musulmans. Aujourd’hui il en reste trois qui sont protégés par l’empereur de Russie, mais menacés plus par les convoitises de l’industrie que par les ardeurs du prosélytisme. Une fabrique de bougies va, dit-on, envahir le temple de Zoroastre : l’amour du gain éteindra le feu qu’entretenait la foi depuis deux mille ans.
Après quelques heures, le temps s’éclaircit. Nous passons une rivière assez aisément ; mais, plus loin, il nous faut revenir à notre manœuvre du Tereck. Nous dételons les chevaux, nous passons dessus, puis nous les renvoyons chercher les voitures, ce qui nous cause une perte de temps assez notable. Aussi, dès que nous sommes remontés en tarantasse, nous partons en avant, laissant les bagages sous la garde d’un bas officier nommé Timaff, qui doit nous accompagner jusqu’à Coutaïs (ou Khotais).
Près de la station de Quensens, nouvelle rivière que nous franchissons encore à cheval. Ensuite nous descendons à la station, où l’on nous répond, suivant l’usage, qu’on n’a pas de chevaux à nous donner ; seulement, ce qui diffère un peu de l’usage, cette fois ou nous a dit la vérité. Une collection de voitures abandonnées nous atteste en effet qu’il est impossible d’aller plus loin autrement qu’en traîneau. Donc, on ira en traîneau.
On nous invite de nouveau à nous méfier du Sourham dont nous gravissions déjà depuis longtemps les pentes sans nous en apercevoir. — Deux Cosaques, surpris par un chasse-neige, se sont perdus : leurs cadavres et ceux de leurs chevaux n’ont été retrouvés que le matin à peu de distance de la station. — L’anecdote est assurément peu divertissante ; mais si on prenait au sérieux tout ce qui se raconte sur les routes, on ferait à chaque pas des étapes à mourir d’ennui, et le mieux serait de rester chez soi.
Nous allons donc en avant : nous ne rencontrons point de chasse-neige et nous ne nous arrêtons qu’à la station de Tchalaky ; là, force est bien de nous arrêter : il est nuit.
Un officier russe, porteur de dépêches, vient d’arriver. Il était parti de Tiflis avec ordre de se rendre à Coutaïs dans le plus bref délai. Aucun bagage ne retardait sa marche, et de plus il avait en main un fouet vigoureux dont il se servait avec beaucoup de dextérité, et qui faisait comprendre de suite au plus impassible ce que le Maitre désirait. Nous lui demandâmes ce qu’il y avait de vrai dans tout ce qu’on disait sur le danger de franchir le Sourham par ce temps de vent et de neige. « Passe qui veut », nous répondit-il. Nous prenons le thé ensemble, et comme il part de suite, nous lui faisons observer qu’il est en costume bien léger pour voyager la nuit en traîneau. En effet, au moment où il avait reçu l’ordre dont il était porteur, il était en tenue ordinaire, et à peine avait-il eu le loisir de jeter une simple capote par-dessus son uniforme : c’était à faire frissonner. Nous le prions de se couvrir d’une des fourrures dont nous sommes amplement pourvus, et qu’il nous rendra à Coutaïs. Il accepte de grand cœur, et pour ne pas être en reste de politesse avec nous, il nous prévient qu’il va donner des ordres sur la route pour que nous soyons bien traités dans toutes les stations. Un bienfait n’est jamais perdu.
Le lendemain, au milieu du jour, nous étions à Gori ; le temps était admirable. Nous eûmes le loisir d’examiner la ville tout à notre aise. À l’exception de quelques maisons russes qui la déparent, son aspect est tout à fait oriental. Aux costumes géorgiens se mêlent déjà ceux de la Mingrélie ; mais ce qui caractérise Gori, c’est un immense château fort perché sur un rocher très-élevé et commandant la ville et les environs. Du côté où la déclivité du rocher aurait pu donner accès dans le château, sept enceintes superposées et flanquées de tours à leurs extrémités, en défendent successivement l’approche. L’effet est étrange et s’imprime fortement dans la mémoire.
On nous conseille encore de ne pas aller plus loin. Cette fois le donneur d’avis a bien quelque autorité : c’est l’Iaqué, qui de ruisseau s’est fait torrent. Nous nous rappelons le mot de l’officier russe : « Passe qui veut », et nous voulons.
L’Iaqué est a un quart d’heure de Gori. Quelques Géorgiens nous suivent, curieux de voir notre audace punie ; ils comptent bien rire de nous lorsqu’il nous faudra revenir tout désappointés. Il ne nous serait pas agréable, bien entendu, de leur procurer ce plaisir. Nous nous lançons, à toute vitesse, au beau milieu du torrent. Les Hyemchicks frappent les chevaux, nous passons, mais, au moment d’atteindre l’autre bord, nous sommes tous versés dans l’Iaqué. Nos spectateurs durent se féliciter : ils avaient vu quelque chose… Mais enfin, nous étions sur l’autre bord.
Après notre mésaventure, il nous parut opportun de faire un temps de galop dans la plaine. Le soleil, par bonheur, dardait d’aplomb ses rayons sur nous, et nos habits furent secs en un instant. Derrière nous, le panorama était magnifique : Gori, son château fort et sa couronne de fortifications en formaient le second plan. Devant nous, un plateau montait légèrement, et au delà s’étendait sous le ciel une grande ligne blanche : c’était le Sourham. Après une course de deux heures à toute vitesse, nous nous arrêtâmes au pied d’une côte très-rapide pour y attendre nos bagages. L’air était devenu vif, l’atmosphère brumeuse. Avec quelques branches abattues à coups de kangiar, nous fîmes un bon feu, et assis alentour, nous tînmes conseil ; il fut reconnu qu’il nous serait impossible de transporter nos bagages sans un renfort de mules ou de bœufs que sans doute nous trouverions au prochain village nommé Ruys. Cet avis mis aux voix et adopté, nous attelâmes tous nos coursiers au traîneau et nous partîmes vaillamment. Le ciel était gris. Nous devions être à une grande hauteur : nous courions toujours sur des déclivités. À peine était-il possible de distinguer le moindre indice d’une route ; le dernier traîneau qui avait passé en avant était celui de notre officier de la station de Tchalaky, et la neige avait déjà recouvert les traces de son passage. Les arbres commençaient à devenir plus rares. De toutes parts, la neige et le silence.
Il y eut un moment où il fallut laisser les chevaux reprendre haleine. Il n’était pas désagréable, d’ailleurs, de faire un peu de chemin à pied. Nous eûmes la curiosité de connaître l’épaisseur de la couche de neige sur laquelle nous marchions. Nos baguettes de fusil enfoncèrent sans atteindre le sol. Nous avisâmes à quelques pas une branche de sapin assez longue ; élaguée, elle formait une sonde de deux mètres environ : nous l’enfonçâmes plusieurs fois entièrement, sans rencontrer aucune résistance. Souvent nous descendions dans le sol jusqu’aux genoux ; si un chasse-neige était venu à nous surprendre dans cette situation, certes, c’en était fait de nous. Cependant la nuit arrivait et nous n’avions devant nous, derrière ou alentour, qu’un immense linceul blanc. Chaque fois que le traîneau, tout allégé qu’il fût de nos trois personnes, s’embarrassait dans quelque trou ou devant quelque monticule, nous écoutions pour deviner si nous étions près d’une habitation quelconque : mais aucun bruit n’arrivait jusqu’à nous, pas un tintement, pas une cloche, pas un aboiement : nous étions comme égarés dans un nouveau désert, tout autre assurément que celui de feu et de sable que nous avions traversé naguère. Cette solitude était plus sombre encore et plus désolée : la neige, toujours la neige, et à une telle hauteur que les oiseaux ne volaient plus jusqu’à nous… Et nous songions qu’à deux jours de marche à peine, nous arriverions aux plaines heureuses de la Mingrélie qui ne connaissent pas d’hiver, et d’où l’on voit le Sourham et les cimes de toutes les montagnes blanchies sans qu’un souffle de froid traverse jamais l’atmosphère !
Pour des touristes qui aiment avant tout les émotions, nous étions servis à souhait. À la fin, nous nous trouvâmes de nouveau sur un plateau. La route se dessinait un peu. Nous remontâmes en traîneau, et trois quarts d’heure après nous faisions notre entrée au village de Ruys, ou nous fûmes bruyamment accueillis par des chiens qui nous parurent au moins aussi aimables que les chiens des Tatares. Il fallut, pour faire connaissance avec eux, leur distribuer des coups de fouet à tuer un bœuf, après quoi ils nous accompagnèrent familièrement dans un hangar à demi fermé qui devait nous servir d’hôtel pour la nuit.
Notre premier soin fut de traiter avec des Hyemchicks pour les envoyer tirer Timaff et nos bagages de l’endroit où nous les avions laissés. Ils nous dirent que pour nos bagages ils nous les ramèneraient à coup sûr ; quant à Timaff, ils en répondaient moins. Suivant eux, les Hyemchicks que nous avions laissés avec lui avaient dû dételer leurs chevaux et retourner à la poste. L’honnête caporal en avait sans doute fait autant ; sinon, à l’heure qu’il était, il devait être mangé par les loups, à moins que, doué d’un grand sang-froid et d’un coup d’œil juste, il ne se fût amusé à les abattre les uns après les autres. Certains que le caporal Timaff était l’homme le plus pacifique du monde, notre pensée fut qu’il avait préféré le premier parti. Nous n’en priâmes pas moins nos nouveaux Hyemchicks de faire diligence, et nous avions une bonne raison pour insister : nos provisions de bouche étaient avec nos bagages.
Notre asile consistait en un grand hangar construit avec des branches de sapin, sauf d’un côté où un mur grossier était heureusement flanqué d’une cheminée énorme, dans laquelle brûlaient deux troncs d’arbres. L’ameublement de cet aimable intérieur, faiblement éclairé par une chandelle, se composait d’un comptoir, de quelques tablettes chargées de bouteilles, puis, au-dessus de nos têtes, de morceaux de viande boucanée, de poissons-séchés, d’articles d’épiceries, de cordages, de bâtons de suif, de cuirs, de tonneaux, d’outils ; sur le sol, d’outreš à demi pleines, de mauvais tapis, de débris d’ustensiles de ménage et de mille autres choses, le tout d’une malpropreté qui ne cherchait aucunement à se dissimuler.
Nous allâmes chercher au traîneau quelques-unes de nos peaux de mouton, et nous étant arrangés d’une poutre en guise de traversin, nous nous étendîmes les pieds devant le feu. Ainsi couchés, nous nous laissâmes aller au sommeil qui se prolongea jusqu’à cinq heures du matin.
Nous ne fûmes réveillés que par un bruit de sonnettes. C’étaient nos Hyemchicks qui ramenaient nos bagages et Timaff. Comme ils nous l’avaient dit, les chevaux avaient été dételés et remmenés par les conducteurs : mais notre idiot de caporal n’avait pas eu la pensée d’en forcer au moins un à rester avec lui. Sa consigne lui interdisant un retour en arrière, il était resté seul. La nuit venue, la l’approche des rôdeurs fauves il s’était barricadé le mieux qu’il avait pu, et avait, à l’aide de quelques ustensiles culinaires, tenu tête aux assiégeants. Mais, ses projectiles épuisés, il s’était trouvé fort en peine, et malgré sa défense héroïque, la chose menaçait de tourner au sérieux, lorsque les loups, à fine oreille, ayant entendu les sonnettes de nos gens et les aboiements de leurs chiens, avaient jugé à propos de décamper.
Après avoir recommandé à Timaff de ne pas laisser les Hyemchicks faire volte-face, nous nous mîmes en route, et à huit heures nous étions à la station de poste. Notre officier, porteur de dépêches, avait prié, à sa manière, le maître de poste de tenir des chevaux à notre disposition. Ce fut à peine s’il fut nécessaire d’ajouter à ses sollicitations, les nôtres, c’est-à-dire cinq ou six coups de fouet ; on nous servit de suite. Vers le milieu de la journée, par une chaleur bienfaisante, nous arrivâmes au village de Sourham, situé à l’entrée d’une gorge et protégé comme Gorij, par un magnifique château fort qui commande le passage.
À compter de ce point, on ne gravit plus de pentes douces. On a devant soi une vraie montagne, et, suivant ce que nous assurèrent les Hyemchicks, c’était la dernière ; nous montâmes bravement à l’assaut. Une heure après, nous étions au sommet de la chaîne dont l’arête relie la branche du Caucase, qui s’étend jusqu’à Anapa, dans la mer Noire, à celle qui s’étend dans la Turquie d’Asie et la Perse.
Nous étions assez contents de nous. Nous l’avions donc franchi ce mont infranchissable !
Il s’agissait maintenant de descendre. Ce n’était pas, à mon gré du moins, matière à rire ; j’ai toujours trouvé les montées plus faciles. Quoi qu’il en fût, le traîneau partit joyeusement. Après une heure de course, le terrain commença à se déprimer sur la gauche ; puis la pente devint plus rapide, les arbres reparurent, la neige diminua ; de ce côté, elle est toujours moins abondante. Le chemin, au lieu de suivre une ligne droite, tournait à droite, puis à gauche, et toujours s’enfonçant. En dépit des zigzags, nous allions comme le vent, si bien que le terrain vint tout à coup à nous manquer à gauche, et nous nous trouvâmes au bord d’un précipice, au fond duquel bruissait un torrent. Un mouvement habile nous détourna fort à propos. Nous recommençâmes notre course échevelée ; il nous semblait à chaque instant que nous allions galoper sur les cimes des arbres qui se déroulaient devant nous comme une prairie.
Arrivés à un petit village, nommé Tsippa, notre interprète nous montra une gorge et un rocher qu’on appelle le château de Jason. Ce souvenir de l’antiquité nous annonçait la Mingrélie : nous l’accueillîmes avec plaisir.
Le torrent qui roulait à notre gauche est une des sources du Quirill.
Cependant nous n’en avions pas encore fini avec ce malheureux Sourham. Les avalanches avaient obstrué le chemin. Il fallut souvent dételer, transporter le traîneau, et passer un à un. À d’autres endroits, le chemin s’était effondré ; ailleurs la neige avait couvert le lit d’un petit torrent qui traversait la route : notre conducteur arriva sans méfiance au grand galop, la neige céda, et je fus lancé pour la seconde fois au milieu de l’eau.
Nous n’avions pas mangé depuis le matin, et la station n’apparaissait pas. À chaque instant, le chemin devenait plus mauvais. Le traîneau continuait à verser de cent en cent pas ; nous le suivions à pied, ce qui n’était pas fort au gré de notre estomac. Peu à peu, nous étions descendus, au fond d’une gorge, et insensiblement la nuit apparaissait ; ce n’était plus dans la neige, mais dans l’eau que nous étions menacés de camper. Pour comble d’ennui, la neige se remit à tomber avec fureur.
Vers huit heures et demie, nous aperçûmes enfin un petit village qu’on appelle Molite. Nous entrâmes dans une espèce d’auberge, où chacun de nous se mit à dévorer tout ce qu’on voulut bien lui offrir. La station n’était plus qu’à trois verstes ; nous y étions abrités à dix heures du soir, épuisés de fatigue ; mais nos bagages et Timaff étaient encore en arrière, à la garde de la Providence.
Le lendemain, en nous éveillant, nous entendîmes un grand nombre de voix au dehors : c’étaient des journaliers qui déblayaient la station littéralement ensevelie sous la neige. Je regardai deux cabanes en face ; la neige amoncelée sur leur toit en doublait la hauteur.
Nous envoyâmes au-devant de nos bagages ; on trouva notre impassible caporal installé dans une bicoque ; on lui avait encore une fois enlevé ses chevaux ; mais au lieu de se tourmenter pour trouver un moyen de locomotion quelconque, il prenait patience. Les rôles étaient renversés : on nous l’avait donné pour nous aider et nous protéger au besoin, c’était de nous qu’il attendait aide et protection. Notre envoyé parvint à se procurer des bœufs. En attendant que ces patients animaux tirent vers nous nos embarrassants colis, nous faisons connaissance avec un personnage qui nous intéresse, c’est un noble iméritien. Il vient d’arriver derrière nous, suivi de ses deux noukers. Son air est doux et grave ; sa figure est remarquablement belle. Il porte le costume géorgien, avec cette seule différence, que le bonnet pointu est remplacé par le turban blanc dont l’extrémité passe sous son, menton ; un simple poignard est passé à sa ceinture ; comme nous, il porte des bottes montant par-dessus les genoux, ce qui est de toute nécessité par ce temps affreux.
Il nous trouve achevant de préparer de nos propres mains un abondant dîner, et nous le prions d’en prendre sa part, mais il refuse, c’est pour lui jour maigre. Quelques minutes après, il nous envoie un poisson salé en nous priant de l’ajouter à notre repas ; nous l’acceptons très-volontiers.
Après le dîner, nous allons lui faire visite dans la seconde salle de la station. Il est assis sur le divan, et joue d’une mandoline à très-long manche. Il s’interrompt, mais nous le prions de continuer, ravis d’entendre quelques airs nationaux de l’Iméritie.
Je lui demande la permission de faire son portrait. Il paraît me l’accorder avec plaisir, et la soirée se passe ainsi, à dessiner, à chanter et à causer.
Le lendemain, nos bagages arrivèrent, le temps était beau. Nous nous réunîmes en route sur trois traîneaux, avec notre nouveau compagnon. Nous n’étions plus en Géorgie, mais l’Iméritie que nous traversions, n’était pas encore le modèle des pays aux bonnes routes ; nous recommençâmes à verser tour à tour de plus belle à peu près de dix minutes en dix minutes, jusqu’au moment où nous rencontrâmes une rivière, commandée par une montagne couronnée de ruines fort anciennes. « Quel est ce vieux château ? demandons-nous à notre Iméritien. — Le château de Jason, » nous répondit-il. Le nom de Jason paraît aussi prodigué dans ce pays que celui de César en France. Notre compagnon ajouta que ces vieux murs étaient le sujet d’une légende populaire, transmise de père en fils jusqu’à notre siècle, et il nous conta, en empruntant le langage populaire, l’histoire de l’aventurier nommé Jason, qui était venu d’Occident et avait remonté le Rioni (le Phase) jusque près de Coutaïs, pour se rendre maître d’une toison en or filé. Il s’était permis d’enlever la fille du roi, qui l’avait quelque peu aidé dans ses entreprises, puis il avait habité le château dont nous apercevions les ruines, mais les gens du pays l’en avaient chassé.
Il nous fut agréable d’arriver à Coutaïs, l’ancienne Ea, dit-on. Aucune ruine n’en fait foi. La tradition seule reste, et, naturellement, elle est en grande faveur près de tous les habitants. Telle qu’elle est aujourd’hui, Coutaïs est d’un aspect attrayant. Ses maisons sont ornées de terrasses : de grands jardins les entourent ; un grand luxe de végétation s’y déploie de toutes parts. Nous n’y avons rien vu d’intéressant que son monastère de Gaëlaëth, échantillon remarquable d’architecture byzantine. On y conserve quelques merveilles d’orfévrerie, des images miraculeuses de grande réputation, entre autres celle de Notre-Dame-de-Gaëlaëth toute couverte, la tête et les mains exceptées, de bijoux, perles, rubis, topaze et diamants, pour une valeur de plusieurs millions, et la couronne des rois de l’Iméritie, travail rare et précieux, également ornée d’une multitude de brillants. Il nous fut impossible, en admirant ces trésors enfouis, de ne pas nous rappeler combien les routes étaient impraticables. Du reste, le pays lui-même est naturellement d’une admirable richesse ; la vigne n’attend pas pour produire ses fruits les soins de l’homme ; elle grimpe d’elle même jusqu’au sommet des plus grands arbres. Les récoltes sont à moitié perdues faute de travail et de moyens d’en tirer parti. Je possède un contrat en bonne forme, que m’a remis un prince iméritien, et qui assurerait une fortune à un ou plusieurs cultivateurs français qui voudraient aller donner l’exemple du travail et stimuler la paresse des gens du pays, mais je n’ai pas encore été assez heureux pour trouver les hommes que le prince désire.
Il ne fallait plus songer à continuer notre route en traîneau, faute de neige, ni en voiture, faute de route. Nous dûmes remonter à cheval. Les bagages furent attachés sur le dos des porteurs. Le plus divertissant était la perspective de la chasse dans la forêt que nous avions à traverser jusqu’à Maranne, au bord du Phase. Armés de nos fusils, nous prîmes, l’interprète et moi, les devants, et nous chevauchâmes pendant une douzaine de verstes dans le lit d’une petite rivière afin d’avoir moins d’obstacles qu’en plein bois, et d’atteindre, en tête du reste de la troupe, un endroit favorable pour tirer aux ramiers.
Une fois bien isolés et en belle humeur, nous commençâmes, en avançant toujours, un abatis de ces jolis oiseaux, qui nous occupa si agréablement, que nous fûmes très-étonnés quand nous arrivâmes à la station de Goubinstraïa.
Le lendemain fut encore une journée d’enchantement à travers les forêts de la Mingrélie : des arbres, deux et trois fois centenaires, s’élevaient si haut, qu’un cavalier, près de leurs troncs gigantesques, avait l’air d’un enfant. Par moments, les clairières nous ouvraient des perspectives charmantes, mais il nous fallait sans cesse faire attention à nos pieds. La terre est jonchée d’arbres que personne ne pense à relever.
C’est le mauvais état des chemins, ou plutôt leur absence, qui rend impossible l’exploitation des forêts. Une compagnie s’est présentée avant la conquête encore inachevée de la Mingrélie[2], et a offert quelques kopecks, par arbre, ce qui faisait une somme considérable, en s’engageant de plus à faire elle-même les routes. L’administration s’est interposée : — permettre à une compagnie de faire ce que fait ordinairement l’État, c’était évidemment une pensée révolutionnaire ! — Donc, le projet en est resté là.
Il n’était pas facile de faire avancer nos chevaux ; parfois ils entraient dans la boue jusqu’au poitrail. Il y avait même danger à s’arrêter en certains endroits ; le sol mouvant y avait englouti, disait-on, plus d’un voyageur.
Nous rencontrâmes l’ancien Hippus des anciens, appelé maintenant l’Outskeniskale, ce qui veut dire : « eau cheval », sans doute à cause de sa rapidité.
Nous fûmes heureux d’arriver à Maranne, et d’en finir avec ces boues plus déplaisantes que les neiges du Sourham.
Le nouveau Maranne est situé sur les bords du Rioni (le Phase) ; nous y avons admiré ce beau fleuve, qu’aux temps fabuleux remontèrent les Argonautes. Il a, en cet endroit, plus d’un kilomètre de largeur, et ses bords de chaque côté sont couverts de forêts. Ça et là, on voyait, au milieu de l’eau, des groupes d’arbres renversés, descendus d’eux-mêmes, et formant des îlots qui sont autant d’obstacles à la navigation.
Un seul petit bateau à vapeur, d’un très-faible tonnage, remonte jusqu’à Maranne quand les eaux sont très-hautes, encore n’est-ce pas sans danger.
Nous devions descendre dans une barque jusqu’à Poti, mais on nous assura qu’il ne fallait pas songer à s’embarquer le soir : aucun pilote ne prendrait sous sa responsabilité une navigation nocturne. La résignation nous fut assez facile ; nous étions curieux de visiter à Maranne un établissement fort extraordinaire, le pénitencier des scopsis.
Les scopsis composent une des sectes ou associations secrètes qui font le plus de mal à la Russie. On fait remonter leur origine au règne de Catherine II. Pierre III, que cette princesse fit assassiner, est leur messie. Ils prétendent qu’il n’est pas mort, et attendent qu’il lui plaise de se manifester et de les faire participer à la toute puissance. Un grand et odieux mystère couvre, dit-on, leurs doctrines et leurs actes. On assure qu’un scopsi, homme ou femme, ne doit jamais, d’après les prescriptions de sa croyance, avoir plus d’un enfant. Leur but commun, chose incroyable, serait d’arriver à concentrer entre leurs mains tout l’argent de la Russie. C’est dans l’espoir d’arriver à cette fin chimérique, que presque tous ces sectaires choisissent la profession de changeur. On sait que le papier, faute de numéraire, a un cours presque forcé en Russie ; les roubles en papier circulent d’un bout de l’empire à l’autre. À l’aide du change, les scopsis attirent à eux les espèces métalliques, et n’en rendent que le moins possible à la circulation. Saufs par cette manœuvre, ils donnent peu de prise à la justice contre eux, étant presque tous laborieux, sobres et observateurs scrupuleux des lois. Quand on peut les convaincre de « scopsisme », on les transporte à Maranne ou dans d’autres pénitenciers. Quelles que soient d’ailleurs les amnisties accordées à d’autres criminels, jamais ils n’obtiennent leur grâce. Prisonniers, ils se livrent à de petits travaux pour gagner quelque argent qu’ils ne dépensent pas. On les soupçonne de se ménager toujours le moyen de rester en relation avec leurs coreligionnaires libres. À leur mort, on trouve leurs affaires en ordre, et leur héritage ne donne jamais lieu à aucune contestation. Le gouverneur nous assura que plusieurs d’entre eux parviennent, à force de labeur et d’économie, à amasser, en prison, jusqu’à un pécule de cinq ou six mille roubles. (Le rouble vaut 4 fr.)
Nous visitâmes ces malheureux : ils étaient uniformément vêtus d’une capote grise et d’un papak. Leur physionomie a un caractère particulier. Ils n’ont pas de barbe ; leur figure est jaune et ridée. Presque tous, si jeunes soient-ils, ont l’air de vieillards. Leur voix a perdu son timbre grave, elle est enfantine. Leur tournure est lourde et embarrassée. Ils ont peu de vigueur, et deux scopsis font à peine, lorsqu’il s’agit de travaux qui exigent de la force musculaire, l’œuvre d’un homme ordinaire.
Nous dinâmes à Maranne, en compagnie du colonel Romanoff, qui nous donna l’hospitalité pour la nuit. Nous étions encore à table lorsqu’on nous annonça qu’un prince iméritien désirait nous parler, et presque aussitôt nous vîmes entrer un beau garçon blond et rose, revêtu du plus joli costume d’opéra-comique qu’on pût imaginer. C’était bien cependant un vrai prince, le prince Inghéradzé. Il avait appris que nous avions loué un grand bateau pour descendre jusqu’à Poti, et il venait nous demander de descendre le fleuve avec nous, ayant, disait-il, des affaires très-pressées, et offrant du reste de prendre sa part de nos dépenses. Nous n’eûmes garde de le refuser : nous étions trop heureux d’avoir l’occasion d’observer pendant un jour ou deux un type aussi curieux que le seigneur iméritien ; nous nous quittâmes donc enchantés, nous de lui, lui de nous.
Le lendemain matin, à l’heure de l’embarquement, nous vîmes arriver notre prince aussi brillant que la veille. Il portait une tcherkesse d’une entière blancheur, garnie de galons en or, ainsi que le rang de cartouches qui ceignait sa poitrine. Sous la tcherkesse, on voyait une bechemette en soie rose, et sous celle-ci une seconde en soie gris de perle, un magnifique papak, une schaska garnie et ciselée en argent, ainsi que le kangiar, les pistolets et plusieurs petites escarcelles en cuir ouvragé et garni d’or et d’argent. Ajoutez pour achever de peindre ce prince, une tête blonde et rose, des cheveux blonds, un sourire continuel, et un air de bonne santé qui faisait plaisir à voir. Son nouker portait un costume très-brillant où dominait le rouge.
Après avoir fait nos adieux au colonel, nous descendîmes tranquillement le Phase entre deux lignes de forêts qui nous laissaient contempler au-dessus de leurs vertes cimes les sommets des montagnes couverts de neige. La température s’était élevée à celle des beaux jours d’été, et nous en jouissions d’autant mieux que ces pics glacés nous rappelaient nos récentes épreuves du mont Sourham.
J’avais chargé le matin nos armes après les avoir lavées et flambées avec soin. Je les visitai de nouveau. On nous avait promis une chasse miraculeuse sur l’eau, et j’avais hâte d’être en mesure.
Les canards sauvages et autres volatiles qui traversent nos climats au commencement des temps froids, vont au loin se choisir des résidences d’hiver. Or, le Phase et le lac de Poti sont apparemment parmi celles qu’ils préfèrent. Deux heures s’étaient a peine écoulées que nous commençâmes à voir au bord du feuve, sur des parties de sable laissées à découvert, ou sur des troncs d’arbres flottants, des rangées de canards mêlés de quelques grands échassiers. Nous laissâmes le bateau glisser sans le moindre mouvement de rames, et du premier coup de feu nous nous fîmes une provision qui eût suffi a nos repas pour plusieurs jours. À partir de ce moment, ce ne fut que bandes de milliers d’individus se succédant sur les rivages, si bien, qu’ayant rempli à demi le bateau de nos victimes emplumées, fatigués d’une boucherie inutile, nous résolûmes de nous en tenir désormais aux pièces rares qui viendraient à notre portée.
La végétation riveraine était de plus en plus admirable. Le matin, j’avais abandonné mes crayons pour les armes ; vers le milieu du jour je repris les crayons ; tout ce que je voyais me paraissait merveilleux. Beaucoup de grands arbres s’étaient inclinés peu à peu ; quelques-uns, couchés sur l’eau, ne tenaient plus qu’à demi au sol par leurs racines, et d’autres tiges repoussaient déjà sur leurs troncs. Nous fûmes pris du désir de faire une excursion à pied dans ces fourrés ; mais le débarquement était chose difficile. De temps en temps de subits mouvements dans les arbres nous dénonçaient la présence de quelque gibier inconnu de grande taille que notre passage inquiétait. Le prince nous assura que ces forêts, presque impénétrables, abondent non-seulement en bêtes fauves de toute espèce, mais aussi en très-grands serpents verts et noirs, dont il n’est pas aisé d’éviter les morsures. Un autre inconvénient est la multitude de flaques d’eau qui s’opposent à toute marche régulière. Le soleil, si ardent qu’il soit dans ces contrées, est impuissant à dessécher ces marécages protégés contre les rayons par les masses d’ombre que projettent les voûtes de verdure. Ce sont des repaires de fièvres mortelles. Pas un bruit, sinon le nôtre ; la solitude partout. Irrésistiblement attirés, nous débarquâmes dans une anse qui avait l’air de nous tendre les bras, et nous pénétrâmes dans ces ténébreux séjours. À l’intérieur comme au bord, les arbres centenaires tombent les uns sur les autres. Quand un de ces géants s’est couché, entraînant avec lui quelques-uns de ses voisins, il pourrit à moitié dans l’eau, et sur son cadavre la végétation naît, grandit, se multiplie, s’étend de tous côtés avec une incroyable puissance. On ne saurait faire plus de cinquante pas sans se servir de la hache. À vrai dire, on ne voit pas la terre : on marche sur des débris d’arbres ou dans l’eau, à travers des barrières de lianes et de convolvulacées gigantesques. Il fallut nous arrêter ; mais la tentative, pour avoir échoué, n’en avait pas été moins intéressante.
Nous revînmes au bateau, enchantés du peu que nous avions vu. Nos trois scopsis (car c’étaient des scopsis qui nous servaient de bateliers) étaient impassibles à leurs rames ; ils seraient restés là trois jours sans indiquer par le moindre signe s’ils étaient satisfaits ou non. Ces malheureuses créatures sont devenues entièrement passives. L’argent excepté, tout leur est indifférent. ’
On s’avisa qu’il était temps de déjeuner. Nos canards, tout succulents qu’ils parussent devoir être, ne pouvaient se préparer convenablement dans un bateau. Nous nous contentâmes de quelques provisions froides auxquelles notre prince rose joignit un large morceau d’esturgeon fumé.
Quand vint la nuit, nos scopsis nous débarquèrent sur la rive gauche, nous indiquant une grande maison d’apparence douteuse et plus faite pour abriter des chevaux que des hommes.
En effet c’était une écurie ; les voyageurs n’y étaient que tolérés.
Dès l’entrée, nous fûmes à demi suffoqués par la fumée d’un grand feu placé au milieu de l’unique pièce de cette étrange hôtellerie que formaient quatre clôtures en bois, servant de murailles. La fumée s’échappait, comme elle pouvait, par les lézardes et les trous, œuvre du temps. De chaque côté, des chevaux se reposaient ; ils étaient chez eux ; autour du feu causaient et fumaient des Mingréliens, des gens du Gouriel, d’Érivan, des Arméniens, des hommes de la montagne et enfin des Turcs, dont l’un, pittoresquement affublé, portait à sa ceinture et sur son dos plus d’armes qu’il n’en eût fallu à six personnes : il avait tout l’air d’un arsenal.
Personne ne fit attention à nous. Suivant notre usage, nous transportâmes une poutre près du foyer et nous nous mîmes en devoir de confectionner notre souper. On nous apporta une partie de notre gibier et nous fûmes assez heureux pour trouver là deux garçons qui attendaient le prince ; ils se mirent à préparer des broches en bois pour rôtir nos volatiles. Nous préparâmes à la fois notre souper du soir et nos deux repas du lendemain. Quand nos voisins virent ces formidables apprêts culinaires, comme ils n’étaient pas dans le secret de notre prévoyance, ils s’imaginèrent que nous allions tout manger, et ils commencèrent à exprimer à haute voix leur admiration. Le petit Turc surtout ne put réprimer sa curiosité ; il nous demanda avec un grand sérieux si nous allions réellement absorber, à nous seuls, cette quantité fabuleuse d’animaux. Avec non moins de gravité nous lui répondîmes affirmativement, en le priant de vouloir bien toutefois nous aider, ce qu’il accepta de grand cœur. Notre cuisine s’avança grand train, et, grâce aux assaisonnements tirés de notre boîte, elle répandit une odeur qui finit par attirer toutes les attentions. Le premier canard cuit fut délicatement découpé et offert aux appétits les plus pressés. Cette manœuvre nous gagna les sympathies de toute la société ; la conquête en fut achevée par la libéralité d’une outre de vin de Mingrélie, qu’un des hommes du prince était allé chercher dans le village.
Seulement ceux de nos hôtes qui étaient musulmans jugèrent convenable de faire placer devant eux une cruche d’eau ; mais ce fut une pure formalité.
Le repas achevé, chacun s’arrangea pour fumer ou dormir. Il fallut de temps en temps intervenir dans les querelles des chevaux, qui n’étaient pas sans inconvénient pour notre groupe campé en cercle au milieu du hangar.
Le lendemain, au lever du soleil, nous sortîmes pour visiter les environs. Un groupe de gens habillés de toutes couleurs attira notre attention : c’était un convoi funèbre qui menait un habitant du village à sa dernière demeure. La femme du défunt marchait derrière le corps, en s’arrachant les cheveux et se meurtrissant le visage. Les amis et les parents qui l’accompagnaient, la secondaient de leur mieux avec de grands gémissements. Nous suivîmes, à peu de distance, jusqu’au bord de la tombe. Un prêtre grec prononça quelques prières ; on eut beaucoup de peine à empêcher la pauvre veuve de se faire ensevelir avec son époux ; mais, chose étrange ! dès que la cérémonie fut terminée, veuve et assistants reprirent le chemin de leurs habitations, très-calmes, en apparence tout consolés, et conversant avec une vivacité assez allègre. — Les rites, monsieur, les rites ! me dit gravement un de nos convives de la veille.
Nous descendîmes à notre bateau où nos scopsis commençaient à s’éveiller. On s’empressa d’embarquer nos vivres, et nous partîmes sans le prince Inghéradzé. Ses chevaux étaient arrivés au hangar, et il les préféra naturellement à la lenteur de la navigation.
Le magnifique panorama des bords du Phase enchanta cette journée de même que la précédente. Nous étions comme enivrés par la splendeur du paysage.
Vers les trois heures, les forêts commencèrent à s’éclaircir. Nous avions passé plusieurs bras du Phase sous des voûtes d’arbres interceptant complétement les rayons du soleil, et nous avions mis en fuite une troupe de pélicans occupés à pêcher : c’étaient les premiers oiseaux de cette sorte que nous eussions rencontrés depuis la mer Caspienne ; ils nous annonçaient la mer Noire.
Bientôt, en effet, apparurent quelques mâts de navire, et nous abordâmes à Poti. Situé à environ un kilomètre de l’embouchure du Phase ou du Rioni, Poti ne se compose encore que de quelques maisons en bois ; mais il y règne une assez grande activité, et, dans peu de temps, ce bourg méritera le nom de ville qu’un ukase impérial vient de lui donner. On défriche alentour les forêts et l’on solidifie par des travaux de terrassement le sol marécageux sur lequel on construit.
Presqu’à l’embouchure du fleuve, on voit les restes d’une forteresse qui commande le passage ; les navires d’un fort tonnage ne pourront pénétrer à Poti que lorsqu’on aura enlevé les arbres arrachés qui ont échoué sur les bancs de sable ; Le cabotage seul arrive jusqu’à la ville.
De l’autre côté de Poti, à une verste du Rioni, est un grand lac, dans lequel la tradition rapporte que la ville de Phasis est ensevelie. Nous avons parcouru ce lac et n’y avons vu aucune ruine.
Un matin, on nous annonça l’arrivée du steamer russe le Grand-Duc-Constantin ; ses dimensions ne lui permettaient pas de venir jusqu’à nous : un petit bateau à vapeur, mouillé près du quai de Poti, chautfé à notre intention, nous transporta vers lui avec nos bagages. Nous passâmes rapidement devant la forteresse des rois d’Iméritie, dont la cour, jadis encombrée d’artillerie, est aujourd’hui métamorphosée en agréable jardin où les citronniers fleurissent ; bientôt nous montâmes à bord du steamer russe : vingt-quatre heures après, nous étions à Trébizonde.