Voyage au littoral de la mer Caspienne

Vue d’Astrakhan (Russie d’Europe). — Dessin de M. Moynet.


VOYAGE AU LITTORAL DE LA MER CASPIENNE.


I


D’ASTRAKHAN à BAKOU.
Octobre 1858
(INÉDIT. — TEXTE ET DESSINS DE M. MOYNET[1].)


Départ d’Astrakhan. Le Volga. — Les Steppes. — Une caravane kalmoucke. — Chasse aux Outardes. — Lacs de sel. — Chevaux sauvages. — Mers de sable. — Hospitalité dans une kibitka. — Un prince kalmouck : sa tente ; costume des dames kalmoukes ; fabrication de l’eau-de-vie de jument ; le tabounn ; courses de chevaux et de chameaux. — Moutons sans queue.

L’heure est venue de quitter Astrakhan. Depuis plusieurs jours nous avons été tout occupés de nos préparatifs de départ. Il nous a fallu acheter une des lourdes voitures de poste que l’on nomme tarantasses, et compléter notre mobilier ainsi que nos provisions de cuisine ; nous ne trouverons rien, de longtemps, sur la route ; c’est dans le désert que nous allons continuer notre voyage.

Au lever du soleil, notre équipage nous précède et traverse le Volga sans accident. Nous nous embarquons à notre tour. — Trois quarts d’heure de traversée. — Le Volga est le plus grand fleuve d’Europe ; son cours est de plus de six cents lieues, et notez que nous sommes sur le rivage de l’une de ses embouchures dont la largeur, devant la ville, est de plus de deux mille mètres ; on dirait une mer. C’est cette étendue qui a dû faire croire à plusieurs géographes anciens que la mer Caspienne communiquait par un détroit avec l’Océan[2].

Arrivés a l’autre bord, nous montons à cheval. Nous jetons un dernier regard sur la ville, si commerçante et si prospère avant la découverte de la route de mer par le cap de Bonne-Espérance ; nous admirons encore une fois sa belle cathédrale, ses coupoles, ses tours crénelées, le grand canal qui la traverse, ses nombreux vaisseaux ; C’est vraiment un beau panorama. Astrakhan est situé dans un grand îlot qu’entoure le Volga, en partie sur une colline que l’on appelle « le Monticule du lièvre » (en russe Zaietchy-Bongor) ; son port est large, bien abrité, mais trop ensablé pour donner l’hospitalité aux navires d’un fort tonnage[3].

« Ah ! nous dit un passager qui voit sur notre figure quelque émotion, c’est au printemps qu’il faudrait voir Astrakhan, lorsque viennent toutes les caravanes de l’Inde ou de la Chine, et que les cargaisons de thé destinées à la consommation de la Russie couvrent le rivage. »

Les amis qui nous ont accompagnés nous embrassent. — Adieu, et sans doute pour toujours. — Ils s’embarquent, et nous, au galop ! Nous nous lançons dans le steppe.

Une demi-heure de course, et déjà tout change d’aspect. Nous avons laissé derrière nous les dernières maisons qui servent de relai et de magasins. Maintenant autour de nous la solitude, aucun arbre, aucune culture ; toute la vaste étendue du sol jusqu’à l’horizon, est couverte de bruyères roses. Le spectacle est le même toute la journée. Il nous avait intéressés pendant une heure ou deux ; mais l’effet, curieux d’abord, nous est devenu peu à peu indifférent : on se lasse vite de la monotonie.

Nous couchons dans une maison isolée, sur un petit monticule. Le lendemain avant le jour nous sommes sur pied ; nous voulons voir de haut le steppe immense. Mais un brouillard épais nous cerne et voile les horizons. En attendant, nous prenons plaisir à voir cheminer dans cette épaisse vapeur, une petite caravane composée d’une demi-douzaine de cavaliers kalmoukcs, et de quatre chameaux portant une kibitka (tente), des meubles et des ustensiles de ménage. C’est une famille kalmoucke qui change de résidence. Hommes et femmes sont à cheval, et il est fort difficile de distinguer les uns des autres. Tout le groupe, entrevu dans la brume, a un aspect particulier ; ce n’est pas encore l’Orient, c’est la transition ; nous comprenons déjà mieux que nous commençons à quitter la Russie d’occident, et qu’en suivant le bord de la mer Caspienne nous nous acheminons vers les terres du soleil.

On nous appelle ; les voitures sont attelées, les chevaux sellés, de beaux rayons d’or dissipent les nuages, le ciel resplendit. En route ! en route pour Derbent ! la ville aux portes de fer ! la limite de l’Asie !

Que voyons-nous s’agiter dans la bruyère, puis s’élever à tire-d’ailes ? Des bandes d’outardes. Nous saisissons nos fusils, mais malgré un galop furieux, nous restons à trop de distance. On nous avait promis des faucons, il paraît que nous n’en trouverons qu’à Derbent[4]. Malgré tout, il nous faut des outardes. Nous employons toutes les ruses imaginables pour approcher des bandes qui fuient toujours avant que nous arrivions à la portée du fusil. On nous conseille de nous tenir cachés dans les voitures ; le moyen réussit : nous ne manquerons pas de gibier.

Vers le milieu de la journée nous commençons à apercevoir de petits lacs salés ; de loin, ils ressemblent à des coquilles d’huître qui auraient une demi-lieue de longueur. Les bruyères qui croissent sur leurs bords sont du plus beau pourpre, ce qui leur fait des ceintures éclatantes.

Nous approchons : point d’eau. Les lacs sont complétement desséchés. On se promène sur des masses de sels qui, étincelantes sous le soleil, miroitent comme la nacre.

Richesses perdues, ou à peu près. Dans les environs d’Astrakhan, entre l’Oural et le Volga, on exploite des lacs semblables, ceux que nous rencontrons sont abandonnés[5].

De temps en temps, à droite et à gauche galopent ou paissent des centaines de chevaux sauvages, mais depuis longtemps les beaux moutons d’Astrakhan ont disparu. Quant à des humains, nous n’en voyons qu’aux relais de poste où nous changeons de chevaux, et ils ne sont pas toujours très-aimables ; cependant, grâce à notre padarogné de couronne, et aussi à quelques coups de fouet distribués à propos, tout s’arrange.

La journée du lendemain ressemble trait pour trait à celle de la veille : ce sont deux sœurs jumelles. À la fin de la troisième, tout à coup, sans le moindre avertissement, plus de bruyères ; du sable, rien que du sable : le Sahara ! Ce passage, ainsi que beaucoup d’autres qui lui ressemblent, sont désignés sous le nom de « mers de sable ». Le vent, aux heures de tempêtes, en agite la surface comme celle de l’Océan, il soulève le sable et le fait onduler ainsi que de grandes vagues[6]. Inutile de dire qu’il ne faut pas songer la trouver là dedans un chemin frayé. Si l’on est en voiture, on est absolument à la discrétion du thiemchik (cocher) qui conduit son attelage toujours au galop, jusqu’à ce qu’il verse ; si vous avez affaire à un thiemchik russe, il vient vous relever en disant : « Nicevo… Nicevo… Ce n’est rien, ce n’est rien. » Il caresse un peu ses chevaux et repart avec une rapidité égale à sa placidité.

Nous arrivons à la station de Koudoutzkaïa, elle est entourée d’une douzaine de kibitka. Les femmes kalmouckes y font la cuisine, ce qui nous invite à nous occuper immédiatement de la nôtre. Après le dîner nous rôdons autour des kibitka. On nous offre du thé kalmouck confectionné avec les feuilles et les tiges assaisonnées de beurre, de lait et de sel. De plus, on nous donne à boire de l’eau-de-vie de lait de jument. Il faut être arrivé insensiblement à une déviation complète du sens du goût pour absorber les mélanges dont ces braves gens se régalent. Quant aux palais européens ils ont beau se cuirasser d’un triple courage pour s’y habituer, c’est la chose impossible. En échange de si bons procédés nous offrons aux honnêtes Kalmoucks du vodka (eau-de-vie russe) et du cognac français, et nous avons le plaisir de voir nos produits occidentaux accueillis par des hourras de satisfaction, où la politesse n’entre pour rien du tout ; après quoi nous nous quittons les meilleurs amis du monde.

Le lendemain notre route change d’aspect ; nous cheminons dans le lit d’une rivière large au moins de deux kilomètres. Le sol est tapissé de cailloux ; çà et là, seulement, quelques petits îlots et un ou deux ruisseaux.

Alexandre Dumas, qui a pris à l’avance ses informations, nous prie de ne pas nous moquer de cette pauvre rivière ; elle perd, nous dit-il, ses eaux dans le sable, au-dessus de l’endroit où nous sommes, et ce n’est qu’au printemps que la fonte des neiges lui en fournit d’assez abondantes pour lui permettre d’aller porter majestueusement son tribut à la mer Caspienne[7]. — Nous promettons d’être plus respectueux à l’avenir, d’autant plus que nous approchons du fleuve le plus célèbre de ces contrées, du fameux Téreck, qui a des airs de torrent.

Par moments, nous chassons encore les outardes et les pluviers.

Nous arrivons près d’un camp de tentes kalmouckes semblables à celles que nous avions visitées près d’Astrakhan. Un prince stationne là depuis plusieurs jours avec une centaine de ses vassaux. Sa tente, dont je visite l’intérieur, est plus riche mais exactement de la même forme que toutes celles qui l’entourent comme pour la défendre de leur ceinture. En voici la description sommaire : au fond un grand lit recouvert de soie rose ; rideaux de même étoffe ; le devant du baldaquin en soie blanche et bleue. Près du lit un divan recouvert d’un riche tapis persan. À droite une espèce d’autel composé d’un riche coffre en laque aux couleurs éclatantes surchargé de petites coupes pleines de grains de blé et de riz, de sonnettes, de deux espèces de poupées revêtues de morceaux de drap découpés en pointe et affectant les formes chinoises. Derrière ce coffre une très-belle étoffe de satin blanc, brodée d’or, et au milieu, dans la partie supérieure, une petite statuette représentant le Bouddha, enveloppée soigneusement d’une écharpe de mousseline ; en face, plusieurs coffres posés les uns sur les autres et recouverts d’un magnifique tapis, de même que le sol.

Cette kibitka princière, ainsi que les autres, est éclairée par le haut ; point de cheminées ; c’est par la porte d’entrée que la fumée s’échappe comme elle peut. Le prince a le privilége d’une seconde tente où l’on s’occupe des soins culinaires, ce qui fait que son magnifique intérieur n’est pas enfumé.

Nous avons l’honneur d’être présentés à la princesse, qui nous reçoit assise sur le divan et entourée de six de ses dames d’honneur.

Le costume de ces dames se compose d’une robe descendant jusqu’aux pieds, ouverte par le haut, et laissant voir une chemise ressemblant beaucoup aux chemises d’homme en France ; le col en est rabattu et attaché par deux boutons de diamants. La robe de soie, de couleur très-vive, est ouverte du haut au bas comme un peignoir. Les cheveux sont tressés en nattes ; les femmes mariées enveloppent ces nattes, tombant de chaque côté, de fourreaux de soie noire. Quant à la coiffure, invariable pour toutes les dames kalmoukes, elle consiste en un bonnet dont la partie supérieure est carrée, et dont la partie inférieure est relevée d’un côté, ce qui donne à leur figure un aspect assez étrange.

Nous allons visiter une autre kibitka qui appartient à un simple Kalmouck. Nous étions attendus, et la femme de notre hôte a tout préparé pour nous faire assister à la confection de l’eau-de-vie de lait de jument.

Une énorme marmite pleine de lait est suspendue, dans le milieu de la tente, au-dessus d’un feu assez vif. À la place du couvercle est un appareil qui a beaucoup d’analogie avec une cornue, et dont l’extrémité du goulot aboutit à un vase placé à côté du feu. Pour que l’air extérieur ne s’introduise pas dans cet appareil, les deux parties sont soudées avec une terre humide et grasse.

À notre arrivée, une partie de l’opération étant terminée, l’eau-de-vie kalmouke est déjà dans le récipient. Malgré toute notre bonne volonté, nous ne pouvons avaler ce qu’on nous sert de ce liquide avec trop de générosité.

On nous conduit devant un grand nombre de chevaux réunis qui forment ce qu’on appelle un « tabounn » ou haras. Des cavaliers, armés de fouets, les entourent et font constamment le même service que celui de nos chiens de berger autour d’un troupeau. Il y a bien là six mille chevaux sauvages que l’on conduit à des pâturages plus méridionaux.

On nous donne le spectacle d’une course. Ensuite les cavaliers vont dans le tabounn avec des lassos, puis les jettent sur de jeunes chevaux qu’on amène ainsi de force, et sur lesquels de jeunes garçons s’élancent. Ces chevaux qui n’ont jamais été montés entrent dans une sorte de frénésie, se cabrent furieusement, se roulent à terre, mais sans que les jeunes cavaliers impassibles se laissent démonter ; cet exercice très-violent et qui inspire un véritable effroi, dure quelques minutes qui nous paraissent très-longues ; heureusement deux Kalmoucks, montés sur des chevaux dressés, accourent vers ces jeunes garçons, et, passant vivement à côté d’eux, les enlèvent lestement de leurs chevaux sauvages et les prennent en croupe. Quant aux chevaux libres, ils rentrent dans le tabounn. Deux ou trois seulement s’échappent dans le steppe : quelques cavaliers s’élancent après eux pour les ramener[8].

Intérieur de la kibitka (tente) d’une princesse kalmouche. — Dessin de M. Moynet.

Nous assistons encore à quelques autres expériences dignes de Franconi. Certains cavaliers ramassent, en passant au galop, des pièces d’argent posées sur le sol. Notons que c’est l’exercice auquel les Kalmoucks se livrent avec le plus d’entrain, attendu que les roubles qui servent à la fois de but et de prix sont fournis par le prince et par nous.

On nous donne aussi le spectacle original d’une course sur des chameaux. J’avais vu des chameaux dans bien d’autres pays ; ceux du bord de la mer Caspienne sont les plus beaux que j’aie rencontrés, et, quant à leur course, jamais, je crois, il n’y en eut de plus rapide. Nous n’avons que le temps de les voir partir ; ils s’effacent aussitôt dans un nuage de poussière, disparaissent au loin, et quelques minutes après ils reviennent comme un ouragan au point de départ. Nous n’avons pas de chronomètre pour mesurer en combien de minutes et de secondes ils ont parcouru un espace indéterminé ; mais je puis dire que de ma vie course de chevaux ne m’a paru si extraordinaire.

Nous allons ensuite visiter les troupeau du prince : ce n’est qu’une très-faible partie de ceux qu’il possède ; on nous assure qu’il en a deux millions. — Ce sont de ces beaux moutons qui commencent à apparaître dans la province d’Astrakhan, et dont l’espèce est répandue dans tout le Caucase et toute la Perse. Dans cette espèce, la queue n’existe pas ; elle est remplacée par deux appendices d’un volume assez considérable, et qui produisent à peu près l’effet des crinolines que portent nos dames.

À une station dont j’oublie le nom, on nous donne un cosaque pour nous escorter, puis deux, puis quatre ; ensuite le chef d’un poste examine nos armes en nous recommandant de les tenir en état. Le désert, peu à peu, cède la place à la civilisation. Voici quelques individus, puis des troupeaux. Au lieu de nez aplatis, de lèvres épaisses et d’yeux placés obliquement, caractère éminemment distinctif de la race kalmoucke, nous observons avec plaisir les nez droits, les yeux en ligne horizontale et les bouches fines de la race tatare[9].

Plus nous avançons, plus nous rencontrons d’hommes armés. À la dernière station on nous annonce la ville de Kisliar ; aussitôt nous envoyons devant nous un des cosaques de l’escorte pour nous annoncer et nous trouver un logement.


Kisliar ; les rues : fermez vos volets ! — Le Térek. — Poste de cosaques. — Villages fortifiés. — Le Caucase. — Schoukovaïa. — Kasafiourte ; le prince Mirsky ; le régiment de Kabarda ; la danse lesghienne.


Kisliar est une ville demi-tatare demi-russe. Elle est entourée de jardins charmants, très-bien cultivés par les Arméniens. On y trouve la vigne encore plus belle que celle d’Astrakhan : elle produit un vin délicieux, dont on fait, en le travaillant, et surtout en le détériorant, une grande partie des prétendue vins français qu’en vend dans la Russie méridionale.

Nous entrons dans la ville. Singulières rues ! Au milieu s’élève à la hauteur d’un mètre et demi, un petit chemin praticable pour les piétons, avec un talus de chaque côté. Une assez grande quantité de chameaux chargés de marchandises, leurs conducteurs et la foule des habitants circulent sur cette étroite chaussée. À droite et à gauche, en bas, sont des mares où s’ébattent toutes sortes de volatiles. Le tableau est pittoresque, et je doute qu’on rencontre rien de pareil ailleurs.

Tous les habitants sont armés. Ce n’est point affaire de fantaisie ; les Tatares insoumis viennent parfois jusque dans la ville pour voler, tuer ou faire des prisonniers. On nous avertit de nous tenir sur nos gardes ; notre qualité d’étrangers est une séduction de plus pour ces messieurs qui ne comprennent pas qu’en puisse voyager pour autre chose que pour le commerce : donc, dans leur conviction, tous les voyageurs doivent être porteurs de sommes considérables. D’où il suit que nous ne sortons plus sans avoir tout notre arsenal au côté. Ainsi enferraillés, nous allons en soirée chez le gouverneur qui, vers l’heure de la retraite, nous fait reconduire par des cosaques armés jusqu’aux dents ; du reste, on prend la même précaution en faveur de tous les autres invités.

« Fermez bien vos volets », nous dit notre hôte.

En effet, vers minuit, deux ou trois coups de feu tirés assez près nous éveillent en sursaut. Séjour agréable !

Le lendemain nous sortons de Kisliar en étalant de notre mieux aux regards de la foule qui nous entoure nos excellentes armes, afin que les espions des Tatares sachent bien que s’ils veulent nous prendre, ce ne sera pas sans quelque peine.

À quelques pas de Kisliar, on nous raconte, qu’en 1831, le 1er novembre, Kasi-Moullah, le prédécesseur de Schamyl, descendit de la montagne, fondit sur la ville, la saccagea et coupa six mille têtes. Je ne sais si nos chevaux comprennent ce récit, mais ils partent à toute vitesse et nous lancent en pays ennemi. Nous allons de ce train jusqu’au Térek, que nous passons sur un bac établi par le gouvernement russe. En général le gouvernement russe a droit à la reconnaissance des voyageurs ; si son administration le secondait avec seulement un vingtième de sa bonne volonté, on peut assurer que le pays serait doté d’une grande quantité de routes qu’il n’a pas. Dans les trop grands empires, le chef suprême, tout absolu qu’il soit, n’est pas autant le maître qu’en le suppose. — Sujets d’un pays gouverné par un autocrate, voulez-vous jouir de la civilisation ? allez habiter sous les murs de son palais. Préférez-vous être libres ? à vos risques et périls, allez aux frontières.

Après avoir passé le Térek[10] en bac, nous le retrouvons un peu plus loin, mais cette fois nous le passons à gué. Une caravane qui passe est fort embarrassée : les chameaux chargés des marchandises prétendent ne pas se mouiller les pieds : les chevaux, qui ont de l’eau jusqu’au poitrail, prennent la chose bien plus philosophiquement.

Poursuivant notre route, nous arrivons au premier poste de cosaques, qui indique ce que l’on appelle la ligne.

Le poste est entouré d’une enceinte fortifiée dont la porte s’ouvre sous une espèce de guérite, construite de la façon suivante. Quatre sapins sont placés perpendiculairement aux quatre angles d’un carré, à une hauteur déterminée, selon le plus ou moins d’étendue de pays qu’en veut observer d’un seul coup d’œil. Au sommet on place un plancher et, à deux mètres, plus haut une toiture : une échelle conduit à ce plancher, et là un cosaque se tient en faction jour et nuit. À l’un des quatre poteaux est ajustée une perche à laquelle pend une botte de paille goudronnée. Dès qu’une alerte est donnée, la sentinelle allume sa botte de paille, et comme les postes ne sont éloignés que de cinq verstes les uns des autres, l’alarme se répand avec rapidité, et les renforts ne tardent pas à arriver.

Nous traversons les deux villages fortifiés de Kargatenkaïa et de Scherbakoskaïa ; tous leurs habitants sont soldats depuis douze ans jusqu’à cinquante ; toutes les maisons sont des forteresses percées de meurtrières entourées de fossés. Nous approchons de la montagne, c’est-à-dire de l’ennemi.

Nous arrivons à la station de Soukoïposh. Les vapeurs du matin se dissipent ; derrière elles des teintes bleues, que nous prenons d’abord pour des nuages, apparaissent, prennent insensiblement des formes plus arrêtées, puis la lumière solaire arrive à nous dans toute sa puissance, et nous saluons avec émotion, devant la chaîne gigantesque du Caucase, le Kasbeck et l’Elbrouz[11] qui la dominent. Aucun dessin ne saurait donner une idée de ce magnifique panorama ; l’imagination la plus hardie est ici dépassée par la réalité.

Le soir nous arrivons à la station de Schoukovaïa, transformée en poste militaire. Le service de la poste est interrompu ; nous ne pouvons plus compter pour trouver des chevaux que sur la bienveillance des officiers supérieurs commandant les postes de la ligne que nous allons suivre.

Le colonel commandant la place de Schoukovaïa, nous fait donner deux chambres dans une maison déjà occupée par deux jeunes officiers russes. Un de ces jeunes gens attend une occasion pour poursuivre son voyage vers Derbent. On appelle « occasion » une réunion de plusieurs personnes se dirigeant vers le même point, en nombre suffisant pour qu’un chef de corps prenne sur lui de la faire accompagner. Voyager sans escorte, c’est vouloir se faire assassiner. On juge si notre officier est enchanté de notre arrivée qui lui permet de profiter du pouvoir que nous avons de nous faire escorter sur tous les points de notre route.

Après deux jours passés à Schoukovaïa, nous voici de nouveau en campagne. Nous rencontrons encore le Térek, qu’il nous faut traverser cette fois sur un pont fortifié. Lorsqu’on a franchi ce pont, on avance à la grâce de Dieu : les postes ne protégent plus les voyageurs. Si l’on est attaqué, on se tire d’affaire comme on peut ; au reste, comme depuis quelques jours nous n’entendons parler que de dangers, nous recevons cet avertissement avec assez d’indifférence : on s’habitue à tout.

Nous sommes en plein sur le versant occidental du Caucase ; le gibier abonde et ne se presse pas de fuir ; il vit en parfaite sécurité, comme s’il savait bien qu’il n’est pas prudent de s’arrêter pour s’amuser à la chasse. Nous abattons quelques pièces malgré notre escorte, dont le chef nous recommande d’être plus prudents. Enfin, nous arrivons à Kasafiourte, où nous sommes admirablement accueillis.

Kasafiourte est une place militaire importante ; il est commandé par le prince Mirsky. C’est là que se trouve le fameux régiment de Kabarda, fondé par le prince Bariatinsky ; ce régiment est composé d’hommes choisis, qui font depuis longtemps la guerre aux Tatares, aux Lesghiens, dont ils connaissent la langue et les habitudes. Les jours d’expéditions, les soldats de ce régiment quittent leur costume d’ordonnance pour prendre le costume tatare ; la nuit venue, ils partent, et, bien informés par des espions, ils se mêlent aux ennemis, épient l’occasion, choisissent le moment favorable, et ne reviennent jamais sans ramener quelques prisonniers ou quelques têtes d’ennemis. Le prince donne une prime de dix roubles (40 francs) pour chaque tête ; la prime est portée à la masse et sert au rachat de ceux des soldats tombés entre les mains des Tatares, et dont on n’a pas coupé la tête, ce qui est rare.

Les officiers nous donnent une soirée et font danser devant nous la lesghienne par les soldats de Kabarda ; c’est une danse étrange ! D’abord, on dirait plutôt une promenade militaire ; une jeune fille de Vladicavkas (petite ville du Caucase) s’avance ensuite avec un des soldats, puis la danse prend un nouveau caractère, triste plutôt que gai : c’est l’effet de toutes les danses de l’Orient, où les jambes restent presque immobiles et où les bras seuls s’agitent en cadence.

Le lendemain, nous entrons dans la plaine de Koumich avec cent hommes d’escorte ; cinquante autres doivent nous rejoindre à l’Andrev-Aoul ; nous passerons près de Schamyl. À notre droite, on aperçoit çà et là, sur les hauteurs, les vedettes de ce terrible adversaire de la Russie[12].


Andrev-Aoul : la maison d’un prince tatare ; salon de réception ; repas. — Thiriourth. — Une montagne de sable mouvant. — Unter-Kalé. — La ville de Temirkhan. — Chouran. — La station de Helty ; une escarmouche ; le champ de bataille. — La mer Caspienne.


Arrivés à Andrev-Aoul, village tatare soumis aux Russes, nous sommes reçus par le prince Ali-Sultan, et nous déjeunons chez lui.

C’est le premier Aoul (village) véritablement tatare que nous ayons encore vu. Comme les postes de cosaques, il est fortifié et palissadé avec des travaux en terre et des fossés ; pour ressembler à un poste, il ne lui manque que des canons. Chaque maison est crénelée et les toits en terrasse aident aussi à la défense. La maison du prince a elle-même un aspect formidable ; elle est entourée de grands murs et flanquée de tours carrées dont le sommet est couvert d’un toit supporté par de petites pièces de bois formant une série de créneaux qui servent de poste d’observation et facilitent le tir des soldats. Quand on a franchi la porte d’entrée, on se trouve dans une cour remplie de chevaux tout sellés ; car il faut être toujours prêt au moindre signal : les attaques sont fréquentes et promptes comme l’éclair. Des hommes placés en haut des tours restent en observation à toute heure.

Après être descendus de cheval et avoir quitté nos armes (ce qui dans le Caucase est une grande marque de confiance et de politesse), nous entrons dans une salle longue dont les solives, au plafond, sont couvertes d’arabesques d’or sur des fonds d’azur et de vermillon. Du côté de cette salle opposé aux fenêtres, sont roulés six lits avec leurs couvertures de soie. Ils sont placés régulièrement dans des niches pratiquées le long du mur et servent à la décoration ; le soir, on les déroule sur les tapis qui couvrent le sol, afin qu’ils soient tout prêts à recevoir les hôtes qui pourraient arriver. Des armes magnifiques sont suspendues entre les niches. Depuis le sol jusqu’à hauteur d’homme la muraille est revêtue de tapis. En face de la porte d’entrée sont deux glaces encadrées par un grand nombre d’autres petites glaces à facettes disposées à la manière persane. Des étagères en bois peint de couleurs vives et harmonieuses supportent une grande quantité de tasses de porcelaines et d’autres menus objets d’origine chinoise et persane. Enfin, çà et là sont de magnifiques harnais et deux ou trois selles brodées avec un art et une patience infinis. En somme, à Paris cet intérieur formerait un salon de fantaisie des plus curieux. Et toutefois nous n’avons la qu’une idée imparfaite de l’intérieur du palais, le luxe étant réservé pour l’appartement des femmes dont l’entrée nous est interdite.

Le déjeuner est servi sur une table dressée à l’européenne ; mais les mets sont tous tatares : côtelettes, poisson, miel, sel et confitures, tout cela se confond dans nos assiettes. Arrive ensuite le mets national de l’Orient, le pilau, c’est-à-dire simplement, comme on sait, du riz et une poule cuits à l’eau.

Le village d’Andrev est l’endroit où l’on fabrique le mieux les lames de kangiars ou poignards ; elles ont une réputation qui s’étend dans tout le Caucase. Il n’y a pas longtemps que l’Aoul d’Andrev est soumis a la Russie ; c’est pourquoi il est si fortifié, car il à tout à craindre du ressentiment des Tatares dont il a abandonné la cause. Le prince Ali-Sultan, transformé en officier de l’armée russe, est devenu un auxiliaire dévoué de l’empereur, qui a su se l’attacher par des bienfaits ; c’est pour la Russie l’un des plus sûrs moyens d’étendre peu à peu ses conquêtes.

Cabanne de Pierre le Grand, près de Derbent. — Dessin de M. Moynet.

Nous partons pour Thiriourth, poste militaire encore plus rapproché de la guerre que Kasafiourte et Andrev : ici, défense de sortir. Avec de bons yeux, nous découvrons les sentinelles ennemies tout autour de nous. Dans la ville haute comme dans la ville basse, ce ne sont que casernes et batteries ; on ne rencontre que soldats armés. Les montagnes semblent surplomber les maisons ; le tableau est grandiose.

Le lendemain, après avoir pris congé du prince Doudoukoff Korsakoff et du comte Noltitz, colonel commandant et excellent photographe, nous partons avec une bonne escorte.

Avant d’arriver à Unter-Kalé, nous nous arrêtons pour examiner de près une curiosité naturelle. Dans une plaine immense où l’on ne trouverait pas, en cherchant bien, un seul grain de sable, s’élève une montagne de six cents mètres, composée tout entière d’un sable du plus beau jaune d’or. Comme ce sable est fin et mouvant, la montagne change incessamment de forme sans jamais se répandre dans la plaine. On attribue ce phénomène aux éruptions volcaniques : nous arrivons, en effet, dans une région où l’on sent à chaque pas des signes de feux souterrains.

Unter-Kalé est bâti sur une montagne coupée à pic ; nous nous reposons près d’un ruisseau qui coule à ses pieds, en attendant les chevaux qu’on est allé chercher dans la ville. Des femmes tatares viennent, les visages voilés, puiser de l’eau qu’elles emportent sur leur dos ou sur leurs épaules, dans des amphores d’une forme charmante. Ce n’a pas été sans peine que notre interprète et notre jeune officier russe ont obtenu des chevaux. Nous repartons au milieu de gorges étroites, à travers des lits de torrents ; à la nuit sombre, nous nous abritons dans un taudis qui sert de poste aux soldats et de demeure habituelle à tous les insectes de la création.

Nous arrivons à Choura ; quatre verstes avant cette ville, nous avons passé à côté d’un rocher gigantesque au sommet duquel le Chamkal-Tarkovsky a établi son domicile. Son Aoul est en bas ; l’ensemble offre un aspect très-pittoresque.

Choura ou, pour être plus complet, Temirkhan-Choura, est le quartier général de l’armée russe dans le Daguestan ; c’est une ville russe toute moderne, qui n’a de curieux que sa situation au milieu des montagnes. Depuis deux jours, il y est tombé plus d’un mètre de neige. En descendant de Choura, nos voitures et nos chevaux glissent rapidement sur les pentes du Caucase, vers la pointe de l’Apcheron ; trois heures après avoir quitté la ville, nous retrouvons l’été avec sa végétation et une chaleur étouffante.

Nous traversons la station d’Helly, où toute la population est en grande rumeur. Les Tatares de la montagne sont venus pendant la nuit et ont enlevé des troupeaux ; ce matin, les Tatares d’Helly et les soldats des postes sont partis à la poursuite des voleurs ; on a entendu des coups de feu, mais on n’a pas encore de nouvelles. Comme l’engagement aura lieu sur le chemin que nous devons suivre, nous partons rapidement ; notre escorte brûle d’arriver à temps pour prendre part à la fête.

Il est trop tard : après une heure de marche, nous rencontrons les combattants de l’Aoul ; ils ont repris les troupeaux et tué quinze hommes, dont ils rapportent les armes et les dépouilles. Un d’eux s’offre à nous faire voir le champ de bataille, ce que nous acceptons immédiatement. Nous gravissons une colline, et, arrivés à son sommet, nous descendons dans un ravin ou sont couchés à terre les quinze hommes inanimés, nus ou à peu près, et couverts de blessures. On s’est battu à l’arme blanche ; les coups de feu que nous avions entendus, tirés de loin avant la rencontre, n’avaient point porté.

Nous nous hâtons de céder la place à une vingtaine d’oiseaux de proie qui décrivent de grands cercles au-dessus de nos têtes ; puis, après avoir acheté quelques-unes des armes prises aux vaincus, nous recommençons à descendre les rampes du Caucase. Enfin, à un détour, nous découvrons subitement la mer !… la mer Caspienne[13] !

La voici devant nous, cette mer mystérieuse qui absorbe tant de grands fleuves : l’Embla, l’Oural, le Volga, la Kouma, le Térek, le Kour, etc., et dont le niveau n’augmente jamais[14] !

Tout en regardant la mer à notre gauche, nous montons et descendons tour à tour des collines que le souvenir des hautes montagnes d’où nous sortons rapetisse encore.

Vers la fin du troisième jour, nous rencontrons un cimetière tatare ; peu après, derrière un dernier pli de terrain, apparaît Derbent !

Vue de Derbent (Russie méridionale). — Dessin de M. Moynet.


Derbent. — La cabane de Pierre le Grand. — la grande muraille du Caucase. — Un caravansérail persan. — Kouha. — Chasse aux gazelles. — Bakou. — Le Naphte. — Les Guèbres. — Atesh-Gah. — Le Temple du Feu. — Cérémonies religieuses des Guebres. — Les feux de mer.

Derbent s’offre à nous sous la forme d’une immense muraille crénelée, montant de la mer au sommet de la montagne. Nous arrivons à une très-belle porte persane flanquée de deux tours énormes : à la droite, est une fontaine entourée de grands platanes ; des femmes voilées causent à leur ombre ; des cavaliers entrent et sortent. Le paysage est tranquille ; cette scène à une grandeur qui rappelle, les compositions bibliques.

Une cabane que Pierre le Grand avait habitée, en 1722, à Derbent, sur le bord de la mer, est pieusement conservée par les Russes qui, en 1848, l’ont, entourée et décorée de pilastres, de chaînes et de canons. On lit sur la porte cette inscription :

ΠΕΡΒΟΕ ΟΤΔΟΧΗΟΒΗΙΕ ΒⲈΛΙΙΚΑΓΟ

Ce qui signifie : Premier repos du grand Pierre.

À l’intérieur, la ville de Derbent est toute orientale ; le costume persan y domine. Le mouvement de la population dans la grande rue indique un centre de commerce assez animé ; le grand bazar est à droite ; à gauche, une rue descend vers le quai où sont les magasins de la Russie. Observé de haut en bas, Derbent est un grand parallélogramme qui s’étend depuis la mer jusqu’à une forteresse construite sur la première montagne. La muraille, après avoir fait le tour de la ville, s’élève et se prolonge en serpentant du côté de l’Orient, de ravins en ravins, et, je crois, sur toute la longueur de la chaîne caucasienne.

Cette muraille est, dit-on, contestée par les érudits ; mais nous pouvons affirmer que nous en avons rencontré les traces jusqu’à vingt-sept verstes de Derbent. La tradition dit qu’elle s’étendait de la mer Caspienne au Pont-Euxin sans interruption, et qu’il ne fallait que six heures pour porter des nouvelles d’une de ses extrémités à l’autre[15].

En 1832, un officier russe, poète et romancier, nommé Bestucheff Marlinsky, exilé depuis en Sibérie, visita la grande muraille du Caucase dans toute l’étendue qu’elle a dû occuper et, à son retour, écrivit à son colonel une lettre dont voici quelques extraits : (la traduction, comme on le verra bien, est d’Alexandre Dumas) :

« … Je viens de voir les restes de cette grande muraille qui séparait l’ancien monde du monde encore incivilisé à cette époque, c’est-à-dire de l’Europe.

« Elle a été bâtie par les Perses ou par les Mèdes, pour les garantir des invasions des barbares.

« Les barbares, c’était nous, mon cher colonel.

« Pardon, je me trompe : vos aïeux, princes géorgiens, faisaient partie du monde civilisé.

« Quel changement d’idées ! quelle succession d’événements !

« Si vous aimez aspirer, toucher et rejeter la poussière des vieux livres, ce dont toutefois vous me permettrez de douter, je vous conseille d’apprendre le tatar, — bon ! j’oublie que vous le parlez comme votre langue maternelle, — de lire Derbent namé, de vous rappeler votre plus vieux latin, de lire de Muro Caucasio, de Baer ; de feuilleter un peu Gmélius (Samuel Théophile), celui qui, après avoir été prisonnier du kan des Kirghis, est venu mourir au Caucase. Je vous conseille de regretter que Klaproth n’en ait rien écrit, et que le chevalier Gamba en ait écrit quelque chose comme une niaiserie, j’en ai grand’peur. Enfin, comparez encore les uns aux autres une douzaine d’auteurs dont j’ai oublié jusqu’aux noms, ou que je ne connais pas, mais qui, eux, connaissaient la muraille du Caucase et qui en parlaient ; puis alors, vous appuyant sur les preuves les plus authentiques, vous avouerez :

« 1o Que l’époque de la construction de cette muraille vous est parfaitement inconnue ;

« 2o Qu’elle est bâtie, ou par Isfendiar, ou Iskender, — les deux mots veulent dire Alexandre le Grand, — ou par Chosroès, ou par Nouchirvan.

« Et votre témoignage, ajouté à tous ceux que nous avons déjà, rendra la chose claire comme le soleil au moment extrême d’une éclipse.

« Mais ce qu’il y aura de prouvé, si cela toutefois ne reste pas douteux, c’est que cette muraille commençait à la Caspienne et finissait au Pont-Euxin.

« L’affaire en est là, mon cher colonel, et j’en ai bien peur, en restera là, malgré vous, malgré moi et malgré tous les archéologues, tous les savants, et même tous les ignorants à venir.

« La vérité pure, la vérité vraie, la vérité incontestable, c’est qu’elle existe ; mais que ses fondateurs, ses constructeurs, ses défenseurs, autrefois célèbres, sont aujourd’hui couchés sans nom dans des tombeaux sans épitaphe, ne s’inquiétant guère de ce que l’on dit et même de ce que l’on rêve d’eux. Je ne troublerai donc ni leurs cendres, ni votre repos, en vous conduisant à travers l’aride antiquité à la recherche d’une bouteille vide. Non ; je vous invite seulement à vous promener avec moi un beau matin du mois de juin, afin de voir les vénérables restes de cette muraille du Caucase.

« Les portes de fer de Derbent, aujourd’hui des portes de toile, s’ouvrent pour nous au point du jour, et nous quittons la ville. Mes compagnons, dans ce voyage pittoresque sont, outre vous, mon cher colonel, le commandant de Derbent, major Cristnikoff. Nous avions encore avec nous un capitaine du régiment de Kourinsky, et la se borne le nombre des Russes curieux.

« Depuis le règne de Pierre le Grand, savez-vous combien de fois les Russes ont visité cette huitième merveille du monde que l’on appelle la muraille du Caucase ?

Cérémonie guèbre au temple d’Atesh-Gah. — Dessin de M. Moynet.

« Trois fois ; et encore je n’aurais pas dû dire depuis Pierre le Grand, mais Pierre le Grand compris.

« La première fois, c’était Pierre le Grand, 1722.

« La seconde fois, c’était le colonel Werkowsky, qui finit si tragiquement de la main d’Ammulat-Bey, 1819.

« Et la troisième fois, nous, 1832.

« Peut-être penserez-vous que le voyage est difficile, lointain, dangereux. Rien de tout cela, mon cher colonel : ayez donc l’esprit en repos sur nous ; il s’agit seulement de prendre une dizaine de Tatares armés, de monter sur son cheval de gauche à droite, ou même de droite à gauche comme font les Kalmouks, et de partir comme nous l’avons fait.

« Le matin était très-beau, quoiqu’il étendît sur nous ses brouillards comme un voile. Mais on sentait que ce voile allait se lever et nous montrer le visage resplendissant du soleil. Le chemin capricieux grimpait tantôt sur la montagne, et tantôt s’enfonçait dans les vides du terrain, rides profondes qui sillonnent le front soucieux du Caucase. Les physionomies sombres des Tatares, avec leurs énormes papacks, leurs armes brillantes d’or et d’argent, leurs beaux chevaux de montagne, les rochers au-dessus de notre tête, la mer sous nos pieds, tout cela était si nouveau, si sauvage, si pittoresque, qu’il fallait arrêter à chaque pas, admirer ou s’étonner.

« Le commandant voulait, avec assez de raison et avant tout, visiter les curiosités des environs. Nous commençâmes donc notre investigation par la caverne des Dives ou des Géants, située à cinq verstes de Derbent, au fond d’un précipice appelé Kogne-Kafe, c’est-à-dire le précipice des Esprits.

Le Temple du Feu à Atesh-Gah près de Bakou[16]. — Dessin de M. Moynet.

« Non loin du village Dach-Kessène les eaux des montagnes se sont réunies et ont creusé un chemin à leur guise ; Au fond de ce chemin coule un charmant petit ruisseau qui conduit à la caverne où l’imagination des montagnards a placé les Dives, c’est-à-dire les géants de la Bible, fils des hommes et des anges. Un précipice et le lit même du ruisseau est le seul chemin qui conduise à la grotte des Dives, ou autrement dit à la tombe du vizir, un vizir ayant, à ce qu’il paraît, été tué ici dans une des invasions persanes. Nous marchions sur des pierres moussues sous un berceau de branches. Tout à coup nous nous trouvâmes en face de la caverne. Devant la caverne le ruisseau s’élargit, et un énorme bloc de rocher, tombé du sommet de la montagne, en garde l’entrée comme une sentinelle.

« Cette entrée, qui peut avoir quinze ou dix-huit pieds d’ouverture sur six pieds de haut, est toute noircie par la fumée. À l’intérieur, la caverne s’élargit. En dehors est creusé un abri pour les chevaux. Le sol de la caverne est couvert d’ossements, ce lieu étant un refuge de brigands et de bêtes féroces, races qui, presque toujours, laissent un certain nombre d’os aux endroits qu’elles fréquentent. Un de nos Tatars nous raconta y avoir tué l’an passé une hyène. Du reste, la caverne des Esprits trompa complétement notre attente ; les faibles mortels ne peuvent y respirer, tant l’atmosphère en est étouffante. La seule entrée, ornée d’arbres auxquels s’enlacent des ceps de vigne, est digne d’attirer une attention déjà distraite par toutes les beautés de la nature qui seront offertes aux voyageurs avant d’en arriver là.

« Nous continuâmes donc notre course.

« Non loin de la caverne des Dives, et près du village Dgaglani, est la grotte d’Emdjekler-Pir ou des Saintes-Mamelles.

« Mais, pour arriver là, il nous fallut de nouveau quitter nos montures, et descendre, en nous accrochant aux buissons, jusqu’au fond d’une profonde vallée où l’on nous montra une petite voûte de cinq ou six pieds de diamètre, du plafond de laquelle pendaient des stalactites ressemblant en effet à des mamelles, et de l’extrémité de chacune de ces mamelles tombaient des gouttes d’eau. Les femmes des villages voisins estiment fort la vertu de cette eau. Lorsqu’une nourrice perd son lait, elle vient dans cette caverne, égorge un mouton, délaye un peu de terre avec l’eau des saintes mamelles, et la boit en grande confiance. La foi est si grande, que si elle n’est pas guérie tout à fait, elle sera du moins soulagée. Nous bûmes de cette eau, mais pure ; puis ayant remonté jusqu’à la cime du rocher, nous nous dirigeâmes vers l’occident pour voir l’opposé de ce que nous venions de voir, c’est-à-dire une source sortant de terre au lieu de tomber du plafond.

« Ah ! celle-là, nous dit notre conducteur en se dressant sur ses étriers et en soulevant son papack, elle a rafraîchi un des plus puissants rois et un des plus grands hommes qui aient jamais existé, double qualité rarement réunie : le padishah russe Pierre le Grand y a bu lorsqu’il a pris Derbent. »

« Nous sautâmes à bas de nos chevaux, et nous bûmes respectueusement un large coup à ce ruisseau sacré.

« Il coule toujours par la même ouverture ; mais depuis cent ans nul buveur ne s’est incliné sur sa rive qui ait fait oublier le premier.

« Nous nous étions rapprochés de la muraille du Caucase, qui s’accroche au rocher même duquel sort cette source. Il est curieux de comparer l’œuvre de la nature avec celle de l’art, le travail du temps et celui de l’homme.

« La lutte de la destruction contre la matière était visible, et parfois avait l’air d’être intelligente : une graine de hêtre était tombée dans une gerçure de la pierre où elle avait rencontré un peu de terre végétale, et alors la graine avait poussé et était devenue un grand arbre, dont la racine avait fini par disjoindre et faire éclater la muraille. Le vent, en s’engouffrant dans les ouvertures commencées, avait fait le reste. Seul, le lierre, compatissant comme les chantres et les troubadours qui recueillaient et réunissaient les débris du Tasse, seul le lierre rattachait les pierres déjà tombées aux ruines prêtes à tomber de la muraille.

« Cette muraille se dirigeait en droite ligne de la forteresse Narine-Kale à l’occident, sans s’interrompre ni aux montagnes, ni aux précipices ; elle était flanquée de petites tours placées à des distances inégales les unes des autres et de grandeurs inégales elles-mêmes. Elles servaient probablement de postes principaux ; on y renfermait des armes et des vivres ; les commandants y habitaient, et l’on y rassemblait, en cas de guerre, les troupes qui, par le sommet de la muraille, communiquaient d’une tour à l’autre.

« Cette muraille, quoique s’éloignant de Derbent, conserve le même caractère qu’à Derbent : sa hauteur change selon la situation du terrain, et dans les descentes rapides, elle s’abaisse en forme d’escalier. L’intérieur, c’est-à-dire la moelle de la muraille, si l’on peut s’exprimer ainsi, est composé de petites pierres réunies avec de la glaise et du ciment. Les tours dépassent les murailles, mais d’une archine à peine. C’est, au reste, le caractère des forteresses asiatiques, en opposition avec celui des forteresses gothiques de l’Occident, où les tours s’élevaient de beaucoup au-dessus des remparts. Elles sont vides et presque toutes coupées longitudinalement par des meurtrières ; mais ce qu’il y a de plus curieux, ce qui constate la haute antiquité de cette muraille, c’est que la même chose que Denon remarque dans les pyramides des pharaons, je le remarquerai ici : absence complète d’arches.

« Je suis descendu dans tous les passages souterrains de ces tours conduisant à des sources ou à des réservoirs ; nulle part je n’ai retrouvé l’arche. Ma conviction est que les constructeurs de ce gigantesque ouvrage ne la connaissaient pas.

« Maintenant, comment se prolongeait la muraille ? de quel côté se dirigeait-elle ? jusqu’où allait-elle ? s’étendait-elle bien au delà des restes que l’on trouve encore aujourd’hui ? Voilà une question qui, selon toute probabilité, restera éternellement obscure. »

Cette citation a pu paraître un peu longue, mais elle nous dispense de raconter l’excursion que nous fîmes nous-mêmes avec deux officiers russes et notre interprète. Nous avons vu ce que Bestucheff Martinsky a décrit, et nos impressions ont été les mêmes que les siennes ; seulement nous ne les aurions pas exprimées aussi vivement.

Que l’on sorte de Derbent du côté de l’Europe ou du côté de l’Asie, on rencontre partout une quantité considérable de pierres tumulaires avec des inscriptions tatares, persanes, arméniennes. On ne détruit jamais ces monuments funèbres : la population de Derbent n’approche pas du dixième de celle dont les tombes couvrent le sol.

Nous passons trois jours à Derbent.

En sortant de Derbent, on s’avance entre la mer à gauche et les montagnes du Daghestan à droite. La route est à peine tracée, et, faute de voyageurs, elle manque un peu d’animation ; en revanche, elle n’est que trop pittoresque, comme nous nous en apercevons en arrivant près d’un torrent, sur lequel on a négligé de jeter un pont. Heureusement nous avions fort avancé notre éducation de voyageurs : un torrent, si rapide qu’il soit, ne nous effraye plus ; celui-ci, après avoir été sondé par un cavalier, est assez aisément franchi au grand galop. Nous arrivons le soir à Kouba.

Kouba est perché sur une hauteur. À ses pieds coule la Koudioul-Tchay. Cette rivière sépare la ville d’un faubourg habité par les juifs, qui, au lieu d’être commerçants, comme partout ailleurs, se sont faits cultivateurs et industriels. On attribue cette particularité à la présence des Arméniens, contre lesquels les juifs ne peuvent lutter de finesse. Selon un proverbe très-usité dans le Caucase, il faut six juifs des plus rusés pour tromper un Arménien.

À Kouba on fabrique des tapis, des broderies et des lames de kangiars.

Le lendemain, nous reprenons notre route, en nous dirigeant vers la pointe du cap l’Apchéron.

Le soir, nous apercevons dans le désert un grand monument en ruines : c’est un ancien caravansérail persan ; nous y faisons allumer du feu. Kalino, notre interprète, m’avertit qu’avant le lever du jour nous irons nous mettre en embuscade pour tirer les gazelles qui descendent de la montagne et viennent boire à un ruisseau voisin ; je n’ai garde de manquer une si belle occasion. À l’heure dite, nous allons tous attendre, à plat ventre dans l’herbe, le moment où il plaira à ces gentilles créatures de paraître. On les aperçoit enfin : elles ont un moment d’hésitation, mais ne voyant rien remuer, elles avancent avec confiance ; nous leur envoyons chacun notre coup de fusil. En un instant, elles s’élancent et remontent vers les hauteurs, laissant deux d’entre elles sur le terrain. J’avoue que je me suis senti un remords : aucun visage sur terre n’exprime plus de douceur que celui de la gazelle ; en conscience, j’aime mieux chasser tout autre animal, le scorpion, par exemple. De plus, celui-là, nous n’avons pas la peine de le chercher ni de l’attendre : il vient à nous plus souvent que nous ne le désirons.

Nous nous éloignons de la mer pour traverser le cap l’Apchéron, et nous recommençons à monter et à descendre, toujours au galop. La mer reparaît, et à nos pieds, au bas de la colline (car nous sommes sur l’extrémité de la chaîne du Caucase), nous découvrons Bakou ! Bakou, la ville des Guèbres, des Parsis ! Nous voyons à droite et à gauche des couches de naphte à ciel découvert et en pleine exploitation.

On sait que le naphte est une espèce de bitume liquide, très-inflammable. Le sol sur lequel est bâti Bakuu en est plein ; si on introduit assez profondément, eu quelque endroit que ce soit, un bâton dans la terre et qu’on approche une lumière de l’orifice du trou que l’on a fait, on a immédiatement un bec de gaz.

La végétation autour de Bakou est à peu près nulle, non que le sol ne puisse être fertile ; il est chauffé surabondamment par les feux souterrains, mais l’eau manque ; ce qui fait qu’un jardin est, à Bakou, un luxe princier.

La journée est magnifique. La triple enceinte des murailles noires et crénelées de la ville persane, le palais du khan, la tour de la Demoiselle et les minarets se détachent en teinte sombre sur les bâtiments de la ville, tous plus modernes et badigeonnés à la chaux.

Bakou a conservé sa physionomie persane, malgré la domination russe, qui, du reste, y est toute récente. Les monuments de la vieille civilisation sont encore debout. Les sculptures du palais des khans sont dans un état parfait de conservation. La porte principale de cet édifice est un chef-d’œuvre. Dans le bazar on trouve un ancien caravansérail en ruine, dont les chapiteaux sont d’un dessin admirable. Les minarets et la vieille mosquée sont couverts d’un luxe d’arabesques plein d’élégance. À côté de la vieille cité, il s’en est élevé une autre toute composée de cabanes en bois.

Bakou est le meilleur port de la mer Caspienne.

En tout temps la ville de Bakou a été considérée comme une ville sainte par les Guèbres.

M. Pigoulevsky, qui nous a donné l’hospitalité, nous conduit le soir même au couvent des Parsis, situé à vingt-deux verstes de Bakou ; c’est le fameux sanctuaire Atesh-Gah, où brûle le feu éternel.

Les prêtres, nous dit notre hôte, sont au nombre de trois seulement : ils sont venus de Delhi ; ils ont un autre couvent à Bombay. Persécutés par les mahométans depuis l’an 655, les Parsis sont proscrits et dispersés : ils ne mangent jamais rien de ce qui a vécu ; ils ne doivent jamais verser le sang. Ces pauvres gens sont les plus doux et les plus inoffensifs des hommes ; ceux qui sont à Atesh-Gah y vivent paisiblement sous la protection de la Russie.

Nous arrivons dans une vaste plaine : des feux s’échappent d’ouvertures irrégulièrement placées ; au milieu, s’élève un édifice crénelé ; de chaque créneau sort une gerbe de flamme ; un foyer plus intense, composé de cinq feux, couronne la plus haute coupole.

À l’intérieur, le spectacle est imposant : partout le feu sort de terre ; sous la coupole centrale, l’autel est couvert de flammes.

Nous assistons à une cérémonie religieuse ; les prêtres chantent sur un ton fort doux, et leurs voix sont quelquefois accompagnées par les sons clairs de petites cymbales. L’office terminé, on nous offre un morceau de candi et des fruits.

Il nous reste à voir les feux de mer. Le lendemain, un capitaine, M. Freygang, nous fait gréer un canot, et nous nous dirigeons, par une belle nuit, jusqu’aux émanations de naphte qu’on devine de suite à leur odeur. Un des matelots, muni de bon nombre d’étoupes, en allume quelques-unes et les jette à la mer, à un endroit où elle semble bouillonner ; à l’instant même, toute la surface de la mer s’enflamme sur une étendue d’une quarantaine de mètres. Nous allons plus loin répéter la même expérience, et l’incendie se propage ; nous nous promenons sur un océan de feu. Quels décors ! quelle féerie ! Il faut enfin nous éloigner ; derrière nous brillent toujours les feux, et ils brûleront jusqu’à ce qu’un vent impétueux vienne les éteindre, ce qui peut se faire attendre quinze jours et même un mois.

Après les feux, nous avons encore à admirer l’ancien palais des kans, belle ruine persane dont les portes sont plus ouvragées que nos plus riches dentelles ; c’est une page des Mille et une Nuits.

À l’extrémité du cap de l’Apchéron, se trouve une île appelée Sviatoï (île sainte), parce que, comme Bakou, elle a des puits de naphte.

Vue de Bakou (Russie d’Asie). — Dessin de M. Moynet.

Autour de la ville, sur le bord de la mer, on a creusé des puits, dont la profondeur varie de cinq à vingt mètres, à travers une marne argileuse, imbibée de naphte. La plus grande quantité donne du naphte noir, quinze donnent du naphte blanc.

On n’approche jamais du feu de ces puits en exploitation ; ils s’enflammeraient, et on ne pourrait les éteindre.

J’en ai vu un immense, qu’un accident a enflammé au commencement de ce siècle ; il brûle encore.

Plusieurs se sont enflammés sans cause connue.

Le naphte est léger et transparent quand on l’épure ; les outres qui servent à transporter le vin en sont enduites ; les Tatares, qui ont horreur de la graisse de porc, se servent aussi du naphte pour graisser les roues de leurs chariots. C’est un progrès. Autrefois les Tatares étaient tout fiers de l’insupportable bruit que faisaient les deux roues de leur charrette (arba). « On nous entend de loin, disaient-ils, nous sommes d’honnêtes gens : nous n’avons pas besoin de silence, et nous ne voulons pas glisser sur les routes comme des voleurs[17]. »

E. Moynet.
  1. M. Moynet a fait ce voyage en compagnie de M. Alexandre Dumas. Il insiste sur la nécessite d’avertir les lecteurs qu’il n’a aucune prétention aux titres de géographe et de littérateur. « Je suis artiste, nous dit-il, et mon moyen de conserver le souvenir des choses que j’ai vues est de les représenter avec le pinceau ou le crayon, non de les décrire avec la plume. » Tout en accédant au désir modeste de M. Moynet, nous publions les pages qu’il veut bien joindre à ses dessins, avec la persuasion qu’on ne les lira point sans intérêt : elles ont surtout le grand mérite d’être simples et sincères. Nous les livrons à l’impression sans les modifier autrement qu’à l’aide de quelques notes qui nous paraissent utiles pour compléter ou éclaircir certains passages. Nous souhaitons, du reste, rencontrer souvent, dans la carrière où nous nous sommes engagé, des voyageurs qui sachent à la fois dessiner et décrire aussi habilement que M. Moynet.
  2. Voyez plus loin la note 1 de la page 122.
  3. Astrakhan, chef-lieu du gouvernement d’Astrakhan (Russie d’Europe), a d’abord fait partie de l’empire de Kaptschak, fondé par Batou-Khan. Au quinzième siècle, c’était une ville indépendante. En 1554, Ivan IV s’en rendit maître et prit le titre de roi de Casan et d’Astrakhan. En 1670, son gouverneur, Stenko-Razin, se mit à la tête d’une formidable insurrection, mais il fut vaincu par son oncle Jacolof, qui était resté fidèle à la Russie. La population, russe, kalmouke et tatare, est d’environ 46 000 âmes. On y trouve aussi des Arméniens, des Juifs, quelques Indiens, des Metis (nés des Indiens et des femmes kalmoukes). Les Russes sont marchands, les Arméniens font les métiers des Juifs, les Tatares sont jardiniers et gardiens de troupeaux. Les rues sont sablonneuses. C’est le soir seulement que la ville semble s’éveiller : alors commencent les affaires, les plaisirs ; et la variété des costumes, les contrastes des types, les curieuses oppositions de style dans les édifices, l’animation générale, donnent à Astrakan une physionomie singulière qui la distingue de toutes les autres cités russes.
  4. Un officier tatar, qui fit ce même voyage avec H. Hommaire de Hell et ses compagnons, avait un faucon dont il se servit de manière à fournir abondamment la caravane d’oies et de canards sauvages. Les hérons seuls déjouaient toutes les ruses de l’oiseau chasseur.
  5. « Le nombre des lacs (salines) actuellement en exploitation dans le gouvernement d’Astrakhan s’élève à 32, et leur produit annuel est de 175 151 943 kilogrammes ; si les circonstances le rendaient nécessaire, il serait on ne peut plus facile de donner une plus grande activité à cette branche d’industrie ; car, outre les 32 lacs ci-dessus mentionnés, on en connait encore 97 autres entièrement vierges. » — Hommaire de Hell.
  6. Un voyageur contemporain a écrit un chapitre curieux sur les mers de sables de l’Arabie. Elles s’étendent approximativement en ligne droite, dit-il, depuis le territoire des Beni-Nozab, à 16° de latitude septentrionale, jusqu’à moitié chemin des 18° et 19° degrés, et peuvent avoir, dans leur plus grande largeur, de 30 à 35 lieues. Ces immenses étendues de sables se meuvent sous la pression du vent, on ne peut y trouver aucune route et l’on y est exposé à être englouti dans des espèces d’entonnoirs qui donnent lieu de supposer que des feux souterrains ont autrefois bouleversé ces contrées. (Les mystères du désert, par Hadj-abd-’el-hamid Bey.)
  7. Il s’agit sans aucun doute de la Kouma, qui descend du Caucase, entre le Kouban et le Térek (voy. une explication de la perte de ses eaux, note 1, p. 123). Elle est sur la frontière des deux gouvernements d’Astrakhan et du Caucase. C’est là que cessent les solitudes arides des steppes.
  8. Voyez une description plus détaillée d’une scène semblable dans Hommaire de Hell, les Steppes de la mer Caspienne, t. I, p. 433.
  9. Les diverses populations nomades des deux gouvernements d’Astrakhan et du Caucase paraissent pouvoir se diviser de la manière suivante : Kalmouks (descendants des Eleuthes), 15000 familles ; Khirguises (tribus musulmanes), 8000 : Tatares de Koundrof (originaires de la grande tribu du Kouban), 1100 ; Tatares de Sertof, 112 ; Nogais noirs (musulmans), 8432 ; Turcomans, 3838. Klaproth a donné, particulièrement sur les Tatares nogais que M. Moynet a eu l’occasion de voir, quelques notes intéressantes dans le tome XXIe des Annales des voyages, de la géographie et de l’histoire, par Malte-Brun :

    « De toutes les tribus tartares, dit-il, les Nogais ressemblent le plus aux Mongols par leur physionomie et la forme de leur tête ; d’où l’on pourrait sans doute conclure que les Mongols se sont mélangés avec les Nogais. Il est néanmoins faux que la langue mongole se soit conservée parmi eux, ainsi qu’ont voulu le prétendre certains écrivains modernes. Leur langue doit plutôt être considérée comme un reste de l’ancien dialecte tartare. Plusieurs familles de Nogais vivent ordinairement ensemble. Cette société, nommée aul, campe tantôt dans un endroit, tantôt dans un autre. Le nombre de familles composant un aul, se détermine par le nombre de chaudrons qui existent dans la société ; car chaque famille doit avoir son chaudron.

    « Le lait forme leur nourriture ordinaire. Ils font aussi diverses sortes de fromages. Comme ils aiment beaucoup le lait des chevaux, ils ont une grande quantité de juments. Ils préparent aussi de l’eau-de-vie de lait (kumiss), dont ils s’enivrent fréquemment. Les femmes des Nogais sont assez belles ; leurs dames de qualité sont très-blanches et d’un tempérament vif et animé ; ce qui les fait distinguer de leurs voisines, les Mongoles.

    « Les Nogais sont des mahométans de la secte des Sunnites. Leurs prêtres ou mulas doivent faire leurs études en Turquie pendant cinq ou six ans. Cependant la plupart d’entre eux sont très-ignorants ; tout au plus sont-ils en état de lire le Coran, et de savoir chanter par cœur quelques prières. »

  10. Le Térek descend du mont Kasbeck, en Circassie. Il se divise à Kisliar, et se jette, par plusieurs bouches, dans la mer Caspienne.
  11. D’après les traditions, c’est au sommet de l’Elbrouz, la montagne la plus élevée du Caucase, que la colombe de Noé cueillit le rameau vert.
  12. Schamyl. né en 1797, a été fait prisonnier par les Russes, en septembre 1859, dans la forteresse de Dorzi (ou Gounib).
  13. Le premier explorateur moderne de la mer Caspienne fut un Anglais, Antoine Jenkinson. Il s’embarqua le 6 août 1558 à Astrakhan et alla visiter les côtes de la Turcomanie. Un autre Anglais, Christope Burrough, longea les côtes occidentales en 1580.

    Hérodote savait que la mer Caspienne était isolée (liv. Ier, §§ 202-204). Aristote énonce le même fait. « Le lac situé sous le Caucase, dit-il, et que ceux du pays appellent mer, est remarquable. Car, comme plusieurs grands fleuves y déversent leurs eaux et qu’il n’a point d’issue apparente, il va se jeter par une voie souterraine chez les Caraxes, dans un endroit du pont (Euxin) appelé Βαθεα (Bathea) (les profondeurs). En cet endroit, la mer est d’une profondeur immense » (Météorologiques). Toutefois, on lit dans les historiens d’Alexandre que ce disciple d’Aristote, au retour de la conquête de l’Inde, avait envoyé des ingénieurs pour examiner si la mer Caspienne ou Hyrcanienne était en communication avec le Pont-Euxin, ou si, de même que le golfe Persique, elle n’était qu’un épanchement de l’océan Indien ; Strabon, Pomponius Méla, et Pline croient que la mer Caspienne n’est qu’un golfe de l’océan Boréal. Arrien et Quinte-Curce supposent qu’elle est en communication avec le Pont-Euxin. Ptolémée revient à la vérité proclamée par Hérodote ; il dit en termes précis : « La mer Hyrcanienne, qu’on a aussi appelée mer Caspienne, est entourée de tous les côtés par la terre, et ressemble à une île, par rapport au continent. » On n’en continua pas moins à croire généralement que la mer Caspienne était un golfe de l’océan ; les géographes arabes Edrisi et Ebn-al-Ouardi ne partagent pas cette erreur. Rubrequis et Marco Polo publient aussi que la mer Caspienne est sans communication avec l’océan.

  14. Ce phénomène avait causé aux anciens géographes la même surprise qu’à M. Moynet. C’est pourquoi l’on avait supposé qu’il devait exister au fond de cette mer un gouffre par lequel le trop plein des eaux s’en allait rejoindre un autre bassin (voyez la note précédente), soit le Pont-Euxin, soit le golfe Persique où l’on prétendait même trouver des débris de plantes qui venaient nécessairement des bords de la mer Caspienne. On a cru aux gouffres jusqu’à la fin du dix-septième siècle. C’est au commencement du siècle suivant que le capitaine Jean Perry, ingénieur de Pierre le Grand, démontra scientifiquement 1o qu’aucune communication souterraine n’existe entre la mer Caspienne et une autre mer ; 2o que l’évaporation suffit pour expliquer comment le déversement de tant de fleuves ne modifie pas le niveau de la mer Caspienne.
  15. On n’a point dit à M. Moynet le secret de cette mystérieuse rapidité. Il est question aujourd’hui d’un moyen de communication plus réel : on parle d’établir un canal maritime entre la mer Caspienne et la mer Noire. Voici ce qu’écrit à ce sujet M. Gustave Cazavan, d’après le Journal des Économistes.

    « La dépression de terrain par laquelle la mer Caspienne communiquait, au dire des anciens auteurs, avec la mer Noire, au commencement des temps historiques, a été retrouvée ( ?). Cette dépression n’a cessé de contenir un cours d’eau considérable, qui peut être rendu aujourd’hui, par la volonté de l’homme, à la destination que les circonstances locales lui avaient assignée jadis. Il est constaté aujourd’hui que le Manytch, qui à l’ouest se jette dans le Don, à peu de distance de l’embouchure de ce fleuve dans la mer d’Azof, a une branche orientale qui se prolonge jusqu’à la mer Caspienne, et forme un cours d’eau continu de l’une à l’autre mer. Ce double fleuve contient toujours de l’eau, et pendant une partie de l’année, en grande abondance ; il a été parcouru aux mois d’avril et de mai 1859, presque d’une extrémité à l’autre, par une flottille russe composée d’un côtre à voile et d’un autre petit bâtiment.

    « Ces bâtiments, équipés aux frais du gouvernement russe, furent transportés par terre à Modschar, parce que le Volga n’était pas encore débarrassé de ses glaces et qu’il était urgent de profiter des hautes eaux du printemps. On emporta du bois à brûler, des briques pour établir des fours de campagne, pour quatre mois de vivres, etc. L’expédition, conduite par M. Sitnikow, et composée de géomètres qui avaient été chargés d’un premier travail topographique, partit le 5 avril 1859 de Modschar, les embarcations ayant été mises à flot sur le Maschtuk-Gol, parce que le débordement des eaux et la force du courant n’avaient pas permis d’amener les voitures sur un point plus rapproché de la mer Caspienne. Non-seulement tous les canaux étaient remplis d’eau, mais la plaine était inondée au loin. Ce fut même là un obstacle pour l’expédition, qui perdit beaucoup de temps à trouver son chemin.

    « Cependant, dès le 24 avril, on avait dépassé le lac de Sasta, et on se trouvait à proximité de la bifurcation. On était au point de partage des eaux, et, en effet, le fleuve avait si peu de profondeur, qu’on eut peine à avancer, d’autant plus qu’il ne recevait que très-peu d’eau d’un de ses affluents, le Kala-Uss, qui est à la vérité large et profond, mais qui déborde et verse ses eaux dans la plaine peu avant d’arriver au Manitch. M. Sitnikow suivit donc le conseil d’un prêtre kalmouk, et remonta le Kala-Uss, qui, pendant une dizaine de kilomètres, coule presque parallèlement au cours d’eau principal. On quitta cette rivière au point où elle tourne au sud, et l’expédition tout entière, hommes et bâtiments, rejoignit par terre le Manytch, qu’elle retrouva à 4 kilomètres de distance, au point où passe la route d’Astrakhan à Stauropol. À partir de là, on trouva de l’eau en abondance, et la flottille parvint sans difficulté dans le Liman Manytch, où malheureusement une violente tempête détruisit la plus petite des embarcations, dont néanmoins l’équipage fut sauvé. On arriva enfin le 24 mai, sans autre accident, à Rostow sur le Don.

    « Pendant la durée de l’expédition, les inspecteurs des entrepôts de Modschar et de Huyduk avaient dû mesurer à courts intervalles la hauteur de l’eau dans les canaux et lacs de leurs arrondissements, depuis la mer Caspienne jusqu’aux lacs Kœkœ-Ussun et de Sasta. L’inspecteur de Modschar, après avoir constaté, le 19 avril, que le pays était inondé partout au loin, remarqua un commencement de baisse dès le 26 du même mois, et quelques jours après, cette baisse avait fait de si grands progrès, que la plupart des terrains étaient à sec, et que les canaux ne contenaient plus que fort peu d’eau. S’étant informé des causes de ce phénomène, qui lui paraissait inexplicable, il apprit que depuis quelques années le cours du Manytch avait considérablement diminué, et que cela provenait de ce que les Turcomans qui occupaient les vastes plaines de la rive droite de la Kouma avaient établi des barrages non seulement sur ce fleuve, mais encore sur les divers canaux du Manytch, pour inonder leurs prairies et irriguer leurs champs. C’est pour ce motif que ni la Kouma, ni le Manytch, n’arrivent aujourd’hui jusqu’à la mer Noire. Tels sont les résultats géographiques, connus jusqu’ici, de cette expédition, et ces résultats ne peuvent laisser aucun doute sur la possibilité d’établir un canal navigable entre les deux mers. »

  16. Les anciens Temples du Feu sont rares. On en voit deux, en Perse, à Nacht-i-Roustan. « Sur un rocher qui s’avance en s’élevant un peu au-dessus de la plaine, se trouvent, sculptés dans sa masse, deux autels du Feu exactement semblables. Aux quatre angles sont figurées des espèces de petites colonnes engagées, entre lesquelles sont évidées quatre niches. À la partie supérieure règne, sur les quatre côtés, une corniche surmontée d’une dentelure en forme de créneaux ? » (E. Flandin, Voyage en Perse).
  17. Klaproth.