Voyage à la cité des Saints, capitale du pays des Mormons/03

M. le capitaine
Troisième livraison
Traduction par Mme Loreau.
Le Tour du mondeVolume 6 (p. 385-400).
Troisième livraison

Vue de Nauvoo. — Dessin de Ferogio d’après M. J. Remy.


VOYAGE À LA CITÉ DES SAINTS,

CAPITALE DU PAYS DES MORMONS


PAR M. LE CAPITAINE BURTON[1].
1860. — TRADUCTION ET DESSINS INÉDITS.


Quelques mots sur l’origine du Mormonisme. — Comment on devient prophète au dix-neuvième siècle.

Avant de quitter l’Utah pour la Californie, la terre des Saints pour celle des chercheurs d’or, je dois à mes lecteurs un bref exposé du passé des Mormons, de l’origine de leurs doctrines et des actes de leurs apôtres, ne serait-ce que pour prendre congé du public dans les termes mêmes dont lord Chesterfield se sert pour clore ses longs conseils à son fils prêt à entrer dans le monde : « Et maintenant, allez et voyez quels pauvres mobiles et quels piètres hommes dirigent l’humanité. »

Au commencement de ce siècle, toute la vallée de l’Ohio et les contrées voisines étaient sous l’influence d’un enthousiasme religieux dégénérant en manie. Les Réveils, pour me servir d’un mot consacré, se multipliaient avec une intensité encore inconnue. De fantasques prédicateurs, aux doctrines extravagantes et sauvages, enflammaient, par la véhémence de leurs discours insensés, l’esprit du peuple, surtout des illettrés, et le poussaient jusqu’aux dernières limites de la frénésie.

Les basses classes saisies de crainte attendaient le jour terrible où un changement soudain se ferait dans les conditions physiques et spirituelles de la race humaine. Les pécheurs courbaient en pâlissant la tête sous la vague menace d’une imminente destruction ; les élus, au contraire, appelaient avec extase l’instant où ils seraient enlevés avec gloire dans l’empirée. Les prophéties d’Isaïe et de Daniel étaient devenues le texte des déclamations de tous les fanatiques. La consommation des siècles prédite par’Ancien et le Nouveau Testament approchait. Les années, les mois décrétés de toute éternité qui séparaient encore l’humanité de sa fin terrestre avaient été calculés à une seconde près, et jour après jour, l’heure du jugement dernier s’avançait ou reculait, selon la fantaisie, le besoin, l’erreur ou le calcul de ces mathématiciens sacrés, interprètes assermentés de l’avenir.

On tenait fabrique de miracles : l’événement banal devenait prodige et rejetait l’esprit dans une mystique exaltation. Tremblements de terre, tempêtes, comètes, catastrophes, rumeurs de guerre, accouchements monstrueux, tout était signe du temps. Le fanatisme monta si haut qu’un grand nombre de pauvres insensés, aiguillonnés par l’idée du jugement dernier, confessèrent des secrets sanglants longtemps ensevelis dans les replis de leur conscience, abandonnèrent leurs biens, s’enveloppèrent de voiles blancs et gravirent de hautes collines pour y attendre la venue triomphante du juge suprême. Au milieu de cette population en délire, vers l’an de grâce 1825, un jeune homme d’une vingtaine d’années, né dans l’État de Vermont d’un fermier de condition médiocre et de réputation douteuse, se fit remarquer par son mysticisme calculateur et les tendances suivies de ses visions.

Joseph Smith junior (car il prit de bonne heure cette qualification pour se distinguer de son père, porteur du même prénom que lui), Joseph Smith junior était peu érudit. Dans une longue fréquentation d’une de ces excellentes écoles primaires, si nombreuses aux États-Unis, il n’avait acquis que la faculté de lire couramment, d’écrire très-imparfaitement, et d’exécuter plus mal encore les premières règles de l’arithmétique. Mais à défaut de la science, il possédait un don plus précieux, celui de prophétie, et bien plus, pour chacun des actes de sa vie pratique il était favorisé d’une révélation d’en haut : révélation pour emprunter de l’argent, révélation impérative pour ne pas le rendre, révélation pour enlever une jeune fille à ses parents et en faire sa femme en dépit d’eux, révélation pour forcer une honnête dupe à favoriser le rapt et à en payer de sa bourse les frais et débours. Enfin vers l’époque citée plus haut, un messager du Seigneur apparut à Smith, non au milieu d’un buisson ardent, mais d’une forêt lumineuse, pour lui apprendre qu’il était l’instrument choisi de Dieu pour l’accomplissement de ses merveilleux desseins. C’est en cette occasion qu’il lui fut révélé que les Indiens d’Amérique étaient un débris d’Israël ; que, lors de leur émigration sur ce continent, ils possédaient la connaissance du vrai Dieu, jouissant de sa faveur et de ses bénédictions particulières. Ils avaient eu des prophètes et des écrivains chargés d’écrire l’histoire des événements les plus importants. Cette histoire s’était transmise de main en main pendant bien des générations, jusqu’à ce que le peuple entier, tombé dans une perversité extrême, eût été en grande partie détruit ; mais ses Annales avaient été déposées en lieu de sûreté, à l’abri des mains des méchants et de la destruction. Elles contenaient beaucoup de révélations touchant l’Évangile du royaume de Dieu, et des prophéties relatives aux événements des derniers jours. Dieu, pour remplir sa promesse aux auteurs inspirés des Annales, allait les remettre en lumière. Si Joseph Smith était fidèle, il serait l’heureux instrument de cette restauration. Après lui avoir donné beaucoup d’autres instructions concernant les choses passées et à venir, l’ange disparut, mais la même vision se renouvela souvent jusqu’à ce que, dans la matinée du 22 septembre 1827, l’ange du Seigneur remit les Annales dans les mains de Smith qui s’empressa de les traduire en langue vulgaire.

Portrait du prophète Joseph Smith et de son frère Hyram Smith. — Dessin de Mettais d’après M. J. Remy.

Ces Annales, s’il faut en croire Smith et ses adhérents, étaient gravées sur des plaques ou lames de métal, ressemblant à de l’or et minces comme des feuilles ordinaires d’étain. Chaque lame, large et longue de sept à huit pouces, était gravée des deux côtés en caractères égyptiens. Le tout formait un volume de près de six pouces d’épaisseur, et c’est de son auteur, le prophète Mormon, jusqu’alors parfaitement inconnu, que les disciples de Smith ont tiré leur nom.

Le prophète descendait en ligne directe de la tribu de Joseph, tribu dont les Indiens sont encore un débris. Cette branche oubliée d’Israël ayant éprouvé un grand revers dans une bataille livrée durant le quatrième ou cinquième siècle, le susdit Mormon crut devoir faire un abrégé de leur histoire, de leurs prophéties et de leurs doctrines, qu’il grava sur des lames de métal. Plus tard, il fut tué lui-même, et les Annales tombèrent dans les mains de son fils Moroni, qui, traqué à son tour par ses ennemis, reçut d’en haut l’ordre de les enfouir en terre, avec la promesse de Dieu qu’elles seraient conservées et mises en lumière, dans les derniers jours, par une nation de gentils appelée à posséder le monde. Ce dépôt, fait vers l’an 420, sur une colline nommée Cumora, située dans le comté d’Ontario, resta intact jusqu’au jour où il fut effectivement mis en lumière par le ministère même des anges, et traduit par inspiration. Telle est la version même de Smith.

On se demande comment cet homme incontestablement habile, mais fort peu lettré, aurait pu écrire le Livre de Mormon. La réponse n’est que trop facile, s’il faut en croire l’histoire suivante, regardée comme authentique par tous les adversaires du mormonisme, et qui paraît au moins très-vraisemblable.

Ils disent donc qu’en l’année 1809, le nommé Salomon Spaulding, autrefois ministre d’une église protestante quelconque, fit de mauvaises affaires dans l’État de New-York. C’était un homme lettré, que les revers du commerce rendirent aux lettres. Son attention avait été éveillée par une controverse, alors assez animée, sur cette question : « Les Indiens d’Amérique descendent-ils réellement des dix tribus dispersées d’Israël ? » Il crut trouver dans ce thème le fond d’un roman historique, auquel il travailla trois années, et qu’il intitula : le Manuscrit trouvé. Mormon et son fils Moroni, qui jouent un si grand rôle dans le Livre d’or, sont au nombre des principaux personnages de l’œuvre de Salomon Spaulding. En 1812, le manuscrit fut présenté à un imprimeur nommé Patterson, résidant à Pittsbourg, en Pensylvanie ; mais l’auteur étant mort avant la conclusion d’aucun arrangement, M. Patterson ne songea pas davantage à cette affaire ; lui-même mourut en 1826, et le manuscrit resta entre les mains de son prote principal. Or celui-ci n’était autre que Sidney Rigdon, qui devint plus tard l’Omar, ou si l’on aime mieux, le compère du nouveau Mahomet.

Il va sans dire que nul, du vivant de Smith, ni depuis sa mort, n’a vu le fameux Livre d’or, mais nous pouvons offrir à nos lecteurs trois lignes soi-disant copiées exactement sur les plaques originales de Mormon. Il n’est aucune personne un peu familière avec les écritures des temps antiques qui ne reconnaisse que ces caractères prétendus égyptiens n’appartiennent à aucun alphabet, et sont des signes inventés à plaisir par quelque ignorant[2].

Fac-simile de caractères tirés, sur la foi des Saints, des plaques originales du livre de Mormon, publié par M. J. Remy.

Quoi qu’il en soit, Joseph Smith junior lance audacieusement sa prétendue traduction au milieu de la multitude ignorante et craintive, dont les esprits agités rappelaient ces petites boules de sureau qui dansent sur une plaque électrisée. Il organise sans hésiter son église des saints des derniers jours, église qui ne compte d’abord que son père, ses deux frères et quelques étrangers. Parmi ces derniers, on remarque Sidney Rigdon et Parley Pratt, tous deux plus lettrés que lui et sachant mieux manier la parole. Trop fin pour tremper dans la sottise des millénaires assez stupides pour assigner sans cesse de nouvelles dates à la fin du monde et pour donner ainsi maintes fois le ridicule spectacle de prédictions démenties, Smith, tout en s’appuyant sur les mêmes prophéties qu’eux, en modifia l’interprétation et les appliqua à la seconde venue du Christ, au règne de mille ans, au millenium enfin. Sa doctrine se para ainsi et s’arma d’une obscurité qui épargna aux nouveaux disciples ces échecs en prophétie dont les millénairiens avaient eu à se plaindre, et qui, en même temps, permit aux apôtres du mormonisme de profiter de l’affaissement et du trouble alors régnant dans les consciences.

Aussi la nouvelle religion était à peine révélée qu’elle fut avidement adoptée par de nombreux convertis de tout âge et de tout sexe, pris, il est vrai, à la classe ignorante et vulgaire de la population. Il était difficile, d’ailleurs, d’agir par de tels moyens sur les personnes éclairées et les esprits cultivés. Remarquons pourtant par anticipation qu’en Angleterre, dans le pays de Galles, en Scandinavie et dans les autres contrées de l’Europe où la propagande mormone a pénétré, le niveau intellectuel des néophytes a été sensiblement plus élevé que celui des premiers prosélytes du nouveau monde. Les recrues faites dans l’ancien continent sont presque toutes sorties du sein des classes bourgeoises ; ce sont des fermiers, des artisans ou même des gens de professions libérales. Mais, en Amérique, les premiers sectateurs de la doctrine étaient tous de pauvres diables aussi mal lotis du côté du cerveau que de celui de la fortune.

Dès que Joë Smith se vit accepté comme révélateur par un groupe d’hommes assez nombreux, il porta ses regards vers l’Ouest, champ sans bornes ouvert à tous, pour y concentrer ses partisans. En attendant, Sydney Rigdon implanta, par ses ordres, une colonie mormone à Kirtland (Ohio). Là, Smith fit bâtir un temple au prix de 1 000 000 de francs ; bien plus, cet homme, aux talents multiples, créa des magasins, fonda un moulin, monta une banque et se livra à des opérations de commerce et d’agio.

Habile à tirer parti de tout, Smith n’était pas homme à négliger la visite que lui fit, sur ces entrefaites, un sieur Michaël H. Chandler, arrivé à Kirtland avec plusieurs momies égyptiennes qu’il faisait voir au public pour de l’argent. Ayant entendu dire que Joseph Smith était capable de comprendre le sens des papyrus qu’on trouve sur les momies, Chandler alla lui soumettre ses antiquités. « Je lui en donnai sur-le-champ l’interprétation, dit le prophète dans son Autobiographie ; et lui, comme un gentleman, me délivra le certificat suivant :

« Kirtland, 6 juillet 1835.

« Ceci est pour faire connaître à tous ceux qui peuvent en avoir le désir, le talent qu’a M. Joseph Smith junior pour déchiffrer les anciens caractères d’hiéroglyphes égyptiens que je possède et que j’ai montrés aux plus savants dans beaucoup de villes notables ; et de tous les renseignements que j’ai pu me procurer, je trouve que ceux de M. Joseph Smith junior sont ceux qui correspondent le mieux dans les plus petits détails.

« Signé : Michaël H. Chandler.

« Voyageant avec des momies égyptiennes dont je suis le propriétaire. »

Quelques jours après la signature de ce grotesque certificat, plusieurs dévots de Kirtland se cotisèrent pour acheter les momies et les papyrus, qu’ils offrirent en présent au prophète. Celui-ci, ayant pour secrétaire les apôtres W. W. Phelps et O. Cowdery, se mit immédiatement à la besogne et commença la traduction. « À notre grande joie, » a-t-il écrit à la date de juillet 1835, « nous découvrîmes qu’un des rouleaux contenait les écrits d’Abraham, un autre les écrits de Joseph d’Égypte, etc… En vérité, nous pouvons dire que le Seigneur commence à révéler l’abondance de paix et de vérité. »

Fragment du rituel des anciens Égyptiens vénéré par les Mormons comme une page des mémoires d’Abraham.

Et voici comment le prophète, profitant des dons du Seigneur, débute dans sa traduction.

LE LIVRE D’ABRAHAM.

« Traduction d’anciennes annales qui, des catacombes d’Égypte, sont venues dans nos mains, et qui tendent à faire voir qu’elles sont l’œuvre même d’Abraham quand il était en Égypte, appelée le Livre d’Abraham, écrit de sa propre main sur papyrus.

« Traduit du papyrus par Joseph Smith.

« Sur la terre des Chaldéens, à la résidence de mon père, je vis, moi, Abraham, qu’il était nécessaire de me procurer un autre lieu de résidence, et trouvant qu’il y avait là pour moi plus de bonheur, de paix et de tranquillité, j’aspirai aux bénédictions des pères, et je cherchai les moyens par lesquels je pourrais être appelé moi-même à les administrer légalement ; ayant été moi-même un disciple du bien, désirant aussi être un de ceux qui possèdent de grandes connaissances, et être encore un meilleur disciple du bien, et posséder de plus grandes connaissances, et être le père de beaucoup de nations, un prince de paix ; et désirant recevoir des instructions, et observer les commandements de Dieu, je suis devenu un héritier légitime, un grand prêtre, possédant le droit qui appartient aux pères ; il m’a été conféré par les pères ; il est venu des pères, dès le commencements du temps, oui, même dès le commencement, ou avant la fondation de la terre jusqu’au temps présent, même le droit du premier-né, sur le premier homme, qui est Adam, ou le premier père, par les pères, jusqu’à moi… Et il arriva que les prêtres me firent violence afin de pouvoir m’égorger aussi comme ils avaient égorgé des vierges sur cet autel ; et pour que vous ayez une idée nette de cet autel, je vous renvoie à l’image que j’ai placée en tête de ces Annales. Il était fait sur le modèle des bois de lit en usage parmi les Chaldéens, et il était placé devant les dieux d’Elkenah, Libnah, Mabmackrah, Korash, et aussi un Dieu semblable à celui de Pharaon, roi d’Égypte. Pour que vous puissiez avoir une idée de ces dieux, je vous en ai donné la forme dans les figures du commencement… »

Joseph Smith lisant à ses premiers sectateurs le livre de Mormon. — Dessin de David d’après le général Bennet.

Et ce galimatias continue de la sorte pendant une vingtaine de pages, dans lesquelles Abraham raconte ses actions, ses voyages en Égypte, reçoit de Dieu des leçons d’astronomie, des révélations sur la genèse de la terre et sur celle de l’homme, etc., etc.

Or, il n’est personne, je ne dirai pas doté d’érudition, mais ayant simplement visité un musée égyptien, qui ne puisse reconnaître, au premier coup d’œil, le fragment que nous donnons ici de ce fameux papyrus, pour une partie du rituel funéraire que les anciens Égyptiens plaçaient au moment de l’inhumation dans le cercueil de chaque momie, et qui a trait au jugement de l’âme humaine par Osiris.

Pour le plus mince égyptologue les cinq personnages qui y figurent sont, à compter de gauche à droite : 1o la déesse Isis ; 2o Osiris, juge suprême, assis sur le trône des enfers ; 3o la déesse Math ; 4o l’âme du défunt ; 5o Anubis, scribe céleste et guide des morts. — Pour l’honnête Smith, qui a quelque peu raturé les traits de ces mêmes personnages, ils représentent, énumérés dans l’ordre susdit : 1o Pharaon ; 2o Abraham assis sur le trône d’Égypte et recevant, avec les hommages du monarque, ceux d’un prince égyptien (no 3), d’un courtisan (no 4) et d’un esclave noir (no 5). On peut juger par cette version de la science ou de la bonne foi du prophète.

Cependant toutes ces manœuvres nele sauvèrent pas, comme banquier, du sort le plus vulgaire ; il ne tint pas contre la banqueroute, et, en 1837, il disparut tout à coup, et pour toujours, de Kirtland, où il laissa ses créanciers indignés se morfondre, en face d’une caisse, sans argent, d’un magasin vide et d’un temple abandonné.

Le ciel lui avait pourtant révélé, avant ce désastre financier, l’emplacement précis de la vraie Sion. C’est dans le comté de Jackson (Missouri) qu’était la nouvelle Caanaan, héritage des saints du dernier jour. Des émissaires envoyés pour reconnaître ce pays rapportèrent que c’était une « belle et bonne terre, où coulait le lait et le miel. » Smith lui-même, privé de tout moyen de transport, fit à pied 500 kilomètres pour aller visiter cette contrée bénie. Laissons donc le prophète nous la décrire en termes enthousiastes et chaleureux :

« Les prairies y sont émaillées de fleurs, nombreuses comme les étoiles du ciel, brillantes comme elles. Le sol est riche, fertile ; il produit en abondance le blé, le maïs, etc. Le bison, le cerf, l’élan, l’ours, le loup, le castor, d’autres animaux plus petits y foisonnent. Dindons, oies, cygnes, canards, la gent emplumée avec presque toutes ses variétés, ajoute encore de nouvelles grâces à toutes celles de cette délicieuse contrée, promise en héritage aux enfants de Dieu. Le temps y est doux et charmant pendant les trois quarts de l’année ; enfin cette terre de Sion promet de devenir une des régions les plus favorisées du globe, située comme elle l’est sous le 39e degré de latitude nord, à égale distance entre le Pacifique et l’Atlantique, les Rocheuses et les Alleghanys. »

Peu après nous trouvons Smith établi à Indépendance (Missouri), à la tête d’une communauté florissante, dotée de plusieurs journaux et d’une Église englobant déjà deux à trois mille disciples, sans compter les Indiens, auxquels de fois à autres il allait révéler les prétendues traditions de leur race. Alors commencèrent ses malheurs. Il s’était jusque-là assez impunément tiré du mauvais pas, à part le goudron et les plumes dont l’avaient enduit, dans l’Ohio, les victimes de ses combinaisons financières. Mais il finit par se trouver en face d’une opposition plus formidable. Il eut à lutter à la fois et contre l’ambition mondaine de ses disciples les plus fervents, Rigdon et Hyde, par exemple, et contre la haine des gentils. Enflammés comme ils l’étaient par leur merveilleux succès, les saints du dernier jour s’arrogeaient le privilége d’une sainteté exclusive, ils aspiraient déjà vaguement au pouvoir et à la suprématie de ce monde, et après avoir borné leur ambition au comté de Jackson, ils en étaient venus à couver, pour ainsi dire, tout l’État de Missouri et même à jeter un regard de domination anticipée sur tout le nouveau continent. Dès lors rien d’étonnant à ce que leurs voisins, les gentils, alarmés et aigris par tant de prétentions, vinssent à prêter l’oreille aux accusations jetées à la face des Mormons : intrigues nouées avec les esclaves, viol de la propriété, enfin et surtout, la polygamie et les principes immoraux qui commençaient à s’ébruiter, malgré des dénégations effrontées. Quelques mois après, les citoyens du comté de Jackson, réunis en masse, adoptèrent une série de résolutions énergiques, ayant pour but le renvoi immédiat des sectaires.

Le prophète Joseph Smith prêchant les Indiens. — Dessin de Mettais d’après une lithographe américaine.

Les bornes de cette esquisse ne nous permettent pas d’entrer dans les détails de la lutte qui se livra entre les saints des derniers jours et les brigands des frontières. Cette lutte, qui dura plusieurs années, et fut marquée, tantôt par d’aigres controverses, tantôt par de sanglantes représailles, eut pour résultat final la complète expulsion des saints de leur Sion du Missouri et même des limites de l’État. C’est dans cette sombre période que Smith fonda l’organisation militaire particulière à son peuple, organisation qu’il perfectionna plus tard dans sa Légion de Nauvoo, et qu’il créa la Bande de Dan, ou les frères unis de Gédéon, association cimentée par d’horribles serments, ayant pour fin, dit-on, l’assassinat légal et mystérieux qui a déshonoré les tribunaux vehmiques.

Meurtre sacré commis par les Danites, suivant les récits des anti-Mormons. — Dessin de David d’après le général Bennet.

Quelques écrivains du vieux monde ont douté et même nié résolument que cette bande de coupe-jarrets qui, récemment encore, étaient la terreur des émigrants se rendant par terre de l’Atlantique en Californie, aient jamais commis de ces meurtres sacrés, dont la voix publique, en Amérique, n’a cessé de les accuser, et dont le général Bennet, un transfuge du camp des Saints, a reproduit la mise en scène. Nier et douter qu’un fripon notoire, se posant en révélateur, ait pu reculer devant le sang versé et se refuser l’emploi de la terreur pour soutenir l’édifice de ses fourberies sacriléges, c’est charitable, sans doute, mais c’est malheureusement méconnaître les fatales tendances de l’esprit humain engagé sur la pente du crime : c’est oublier l’histoire.

Prison de Carthage où périt le prophète Smith. — Dessin de Ferogio d’après the road from Liverpool, etc.

En juin 1839, Joseph Smith, après plusieurs procès, incarcérations, évasions et acquittements, reparaît dans l’Illinois, sur les bords du père des eaux, où, dans un site admirable, il fonde pour son peuple dispersé une nouvelle cité et la baptise du nom de Nauvoo qui, dans l’argot des Saints, signifie la belle. La population, grossie par les recrues que les missionnaires mormons faisaient en Europe, ne tarda pas à s’élever à vingt-cinq mille âmes. Smith, non content d’en être le prophète, s’en déclara le maire et juge, puis, en 1841, le général ; il revêtit l’uniforme, et enfin, son ambition grossissant avec le succès, il posa en 1843 sa candidature à la présidence des États-Unis. Mais, dans ce moment même, les haines accumulées autour de lui et de sa secte avaient éveillé le juge Linch, à défaut du pouvoir central. Une dernière et fâcheuse révélation l’ayant attiré à Carthage, chef-lieu du comté Jackson, il y fut incarcéré et tué dans sa prison par une bande d’hommes masqués. Deux ans après, ses disciples, sous la conduite de Brigham Young nommé président des douze apôtres, abandonnèrent Nauvoo en butte aux attaques des gentils, et qui bientôt tomba en ruine avec son temple inachevé (voir p. 400). Se dirigeant peu à peu à l’ouest, ils vinrent former autour du grand lac Salé un établissement qui a pris un accroissement aussi rapide que surprenant. On n’a pas manqué, pas plus en Amérique qu’en Europe, d’attribuer uniquement aux doctrines et aux vertus des Saints les heureux changements opérés dans un désert stérile. Peut-être aurait-il fallu faire entrer en ligne de compte dans les progrès de l’industrie, de l’agriculture et de la population de l’Utah, la situation géographique, qui fait de cette contrée la grande voie ouverte aux émigrants dont les flots se succèdent depuis dix ans des bords de l’Atlantique jusqu’en Californie. Mais cette raison est trop simple pour plaire au vulgaire. Celui-ci aime le merveilleux, et à quelle dose !… C’est ce dont on peut juger par l’histoire authentique de Joseph Smith, prophète révélateur et martyr pour cent cinquante mille au moins de nos contemporains.

La chambre où le prophète Smith fut tué à Carthage. — Dessin de Ferogio d’après the road from Liverpool.


X

Le voyageur reprend son bâton de route. — Le lac Salé et ses bords.

Le gouverneur Cumming avait bien voulu m’inviter à l’accompagner aux bords du lac, où il se rendait avec sa femme, dans un but de plaisir. Donc, un beau matin, nous descendons la route de l’Ouest, et, franchissant le Jourdain sur un pont branlant, à deux voies, nous débouchons dans une plaine immense hantée par le mirage, et quinze milles, franchis sur une bonne route, nous conduisent à la Pointe-de-la-Montagne, la tête de l’Oquirrh, où des buttes pyramidales bordent l’extrémité sud du lac d’une suite d’assises coupées à vive arête et descendant vers la plaine en gradins gigantesques. Une apparence quelconque de régularité dans les œuvres de la nature est toujours d’un effet saisissant ; elle contraste avec la diversité infinie du milieu où elle se trouve, et fait ressortir la grandeur de la puissance créatrice, par la comparaison qu’elle suggère avec les œuvres humaines.

À travers des ranches, des corrals, des pâturages et des troupeaux, nous tombons sur le rivage de la nouvelle mer Morte. Ses bords ne sont pas connus depuis assez longtemps pour avoir servi de théâtre à des événements fabuleux ; les Canadiens cependant qui ont découvert le grand lac Salé ont fait tout leur possible pour l’ennoblir ; ils ont parlé de bruits terribles qui grondent dans son sein, raconté ses orages subits, dépeint l’effroyable maëlstrom formé par ses eaux s’engouffrant dans un abîme sans fond. L’ancienneté seule, en effet, manque à sa légende pour s’imposer à l’esprit, et, avec l’immobilité de ses eaux, dont l’équilibre se maintient par l’évaporation, — fait mystérieux pour l’ignorance, — la mer Morte du Far-West n’a pas moins de droit au surnaturalisme que celle de l’ancien monde.

Le premier aspect de cette mer déserte n’est pas dépourvu de charme ; arrêté sur la marche au pied de laquelle se déploie la grève saline qui borne l’onde, il nous semblait contempler la mer des Cyclades : le ciel pur et transparent, l’eau d’un bleu lapis, moucheté çà et là de flocons d’écume, surmontant les rides que faisait naître un vent tiède, le faible soupir de cette masse endormie, tout rappelait des lieux où bien loin, bien loin, des vagues plus puissantes « payent sans cesse leur tribut au rivage. » En face de nous, à l’extrémité nord-ouest, s’élevait l’île de l’Antilope ou de l’Église, rocher aux lignes hardies, qui, vu de la cité, borne l’horizon, et dont le manteau rose tissé d’une myriade de fleurs, que le soleil couchant fait resplendir, est pour les yeux d’un intérêt toujours nouveau. Regardé de plus près, il est tapissé de brun noir, à l’exception de quelques mouchetures vertes. Ses assises ravinées, brisées par des crevasses, hérissées de quartiers de roche, forment la contre-partie de celles du rivage, et la fierté de son profil, la vivacité de sa couleur, adoucies par l’atmosphère vaporeuse qui l’entoure, se détachant sur le bleu clair du ciel, que reproduit dans un ton plus grave l’azur ultra marin qui se déploie à sa base, ajoutent singulièrement à l’effet du paysage. Au premier plan est une ceinture jaune et blanche, composée de sable encroûté de plaques de sel, pareilles au glacis d’un plum-cake, et où l’inondation printanière a laissé des traces évidentes ; une ligne noire, interrompue çà et là, formée d’un détritus particulier qu’ont rejeté les eaux, tranche vivement sur la blancheur éclatante du rivage. À l’endroit où j’ai pris mon esquisse, la nappe d’eau m’apparaissait entre deux masses de pierre ressemblant aux piliers d’un immense portail : celle de droite, composée de grès et d’un agglomérat soudé à la banquette du pourtour, s’inclinait comme si elle avait dû tomber ; son vis-a-vis, nommé la Roche Noire, qui de la ville apparaît comme un point, est formé d’un agglomérat siliceux empâté d’argile schisteuse, altérée et brûlée, et contrebutte un banc de sable et de pierre brune.

Avant d’aller plus loin, lisons quelques mots de l’histoire et de la géographie de cette mer Morte. Le baron de la Hontan, lieutenant du roi de France à Terre-Neuve, entendit parler vers 1690, par les Indiens, d’une grande eau salée qui, d’après les renseignements qu’il fit recueillir, lui semblait devoir se déverser dans la mer du Sud, au moyen d’un grand fleuve. Ainsi que le Tanganyika de l’Afrique orientale, cette grande eau servait de thème aux bruits les plus fabuleux ; elle avait trois cents lieues de long sur trente de large ; cent villes en couvraient les bords, comme on l’avait imaginé pour la mer africaine, et de grandes barques en parcouraient les eaux. Il n’est pas douteux que depuis l’époque citée, cette Méditerranée des Indiens n’ait eu la visite de quelques inconnus, trappeurs et coureurs des bois ; mais les premières notions positives que l’on ait eues sur la grande eau salée du baron de Hontan ne remontent qu’à une période de treize lustres. En 1845, le colonel Frémont, qui faisait alors sa seconde expédition dans l’ouest, en donna le relèvement partiel et approximatif qui fut complété scientifiquement, de 1849 à 1850, par le capitaine Howard Stansbury.

Autrefois, le grand lac Salé a dû couvrir tout l’espace compris entre la Sierra-Madre, à l’est, et les chaînes de Goose-Greek et du Humboldt au couchant ; il aurait eu à cette époque une superficie de cent soixante-quinze mille milles carrés. Le soulèvement graduel de ses bords, dont le pourtour montre en certains endroits jusqu’à treize falaises échelonnées, formant une série de terrasses, a concentré les eaux dans la partie inférieure. Une crue légère suffirait à inonder le rivage sur une vaste étendue ; et si le gonflement du lac s’élevait à cent quatre-vingt-quinze mètres au dessus de l’étiage, il transformerait en îlots toutes les éminences d’alentour ; les cañons seraient changés en criques ou en détroits, et les bluffs deviendraient des côtes peu élevées.

Malgré l’opinion populaire, les limites reconnues par le capitaine Stansbury n’ont pas changé depuis lors, et le décroissement des eaux, que les montagnards s’expliquent par un cours souterrain, n’est qu’une supposition gratuite, de même que pour le Humboldt et quelques autres rivières ; ne croyant pas que l’évaporation puisse maintenir l’équilibre dans une pareille masse d’eau, ils s’imaginent qu’elle est absorbée par le sol, et finissent par craindre que l’écoulement ne soit plus considérable que l’apport.

Le lac Salé, situé à l’angle nord-est de l’Utah, constitue un parallélogramme irrégulier dont la longueur, du nord au midi, est de soixante à soixante-dix milles et la largeur de trente à trente-cinq milles de l’est à l’ouest. Son altitude est portée à douze cent soixante mètres au-dessus de l’Océan, tandis que la mer Morte de l’ancien monde est à trois cent quatre-vingt-dix mètres au-dessous du niveau maritime. Ses principaux affluents sont, en commençant par le nord, la rivière de l’Ours, le Weber et le Jourdain : c’est à eux qu’il doit de réparer les pertes que lui cause l’évaporation, plus considérable à son égard que le produit des eaux fluviales, et inférieure à celui-ci dans les terrains élevés.

Au couchant, les bords du lac sont d’une aridité complète ; un désert de sable, de sel et d’argile, dont la pluie fait du mortier, mais qui n’offre pas un seul ruisseau, et où l’on peut faire jusqu’à soixante-dix milles sans rencontrer une source. Quand les rivières grossissent, le niveau du lac s’élève, dit-on, à un maximum d’un mètre vingt ; il se fraye alors un passage entre les brèches des murailles qui l’entourent, et submerge de vastes plaines salines. Sur ses rives, l’atmosphère, ailleurs si pure et si transparente, est brumeuse et d’une teinte bleuâtre, ce qui tient à l’activité de l’évaporation. On a remarqué qu’il était difficile d’y faire usage du télescope, et que les observations astronomiques y sont très-imparfaites. L’eau douce offre ordinairement une évaporation plus forte et plus dense que l’eau salée ; mais ici le phénomène est activé par la chaleur solaire et par un vent assez vif pour empêcher la vapeur de s’accumuler au-dessus de la nappe liquide.

Les eaux de ce lac singulier, qui reproduit si étrangement les merveilles de Palestine, tiennent en dissolution près d’un quart de leur poids de matière solide, environ six fois et demie de plus que n’en renferme l’eau de mer, dont la salure moyenne est estimée à trois et demi pour cent ; l’ancienne mer Morte est jusqu’à présent la seule qui, à cet égard, lui soit supérieure. La gravité spécifique des eaux du lac Salé est de 1, 170, l’eau distillée représentant 1, 000.

J’ai entendu dire dans la ville mormone qu’un baquet de sel avait été produit par trois baquets d’eau du lac soumise à l’évaporation, et qu’il suffisait à la viande de tremper douze ou quatorze heures dans cette saumure naturelle pour être salée.

Ce sel est généralement employé brut. Des enfants le recueillent aux points de la baie où le vent porte les vagues et forme une espèce de marée montante ; on le charge à la pelle dans des charrettes, et il est vendu au détail, à raison d’un demi-cent la livre.

Il est certain que, dans une période géologique précédente, l’eau de ce lac était douce ; les coquilles en ont donné la preuve. C’est à l’action des eaux pluviales, s’infiltrant dans les assises rocheuses, après avoir lavé le sol, qu’est due la salure actuelle, ainsi qu’à l’eau des fleuves, qui, en raison de la soude répandue dans les terrains qu’ils traversent, doivent tenir en dissolution une quantité de sels plus considérable qu’ailleurs. La partie qui s’évapore étant composée d’eau pure, ou à peu près, il devait en résulter la formation du dépôt salin et son accroissement successif.

Il est généralement reconnu que la composition du lac Salé est fatale à la vie organique ; les poissons qu’y amènent les rivières y périssent immédiatement ; toutefois, suivant les gens du pays, une coquille univalve se trouverait, à certaines époques, en divers endroits soumis à l’influence des vagues salines ; j’ai observé au bord de l’eau une algue délicate, ressemblant à de la mousse ; enfin le gouverneur Cumming m’a dit y avoir vu une feuille de quelques pouces de longueur doublée d’une espèce de toile où s’abritait un animal vermiculaire d’une teinte rougeâtre et de la longueur de la dernière phalange du petit doigt. Il y a aussi près du village une matière mucilagineuse, colorée de blanc, de rose, de jaune rouille, pareille à de la mousse macérée, qui adhère au lit rocailleux du lac et forme çà et là sur la grève un enduit coagulé. La vie n’est donc pas absolument étrangère à la mer Morte du Far-West, comme on l’assure, tandis qu’avec un puissant microscope, le lieutenant Lynch n’a découvert ni animalcule ni vestige de matière organique dans celle de Palestine.

Le grand lac Salé renferme des îles qui l’embelliraient beaucoup, si leur hauteur était proportionnée à ses étroites limites.

Je fus surpris du manque de fraîcheur et d’élasticité de l’atmosphère ; les lèvres étaient fêlées comme par l’aire maritime, mais là se bornait la comparaison.

Les mules furent dételées à l’endroit habituel des pic-niques, espace couvert de sable blanc, situé entre la falaise et le bord du lac. Auprès de nous débouchait une petite rivière dont l’eau était potable, bien qu’un peu saumâtre et sulfureuse ; son influence féconde se révélait néanmoins par un massif de rosiers sauvages mêlés d’euphorbe aux noms variés : plante à soie, vache à lait, capote de sacarte, milk plant, etc. La présence familière de la pie vint enlever à la solitude ce qu’elle avait de plus poignant. Des traces humaines se trouvaient aussi en ces lieux : une espèce d’appentis en pierre sèche, adossé à la falaise. On pourrait s’y mettre à cheval sans savoir que cet édifice appartenait à feu mistress Smith, de Vermont, jusqu’à la découverte d’un objet que votre sagacité supérieure vous fait reconnaître pour une cheminée.

C’est derrière la Roche-Noire qu’est le lieu où l’on se baigne ; on traverse d’abord pour y arriver un sable fin, doux et blanc, comme celui d’une plage maritime, mais dépourvue de coquilles. Cette grève, détrempée aux environs de la petite rivière, est sèche auprès du lac et pour ainsi dire mouvante. Le pied brise la croûte des flaques de sel, et enfonce dans ces gâteaux de diverses couleurs, ici d’un blanc de neige, là-bas d’un vert sombre, ou de la teinte brune du palissandre ; nulle part un brin d’herbe ou d’aromate ; vous plongez dans un sable toujours couvert d’eau, et vous allez ainsi jusqu’à la chaussée pierreuse dont la Roche-Noire forme la tête. Au bord de cette chaussée, du côté de la pleine eau, la pierre, qui ailleurs ressemble à du basalte, est d’une teinte de rouille ; les saillies du roc sont revêtues d’aiguilles étincelantes, et dans les fissures et les creux, le sel, déposé par les eaux, prend la forme de blocs de glace. Arrivé là vous êtes suffoqué par une effrayante odeur : la ligne noire, qui de loin tranche sur la grève, est un charnier d’insectes, une berge d’un pied d’élévation, composée de larves, de dépouilles et de restes mortels de myriades de vers, de moustiques, de cousins, de gallinippées fermentant et pourissant au soleil, ou confits dans la saumure. Fuyant cette masse putride, je gagnai l’endroit où la Roche-Noire sépare décemment la place où l’on se baigne de celle où ont lieu les picniques, et, plein de curiosité, je descendis dans la nouvelle mer Morte.

J’avais entendu raconter de singulières choses à l’égard de sa densité ; on a dit par exemple qu’un baigneur surnageait comme un œuf qui date de plusieurs jours. Mon expérience sur ce point diffère de celle des autres. On n’y éprouve aucune difficulté à nager, ni même à plonger. Après y avoir trempé la tête à diverses reprises, afin de sentir si réellement, comme on l’a écrit, l’eau du lac Salé produit l’effet d’un sinapisme, et découvrant que c’était une hyperbole, je m’y enfonçai les yeux ouverts, ce dont je portai la peine. Ce fut d’abord une douleur sourde, puis une série d’élancements auxquels succéda une cuisson vive et permanente comme celle qui résulterait d’une pincée de tabac dans les yeux. N’ayant pas d’eau douce à ma portée, je ne pus que me traîner sur le roc, et m’y asseyant, j’offris à la nature, pendant une demi-heure, le spectacle risible d’un homme qui pleure à chaudes larmes. Une nouvelle expérience relative au goût de cette onde cuisante fut également décisive : je crois volontiers avec le capitaine Stansbury, qu’un homme tombé dans cette mer y serait promptement suffoqué. Vox faucibus hæsit, est le moins que je puisse dire de son effet sur mes muscles maxillaires. Ceux qui voudraient renouveler ces expériences devront se prémunir d’une cruche d’eau puisée à la source voisine ; la précaution est nécessaire sous plus d’un rapport ; les cheveux, lorsque la tête est sortie de l’eau, sont poudrés à frimas et couverts d’un enduit gluant des plus désagréables. Toute la peau est revêtue d’une couche de sel, qui a permis à des baigneurs doués d’imagination de se comparer à la femme de Loth ; et l’Éthiopien, vulgairement qualifié de nègre, sort de là comme passé à la chaux.

Malgré le fumet de la cuisine du genius loci, fumet que je n’ose pas appeler par son nom, chacun de nous fit preuve d’un excellent appétit. Après le repas, tandis qu’on attelait nos mules, j’allai de nouveau examiner le paysage du pied de la Roche-Noire, que l’on peut escalader sans péril ; aussi l’est-elle quelquefois par des gens dont le sens commun est au-dessous de la dose normale. Les terrains qui avoisinent le lac sont plats et s’élèvent par une pente insensible, jusqu’à la base des collines abruptes, rayées çà et là de barrières sablonneuses, impropices à la culture, mais fournissant par endroits de bons pâturages ; les quelques ruisseaux qui s’en échappent s’écoulent de trop bas pour servir à l’irrigation. Nous dîmes un long adieu à cette mer intérieure, qui, selon toute apparence, n’a rien à faire où elle est, et nous reprîmes le chemin de l’est au coucher du soleil. J’ai gardé un souvenir ineffaçable des beautés de l’horizon : des nuages bleus et violets, bordés d’une ligne fulgurante, s’élançait une gerbe lumineuse se déployant jusqu’à mi-hauteur du zénith, pendant qu’au sud et au sud-est, des éclairs se jouaient parmi les sombres voiles de brume où se détachaient l’or et l’émeraude des terrasses de la vallée.

Côte oriental de Stansbury’s Island. — Dessin de Ferogio d’après Stansbury.

Le couchant splendide jetait un reflet de richesse et de grâce aux déserts de sel et d’artémise qui s’étendaient devant nous. À l’est, le massif volumineux de Wasatech, où se forment les orages et d’où s’écoulent les cent rivières qui abreuvent le sol, dressait majestueusement sa crête sourcilleuse, que le dernier sourire du jour n’adoucissait même pas. Au nord, les rives du lac non interrompues, si ce n’est par quelque butte échelonnée, allaient s’effaçant au loin et se confondaient avec les nuages. La ville dessinait obscurément de l’autre côté du Jourdain son amphithéâtre, qui s’élève en s’éloignant du lac, et niche à l’abri de ces montagnes puissantes. Un peu au nord-est, un léger panache de vapeur blanche, pareille au jeu qui s’échappe de l’évent d’une baleine, indiquait la direction des sources chaudes ; bientôt la fumée brumeuse, condensée par l’air de plus en plus froid, tourbillonna comme le nuage d’une locomotive sous le vent du soir. On distingua les faubourgs, puis les maisons séparées de leurs voisines par des enclos remplis d’ombre d’intensité diverse ; les rues déployèrent à nos yeux leur plan régulier, nos mules traversèrent le pont chancelant du Jourdain, et nous nous retrouvâmes dans la Sion moderne.


Excursion au Camp-Floyd, et départ.

Une affaire indispensable plus encore que la curiosité m’appelait à Camp-Floyd, siége des forces de l’Union dans l’Utah. Je profitai de l’obligeance d’un négociant, M. Gilbert, marchand de toute espèce de choses, qui m’offrit une place dans sa trotteuse, attelée d’une couple de belles mules gris de fer, qu’il appelait des doux noms de Sally et de Julia. Nous traversâmes par un beau jour la plaine qui se déploie entre la cité et le Jourdain, alluvion qu’arrosent une multitude de ruisseaux descendant des montagnes, et dont les noms sont traduits de l’indien. Chemin faisant, nous rencontrâmes quelques indigènes qui ramassaient, dans de grands paniers coniques, des sauterelles et des graines d’herbe ; nous cherchâmes vainement quelque Ruth parmi ces glaneurs déguenillés.

Près de Big Cottonwood, où s’est fondé un établissement à sept milles de la ville, une Anglaise traverse les champs pour nous faire part de l’effroi que lui ont causé quatre Indiens blancs qui cherchaient un lieu où ils pussent remiser un cheval volé.

L’eau des cañons est d’une fraîcheur, d’une transparence et d’une pureté excessives. À mesure qu’on s’éloigne de la ville, la stérilité augmente : on ne voit plus de terrains cultivés qu’à la marge des ruisseaux : ailleurs, l’aspect du sol est misérable.

Nous avons en face de nous la falaise dentelée qui borne la vallée au midi. À vingt milles de la ville Sainte, nous trouvons un ranch, construit sur une hauteur, près de l’écluse du Jourdain ; il a coûté dix-sept mille dollars à bâtir et fut d’abord une brasserie. La spéculation manqua, en dépit de l’abondance de l’orge et du houblon, et ce n’est plus maintenant qu’une espèce d’auberge ou s’arrête le courrier. Entre la station le Jourdain sont de petits étangs circulaires bordés de roseaux, des yeux, comme les appellent les gens du pays. Quelques-uns de ces étangs sont formés d’eau chaude, les autres sont froids ; ils passent tous pour être sans fond, c’est-à-dire pour avoir de vingt à trente brasses de profondeur. On parle d’un dragon qui s’y est englouti avec son cheval et n’a jamais reparu, bien qu’il eût glissé à un endroit où l’on supposait qu’il y avait peu d’eau.

Limestone Cliff. — Dessin de Ferogio d’après Stansbury.

Nous passons une heure à la Brasserie, mais sans pouvoir y obtenir le moindre aliment. Il nous reste à faire vingt-deux milles pour arriver à Camp-Floyd ce qui porterait à quarante-deux ou quarante-trois milles la distance qui sépare le chef-lieu des Saints du quartier général des pécheurs, puisque la Brasserie est, dit-on, à moitié de la route. C’est donc un jour de jeûne qu’il nous faudra subir.

Vers midi, les mules sont attelées, et nous nous disposons à gravir les Traverse-Mountains, projection des Wasatch, qui sépare la vallée du grand lac Salé du bassin de l’Utah ou lac d’eau douce, et que déchirent les eaux du Jourdain. Celui-ci, nommé Piya-Ogwap ou la Grande-Eau, par les Chochones, roule en cet endroit ses flots écumeux, tout au plus assez forts pour porter une pirogue, sur le sol rocheux d’un cañon peu étendu, mais d’une grande profondeur, qui serpente à travers la montagne. Au sortir de cette gorge, dont l’inclinaison est de trente mètres en deux milles, le Jourdain suit un cours tortueux, ses bords s’aplanissent, et le torrent devient une rivière paisible.

De la Dug-way, route qui s’accroche à l’épaule de la montagne, on jouit, en se retournant, d’un beau panorama de la vallée Heureuse, que l’on découvre à travers une atmosphère aussi transparente que celle du littoral anglais avant la pluie. Gravissant toujours, nous nous trouvons face à face avec une ambulance remplie d’uniformes, et qui, attelée de quatre belles mules et suivie d’une escorte de militaires servants, se rendait à la ville Sainte. Les deux voitures s’abordent, mon conducteur est promptement reconnu, et me présente aux capitaines Heth, Clarck, Gibsone et au lieutenant Robinson. Ces messieurs débutent par un acte de charité, en nous pourvoyant de sandwichs. Nous étions à demi morts de faim. Après le liquoring d’usage, ils nous désignent, au milieu des profondeurs qui sont à nos pieds, Ash-Hollon (le creux du Frêne), dont les Mormons avaient résolu de faire de nouvelles thermopyles. Les poignées de main s’échangent, et nous nous séparons en nous promettant de nous revoir. J’ai passé depuis avec eux de bonnes soirées dans la cité mormone, et à Camp-Floyd je suis devenu l’hôte du capitaine Heth.

Arrivés à la descente escarpée de la montagne, nous découvrons le bassin de l’Utah, qui est à la vallée voisine ce que le Carmel est au Liban. Après les terres arides que nous venons de traverser, rien n’est plus charmant que ce paysage composé d’un lac, d’une plaine et d’une rivière qui déploie au soleil sa beauté calme et douce. Au levant, au sud et au couchant se dressent de hautes murailles toutes hérissées, des montagnes rocailleuses et des pics ; au nord, une large pente couverte d’herbe s’élève jusqu’au point de partage des eaux des deux vallées. Vue de loin, la plaine qui entoure le lac paraît si étroite, que les montagnes semblent tremper dans cette eau placide ; et à l’extrémité de la pointe méridionale, le pic isolé du Nébo surgit, pareil à ces pins qui, dans le Coran, fixent les plaines à la terre. Quand on approche, on découvre une large ceinture verdoyante, un sol d’alluvion, en partie labourable, en partie marécageux ; le froment et les racines prospèrent dans les terrains bas, la fétuque sur les pentes. Plus large qu’ailleurs au sud et à l’ouest du lac, cette plaine est divisée par de nombreux cours d’eau, frangés de peupliers, qui sortent des gorges effrayantes de l’enceinte, et dont les plus importants sont l’American-Fork, le Timpanagos ou Provo-River, et le Spanish-Fork. Sur la rive la plus prochaine, de l’autre côté du Jourdain, est la petite ville de Léhi, dont les maisons sont à demi cachées par des arbres noirs ; à l’orient de l’Utah, s’perçoit vaguement la cité de Prow, bâtie dans une plaine arrosée par quatre rivières. C’est ainsi que nous apparaissaient les environs de la mer de Tibériade.

Paysages entre le lac Salé et le lac Utah. — Dessin de Ferogio d’après Stansbury.

Le lac Utah, cette autre analogie de la nouvelle Terre sainte avec l’ancienne, est alimenté par les eaux du revers occidental de Wasatch ; il forme un triangle dont la pointe méridionale qui décrit un angle très-aigu détruit la régularité. Sa plus grande longueur est de trente milles, sa plus grande largeur de quinze ; il doit la douceur de ses eaux, qui par parenthèse n’a rien de remarquable, à son affluent septentrional le Piya-Ogwap, autrement dit le Jourdain ou l’issue de l’Utah. À peu de distance du rivage, l’eau a une hauteur de quatre à cinq mètres ; on dit qu’elle repose sur une couche uniforme, très-profonde à certains endroits ; mais il est probable qu’elle n’a jamais été sondée. Où il apparaît, le lit est composé de cailloux, et se recouvre dans les hauts fonds d’une incrustation calcaire. Les coquillages sont nombreux sur les bords, principalement le clam d’eau douce. L’iris du Déséret s’élève dans les tulares à dix pieds de hauteur, et dans les lieux où la roche n’est pas à nu, les taillis sont compactes.

Sur la rive orientale, où manquent les affluents, le sol est aride ; on n’y voit qu’un arbre, un peuplier solitaire qui s’élève d’un tapis de fétuque, d’obione canescens et d’armoise ; et, selon toute apparence, les seuls habitants qu’on y trouve, à l’exception des propriétaires d’un ranch isolé, sont le phrysonome, le lezard, le corbeau et le lepus callotis.

Les eaux du lac Utah gèlent pendant les mois de décembre, de janvier et de février ; à cette époque, le Jourdain charrie des glaçons, mais il est rare qu’il soit pris de manière à ce qu’on puisse le traverser à pied. L’Utah, dans la saison des pluies, s’élève de soixante centimètres, et le flux causé par le vent se fait sentir à un mètre de la rive. Il est toujours très-poissonneux malgré l’abondance et la continuité de la pêche, dont les produits s’enlèvent par tonneaux. La truite blanche y atteint jusqu’à trente livres ; on y prend beaucoup de truites de montagnes, d’espèces variées, dont le poids est de trois livres en moyenne, la truite saumonnée, le chabot, la perche, le brochet, le barbeau y pullulent et y acquièrent une grosseur exceptionnelle ; on y trouve également des serpents d’eau, et le poisson à crins de cheval (horse-hair fish).

Après avoir descendu le revers de la montagne, nous passons le Jourdain, où nous avons de l’eau jusqu’au genou, et dont la largeur est ici de trente mètres. Le courant n’est pas assez rapide en cet endroit pour empêcher le développement des plantes aquatiques. L’eau est d’un jaune de soufre, qu’elle doit à son lit calcaire ; elle est un peu saline, mais non désagréable ; on dit que le bétail la recherche.

En sortant du gué, nous trouvons une longue pente qui sépare le bassin de l’Utah de la vallée du Cèdre qui le borde à l’ouest. À mi-chemin de la Brasserie et de Camp-Floyd est une station tenue par un saint du Shropshire, dont le seul nom, autant que j’ai pu m’en assurer, est Joë Dug-out, nom qui lui viendrait du style de sa demeure, comme pour les Waterson. Il a épousé une jeune femme qui, l’ayant menacé de lui faire couper les oreilles s’il devenait polygame, l’a jusqu’à présent empêché de lui donner une sœur — il y a dans toutes les langues d’Orient un mot pour exprimer ce qu’en Angleterre, où la chose n’existe pas, on nomme grossièrement une rivale. Joé semble toutefois résigné aux souffrances et aux châtiments qu’entraîne la monogamie, et, ce qui nous importe davantage, a de bon porter et de bonne lagerbeer qu’il fabrique lui-même.

Ayant passé devant un embranchement de la route qui conduit à l’ancien cantonnement, déserté parce qu’on y manquait d’eau, nous apercevons au loin celui qui est le but de notre voyage ; il est situé au bord de Cédar-Creck, au fond d’un bassin entouré d’un cercle de collines irrégulières et de hauteurs diverses, couvertes de cèdres noirs dans tous les endroits où il a été difficile de les abattre. Pour rencontrer un lieu plus exécrable, il faut aller à Gharra ou dans quelque purgatoire analogue du Sindh ; l’hiver y est long et rigoureux, l’été d’une chaleur fatigante et insalubre. L’eau alcaline ne dissout pas le savon, et les tourbillons de poussière, fouettés par l’ouragan, y rappellent les Pendjab ; aussi ne manquai-je pas de communiquer au lieutenant Dana l’habitude que nous avions, dans cette triste partie de l’Inde, de fermer chaque ouverture avec une toile mouillée, ce qui me valut les remercîments mérités de Madame. Et, chose cruelle, toutes ces misères étaient parfaitement inutiles ; chacune des briques d’adobe, employée dans l’ancien et dans le nouveau camp, est revenue à un cent ; comme à Aden, chaque pierre a coûté une roupie, et l’achat du bois a fait la fortune de l’ennemi. Les commissaires du gouvernement, qui en 1858 furent chargés de traiter avec les Mormons, concédèrent à ces derniers un point qui les sauva ; par cette convention, l’armée fédérale ne pouvait avoir de cantonnement qu’à une distance de quarante milles de la métropole ; les jolis sites des environs du lac Utah lui furent donc interdits ; on prétend même que les Mormons surent les exclure de la Cache, bien que cette riche vallée soit à quatre-vingts milles de la cité Sainte.

Un mur brisé forme l’enceinte de cet horrible trou ; Julia et Sally, nous entraînant avec la même vigueur qu’au départ, nous firent traverser Fairfield, autrement dit Frogtown, situé sur la rive opposée de la crique, et où s’approvisionne le cantonnement. À l’époque où il était au grand complet, c’est-à-dire où il renfermait cinq mille âmes, réduites aujourd’hui à cent ou deux cents hommes, Camp-Floyd a dû être un lieu de plaisir où abondaient les joueurs et les escrocs, les cabaretiers et les ivrognes ; le bowie et le revolver y étaient nuit et jour en action, et les Saints ne manquaient pas de comparer Frogtown à Sodome et à Gomorrhe. Cette ville est maintenant plus respectable, et renferme quelques bons magasins.

Camp-Floyd. — Dessin de Ferogio d’après Stansbury.

Je trouve à Camp-Floyd tous les esprits montés contre les Saints du dernier jour : « Ils nous haïssent et nous le leur rendons bien, » me dit un officier plein d’intelligence. Il faudra donc n’accueillir qu’avec une extrême réserve tout ce que j’apprendrai ici à l’égard des Mormons, et tout ce que me diront ces derniers au sujet de Camp-Floyd. Suivant ces messieurs, dix meurtres par année sont commis impunément dans la nouvelle Sion, depuis que cette ville est fondée, tandis qu’à NeW-York la moyenne des coupables qui échappent n’est que de 18, 33. Ils attribuent le fait à l’impossibilité d’obtenir des témoins à charge, et au parti pris des jurés d’absoudre leurs coreligionnaires. À toutes mes objections, il est répondu que je me laisse tromper par les apparences ; que chaque fois qu’un étranger visite la cité mormone, deux saints à l’extérieur honnête, aux manières respectables, reçoivent la mission de le séduire et de l’aveugler ; mais que si mon séjour se prolonge, les écailles finiront par me tomber des yeux.

Les Mormons, à leur tour, se plaignent de la violente injustice des chrétiens ; l’évêque et le maire de Springville, M. Mac Donald, ont été saisis dernièrement, à l’occasion d’un meurtre, par le simple motif qu’ils étaient dignitaires de l’Église. Après une détention de plusieurs mois à Camp-Floyd, l’évêque est parvenu à s’échapper : il va et vient aujourd’hui librement, sans qu’on l’inquiète, ce qui prouverait qu’on ne le croit pas bien coupable et que son arrestation était quelque peu arbitraire.

En 1853, le capitaine Gunnison et sept personnes de sa suite furent assassinés près de Nicollet, sur le Sévier, vingt-cinq milles au sud de Néphi. Les Anti-Mormons déclarent que les auteurs de ce crime sont des Indiens blancs qui n’ont agi que d’après des ordres supérieurs, afin d’empêcher l’ouverture d’une nouvelle route et de prévenir des révélations qui auraient probablement eu lieu. Les Saints rappellent, à leur décharge, les bons procédés qu’ils avaient eus pour le capitaine lors de sa précédente expédition ; les termes bienveillants affectueux même, avec lesquels cet officier parle des Mormons dans son journal ; enfin ils disent, et la chose est vraie, qu’à cette époque on était en pleine hostilité avec les Indiens, et que, dans cette malheureuse affaire, il fut tué un nombre d’Yutas égal à celui des explorateurs. M. Remy attribue, sans hésitation, le meurtre du capitaine et de ses hommes aux Pahvantes, dont quelques-uns avaient été tués par des émigrants qui se rendaient en Californie.

Ce sont encore les Saints que les Anti-Mormons accusent de l’horrible massacre de la Prairie de la Montagne, massacre ayant pour but, d’après eux, de venger la mort de M. Parley Pratt, apôtre estimé, qui voyageant dans l’Arkansas en 1857, fut tué par L. Mac-Lean, dont la femme l’avait suivi après avoir embrassé la foi nouvelle.

Les Mormons repoussent le fait avec énergie et demandent pourquoi, si on les croit coupables de cet affreux attentat, aucun des leurs n’a été appelé devant la justice.

Rives du lac Utah. — Dessin de Ferogio d’après Stansbury.

Au mois de février 1859, il y eut différentes querelles entre les soldats et les citoyens de Rush-Valley, à trente-cinq milles de la métropole, du côté de l’ouest, M. Howard Spencer, squatter, se voyant expulsé par le sergent Ralph Pike d’un terrain que lui avait concédé le gouvernement, leva sa fourche sur son antagoniste, qui lui fit à la tête une profonde blessure. Quelque temps après le sergent, ayant été mandé à la ville Sainte, fut tué d’une balle au milieu de la Grand’Rue. Les Anti-Mormons accusent naturellement M. Spencer de la mort du sergent Ralph ; ils tiennent pour impardonnable ce meurtre d’un individu que la justice avait fait appeler comme témoin, et les officiers de Camp-Floyd eurent beaucoup de peine à empêcher leurs soldats de venger la mort de leur camarade, qui était à la fois un honnête homme et un excellent militaire. Les Mormons affirment que la balle fut tirée par une main inconnue ; que le sergent avait fait preuve d’une violence inutile vis-à-vis de M. Spencer, qui, se voyant seul entouré de soldats, avait eu recours à sa fourche simplement pour se défendre.

Deux mois avant notre arrivée dans l’Utah, M. Hennefer, l’un des Saints, avait été lié à une charrette et flagellé par le lieutenant Saunders et l’aide-major Covey. Les Anti-Mormons prétendent que ces derniers avaient reconnu dans leur victime l’espion qui, deux ans auparavant, avait écouté ce qu’ils disaient chez MM. Livingston, et qui, s’étant porté sur leur chemin avec une demi-douzaine de ses pareils, envoya au docteur Covey une balle qui l’atteignit en pleine poitrine. Les Mormons représentent M. Hennefer comme un citoyen paisible, un homme incapable d’offenser qui que ce soit, et qui, d’ailleurs, s’est justifié par un alibi du crime qu’on lui impute.

Il me serait facile de multiplier ces exemples de dépositions que j’ai recueillies de part et d’autre ; elles sont toutes également contradictoires, et tantas componere lites quis audet ?

Loin de moi la pensée que les hommes honorables qui me parlaient des Mormons à Camp-Floyd exagèrent à dessein les faits qu’ils racontent, et enveniment la question de parti pris ; mais tout en acceptant, comme ils l’affirment, qu’un étranger ne peut voir que le beau côté du mormonisme, il est impossible de ne pas reconnaître que leur manière d’envisager tout ce qui a rapport à ce nouveau peuple est complétement fausse, et l’on devait s’y attendre : après les massacres de Cawnpore, quel est celui de nous tous qui aurait admis l’ombre d’une excuse au profit de Nana-Sahib ? Dans une pareille quantité d’individus, quels que soient leur aveuglement religieux, leur fanatisme, leur attachement à la polygamie, — c’est toujours la première chose qu’on leur reproche, — il est impossible qu’il n’y ait pas d’honnêtes gens. Néanmoins, depuis leur chef, « ce vil imposteur, » jusqu’au dernier membre de la congrégation, le parti opposé les représente tous comme d’affreux scélérats. Les Mormons sont bien plus tolérants ; ils ont de bonnes paroles pour les Gentils, voire pour les fonctionnaires fédéraux qui s’abstiennent de leur nuire ou de les insulter. Ils font l’éloge du lieutenant colonel Steptox, du neuvième d’infanterie, et des officiers de son régiment ; du général Wilson, qui est devenu agent de la marine à San-Francisco, et du commandant actuel de Camp-Floyd, le colonel Cooke. Ils ne disent rien contre M. Reed ou M. John Kinnoy, grand juge à la Cour suprême ; enfin lorsque mourut, en 1855, M. Léonidas Shaver, magistrat fédéral, leurs journaux prirent le deuil et ils ouvrirent leur cimetière à ce Gentil. Ils n’insultent même pas les marchands qui sont leurs rivaux. Il est vrai que lorsqu’ils trouvent juste de démasquer un homme jouissant d’une réputation mal acquise, ils le font carrément. Toutefois, nous le répétons, leur discipline et leur tolérance sont tout au moins remarquables : et, pour n’en citer qu’un exemple, plus d’un de leurs juges envoyés par le cabinet de Washington aurait couru grand risque d’être mis en pièces dans les assemblées religieuses d’Europe et ne fut pas même injurié dans la ville des Saints.

Ruines du temple de Nauvoo. — Dessin de Ferogio d’après des documents fournis par M. J. Remy.

Un jour enfin, des rafales glacées, quelques averses, et la familiarité de l’oiseau des neiges, qui représente ici le rouge-gorge, nous avertirent que la belle saison touchait à sa fin, et que nous n’avions pas de temps à perdre pour quitter la terre des Saints. Je partis quelques jours après.

J’ai essayé de répartir le blâme d’une main impartiale entre les deux camps qui occupent ce pays, et l’ayant fait sans aigreur, je dois m’attendre à me voir blâmer à la fois par les uns et par les autres.

Traduit par Mme Loreau.



  1. Suite et fin. — Voy. pages 353 et 369.
  2. J. Remy, 1-2, p. 455.